La foule commençait à s'agiter à 150 ou 200 mètres de là. En plus des habituelles banderoles peinturlurées de slogans s'était ajoutée cette étrange fioriture colorée des uniformes jaunes. C'était « l'acte 12 », le 2 février 2019, il faisait froid et sec. Serge T. Frisse, adjudant de carrière dans la gendarmerie mobile, attendait depuis trois quarts d'heure, en rang et en tenue anti-émeute, devant les camionnettes dans lesquelles lui et ses collègues avaient passé une bonne partie de la nuit et des deux derniers mois. Le regard vaguement tourné vers les manifestants, il continuait le dialogue intérieur entamé durant la nuit :

« Mon problème, au fond, c'est l'attention. Elle s'est érodée doucement, lentement, imperceptiblement mon attention ; mais quand je fais le point sur ma vie, le constat est clair : elle s'est effondrée. Rien qu'à l'époque du lycée ou de mes années de fac, il y a quinze ou vingt ans, je pouvais passer 8 heures d'affilée à lire Aristote ou Jünger, sans manger, sans boire ; je lisais 2 à 3 romans par semaines ; j'écrivais des centaines, probablement des milliers, de pages par an. Aujourd'hui, quand j'ouvre un livre, je ne tiens pas un quart d'heure avant de changer d'activité ; je me force péniblement à lire 5 pages et puis j'arrête. Je suis passé d'une capacité d'attention qui pouvait durer des heures et des heures à une difficulté à me concentrer plus de quelques minutes.

Alors que s'est-il passé ? Est-ce que c'est seulement à moi que ça arrive ? Est-ce que c'est seulement moi qui vieillit ? Je sais bien que non, j'ai déjà entendu une émission à la radio qui indiquait que le temps moyen d'attention des jeunes avait été divisé par deux ou trois dans les dernières décennies ; j'ai entendu qu'en moyenne les adolescents étaient en pleine capacité d'attention pendant 7 secondes ; 7 secondes ? Mmmh, ça fait quand même pas beaucoup... Peut-être est-ce sur des tâches très précises et avec des paramètres et des mesures particulières ? Enfin bref, c'est pas beaucoup ; et puis la baisse du QI constatée...

Non, l'ensemble des causes auxquelles je peux penser me ramènent toutes aux nouvelles technologies de la communication et du divertissement. Et je le sens parfois très concrètement ; ne serait-ce que quand je lis justement : je me mets à ma table, j'ouvre mon livre et très rapidement j'ai envie d'aller vérifier si j'ai pas reçu une notification sur mon portable, je suis devenu un junky de ces notifications de mes groupes Messenger ; là dessus aussi il y a des études, mon cerveau est dépendant des doses d'hormones produites lorsque quelque chose m'indique qu'un autre être humain me porte de l'attention ; je sais plus si c'est la dopamine ou l'ocytocine ; et puisque ça se produit non seulement sur moi mais sur des millions d'autres qui sont aussi des consommateurs et qui iront dépenser le fruit de leur travail chez telle ou telle marque en fonction de qui aura su le mieux capter notre attention, ça crée un marché, le « marché de l'attention » ; Cruelle ironie d'appeler marché de l'attention précisément ce qui fait que notre attention moyenne à quelque chose n'est plus que de 7 secondes.

Ou bien ce que je lis me fait penser à quelque chose que je veux vérifier sur internet, je sors mon portable et je finis par passer une heure dessus et par me dire que je suis trop fatigué pour continuer à lire aujourd'hui ; et c'est vrai que je suis fatigué. Et je suis impatient aussi ; tout m'a habitué à ne vivre que les moments les plus excitants, depuis les journaux télévisés aux films d'aventure en passant par les jeux vidéo ; quand je faisais une partie de PES avec mes amis au lycée, je n'avais pas à vivre le déplacement en car, les vestiaires, la mi-temps, les douches et le retour après le match, tout commençait et tout s'arrêtait aux actions sur le terrain ; même les arrêts de jeu on pouvait les passer par une simple pression sur une touche. Alors quand j'ai le choix entre me lancer dans un roman dans lequel je vais commencer à intégrer vraiment l'univers et à prendre du plaisir après plusieurs heures et allumer mon portable pour jouer à une application de flipper sur laquelle les gratifications arriveront dès les premières secondes, le choix est vite fait ; même si je sais au fond que le premier plaisir est bien plus intense et bien plus profond.

Alors qu'est-ce que cela implique, que toute la société voit sa capacité d'attention s'effondrer ? Est-ce une tendance inéluctable du développement technique ? Est-ce que cela implique qu l'être humain moyen, voire l'être humain tout court, soit bientôt obsolète pour penser le monde dans lequel il vit ? Je m'emballe peut-être un peu... Oh, heureusement, si nous sommes devenus plus cons, les esprits de nos dirigeants doivent être toujours aussi acérés. »

Cette pensée le fit sourire, en repensant à la courte période qu'il avait passée dans une section locale des jeunes de l'UDF, en 2006, quand Matthieu, un ami et étudiant en droit, l'avait traîné aux premières réunions afin de participer à la campagne de François Bayrou. Serge s'était retrouvé catapulté « trésorier » de la section, après qu'on lui eut dûment expliqué qu'en réalité il n'aurait rien à faire et qu'il ne serait même pas dépositaire du chéquier. Cette expérience lui avait appris que les partis politiques étaient au fond des boutiques qui se partageaient le marché des opinions politiques en ayant toutes leurs petites marottes sur lesquelles elles s'arc-boutaient ; pour certaines c'était la sécurité, l'immigration ou le chômage, pour d'autres l'égalité ou la solidarité, pour d'autres encore la laïcité, etc... Traditionnellement à l'UDF c'était l'Europe, mais pour la campagne présidentielle de 2007, c'était devenu la dette qui devait servir de cheval de bataille idéologique. Bayrou avait même mis en place un site internet sur lequel l'internaute curieux pouvait voir défiler « en temps réel » l'augmentation de la dette publique française. « Quelle connerie » pensa Serge et son sourire s'agrandit de plus belle lorsqu'il pensa à une phrase de Simone Weil dont un de ses camarades de fac était un inconditionnel « les partis politiques sont de petites églises profanes armées de la menace d'excommunication » ; il avait été excommunié il y a longtemps déjà.

Mais son sourire se figea lorsqu'il se dit :
« Je ne devrais pas sourire. D'abord parce que les hommes politiques, même s'ils sont très certainement des médiocres dans une écrasante proportion, ne sont pas ceux qui, légitimement, peuvent être nommés nos dirigeants ; nos dirigeant authentiques ont très certainement plus à voir avec ceux qui conçoivent et produisent tous les outils qui ont ruiné mes capacités d'attention. Ensuite et surtout parce que ce sourire ironique à la pensée de la médiocrité de nos institutions politiques fait partie de cette culture générale de la dérision : rire en coin, parodie immédiate de tout ce qui se présente comme sérieux, l'« esprit Canal », toutes ces merdes. Surtout en toutes circonstances avoir cet air de dire « on me la fait pas à moi ! ». Mais si, on te la fait connard ! Et dans tous les sens encore ! Et on te la fait d'autant mieux qu'on a réussi à te persuader qu'il fallait toujours « en être » ! Ah si les zouaves qui manifestent aujourd'hui veulent un jour le moindre changement de fond, il va falloir commencer par se débarrasser de cette religion du second degré et de l'ironie systématique ; ça sert à rien de râler si rien n'est sérieux. Mais au fond, même ça c'est simplement un effet secondaire de la perte d'attention civilisationnelle. Et c'est quoi une civilisation qui n'est plus capable de prêter attention à rien ? Dans laquelle 90% des gens ne sont plus capables de s'asseoir pendant 3 ou 4 heures pour lire un livre ? Dans les années 70 encore, non seulement une plus grande partie de la population lisait, mais encore les partisans de base maîtrisaient mieux les concepts économiques et politiques que certains des grands élus d'aujourd'hui. Et même moi, qui suis pourtant formé spécifiquement pour cela, j'ai bien du mal à penser le monde politique autrement qu'en associant vaguement et de façon incohérente des bouts de systèmes idéologiques épars, sans toujours savoir d'où ils viennent ; je serais bien en peine de savoir si telle ou telle idée vient d'Adam Smith ou de Karl Marx... Alors si même moi j'ai du mal à me représenter un paysage politique cohérent, où doit en être le petit rouquin qui vient d'arriver dans la brigade ? »

Serge pensait là à un de ses plus jeunes collègues, Kevin, 23 ans, qui avait été interviewé dans la matinée et avait dit, entre autres choses, à une journaliste de BFM TV les mots suivants qui devaient être diffusés en début de soirée :
« Ils manifestent tous pour la plupart pacifiquement, mais -euh- malheureusement y a toujours un p'tit groupe qui vient se mêler -euh- se mêler à ça et qui lui n'a rien à voir avec la manifestation -euh- mais qui vient pour casser et pour causer du trouble à l'ordre public »

« Un bon gars » pensait Serge, « Certainement pas le plus con d'entre nous ; mais devant ces caméras, il a répété les mots mille fois entendus ; il a juste dit ce qu'il savait plus ou moins que la journaliste voulait entendre. Lui, il est d'une génération qui n'a pas connu la vie d'adulte sans les smartphones, il n'est pas en état de se rendre compte de la perte qui s'est produite en à peine une génération ; peut-être que c'est lui qui a de la chance.

Parce que moi je sais ce que c'est que de pouvoir effectuer des travaux intellectuels des heures durant, je sais aussi que mes parents étaient fiers que j'entreprenne des études d'intello avant de m'engager comme mon père. Eux n'en étaient pas capables, ou du moins le pensaient-ils, et ils m'admiraient quand je restais parfois une semaine entière dans ma chambre pendant les vacances scolaires. Il semblerait que jusqu'à ma génération la perception générale dans la population était que le niveau montait. Et moi je suis de la génération qui est montée suffisamment haut pour s'apercevoir avec la plus grande lucidité de l'incroyable chute que nous sommes en train de vivre. Parce que les vieux de 60 ou même 50 ans n'ont pas vraiment connu tous ces pièges à attention, ceux qui avaient l'habitude de lire ont continué, et ceux d'après sont nés avec. Tout se passe pour ma génération comme nous étions le protagoniste de ce roman, des Fleurs pour Algernon, un handicapé mental qui reçoit un traitement miracle qui développe ses facultés intellectuelles bien au delà de la moyenne puis qui comprend qu'elles vont retomber inexorablement et qui assiste, dans ce mélange qui fait le sel de la tragédie entre la pleine conscience et l'impuissance, à son propre abêtissement. Algernon... je crois que dans le roman c'était le rat sur lequel le traitement avait été essayé au préalable et que c'est en assistant à sa dégénérescence que le héro comprend le sort qui l'attend. »

Le cortège s'était rapproché et déjà certains manifestants commençaient à invectiver les gendarmes.
Quelques individus isolés commençaient à s'agiter, le bruit d'une vitrine brisée se fit entendre au loin.

« Ah bah les voilà ces fameux casseurs qui causent du trouble à l'ordre public ! » se dit Serge pendant que des collègues utilisaient une caméra pour repérer l'auteur du délit, « Ah j'en ai connu personnellement des casseurs, pendant le mouvement anti-CPE de 2005, et pas des cons certains, même 2 ou 3 ingénieurs. Je les aimais bien mais je pouvais pas supporter ces méthodes stériles et je crois que j'avais un vieux fond républicain de respect inconditionnel pour la propriété d'autrui. Aujourd'hui je me dis surtout qu'ils sont au moins aussi paumés que moi. Cela dit c'est pas une raison pour pas les soigner un peu à la manière forte ; après tout ça fait partie du jeu et faut pas se rêver héro de la révolution si c'est ensuite pour venir chouiner pendant des années sur Rémi Fraisse ; on est quand même, comparativement à toutes les autres périodes historiques, d'une douceur infinie ! »

« Casquette rouge, casquette rouge ! », ce cri retentit aux oreilles de Serge alors qu'effectivement un homme en noir, casquette rouge sur la tête et foulard masquant son visage, tentait d'échapper à deux gendarmes et de passer derrière la ligne des camionnettes. Serge fit un bond sur le côté et parvint, malgré l'armure couvrant ses épaules et son dos qui entravait ses mouvements, à attraper la jambe du fuyard ce qui le fit tomber. Il réajusta sa position afin de lui maintenir une main dans le dos pendant qu'un collègue lui passait les menottes. Serge redressa la tête et pris une grande inspiration en laissant le vent glisser sur son visage. Après tout, la morsure du froid de ce soleil de février sur les pommettes était, ce jour, suffisante pour sourire.