Récemment, le Youtubeur Inoxtag a annoncé un projet complètement fou : l'ascension du toit du monde, le Mont Everest. Mais si certains se sont inquiétés pour la vie de leur créateur de contenu préféré, cette annonce, couplée à beaucoup d'autres a soulevé un point de questionnement important : cette course au plus grand projet est-elle vraiment pour le mieux ?
Youtube, Twitch : la course aux contenus surproduits
C’est avec une certaine fierté que l’on regarde aujourd'hui l’état du Youtube français. Ce qui a commencé avec de simples vidéos tournées dans de petites chambres s’est peu à peu mué en une tonne de gros projets tous plus ambitieux les uns que les autres. La norme est aujourd’hui aux vidéos sur-produites, si bien qu’elles n’en ont même plus l’air. Il suffit de jeter un œil aux dernières vidéos de Squeezie. Le meilleur duo évite la prison, par exemple, nécessite un studio dédié et équipé en fonction, des guests, des acteurs, une écriture préalable… Et même des vidéos comme les Qui est l’imposteur ont besoin de guests, de recherche d’imposteurs/non-imposteurs et un gros travail de montage. Dans tout ce marasme, seules les vidéos “Histoire” gardent l’ADN des vidéos sans prise de tête d’antan. Et Squeezie le sait, ce ne sont pas celles qui performent le plus :
Ça me fait peur ces vidéos “Histoire” parce que ce n’est tellement pas ce que les gens ont envie de voir en ce moment sur YouTube. (...) En même temps j’aime tellement faire ça, j’ai besoin aussi de faire des trucs plus simples, on ne peut pas faire que des énormes formats tout le temps.
On ne se rend pas compte mais la vidéo avec Eric et Ramzy, c’est trois semaines et demie de montage pour une vidéo de 57 minutes. Et si toutes les vidéos que je fais chaque semaine doivent être dans cette lignée, aussi longues, avec des invités et un concept, moi et mes équipes on va faire un giga burn-out. Donc on a aussi besoin de ces vidéos histoires pour alimenter la chaîne avec autre chose que des maxi concepts.
Squeezie
Si le vidéaste ressent cette espèce de pression aux gros formats, il parvient tout de même à maintenir le rythme. Car, comme il le rappelle ci-dessus, il n'est pas seul. Squeezie a des équipes qui travaillent avec lui et sa propre agence de communication d'influence. S'il a quitté Webedia il y a plusieurs années déjà, il est donc loin d'être un indépendant comme un autre. Et c'est intéressant à noter puisque les Youtubeurs ayant récemment exprimé une certaine fatigue à cause de cette pression (Mastu, Cyrilmp4…) ne sont pas autant encadrés. Avoir de grosses équipes derrière soi pour se maintenir dans la course des vidéos produites, mais également des projets les plus fous, ça change tout. Et ce n’est certainement pas pour rien si Inoxtag, qui a récemment annoncé l’un des plus gros projets jamais lancés sur le Youtube français, travaille encore à Webedia, qui reste aujourd’hui un partenaire de choix pour les gros événements, que ce soit sur Youtube ou sur Twitch.
J’ai parlé avec plein de gens du game, c’est kiffant de faire des vidéos produites, mais tout le monde subit la pression et le rythme. Trouver la bonne idée, la produire, se renouveler chaque semaine, en plus des streams, d’une activité régulière sur les réseaux… C’est compliqué pour une personne. Surtout quand t’as une petite équipe. Ça crée une pression, tu te dis que tu dois refaire un banger, et c’est comme ça, tu finis par faire un burn-out parce que tu n’en peux plus. Parfois je discute avec des streamers que tout le monde regarde, certains sont au bord du gouffre mais n’en parlent pas.
Mastu
Eleven All Stars, Popcorn Festival, Barcelone v Manchester United… Webedia participe de plus en plus à l’organisation de gros événements sur Twitch. Certes, il existe de nombreuses autres entreprises qui gravitent autour des gros événements Twitch (ZQSD, ACE…), mais l’exemple de Webedia est intéressant puisqu’il traduit d’une surproduction qui a commencé sur Youtube et s’est élargie au monde de Twitch. Si certains Youtubeurs s’étaient réfugiés sur la plateforme de streaming pour retrouver un aspect plus détente dans la création de contenu, force est de constater que Twitch bénéficie et souffre en même temps de cette inexorable course aux gros contenus. Et ça, les streamers qui sont là depuis un moment le voient bien.
La pression du gros projet
Comme sur Youtube, la pression est là. “Maintenant tout le monde est déçu de tout” lance le streamer Xari sur le plateau du Récap de Le Stream alors que le sujet est justement abordé. Les gros projets qui se sont enchaînés ces derniers temps ont certes tiré la plateforme vers le haut et fait entrer le streaming dans une toute autre cour, mais il y a un mais. Ces derniers ont en effet créé une attente du côté des spectateurs qui s’attendent pour certains à quelque chose de toujours plus gros. Prenons par exemple la Trackmania Cup de ZeratoR. En 2019, le sreamer annonce que la prochaine édition aura lieu à Bercy. Pour lui, passer du Zenith de Strasbourg (8 000 places) à l’Accor Arena (15 000 places), c’est incroyable. Surtout que les places se vendent comme des petits pains. Quelques minutes seulement après l’annonce, plus de 12 000 places ont déjà été vendues. “Je suis bouche-bée et je vais voir un peu Twitter pour voir ce que les gens en pensent” explique-t-il dans l’émission Zack en Roue Libre “et je vois “ah du coup il va faire le Stade de France après” et je voyais quasiment que ça… J’étais dégoûté…” Même constat pour Domingo qui a essuyé de nombreuses remarques d’abonnés déçus à l’annonce du Barcelone v Manchester United. “Je suis content mais honnêtement je ne trouve pas que ce soit aussi historique pour tes viewers.” peut-on par exemple lire sous la vidéo d’annonce. Et ça, ça place un poids bien lourd sur les épaules des créateurs de contenu, qui ont déjà un métier qui peut déjà facilement peser sur leur santé mentale.
Aujourd’hui, il faut non seulement produire régulièrement, mais il faut faire mieux que la semaine passée et proposer quelque chose de plus fort que le voisin. Et si certains pourraient être tentés de se dire que chacun est libre de faire ce qu’il veut, c’est bien sûr plus compliqué que cela. Il y a d’une part les commentaires, parfois nombreux, qui jouent sur le mental et ont forcément une influence sur le contenu produit. Et de l'autre, il y a les vues. Il n'y a pas de règles à ce niveau : un contenu sur-produit peut faire moins de vues qu'un contenu qui nécessite un minimum de moyen (les débuts de Billy sur Twitch l'ont bien montré). Mais on voit un certain nombre de cas où la réciproque est vraie, notamment quand on se penche sur le cas de Squeezie évoqué plus haut ou sur les records qui s'enchaînent sur Twitch à chaque gros événement. Forcément, pour continuer à exister dans ce monde ultra concurrentiel, il y a de quoi être tenté.
Côté Twitch, il y a un autre élément qui nous vient en tête : les donation goal des évènements caritatifs. Ces derniers ont pris de plus en plus de places et ont poussé, pour la bonne cause, les streamers à proposer des projets toujours plus fous pour inciter les spectateurs à donner de l'argent. Au vu des nombreux dons qu'ont permis ces donation goals, difficile de les critiquer. Mais ils ont tout de même certainement eu leur rôle à jouer dans cette course sans fin. De façon générale, cette surproduction à gogo ne part pas d'une mauvaise intention. La démarche de ZeratoR (avec la ZLAN, la Trackmania Cup et consorts) est par exemple de réinjecter les sous gagnés pour produire de grands événements pour le plus grand plaisir des joueurs et spectateurs. C'est louable. Et dans la majorité des cas, l'idée est aussi de grandir et d'évoluer en visant plus haut, comme cela se fait dans la plupart des carrières. Encore une fois, ce n'est donc pas un mal en soi et cette tendance semble assez indissociable de la professionnalisation du streaming. Mais cela a indéniablement des conséquences sur les streamers, comme nous avons pu le voir, et les aspirants streamers.
Ce poids, il peut en effet aussi se révéler insurmontable pour les plus petits créateurs. Que ce soit pour l’une ou l’autre des plateformes, le constat est le même : nous sommes bien loin des débuts balbutiants où il suffisait d’avoir “un truc qui filme” pour produire du contenu. Cette course aux sur-productions, forcément, ça crée une sorte de barrière à l’entrée. Car si les attentes les plus hautes ont changé, elles ont aussi entraîné avec elles le socle minimum que l'on attend du moindre petit streamer. Un point d’ailleurs discuté lors de l’émission L’Hebdo est Tienne du 10 mars dernier, avec autour de la table Mlle Sunny, ZeratoR et Jiraya :
Tu sens que maintenant même les petits streamers ils arrivent pas en se disant “ok je peux juste venir avec ma bite et mon couteau”. Maintenant même les petits streamers ils ont dans la tête cette idée que la méta Twitch ça va être : il faut avoir un décor, il faut avoir une caméra, il faut avoir un overlay de malade {...} Même quand tu commences Twitch, il faut avoir une prod hyper quali.
Mlle Sunny
Un problème plus large ?
Jusqu'ici, nous avons principalement parlé des conséquences de cette course sur le marché de la création de contenu. Mais il serait idiot de s'en contenter car cela voudrait dire occulter tout un pan de la vie des streamers et Youtubeurs : l'influence. Et c'est peut-être là que le bât blesse réellement dans toute cette histoire. Car si la pression dont nous parlions plus haut peut être considérée comme inhérente à toute vie professionnelle, l'influence, elle, n'est octroyée qu'à une poignée de personnes qui n'en saisissent pas toujours l'entièreté des conséquences. Et cela, certains l’ont notamment compris suite à l’annonce d’Inoxtag au sujet de l’ascension du Mont Everest.
VIDÉO. «C’est la tour Eiffel de l’Himalaya» : l’Everest premier sommet du «tourisme» de très haute altitude
— Le Parisien | vidéo (@leparisienvideo) March 1, 2023
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Cette dernière a énormément fait parler. Et si certains s’inquiétaient pour leur créateur de contenu préféré, dans le monde de l’alpinisme, c’est pour toute autre chose que l’inquiétude s’est fait ressentir. Car outre l’aspect défi, ce projet fou renvoie un message qui fait, selon de nombreux passionnés, mal à l’alpinisme : l’idée que l’Himalaya est un lieu de tourisme accessible à n’importe quelle personne en ayant les moyens et pas uniquement les alpinistes. “On va faire l’Everest comme on va presque à la Tour Eiffel” explique l’alpiniste Marc Batard chez Le Parisien. À cause des réseaux sociaux, le toit du monde est devenu une véritable attraction touristique avec des embouteillages au sommet. Selon Le Parisien, aujourd’hui trois fois plus d’alpinistes tentent l’ascension que dans les années 90. Et ça, ça a un impact sur l’alpinisme, mais aussi sur l’état de la montagne. “Les sommets, en particulier celui de l’Evereste mais d’autres aussi, mériteraient qu’on les approche avec une meilleure connaissance de l’environnement, avec un meilleur entraînement et puis beaucoup plus de respect, ce qui, aussi, permettrait d’avoir moins de pollution” déplore l’alpiniste Laurence de la Ferrière. Qu’il le veuille ou non, et aussi mature et réfléchi que soit son approche, Inoxtag va un peu plus participer à ce changement de vision et d’approche.
Et ça c’est vrai d’autres gros projets récents, que ce soit sur Youtube ou sur Twitch. La mise en avant de Zod par Locklear et Squeezie, aussi louable soit-elle, a eu un effet désastreux sur la vie du jeune créateur. En live, il s’est expliqué sur le burn-out qui a suivi l’explosion de son nombre de spectateurs : “tout ce monde là, c’était nouveau pour moi. Passer de 30 viewers à plus de 1.000 viewers, je n’ai pas réussi à tanker. Plus les gens qui m’en voulaient parce que c’était moi et pas eux. Je n’ai pas réussi...” Encore une fois, un projet fou qui partait de bonnes intentions a fini par avoir de bien mauvaises conséquences...
Ces gros projets ont donc un peu les fesses entre deux chaises. Et plus la course est effrénée, moins cela laisse le temps aux créateurs de contenu pour réfléchir aux conséquences de ces derniers. Notez néanmoins que certains tentent tant bien que mal de faire passer le bon message. C’est d’ailleurs ce qu’a essayé de faire Inoxtag dans plusieurs vidéos en parlant d’écologie notamment. On peut donc espérer qu’il aura un mot pour le tourisme de masse dont souffre l’Everest. Mais hélas, pas sûr que cela soit suffisant… Il y a un véritable travail à faire sur l'image que renvoient ces gros projets, aussi bien sur ce que devrait être la production sur Twitch/Youtube que sur les sujets auxquels ils s’attaquent. Bien qu’étant une source de fierté pour beaucoup, cette folie des grandeurs des créateurs a un côté sombre. Et il serait bon de chercher des solutions pour que ce dernier ne prenne pas trop de place.