Pour en arriver à A Song of Ice and Fire, l'œuvre qui a donné naissance aux magistrales séries que sont Game of Thrones et House of the Dragon, George R.R. Martin a du se battre durant de nombreuses années. Entre précarité, succès fugaces et échecs commerciaux, l’auteur aurait pu tout perdre à plus d’une reprise. Malgré tout, l’écrivain est toujours bel et bien présent sur les étals des libraires, et ce même après cinquante ans de carrière. Toutefois, cette longévité, il la doit à un tournant et à un film en particulier : Nightflyers, sorti en 1987 et inspiré de son propre roman !
Sommaire
- Des débuts difficiles, mais de l’espace pour ses rêves
- Un livre décomplexé qui pose déjà les bases de Game of Thrones et frôle la polémique
- Nightflyers, le flop cinématographique qui sauva sa carrière
Le 17 avril 2011, les spectateurs découvrent l’adaptation télévisuelle de Game of Thrones, l’une des nombreuses œuvres de George Raymond Richard Martin, plus communément appelé George R.R. Martin. Dès les premières minutes, l’audience se prend d’affection pour la famille Stark qui crèche dans les contrées de Winterfell, et se méfie déjà des membres de la famille Lannister. Encore plus lors des toutes dernières secondes de ce premier épisode. Sans s’en rendre compte, la série Game of Thrones est en train d’ouvrir la voie — comme d’autres grands shows de l’époque — à une révolution dans l’industrie du divertissement télévisuel.
À côté de ça, celles et ceux qui apprécient de suivre l’adaptation proposée par David Benioff et D.B. Weiss font une autre découverte : les écrits de George R.R. Martin. En parallèle donc, beaucoup sautent sur les romans qui donnent vie à l’œuvre baptisée « A Song of Ice and Fire » en pensant que l’écrivain vient de réussir un coup de maître, ce qui a eu le don de l’amuser tant la publication originelle remonte… à 1996 ! Et encore, à cette date, la carrière de George R.R. Martin est déjà bien plus longue qu’on ne le pense puisqu’elle débute, en réalité, en 1971.
Dès son plus jeune âge, l’auteur de Game of Thrones à l’écriture chevillée au corps. Il n’est encore qu’un enfant lorsqu’il rédige ses premières histoires et qu’il les échange auprès des enfants de son quartier contre quelques pièces de cuivres. Coincé dans son lotissement, le jeune garçon rêve d’ailleurs et se réfugie dans les livres et les bandes-dessinées, deux supports qui, au-delà de stimuler son imagination, lui font découvrir de nouveaux horizons. C’est à vingt-et-un ans que le destin de romancier de George R.R. Martin commence à s’écrire, et contrairement à ce que l’on aurait pu penser, ce n’est pas la fantasy qui le révèle… mais la science-fiction !
Des débuts difficiles, mais de l’espace pour ses rêves
C’est donc au début des années 70 que George R.R. Martin franchit les premières étapes de sa carrière en écrivant des histoires courtes et des nouvelles de science-fiction, un genre qui connaîtra, quelques années plus tard, une effervescence sans précédent avec la sortie, en 1977, du premier film Star Wars. En attendant ce tournant majeur, George R.R. Martin fait tout son possible pour démarcher des magazines et vendre ses histoires. En février 1971, il parvient à faire publier la nouvelle Le Héros dans les colonnes de Galaxy et perçoit la modique somme de… 94 dollars. C’est la première vente réalisée par l’auteur, et la première pierre d’un édifice de science-fiction baptisé « les 1000 Mondes », un univers qui regroupera, autour d’une histoire commune, plusieurs de ses nouvelles et romans (Au matin tombe la brume, L’Agonie de la lumière, Les Rois des sables ou encore Par la croix et le dragon) portés par de multiples personnages qui diffèrent d’une œuvre à l’autre, excepté le roman Le Voyage de Haviland Tuf.
Ainsi, durant la décennie, il n’aura de cesse d’écrire des nouvelles et des histoires courtes, dont certaines auront même le privilège d’être nommées voire récompensées, à l’image de Chanson pour Lya en 1975 pour le prix Hugo de la meilleure nouvelle. Néanmoins, c’est aussi au cours de ces années qu’il fait face à de grandes difficultés, notamment financières, dans sa démarche pour être écrivain à plein temps. Pour contrer la précarité, entre 1973 et 1976, il fait le choix de travailler le week-end en tant que directeur de tournoi d’échecs — un jeu de société qui le passionne — et d’écrire le reste de la semaine. Cette décennie est grandement importante pour l’auteur puisqu’elle lui ouvre de nombreuses portes, particulièrement celle qu’il franchira après avoir rencontré George Guthridge, auteur tout comme lui.
Au cours d’une discussion, Martin le convainc de s’intéresser à la science-fiction alors que son confrère est particulièrement réfractaire à ce genre littéraire. Pour Guthridge, c’est une révélation. Il décide alors, en retour, de faire son possible pour aider Martin — qui, selon lui, «ne gagnait pas assez d’argent pour rester en vie » — et lui trouve un emploi à l’université Clarke. Consécutivement, Martin occupera le poste de professeur d’anglais et de journalisme, de 1976 à 1978, puis d’écrivain en résidence à l’université, de 1978 à 1979. Malheureusement, un terrible événement, à savoir la mort de son ami Tom Reamy, vient chambouler sa vie et ses convictions personnelles. Du jour au lendemain, il décide de quitter son travail — une décision facilitée par le fait que sa femme vient de décrocher son diplôme —, de déménager à Santa Fe et de devenir écrivain à plein temps. C’est aussi à cette époque que George R.R. Martin part en croisade après qu’un critique ait affirmé que les genres de la science-fiction et de l’horreur étaient inconciliables. Pour contredire ces propos, George R.R. Martin saisit sa plume et se lance dans l’écriture de Nightflyers, une œuvre qui va tout changer.
Un livre décomplexé qui pose déjà les bases de Game of Thrones et frôle la polémique
À la fin des années 70, le monde du divertissement et la science-fiction connaissent un nouveau tournant majeur que l’on doit, ni plus ni moins, à Ridley Scott. En 1979, le cinéaste nous emmenait dans les confins de l’espace pour nous offrir un huis-clos terrifiant face à l’une des créatures les plus terrifiantes du 7ème art, le Xénomorphe. Parallèlement, George R.R. Martin était, lui, en train boucler les dernières pages de Nightflyers, sa nouvelle mélangeant science-fiction et horreur que l’on connaît, en français, sous l’appellation Le Volcryn. Elle nous retrace, à travers un récit de 23 000 mots s’étalant sur une centaine de pages, l’expédition scientifique spatiale de neuf individus à bord du Nightflyer.
Leur objectif consiste à retrouver la trace des volcryns et étudier cette race extraterrestre obscure, sauf que ce voyage n’est pas des plus rassurants. Le capitaine du vaisseau est fantomatique — ne communiquant que par hologramme ou via le son de sa voix — et l’ambiance devient pesante, pile au moment où l’un des cerveaux de cette opération, également télépathe, commence à ressentir la présence d’une entité malintentionnée. Celle-ci passera d’ailleurs rapidement à l’action, emportant, un à un, les membres de l’équipage. Sous ses faux airs de partie du jeu Among Us, Nightflyers recèle déjà en lui de nombreux détails qui en font l’un des précurseurs de Game of Thrones, notamment cette propension de l’auteur à faire un véritable carnage au cœur de son casting de personnages clés, à dépeindre une sexualité libérée et débridée et à mettre en avant des personnalités fortes, comme celle de Melantha Jhirl, une femme génétiquement améliorée à l’intelligence et à l’endurance supérieures à la moyenne.
Le titre paraît dans la revue américaine Analog Science Fiction and Fact en 1980 et s’intègre dans l’univers des 1000 Mondes. Quelques mois plus tard, Martin est sollicité pour peaufiner son récit de plusieurs milliers de mots — 7000 plus exactement, passant à 30 000 —, afin qu’il puisse être édité par Dell Publishing aux côtés d’un autre titre, True Names de Vernor Vinge. À l’aide de cette rallonge de mots, George R.R. Martin en profite pour offrir un nom à certains personnages secondaires de l’intrigue et les développer davantage. Une fois de plus, l’auteur est récompensé pour son travail avec une nomination pour le prix Hugo du meilleur roman court et deux victoires lors de la remise du prix Locus et du Analog Readers Poll dans la catégorie « Meilleur roman court ». Cependant, et à peu de choses près, une polémique était à deux doigts d’impacter la commercialisation du livre.
De prime abord, les éditeurs avaient fait le choix de la sobriété pour le visuel accompagnant la publication de la nouvelle de Martin : une couverture astronomique par-ci, un vaisseau spatial par-là, parfois même surplombé d’une sorte de visage terrifiant. Lors d’une réimpression au sein d’un recueil de nouvelles, Martin s’aperçoit qu’un personnage est mis en avant sur la couverture : il s’agit bien du personnage principal, Melantha Jhirl, apparaissant sous les traits d’une femme blanche à la chevelure châtain. En réalité, cette illustration est un non-sens total puisque Martin la décrit explicitement comme une femme noire, dont le prénom signifie ni plus ni moins « fleur noire ». Étonné, celui-ci contacte l’éditeur qui lui explique, à l’autre bout du téléphone, que ce choix est voulu et assumé, malgré les indications textuelles de l’écrivain. La raison ? La présence d’une femme noire en couverture pourrait nuire aux ventes de l’œuvre, d’après les dires de l’éditeur. Révolté mais avec le couteau sous la gorge — pour des raisons que nous évoquerons plus loin —, Martin préfère se taire face à ces propos racistes et discriminatoires, à son plus grand regret : une honte qui l’a rongé durant de nombreuses années. Au final, la collection s’est tout de même mal vendue et Martin a enchainé les projets tels que Elle qui chevauche les tempêtes ou Riverdream : deux belles prouesse avant que, d’un côté, tout ne s’écroule et que, de l’autre, une idée vienne le sauver.
Nightflyers, le flop cinématographique qui sauva sa carrière
En effet, si George R.R. Martin ne va pas jusqu’au bout de ses convictions au moment de protester contre le « whitewashing » de son héroïne, c’est parce qu’il est dans une situation très précaire. Contre toute attente, et malgré les récompenses, la carrière littéraire de G.R.R. Martin est au point mort. Certes, quelques-unes de ses histoires ont leur petit succès dans les librairies, son prochain projet, The Armageddon Rag, reçoit une belle avance à six chiffres, mais le livre ne sera pas le best-seller attendu. Pire, c’est un échec commercial qui met un cran d’arrêt à l’ascension littéraire de Martin et, à l’époque, celui-ci craint même que ce livre ne condamne sa carrière, notamment parce que son éditeur Simon & Schuster le lâche subitement à cause de ses mauvais résultats. Nous sommes en 1984 et George Martin arrive à un nouveau tournant qui lui fait prendre la direction d’Hollywood. Tandis qu’il s’accroche à la littérature — l’éditeur Baen Books le démarchera pour un recueil d’aventures pour son personnage Haviland Tuf, baptisé Le Voyage de Haviland Tuf, ainsi qu’une suite —, il reçoit une offre du producteur Philip DeGuere Jr. Celui-ci souhaite transformer The Armageddon Rag en long-métrage, mais rien n’aboutit. Toutefois, les deux restent en contact et, peu de temps après, DeGuere, qui est sur le point de signer le retour de la série La Cinquième Dimension (The Twilight Zone, en VO), lui offre l’opportunité de devenir scénariste pour la télévision.
Peu à peu, Martin se refait une santé financière et s’implique dans différents projets (Max Headroom, la série La Belle et la Bête (1987), …) jusqu’au début des années 1990. En réalité, une autre voie salvatrice s’est ouverte pour l’écrivain en 1984 : après avoir existé sous la forme d’un roman court et d’un roman augmenté, Nightflyers va débarquer sur les écrans géants sous l’impulsion de la société Vista Organization qui obtient les droits d’adaptation pour en faire un film ou une série. Le choix se portera finalement sur le long-métrage et Martin y assurera le rôle de co-scénariste pour épauler Robert Jaffe. Néanmoins, son implication est minime et cela se ressent dans la qualité du film. Par exemple, Jaffe fait l’erreur d’occulter la version augmentée de Nighflyers et arrange le scénario à sa sauce en se basant sur la nouvelle originelle. Entre autres, il dote les personnages secondaires de noms différents de ceux finalement choisis par Martin dans la version augmentée, et l’héroïne principale Melantha Jhirl est renommée Miranda Dorlac et est incarnée… par une actrice blanche, à nouveau au grand dam de son auteur, même si celui-ci a jugé le travail de Catherine Mary Stewart comme étant excellent.
Malgré tout, des détails, comme les éléments d’intrigue coupés en raison du faible budget du film, lui hérissent le poil, et la réalisation est chamboulée suite au départ de Robert Collector, l’homme derrière la caméra, et ce avant la fin de l’étape de la post-production. Il se renommera même « T.C. Blake » dans les crédits pour se préserver de ce camouflet de 89 minutes. Bref, le film file droit vers l’échec et c’est ce qu’il se passe à sa sortie le 23 octobre 1987 : il ne rapporte que 1 149 470$ au box-office, le public n’est pas enthousiasmé et le New York Times assène le coup final en le qualifiant, entre autres, de « film de science-fiction le plus bavard jamais réalisé (…) avec des effets spéciaux peu originaux ». S’il n’a pas vraiment acquis ses lettres de noblesse, il détient, au contraire, une place chère dans le cœur de George Martin. « C’est un film envers lequel j’ai des sentiments très chaleureux. Nightflyers n’a peut-être pas sauvé ma vie, mais dans un sens très réel, il a sauvé ma carrière, et tout ce que j’ai écrit depuis existe en grande partie grâce à ce film de 1987 », a-t-il déclaré sur son blog personnel.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’échec du film n’a pas porté préjudice à l'auteur, bien au contraire. Grâce à lui, il a pu empocher un chèque conséquent et récolter des commissions qui lui ont permis d’éponger ses dettes — il vivait sur le peu d’argent qui lui restait et devait rembourser le crédit de sa maison, placée sous hypothèque — et de reprendre sa plume. Quelque temps auparavant, après l’échec de The Armageddon Rag, Martin envisageait déjà la fin de sa carrière de romancier et sa reconversion. Le secteur de l’immobilier lui plaisait bien — il avait même commencé à prendre des cours —, et si le miracle de ce film n’avait pas eu lieu, il dit lui-même qu’il aurait surement passé le reste de sa vie à faire visiter des maisons dans les environs de Santa Fe. Au final, rien de tout cela n’aura lieu. Martin continuera de travailler à Hollywood — un passage forcé de sa vie qu’il a tout de même apprécié — tout en mettant en place l’histoire qui changera sa vie pour la deuxième fois : Game of Thrones, sortie en 1996.
La suite, on la connaît. Son œuvre A Song of Ice and Fire, encore inachevée, sera un carton planétaire, adaptée à la télévision des années plus tard par le diffuseur américain HBO, et il prendra même sa revanche sur Nightflyers. En 2017, il apprend, avec étonnement, que les droits d’adaptation de son roman sont passés de main en main, pour terminer leur course dans l’escarcelle de Syfy et Universal Cable Production, et qu’une série (disponible sur Netflix) est en préparation. Toujours rongé par la honte et les regrets, d’autant que cette annonce réactive en lui des souvenirs plus ou moins douloureux, Martin tente d’intervenir comme il peut — son contrat d’exclusivité avec HBO l’empêche de s’impliquer dans d’autres projets — pour que le casting ne reproduise pas les mêmes erreurs que la couverture du livre et l’adaptation de 1987. Un coup de téléphone à la société de production plus tard, et Martin réussit à s’entretenir avec les scénaristes qui écouteront ses doléances : Melantha Jhirl connaîtra une seconde jeunesse sur les écrans, et aura le droit à l’interprétation dont Martin a toujours rêvé grâce à l’actrice Jodie Turner-Smith. Une revanche sur la vie, et une revanche sur le roman et le film qui lui ont permis de réaliser son rêve : être écrivain à plein temps.