Alors que l’année 2022 s’ouvre à peine, l’industrie du jeu vidéo semble avoir comme résolution de poursuivre les annonces concernant l'introduction des "NFTs", technologie qui permet d’attribuer un contrat d'authentification unique à un objet virtuel, dans le monde du gaming. Entre le fantasme du métavers et l’intégration effective dans des titres bien réels, nous allons tenter de répondre à une question : les “non-fungible token” sont-ils de taille à chambouler le monde vidéoludique en 2022 ?
“NFT”, trois petites lettres qui ont beaucoup fait parler en 2021, et plus précisément au cours des derniers mois dans le secteur du jeu vidéo, alors que de nombreux acteurs du milieu ont affiché leur ambition concernant les “non-fungible tokens” (“jetons non-fongibles” en français). C’est une technologie qui permet d’attribuer un contrat d’authentification unique à un objet virtuel, comme une image, une vidéo ou n'importe quel fichier, faisant ainsi de son possesseur le propriétaire officiel de l’objet en question. Une certification rendue possible grâce à la blockchain, base de données aux allures d’énorme livre de compte chiffré et décentralisé, qui s’actualise en temps réel. Les NFTs sont donc en théorie infalsifiables, et ont donné lieu à des enchères numériques impressionnantes courant 2021. Everydays : the First 5 000 Days, collage artistique de milliers d’images numériques, fut il y a quelques mois le premier jeton non-fongible vendu par Christie’s, maison d’enchères connue dans le monde entier. Son prix : 69,3 millions de dollars, soit 57,8 millions d’euros.
Un engouement qui est arrivé jusqu’aux oreilles des entreprises de jeu vidéo. “Le boom des NFTs a permis aux analystes spécialisés dans la blockchain de comprendre que les joueurs étaient intéressés” nous expliquait dans un récent article Nicolas Pouard, à la tête du Strategic Innovation Lab d’Ubisoft. L’homme et le célèbre éditeur français ont récemment lancé “Quartz”, une plateforme où il est possible d’obtenir des jetons non-fongibles - ici appelés “Digits” - utilisables dans les jeux d'Ubisoft, pour l’heure seulement compatibles avec Ghost Recon Breakpoint. Le mois dernier, les joueurs ont pu récupérer gratuitement trois éléments cosmétiques en quantité limitée. Pour le moment, Quartz n’en est qu’à ses débuts, mais la plateforme pourrait accueillir à l’avenir “les statistiques des propriétaires du NFT, leurs performances, ou les séquences de jeu dont ils sont fiers”, comme l'affirme Baptiste Chardon, autre artisan du projet, sur Le Figaro. Le cap des NFTs est fixé, alors qu'une partie des salariés d’Ubisoft a publiquement affiché leur désaccord via une organisation syndicale.
📢 UBISOFT et les NFT
— Solidaires Informatique Jeu Vidéo (@SolInfoJeuVideo) December 14, 2021
Le blockchain est une technologie inutile, couteuse, écologiquement mortifère, qui n'apporte rien aux jeux vidéo.https://t.co/nXPd0i6QYU pic.twitter.com/dCOS7IP3a1
Révolution qui dérange
Ils ne sont pas les seuls. Au global, la communauté des joueurs s’est montrée peu accueillante quant à l’arrivée des jetons non-fongibles dans les jeux grand public. Récemment, le studio GSC Game World a dû rétropédaler sur le sujet, alors qu’il souhaitait intégrer des NFTs dans son FPS post-apocalyptique STALKER 2, dont la sortie est prévue pour avril 2022. L’idée de l’équipe était osée : mettre aux enchères trois modèles 3D vierges pour ensuite intégrer le visage des gagnants dans le jeu. Une opportunité rare, qui se serait sans doute vendue à prix d’or. C’est d’ailleurs le principal moteur de la revente de NFTs : plus c’est rare, et plus c’est cher.
Après le scandale des jeux d’argent dans les jeux vidéo grand public, incarné par les lootboxes et FIFA Ultimate Team, les jetons non-fongibles marquent une nouvelle étape loin de plaire à tout le monde (éthiquement comme écologiquement) : l'ajout d'un système de spéculation rappelant la bourse ou le trading de matières premières vient se mêler au divertissement. Le tout de différentes manières. Pour le cas de Quartz, les joueurs qui sont parvenus à décrocher les premiers objets exclusifs de Ghost Recon Breakpoint auront la possibilité de les revendre sur des sites externes, comme Objekt.com. Leur nombre limité leur octroie une forme de rareté qui augmentera avec le temps. De quoi faire une belle marge en cryptomonnaie, puis en argent réel.
“Notre conviction est que le jeu vidéo doit apporter un retour significatif sur l’investissement en temps et en efforts des joueurs” affirme Nicolas Pouard d’Ubisoft dans une tribune publiée chez L’Obs, “que ce soit par le biais du divertissement, du savoir, de la créativité, de la socialisation ou même de valeur monétaire”. Les Digits de Quartz se méritent. Il fallait 100h de jeu pour obtenir un pantalon militaire. Mais au-delà de jouer sur la rareté d’un bien numérique, le directeur du Strategic Innovation Lab met l’accent sur l'interopérabilité et la décentralisation. En gros, le fait de pouvoir importer un NFT issu d’un jeu, comme un casque, dans un autre monde virtuel. Aujourd’hui, les récompenses gagnées par les joueurs restent “prisonnières” des titres.
“J'ai dépensé bien trop de temps sur les jeux en ligne à récupérer de l'or. Les NFTs disponibles sur une blockchain peuvent apporter de nouvelles réelles acquisitions aux joueurs” - Justin Kan, cofondateur de Twitch, vient de lancer “Fractal”, plateforme basée sur les NFTs (Source)
Jouer c’est gagner
Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Car depuis 2017 et le lancement du jeu Crypto Kitties, les pros de la blockchain ont commencé à entrevoir le potentiel des jeux “play to earn” (“jouer pour gagner de l’argent”). Un fantasme prend forme. “Chaque fois qu’on met de la blockchain quelque part, cela apporte (...) une démocratisation financière. (Pour les jeux vidéo - ndlr), c’est absolument révolutionnaire” affirme sur sa chaîne YouTube “ZoneBitcoin” Ines Aissa, consultante spécialisée dans la création d’entreprises sur Internet, qui vulgarise le sujet de la cryptomonnaie en ligne. “Les cryptomonnaies permettent à tout le monde de s’enrichir, et ce n’est pas exagéré puisque tout le monde peut gagner un salaire, même si cela paraît dingue".
Pour preuve, le jeu Axie Infinity, dont le nombre de joueurs est passé de “20.000 à 2 millions en quelques mois” affirme Nicolas Pouard d’Ubisoft dans nos colonnes. C’est un Pokémon-like où les jetons non-fongibles sont des créatures jouables, appelées les Axies. Tout comme les monstres de poche, il faut en collecter, élever, faire évoluer dans le but d’obtenir des formes rares mais surtout de les revendre. Avant de passer à la caisse, les caractéristiques de l’animal entrent évidemment en ligne de compte. Mais il ne faut pas négliger le choix de la plateforme de vente, où le prix d’achat pourra varier. D’après le média américain CNBC, certains habitants des Philippines ont fait d’Axie Infinity leur principale source de revenus pendant la crise du Covid-19.
Même s’ils restent confidentiels pour les joueurs de jeux vidéo grand public, les succès comme Axie Infinity se comptent par dizaines sur des sites comme DappRadar, qui communiquent en temps réel l’évolution du nombre d’utilisateurs et des sommes d’argent qui y transitent. Il y a des titres de farming, de courses ou de cartes. Des tas d’opportunités qui en cachent d’autres. Plus que de parier sur le potentiel d’un titre en revendant des NFTs achetés en amont de son succès, certains jeux reçoivent des millions avant leur sortie officielle. Ce fut récemment le cas de Legacy, prochain projet de Peter Molyneux (Fable, Black & White) qui devrait arriver en 2022. L’homme a vendu l’équivalent de 47 millions d’euros de terrains virtuels en NFTs avant la moindre bêta.
Vers le métavers
Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Comme le relève à nouveau Nicolas Bouard dans sa tribune, le modèle du “play to earn” est déjà en train d’accueillir son très proche cousin “create to earn” (“créer pour gagner de l’argent”). Concrètement, il s’agit d’un espace pour encourager la création d’assets - voire des mods - et leur revente sous forme de NFTs. Cela peut être sous la forme d’une interface ou d’un monde 3D, comme Second Life. Une sorte de métavers en somme - équivalent utopique et numérique de notre monde -, idéal vanté par des monstres de la technologie comme Facebook, qui s’est récemment renommé en “Meta”.
En cherchant sur la toile, on peut déjà voir l’arrivée prochaine de proto-métavers avec des NFTs. Mais il faudra bien les millions de dollars de l’industrie du jeu vidéo grand public afin de donner une véritable dimension à ces projets. Yosuke Matsuda, PDG de Square Enix (Final Fantasy), s’est d’ailleurs exprimé en ce sens il y a peu, relevant que “le jeu vidéo traditionnel n’a offert aucune incitation explicite” pour encourager les créatifs à continuer leur contribution en jeu. De son côté, Electronic Arts s’est montré intéressé par les jetons non-fongibles. Xbox, lui, est soupçonneux. Epic Games, contre. PlayStation et Nintendo encore silencieux.
Rédigé avec l'aide d'Alvin Haddadène, journaliste chef de rubrique à JV.