Du côté de La France insoumise, le combat parlementaire s’est accompagné d’un projet de « contre-budget ». Le nom est cependant trompeur : il ne s’agit pas à proprement parler de construire un projet de loi de finances 2018 alternatif, mais plutôt de tracer une trajectoire budgétaire alternative sur le quinquennat. Ce document est d’ailleurs fortement inspiré par le programme présidentiel de Jean-Luc Mélenchon, L’Avenir en commun. Le message est néanmoins celui de se présenter comme une alternative aux choix avancés par Emmanuel Macron et son gouvernement. Ce contre-budget a clairement une vocation politique visant à montrer la capacité de gouvernement du mouvement.
« La France insoumise est prête à gouverner », affirme d’emblée le projet. Ce dernier adopte d’ailleurs plusieurs éléments de contexte que la FI entend changer par ailleurs : il est prévu pour s’appliquer immédiatement et être réalisé dans le fonctionnement actuel de la mondialisation, de l’Union européenne et du financement de l’État. De ce point de vue, le budget insoumis prétend avoir avancé prudemment dans ses hypothèses. C’est notamment le cas du calcul du « multiplicateur budgétaire » de 1,4. Autrement dit, lorsque 1 euro d’argent public est investi, on créerait 1,4 euro d’activité économique.
Certains, néanmoins, ont, durant la campagne, contesté ce chiffre. Pourtant, sous-estimé au début de la crise, lorsque « l’austérité expansive » était à la mode, le multiplicateur a clairement été réévalué depuis. Mais son niveau et son impact font encore débat. La FI s’appuie sur une étude de 2014 du FMI qui, précisément, revenait sur les erreurs passées et tentait d’établir le niveau multiplicateur de l’investissement public dans les pays développés. Évidemment, ce multiplicateur ne joue que lorsqu’il constitue un choc. Keynes rejette tout effet de la dépense publique en cas de plein-emploi. Ce ne saurait être le cas en France, même si certains économistes comme Patrick Artus, de Natixis, le soutiennent. Mais même dans ce cas, cela signifierait un besoin de changement de structure productive que seule la puissance publique semble en mesure d’engager.
En définitive, les prévisions de croissance restent assez modérées : 2,1 % entre 2019 et 2022, quand l’actuel gouvernement table sur 1,7 % entre 2018 et 2021 et 1,8 % en 2022. Mais l’approche n’en demeure pas moins radicalement opposée. De fait, si le projet de loi de finances 2018 s’inscrit dans l’approfondissement des politiques de l’offre menées jusqu’ici par les différents gouvernements sans succès frappant, le contre-budget insoumis pose clairement les limites de ces politiques et y cherche des alternatives du côté de la théorie keynésienne, laquelle comporte elle aussi un certain nombre de limites dans le cadre de la mondialisation financiarisée. Plusieurs excellentes questions sont cependant posées, là où, clairement, le gouvernement d’Édouard Philippe regarde sciemment ailleurs.
La première de ces questions est celle de l’investissement. Certes, l’investissement privé est à nouveau dynamique, mais il demeure trop concentré sur les capacités existantes de production et sur l’immobilier. Le déficit d’investissement enregistré depuis la crise n’est pas comblé, loin de là, alors même que les conditions de financement des entreprises, que ce soit par l’importance de leur épargne ou par la politique monétaire de la BCE, sont très favorables. Cette situation ne permet pas une décrue forte du chômage et ne favorise pas une croissance durable. Elle pèse sur la productivité et sur le commerce extérieur. Alors que le coût du travail a baissé relativement à l’Allemagne, les exportations ne repartent pas suffisamment. Le problème est donc ailleurs : la France a besoin d’élargir et d’élever sa gamme de produits.
La politique de l’offre menée depuis des années à coups de baisses de charges et de crédits d’impôts géants comme le CICE n’a pas permis de répondre à ce défi, alors même que de nouvelles occasions sont offertes par la transition écologique. Le gouvernement actuel se propose cependant d’intensifier encore cette politique par ses réformes du marché du travail, par la bascule du CICE en baisses de charges et, surtout, par une forte défiscalisation du capital avec la suppression de l’ISF et la création d’une taxe à taux unique de 30 % sur les revenus du capital. Pourtant, le bilan du CICE est désastreux et les perspectives créées par la défiscalisation du capital prévue par le gouvernement actuel sont dérisoires, de l’aveu même de Bercy, qui n’y voit qu’un moyen d’augmenter au total le PIB de 0,5 point.
En réalité, la recherche économique n’établit aucun lien direct entre la fiscalité du capital et la décision d’investissement dans l’appareil productif. Cette dernière ne dépend pas que de la fiscalité du capital, mais aussi de l’écosystème dans lequel se fait l’investissement : situation géographique, formation des salariés, infrastructures concrètes et numériques, environnement socio-culturel… Le vrai problème réside dans la faible propension de l’épargne à se diriger vers l’investissement productif.
Le contre-budget insoumis prend acte de cette situation en proposant une relance par l’investissement public, avec un plan de 100 milliards d’euros sur 5 ans, centré principalement sur la transition écologique et énergétique. À la différence du plan d’investissement de 57 milliards d’euros annoncé par Édouard Philippe, qui est assez brouillon et composé de réallocations d’investissements prévus ou existants, les Insoumis proposent des investissements nouveaux. Ce contre-budget vient prendre acte des défaillances du secteur privé sur le front de l’investissement. Du reste, l’étude de 2014 du FMI – et d’autres, depuis – a montré l’effet durable sur la productivité de l’investissement public.
Évidemment, de telles sommes ne signifient rien en soi si elles ne sont pas investies à bon escient. C’est là un défi important, inhérent à tout projet d’inspiration keynésienne, que de se défier des « éléphants blancs », ces projets inutiles et coûteux. Si toute dépense publique n’est pas de l’argent perdu, toute dépense publique n’est pas, par nature, bénéfique. La France a besoin de reconstruire une capacité de production durable et compétitive non par les coûts, mais par sa qualité et son positionnement. Ce contre-budget doit encore traduire dans le détail ce besoin.
L’investissement privé devrait profiter de ces investissements publics, s’ils soutiennent l’innovation et permettent au pays de prendre de l’avance sur certains secteurs. Les géants de l’Internet sont souvent issus des investissements publics aux États-Unis. Le contre-budget insoumis n’abandonne pas entièrement la politique de l’offre. Celle-ci est néanmoins clairement centrée sur les PME, le maillon faible de l’économie française. Ainsi, la réduction du taux de l’impôt sur les sociétés de 33,3 % à 25 % est conservée. De nombreux économistes, comme celui de Saxo Bank, Christopher Dembik, sur notre plateau mercredi 8 novembre, jugent en effet que cette mesure est celle qui a le plus d’impact sur l’investissement. Elle permet notamment de favoriser les « grosses PME », autrement dit ce Mittelstand dont la France manque cruellement. Ces PME ont, du reste, dans ce contre-projet de la FI, le soutien d’un « fonds de solidarité interentreprises » qui sera financé par la fin du CICE. Ce qui peut aider les PME à investir et à se renforcer davantage, donc à créer des emplois et assurer un rythme soutenu de cotisations et de rentrées fiscales.
Évidemment, il faudra pour cela maintenir la demande intérieure au-delà de l’investissement. La consommation des ménages est souvent présentée comme le point fort de la croissance française. C’est de moins en moins le cas. En 2017, sa croissance sera divisée par deux (de 2,2 % à 1,1 %) et, de l’aveu même du gouvernement, la croissance du pouvoir d’achat devrait ralentir l’an prochain. Du reste, si l’exécutif a fait le choix de diluer les mesures de soutien aux ménages (baisses de cotisations, exonération partielle de la taxe d’habitation, revalorisation de plusieurs minima sociaux), il a en revanche fait le choix d’exonérer rapidement et massivement ceux qui détiennent des revenus du capital, autrement dit les plus riches des Français.
Or on sait que ces derniers ont naturellement une propension plus forte à épargner, notamment dans des produits financiers à haut rendement. L’argent est alors perdu pour l’économie nationale. Cette politique peut, par ailleurs, provoquer un sentiment de déclassement des classes modestes et moyennes qui conduit à peser sur la productivité et la croissance. C’est une des découvertes de la science économique moderne : les inégalités pèsent sur la croissance future. Le FMI s’est largement converti à cette vision et vient précisément de publier un rapport soutenant l’idée d’une taxation des plus fortunés pour réduire les inégalités.
Le contre-budget insoumis prend en compte cette double exigence de soutien à la consommation et de réduction des inégalités. Il propose un soutien massif aux classes les plus modestes. Les minima sociaux sont tous ramenés au niveau du seuil de pauvreté et le SMIC est revalorisé de 15 %. Certes, l’impôt sur le revenu est généralisé dès le premier euro, à des taux faibles (1 % sur la fraction entre 0 et 10 000 euros par an), mais il devient très progressif et pèse beaucoup sur les plus fortunés avec sept taux pour les 10 % les plus riches, entre 35 % et 90 % à partir de 400 000 euros… C’est un puissant moyen de redonner à cet impôt une fonction de redistribution.
Les plus fortunés seraient, du reste, fortement mis à contribution avec la suppression des niches fiscales inutiles, la taxation des transactions immobilières et financières, l’augmentation des cotisations hors plafond des retraites, un ISF plus progressif et une TVA à 33 % sur les produits de luxe (laquelle devra passer outre l’interdiction européenne qui avait conduit en 1992 à sa suppression, ce qui représente une nouvelle source de conflit avec l’UE). Enfin, la lutte contre l’évasion fiscale serait renforcée, permettant, selon la FI, de dégager 40 à 60 milliards d’euros sur le quinquennat, dont 20 milliards d’euros sur la fraude aux cotisations sociales, ce qui supposerait un effort important, puisque l’économiste Gabriel Zucman évalue à 20 milliards d’euros par an les effets de l’évasion et de l’optimisation fiscales. Reste qu’en tout cas les nouveaux principes du FMI sont donc appliqués avec force.
Une telle politique de soutien à l’activité devrait, selon le contre-budget insoumis, produire un redémarrage de l’inflation. Le chiffrage du projet prévoit une hausse des prix à la consommation de 4,2 % et une hausse globale (« le déflateur du PIB ») de 5,2 % en 2022. À la différence du gouvernement Philippe, qui considère que l’inflation est une donnée externe, les Insoumis entendent donc « sortir de la trappe déflationniste » par une politique active. C’est une différence notable et importante, car l’inflation faible, qui traduit en partie l’importance du halo du chômage et la faiblesse de la demande intérieure, est un des problèmes majeurs de l’économie française.
En octobre 2017, les prix à la consommation ont progressé en France de 1,1 % sur un an, avec une très faible dynamique des biens (− 0,2 %) et des services (1 %). Or cette inflation faible pèse sur les choix d’investissement en réduisant la capacité des entreprises d’« imposer leurs prix » et donc d’anticiper l’avenir ; elle exerce une pression négative sur les salaires nominaux et renchérit la dette, alors même qu’une grande partie de la croissance française se fait par la dette privée. Elle menace donc à la fois de rendre la dette insoutenable et de l’augmenter par le maintien de taux bas et d’une politique monétaire ultra-accommodante alimentant les excès des marchés financiers. Une inflation basse favorise la rente et rend l’investissement productif peu attractif.
Les entreprises, pour répondre au renchérissement de leurs coûts de production, devront transmettre une partie de cet effet au consommateur par les prix. Cela ainsi que l’accélération de l’activité par la demande devraient conduire à une hausse des prix et des demandes de revalorisations salariales. Si la stratégie insoumise fonctionne, l’amélioration de la croissance de la productivité viendra soutenir les salaires. In fine, la boucle salaire-prix s’enclenchera, permettant de retrouver une inflation appréciable. A priori, compte tenu des années de « grande modération », puis d’une quasi-stabilité des prix depuis 2013, une période d’inflation autour de 3 à 4 % semble assez saine pour permettre une reprise de l’investissement et de la productivité, ainsi que le désendettement en douceur des entreprises et des ménages.
Évidemment, une telle politique comporte des risques. Outre la réaction de la BCE, sur laquelle on reviendra, cette stratégie peut rencontrer plusieurs obstacles. Le contre-budget insoumis affirme que la boucle salaire-prix profitera au pouvoir d’achat. Rien n’est évidemment moins sûr, sauf si la décrue du chômage se réalise rapidement. La hausse du SMIC n’est, par ailleurs, peut-être pas la meilleure façon d’alimenter durablement cette boucle. Renforcer le pouvoir de négociation des syndicats et des salariés pourrait être plus indiqué. Enfin, la perte de compétitivité externe ne pourra être compensée que par une forte augmentation de la productivité, qui est alors possible en théorie, mais nullement acquise, alors que la croissance de la productivité ralentit partout depuis 30 ans. Ce contre-budget est évidemment un pari, mais il vaut sans doute la peine d’être tenté, tant le maintien d’une faible inflation est un risque pour l’économie française.
Le contre-budget insoumis soulève donc des questions centrales pour l’économie française que la stratégie d’Emmanuel Macron peine à identifier. Il y apporte des solutions qui n’ont aucune garantie de réussite, mais qui traitent effectivement certains problèmes aigus. Pour autant, cette stratégie pose plusieurs problèmes importants, sur lesquels le contre-budget peine davantage à convaincre, notamment parce qu’il est construit dans une perspective « irréelle » d’un environnement constant.
Compte tenu de la structure productive actuelle du pays, toute augmentation de la demande intérieure conduit à une augmentation des importations, laquelle, finalement, pèse sur la croissance. C’est ce qui s’est passé notamment au troisième trimestre, où la progression de la demande intérieure (0,6 point de PIB) a été compensée par une dégradation équivalente du solde extérieur. La relance massive prévue par le contre-budget insoumis (173 milliards d’euros de dépenses publiques courantes supplémentaires au bout de 5 ans et 100 milliards d’euros d’investissement) pourrait donc être engloutie par les importations. Le contre-budget insoumis prévoit d’ailleurs une dégradation de 0,5 point de PIB du solde extérieur, mais compte sur l’amélioration progressive des structures productives pour compenser cet impact. En réalité, politique d’inspiration néoclassique ou keynésienne, cette question se pose toujours avec acuité dans le cas français actuel, et la reconstruction de la production française ne saurait se faire en un jour.