Un long fleuve tranquille

En 1996, nul doute qu’Eiichiro Oda n’a aucune idée du succès qui l’attend avec son prochain projet. Alors assistant de Nobuhiro Watsuki (mangaka derrière Kenshin le Vagabond), il réalise des planches de son côté qui n’ont pas la réussite espérée. Dans le même temps, il est néanmoins repéré par l’éditeur Takanori Asada (Eyeshield 2021, Bleach). Ce dernier, après avoir essuyé plusieurs refus de la part de ses supérieurs, arrive enfin à les convaincre de sérialiser Romance Dawn : c’est le one-shot (terme utilisé pour désigner une œuvre courte, ici de 45 pages) qui se passe dans un monde de pirates avec le protagoniste Monkey D. Luffy. C’est de cette manière que Romance Dawn accouche de One Piece avec la prépublication du premier chapitre dans le magazine Weekly Shônen Jump le 22 juillet 1997. C’est un hebdomadaire dans lequel sont publiés chaque semaine les nouveaux chapitres de mangas destinés à un public de jeunes garçons.

One Piece arrive rapidement dans les hautes sphères du manga. Il faut à peine deux ans pour qu’il se voit adapter en série télévisée et conteste des œuvres comme Kenshin le Vagabond ou Dragon Ball. Quelque chose qui peut faire sourire quand on sait qu’Oda a travaillé pour l’auteur du premier et a déclaré plusieurs fois avoir été inspiré par l’auteur du second pour One Piece. Le succès continue de lui tendre les bras puisqu’il est considéré comme un membre du "Big 3" par certains observateurs : un trio de mangas composé de One Piece, Bleach et Naruto. Ces derniers ont relancé l’engouement du public pour le Weekly Shonen Jump dont les ventes commençaient à décliner.

Différentes éditions du Shonen Jump en 2007.

En 2008, soit plus de dix ans après sa création, One Piece semble être dans la fleur de l’âge. C’est également l’année de la création du classement Oricon qui mesure chaque semaine les ventes de manga au Japon. Pendant onze années consécutives (2008-2018), One Piece est le manga le plus distribué de l’année. Il est alors détrôné en 2019 par Demon Slayer de Koyoharu Gotoge (qui s’écoule à plus de 80 millions d’exemplaires en 2020, un record). C’est ensuite Jujutsu Kaisen de Gege Akutami qui récupère la couronne en 2021 et 2022. Et même s’il a perdu son trône, le manga d’Eiichiro Oda continue de se placer dans le top 10.

Sauf que toutes les bonnes choses ont une fin : One Piece s’approche de sa conclusion. Juste avant le début de l’été 2022, Eiichiro Oda annonce deux mauvaises nouvelles pour les fans. Tout d’abord, il rentre dans un pause d’un mois : pas de chapitres pendant quatre semaines ! Un break pour "préparer la saga finale" du manga. La fin est proche.

Des lecteurs qui ont grandi et mûri avec One Piece

En plus de 25 ans d’existence, One Piece aura donc porté plusieurs casquettes : celle de l’outsider, celle du roi incontesté puis celle, aujourd’hui, de l’aîné respecté qui n’a pas dit son dernier mot. Un nombre de printemps qui commence, silencieusement, à imposer le respect. Rares sont les mangas qui continuent d’exister après tant de temps et une fréquence de publication de chapitres régulière. Nombreux sont les mangakas qui entrent dans de longues pauses à cause de problèmes de santé majeurs voire pire. Pour n’en citer qu’un, il y a l’auteur de Hunter x Hunter qui affiche des problèmes de dos réguliers.

Des pauses médicales forcées qui n’ont pas épargné Eiichiro Oda non plus. Mais il n’imaginait pas alors devoir se tenir à un tel rythme pendant si longtemps. Dans le courrier des lecteurs diffusés dans le tome 42 de One Piece (en 2006 !), il explique que le manga aurait dû s’arrêter bien avant :

One Piece était prévu au départ pour durer cinq ans. Les événement finaux sont prévus depuis le départ, mais le cheminement pour y parvenir s'est avéré plus lent qu'escompté et le délai initial est vite devenu impossible à tenir. Nous en sommes donc à la neuvième année de parution, et franchement, je n'ai aucune idée de combien de temps ça va durer encore! (rires)

On reviendra plus tard sur ce "cheminement" voulu par Eiichiro Oda, véritable force de One Piece quant à l’enthousiasme de la communauté la concernant. En tout état de cause, One Piece est depuis longtemps en mer et pour ma part, cela fait longtemps que j’ai embarqué. Je me rappelle avoir attendu avec impatience la sortie de la suite de l’arc narratif de Water Seven traité à partir du tome 34. En 2006, il y a plus de quinze ans déjà ! Si je n’étais pas un fervent lecteur dès le début de sa publication, je me considère comme faisant partie des premiers fans. Je me suis d’abord rapidement attaché à tout l’équipage du Chapeau de Paille, malgré une écriture inégale selon ses membres, qui ne trahissent jamais leur propre personnalité. On grandit et même mûrit à leurs côtés grâce aux différentes aventures qu’ils traversent. C’est pour cette première raison que la fin de One Piece sera à coup sûr douloureuse puisqu’il faudra dire adieu à ce groupe d’amis sûrs, qui aura accompagné les lecteurs dans différentes périodes de leur vie et ce parfois pendant au moins plus de 25 ans pour certains. C'est donc aussi, forcément, un bout de soi auquel il faudra dire au revoir.

Les amateurs de One Piece reconnaîtront à coup sûr cette scène.

One Piece suggère sans dévoilé, toute une communauté mobilisée

Mais il n’est pas nécessaire d’être un vieux de la vieille pour pleinement apprécier One Piece. La preuve avec les chiffres de ventes de Glénat, l’éditeur du manga en France : c’est en 2021 qu’il réalise ses meilleures ventes sur une année avec 5,6 millions d’unités distribuées. Or depuis la parution de One Piece en France en 2000, 29,6 millions de mangas ont été vendus. Pour se faire une idée, c’est donc presque 20% (1 manga sur 5) du total qui a été écoulé sur la seule année 2021, 21 ans après les débuts dans l’Hexagone.

Mais comment expliquer un tel engouement ? Malgré la quantité colossale de volumes (104 en France), d’épisodes (1068 diffusés) et de chapitres pré-publiés dans le Weekly Shônen Jump (1086), le manga accueille sans cesse de nouveaux arrivants. Quelque chose qui se justifie par la notoriété légendaire du titre mais aussi par l’émulation qu’il provoque. Depuis 1997, les lecteurs du monde entier participent à des débats et des discussions enflammés. Réunion de toutes les mers pour certains, morceau du siècle oublié pour d’autres… Qu’est-ce que le One Piece ? Plus de 25 ans après, l’identité du trésor laissé par le seigneur des pirates Gol D. Roger continue de mobiliser la planète.

Première planche de One Piece.

Qui est vraiment Barbe Noire, désigné par Luffy et Zoro comme une sorte d’individu à plusieurs identités ? Possède-t-il réellement le fruit du démon du poulpe ? Selon certaines théories, cela expliquerait de nombreuses choses. Sans les passer toutes en revue, il existe encore beaucoup de questions laissées sans réponse disséminées par Oda tout au long de One Piece. La conclusion de ce dernier risque forcément de piquer et ce pour deux raisons.

C’est tout d’abord sur la qualité de l’épilogue qu’il risque d’y avoir des déceptions. Et à ce sujet, deux communautés s’opposent. Celle qui croît au talent d’Eiichiro Oda pour mettre les points sur tous les i. L’autre, dont je fais partie, affiche des réserves quant à la faisabilité d’une telle tâche. Comment peut-il réussir à conclure sans fausse note après avoir détaillé pendant une grosse vingtaine d’années son univers ? Les derniers chapitres diffusés par la Shueisha sur son site n’ont rien fait pour apaiser mes craintes avec ce qui ressemble à une accélération folle du rythme : grosses révélations semaine après semaine, combats entre cadors expédiés en deux-trois coups de crayon… Néanmoins, il faut essayer de voir le verre à moitié plein. Comme indiqué par l’auteur lui-même en 2006, la trame est dans sa tête depuis la création du manga. De quoi être plus apaisé à l’approche de sa conclusion, même si on ne peut s’empêcher de se convaincre que l’approfondissement de personnages intéressants sera éludé par Oda.

La deuxième raison, déjà suggérée dans les lignes-ci dessus, concerne l’émulation que One Piece provoque. Selon moi, aucun autre manga du style et à la notoriété plus ou moins équivalente n’arrive à engager autant sa communauté. Cela fonctionne pour les débats concernant les personnages (le plus fort, le mieux écrit), les arcs narratifs (le meilleur, celui qui a eu le plus d'impact narrativement parlant). Une récurrence chez les mangas populaires mais pas concernant l’approfondissement du lore / des enquêtes concernant les nombreux mystères du manga

Si certains subsiteront après, c’est surtout cette mobilisation communautaire qui disparaîtra avec la fin de One Piece. En plus de ne plus voir les nouvelles aventures de Luffy et ses amis, les lecteurs ne disposeront plus de confrères avec qui partager leurs pensées et réflexions sur le dernier chapitre.

La disparition de cette gymnastique cérébrale régulière est, pour moi, la chose la plus dommageable. Elle est le résultat d’une qualité majeure de One Piece : un univers dense qui arrive à accompagner l’imagination de son lecteur sans le prendre par la main. Il construit alors sa propre aventure, ses propres rêves dans un cadre pourtant bien défini par l’auteur : à l'image de Luffy, il reste libre. C’est grâce à cela que l’on se sent impliqué, que l’on a l’impression d’être des membres à part entière du monde de One Piece. Surtout quand il existe depuis plus de 25 ans ! Quelque chose que j’avais déjà observé pour ce jeu de rôle sorti en début d’année que tout le monde a déjà oublié. Au final donc, il est sûr que chaque individu ayant aimé One Piece sera dévasté par cette rupture. Un crève-cœur dont la douleur sera proportionnelle à la passion que l’on aura investi à travers les années. Et c’est très bien comme ça.