Streamer un métier de rêve ? Alors oui… Mais tous les rêves peuvent avoir quelques petits airs de cauchemars. Et dans le cas des streamers, c'est la santé mentale qui est en jeu. Grâce à Jean Massiet, Kao et Sundae, voici l'envers du décor de la vie de streamer.
Avant toute chose, il est important de remercier Jean Massiet, Kao et Sundae qui ont accepté de témoigner sur leurs conditions de travail, mais aussi donner leur avis sur la situation. Sans leurs témoignages, s'attardant parfois sur des moments durs à ressasser, cet article n’aurait pas pu voir le jour.
Sommaire
- La santé mentale à rude épreuve sur Twitch
- Tabou : un silence assourdissant
- Qu’est-ce qu’on peut faire ?
La santé mentale à rude épreuve sur Twitch
En ce moment, un vent de fatigue mentale souffle sur les plaines de Twitch. Épuisé, Antoine Daniel a décidé de quitter Twitter. Sur cette même plateforme, on a retrouvé un Mister MV fatigué et une Marie Palot au bout du rouleau. Ajoutez à cela l’épuisement de Maghla et d’autres causées notamment par le harcèlement qu’elles subissent au quotidien et ça commence à faire beaucoup. Une des streameuses qui a accepté de témoigner, Kao, reconnaît avoir en ce moment “la tête dans le guidon, les yeux et l’esprit rivés sur le travail constamment”. L’ambiance est donc lourde du côté des streamers et les raisons pouvant expliquer cela sont nombreuses, comme nous l’a démontré Jean Massiet :
L’ère sur le web en ce moment n'est pas forcément hyper glorieuse. Il y a des difficultés sur Internet en termes de modèle économique. Ça va être con ce que je vais te dire, mais l’augmentation de l’inflation ça touche tout le monde y compris les streamers ; t’as des réductions de revenus sur Youtube, t’as Twitch qui revient sur ses engagements passés qui met de la pub de plus en plus, t’as un sentiment que Twitch est dans une sorte de difficulté financière qui ne rend pas le truc hyper joyeux pour l’avenir, y a Elon Musk qui fait n’importe quoi sur Twitter et qui nous rappelle que les GAFAM ça reste des géants aux pieds d’argile et que tout ça est fragile. Ça donne pas des perspectives hyper joyeuses et je peux comprendre que certains soient pas forcément bien.
Vous pouvez ajouter à cela la période bien chargée (PGW, opé d’avant Noël…) et ça fait un bon paquet de raisons de se sentir plus éprouvé que d’habitude. Sauf qu’il ne s’agit pas vraiment d’un simple passage saisonnier que les premiers bourgeons parviendront à balayer facilement dans quelques mois. Twitch et la santé mentale, c’est un véritable sujet qui s’inscrit sur la durée. Si on a contacté Jean Massiet, streamer faisant de la vulgarisation politique sur Twitch, ce n’est d’ailleurs pas pour rien. Plus tôt dans l’année, il a témoigné pour Numerama qui avait décidé de lever le voile sur la situation des “streameurs en burn-out”. Ce fléau il l'a malheureusement subi et sur il est loin d'être le seul. Alors que cela faisait quelques mois que Sundae était sur la chaîne LeStream, elle a été frappée par le même mal du travail. Un revers en pleine face qui a bien failli lui faire tout arrêter.
Je suis streameuse sur ma chaîne Twitch. À côté, je suis streameuse chez LeStream (à ce moment là j'avais à peu près huit émissions de deux heures par semaine). Plus les lives perso, plus les réunions, plus les moments où tu dois réfléchir pour de la strat, plus le YouTube à gérer, plus le Patreon à gérer, plus la veille sur Twitter, répondre aux gens en permanence, suivre les notifs etc. Je suis un peu rentrée dans un gloubiboulga de "je dois faire un million de trucs" et pourtant j'avais toujours l'impression d'en faire pas assez, qu'il fallait en faire plus, sauf qu'en fait ça voulait dire que j'en faisais beaucoup trop {...} J'ai eu de la chance de ne pas stopper totalement mon activité
Sundae
Le burn-out c’est une forme très violente d'épuisement professionnel, “un sentiment de fatigue intense, de perte de contrôle et d’incapacité à aboutir à des résultats concrets au travail” nous dit l’Organisation mondiale de la santé. Notez qu’il est reconnu comme une maladie professionnelle par l'Assurance maladie, uniquement sous certaines conditions. Mais cela ne change à vrai dire pas grand chose pour les streamers qui ne pourront jamais compter sur les arrêts et autres accidents de travail, comme tous les travailleurs indépendants d'ailleurs. Un trou dans le système qui est d’autant plus préjudiciable que la tare des indépendants, c’est justement d’être plus sensibles aux burn-outs, notamment à cause du manque de cadre autour de leurs activités. La différence, Sundae l’a ressenti. Entre le burn-out qu’elle a subi dans sa vie d’avant et ceux qu’elle a connus en tant que streameuse, il n’y a pas photo : les pires, ce sont bien les seconds.
Dans l'avant, j'avais un taff plus classique, un patron, des congés, des horaires très fixes... J'en faisais vraiment trop mais je voyais le drapeau fin. Tu te traînes mais tu vois la fin de la course au loin et t'y vas. Dans le stream, y a pas de fin de course, tu peux continuer à courir indéfiniment…
Sundae
Et c’est là qu’on commence à toucher du doigt un véritable problème : est-ce que Twitch, de par son fonctionnement, pousse les streameurs à bout mentalement ? En réalité, cette question n’est pas simple. Il n’y a pas vraiment d’études ou de données chiffrées sur le sujet. En revanche, on peut résolument identifier un certain nombre de causes qui sont inhérentes à l’activité de streamer. Et accrochez-vous car la liste est tout de même assez longue. Premièrement, streamer n’est pas un métier très conventionnel. Il n’existe donc pas de formation, personne n’est jamais totalement préparé à cela. Forcément, les premiers mois, voire même les premières années, s’y retrouver sans mettre à mal sa santé et s’imposer de garde-fous, c’est quasiment impossible. Quand il a fait son burn-out, Jean Massiet et Kao l’ont appris à leurs dépens :
Je découvrais le métier d’influenceur comme tout le monde sur le tas. J’ai pas fait d’études pour ça, j’ai pas été préparé à cette vie d’entrepreneur isolé individuel et du coup moi j’arrivais pas à gérer la charge de travail. Alors je me lançais dans plein de projets qui étaient trop importants pour moi, je me chargeais la barque, je me mettais la pression comme beaucoup d’influenceurs débutants. Et c’est ça qui m’a mené vers des burn-outs qui sont en fait des gros épisodes dépressifs quoi. T’as le corps qui lâche et t’arrives plus à être au niveau que tu t’es toi-même fixé.
Jean Massiet
J’ai la tête qui va exploser à force de réfléchir à comment avancer sereinement aussi bien pour moi que pour ma communauté qui m'attend en stream (et je les comprends, Twitch est un exutoire pour beaucoup, une source de divertissement sans fin). Tout est terriblement stressant dans ce milieu, malgré les moults supers opportunités, il y a toujours un avant-après auquel il faut penser. Rien n'est stable ! C’est un milieu d'ascenseur émotionnel permanent, je suis heureuse de vivre de ma passion, mais ce bonheur n’est pas quotidien quand on se rend compte de la difficulté d’en vivre, sur le plan financier et social.
Kao
Sur le tas, on va venir rajouter un problème propre aux créateurs de contenu sur Internet : la sur-connexion, tout le temps, pour tout, partout. “Si tu veux vivre sur Twitch, tu peux pas juste te contenter d'être en live” reconnaît Sundae. Ses journées commencent toujours avec un rapide coup d'œil sur les commentaires et autres mentions Twitter, avant même d'être sortie du lit. Puis elle continue tout au long de la journée jusqu’à ce qu’elle s’endorme, et rebelote le jour d’après. Et puis bien sûr, au milieu de cette connexion permanente, il ne faut pas oublier de streamer, et de streamer beaucoup. Pour s’assurer de pouvoir en vivre, il faut être en live pendant un nombre important d’heures. Si on se penche sur le top 25 du Twitch FR des 30 derniers jours, on retrouve 12 streamers à plus de 100 heures de live, dont quatre à plus de 200 heures (soit l’équivalent d’un 50 heures/semaine). Et c’est là qu’arrive un autre problème lié à Twitch : le côté instantané du contenu qui pousse à en produire continuellement pour continuer à exister.
Il y a une différence fondamentale entre Twitch et Youtube et qu’on a tendance à oublier c’est que sur Twitch tu n’existes que quand tu streames. Actuellement je ne suis pas en stream donc je n’existe pas sur Twitch, ma chaîne elle est éteinte, il ne se passe rien. Alors que sur Youtube, à partir du moment où une vidéo est uploadée elle va faire sa vie, elle va continuer à être regardée, que tu fasses quelque chose ou pas, elle est toujours là et ça c’est une différence fondamentale. Une chaîne Twitch c’est un brasier dans lequel il faut remettre du bois tout le temps pour qu’il continue de brûler quoi.
Jean Massiet
Pour fournir autant d’énergie en permanence, il n’y a pas 1000 cas de figure possibles. Soit le streamer possède une santé mentale de fer, imperturbable malgré la pression et la fatigue que cela implique, soit cela alimente des fragilités qui peuvent pousser le streamer vers des troubles mentaux plus ou moins importants. Et si ces failles concernent la confiance en soi, c’est d'autant plus compliqué. Car streamer, c’est s’exposer soi. Difficile de tenir un rôle pendant de longues heures de stream, contrairement à une vidéo Youtube ou à une story Insta. Le contenu ne peut pas servir de bouclier essuyant la plupart des critiques car pour la plupart, elles sont directement adressées au streamer, sa façon de penser, de parler, de rire ou simplement d’être.
Twitch c'est d'autant plus fort qu'il y a un côté humain très très vrai, tu t'exposes toi très personnellement... Et forcément, quand tu t'exposes toi-même, les critiques tu les prends d'autant plus personnellement {...} Du matin jusqu'au soir, t'es connecté avec des gens qui donnent leur avis sur toi. Et je suis pas sûr que l'être humain est fait pour supporter ça.
Sundae
Pour Kao, la négativité générale qui se dégage d'Internet va même jusqu'à impacter sa vie privée, créant des doutes en elle qui change sa façon d'aborder ses relations. De plus, le fait que ces critiques plus ou moins constructives (et surtout non sollicitées) constituent parfois la seule interaction qu’a un streamer avec le monde extérieur n'aide en rien. La structure même du métier de streamer en fait une activité profondément solitaire. Tout en partageant et en interagissant énormément, un streamer qui privilégie les lives en solo est forcément isolé. C’est notamment le cas de Jean Massiet :
Être créateur de contenu sur Twitch c’est très isolant. On peut utiliser l’allégorie du confinement : moi je suis confiné en permanence parce que mon métier je le fais à la maison. Ça implique donc d’accepter ce mode de vie là, qui n’est pas facile pour tout le monde. Ça peut peser sur tes relations sociales et affectives. Les personnes qui t’entourent doivent comprendre que c’est ton métier et que c’est chronophage et que c’est un peu particulier.
Mais ça, ça dépend aussi grandement de la façon de travailler. D’après Sundae, streamer avec d’autres streamers peut réellement changer la donne et atténuer un peu ce sentiment de solitude qui peut très vite peser sur le moral. Elle-même reconnaît ne pas souffrir de l’aspect solitaire du métier de streamer grâce à sa présence régulière sur la webtv LeStream : “j’ai été accompagnée dans le sens où j'ai pu en parler avec des gens qui étaient sensibles au sujet et ça m'a aidé petit à petit à avancer.” Malheureusement, tout le monde dans le monde du streaming n'accueille pas les nouveaux venus avec autant de bienveillance. Et oui, car si certains ont trouvé des amis parmi leurs collègues, il ne faut pas oublier qu'ils sont aussi des concurrents, parfois prêts à écraser les autres pour réussir. Certains sont parfois forcés de l'apprendre à leurs dépens. Pression liée à la compétitivité, coups dans le dos, manipulations... Le monde du streaming n'est malheureusement pas toujours tout beau et tout gentil. Et ce qui en ont fait les frais payent encore aujourd'hui le prix fort, forcés d'observer tous les jours leurs anciens bourreaux gravir sans peine les échelons du succès. Là encore, en parler autour de soi et s'avoir s'accompagner des bonnes personnes peut réellement changer la donne.
Sundae estime même que parler, autour de soi mais aussi en live, de ce que l'on ressent et ce que l'on vit est primordial. Une approche qui colle avec celle de Jean Massiet pour qui il est important de s’exprimer sur le sujet. Mais ce n’est absolument pas le cas de tout le monde. Pour réaliser cet article, nous avons contacté de nombreux streamers et ils sont peu à avoir répondu à l’appel. Si bien qu’une question a fini par nous tarauder l’esprit : la santé mentale sur Twitch, ce ne serait pas un gros tabou par hasard ?
Tabou : un silence assourdissant
À première vue, c’est assez paradoxal. Comme nous l’a rappelé Jean Massiet, Twitch c’est avant tout une plateforme qui “valorise la sincérité et la transparence”. Avant de lancer une partie, la plupart des streamers prennent le temps de raconter leur week-end, leurs anecdotes et leurs petites galères. Ils partagent parfois des choses plus personnelles et graves, comme le décès d’un animal, des troubles alimentaires passés etc. Cette proximité et cette sincérité entre le streamer et son audience, elles poussent en effet à la jouer franc jeu et exposer ses fragilités, là où dans d’autres métiers il vaut mieux les cacher à tout prix. À vrai dire, l’espace d’un instant, on s’était presque demandé si on ne trouvait pas plus de personnes à la santé mentale fragilisée sur Twitch. Très vite, cette impression s’est heurtée à une supposition bien plus probable : sur Twitch, ces fragilités sont surtout plus visibles, plus facilement montrables, parfois même revendiquées.
Il y a beaucoup de gens pour qui c'est un flagship d'en parler, parce que c'est leur combat.
Sundae
Mais cela n’empêche absolument pas le sujet de rester tabou pour de nombreux créateurs de contenu. Pour diverses raisons, certains ont clairement refusé de parler de ce sujet, tout en reconnaissant qu’il était important qu’il soit traité. Et à vrai dire, cela n'a rien d'étonnant. Si le confinement a permis de libérer la parole sur les troubles mentaux, ils ont été pendant longtemps un énorme tabou dans notre société. “87 % des Français atteints de dépression ne l'ont jamais confié à leur famille” nous apprenait la journaliste Katell Pouliquen. Et pour cause, avoir un trouble mental, c’est assez mal vu. “Les vieux clichés ont la peau dure, parler de ses problèmes psychologiques, c'est forcément être faible… Dans l'imaginaire collectif, il faut s'en sortir par soi-même.” avançait un docteur lors d’une émission sur France Inter. Au final, c’est la double peine. “C'est être malade, d'une part et devoir cacher qu'on est malade, voire prouver en plus qu'on est malade…” disait le psychiatre Jean-Victor Blanc au cours de la même émission. De fait, si la santé mentale est un sujet particulièrement tabou en France, ce n’est pas bien surprenant de retrouver des streamers français inconsciemment animés par les mêmes blocages.
Il faudrait que dans notre société et dans notre espace public on fasse tomber le tabou de la santé mentale. Que les gens se sentent autorisés à en parler, que les gens n’aient pas honte, qu’ils aillent plus facilement vers un médecin et qu’il y ait assez de psychiatres pour accueillir tout ça. On sait qu’on n'est pas au niveau en France.
Jean Massiet
Mais pourquoi se montrer souriant en live alors que tout va mal ? Outre l’aspect purement humain et personnel, on a pu identifier deux facteurs particulièrement aggravants. Et on commence avec celui qui nous a directement été présenté comme une raison de ne pas se prononcer sur le sujet : l’impossibilité de se plaindre d’un métier de rêve. Les vieux clichés ont la peau dure et il est encore très difficile pour un streamer de se plaindre de ses conditions de travail. Alors oui, c’est un métier passion. Oui, c’est moins éreintant que faire les trois-huit à l’usine. Oui, il y a des avantages financiers. Sauf qu’il y a, comme dans tout métier, des inconvénients qui vont avec les avantages. Nous en avons listé certains plus haut, mais vous pouvez aussi ajouter le harcèlement, l'insécurité et instabilité du statut d'auto-entrepreneur (et ce même si on travaille pour un grand groupe) ou encore les règles changeantes de Twitch pouvant mettre à mal certains aspects de la création de contenu.
L'instabilité financière fait très peur aussi, c’est ce qui guide tous les éléments du streaming car le but est d’en vivre. On obtient un savant mélange qui détruit le mental lorsque les finances ne suivent pas au temps investi, mais aussi quand il n’y a plus de barrière entre le travail et le personnel.
Kao
Mais vu que dans l'imaginaire collectif, streamer c'est le rêve, difficile de se plaindre. "C'est le discours d'un privilégié qui se plaint pour certains" regrette Sunday. Alors autant dire qu'aborder des sujets aussi personnels que sa propre santé mentale dans ce contexte peut s'avérer bien difficile. Personne ne veut se mettre à nu pour mieux être lapidé et s'est compréhensible... Alors certes, comme l'ont réaffirmé les streamers que nous avons interrogés, c'est un métier plaisant. Mais ce n'est pas parce que l'on aime son métier que l'on ne peut pas pointer du doigt ses défauts.
Ne vous faites pas avoir par les strass et les paillettes, c’est du boulot, c’est du travail. Après on aime ou on n’aime pas ce travail, mais ça reste du boulot.
Jean Massiet
La méconnaissance sur le sujet n'aide pas. La plupart des viewers ne voient que la partie émergée (et particulièrement alléchante) de l'iceberg. Être payé à jouer, regarder des émissions ou passer du temps avec des amis... Quel beau métier n'est-ce pas ? Ils n'imaginent pas les longues heures passées sur de la paperasse, l'angoisse de ne pas savoir de quoi demain sera fait, les critiques constantes et tout le reste. Même auprès de ses proches, Sundae ne se sent pas totalement comprise. Elle a d’ailleurs évoqué rapidement son appréhension quant au fait d’aller voir des professionnels de santé qui pourraient ne pas comprendre son métier. Bien que Twitch se soit démocratisé, streamer n’est pas un métier largement reconnu et beaucoup ignorent encore tout ce que cette activité implique.
J'ai des amis qui sont pas du tout du milieu de Twitch et ils m'écoutent avec bienveillance mais ils ne se rendent pas compte de l'ampleur que ça peut prendre et d'à quel point c'est fatigant mentalement. Parce que ça a pas l'air de l'extérieur.
Sundae
Et même quand tout va bien, quand on a appris à ignorer les critiques , que l'on arrive à parler librement de son état mental, un autre problème peut venir se poser, cette fois-ci du côté des viewers. Qui dit exposer ses fragilités, dit bien sûr possibilité pour des esprits malveillants de les exploiter. En 2019, après seulement deux ans dans le streaming, Kao a dû se rentre au comissariat pour porter plainte pour harcélement, et cela n'a malheureusement pas suffit. "J'en viens tous les ans à devoir monter des dossiers contre certaines personnes qui dépassent complètement les limites de l’humain" reconnaît-elle. Forcément, pour se protéger, elle a été amenée à se fermer petit à petit, fuyant parfois ses messages privés pendant plusieurs jours de peur d'y trouver de nouvelles horreurs. Et ensuite, elle s'en veut d'ignorer par conséquence les nombreux messages positifs qu'elle reçoit mais qu'elle ne lira jamais. Un cercle vicieux sans fin qui joue profondément sur le moral de la jeune femme. Heureusement, elle parvient à se rattacher à une chose : le bien qu'elle procure à ceux qui la suivent. Et ils le lui rendent bien en retour :
Dans un monde où on communique beaucoup, savoir rendre les choses plus faciles pour certains fait du bien. J’explique à ma communauté que je ne vais pas très bien non plus par moment, et je reçois beaucoup d’amour de leur part, je pense vraiment que ce sont eux qui me motivent le plus au quotidien. Ils sont très touchés par ce que je fais. Parfois, on a du mal à se demander si on le fait bien, si on est assez bienveillants, assez animés, assez drôles… Une remise en question qui s’efface quand on reçoit ces doux messages de remerciements.
Mais l'effet inverse (et non moins malsain) peut également se produire. La "rançon" de cette transparence, comme l'appelle Jean Massiet, c'est de se retrouver avec le même genre de transparence en provenance des viewers. Et parfois, ça en devient lourd à porter. De tout temps, les personnes fragiles ont cherché à se raccrocher à quelque chose, ou à quelqu'un. "C’est normal, on se réfugie dans des espaces médiatiques qui nous apportent quelque chose de positif" avance très justement Jean Massiet. Néanmoins, la proximité et la prise de contact facile que permettent le chat et les réseaux sociaux exposent les streamers à des messages très personnels qui peuvent rapidement devenir un problème. D'ailleurs, nombreux sont les streamers à parler des fameux trauma dump et le verdict est unanime : pour le bien des uns comme des autres, il faut les éviter à tout prix.
Je fais partie des rares qui témoignent à visage découvert sur la santé mentale. Du coup, il y a de nombreuses personnes, encore aujourd’hui, qui m’envoient des messages pour me remercier parce que ça les a aidé dans leur cheminement personnel. Sauf qu’à certains moments, ça devient trop lourd pour mes épaules notamment quand des gens me font comprendre qu’ils sont passés à deux doigts de faire une bêtise et que si j’avais pas été là ils l’auraient fait.
Jean Massiet
“Tout va mieux quand t’es là” c’est cool. “Je ne vais bien que quand tu es là” pas cool. Parce que du coup ça te met une pression supplémentaire, on te met une responsabilité. {...} Les trauma dump c’est un gros problème. Il y a beaucoup de personnes qui se sentent proches des streamers et qui viennent donc partager avec eux des problèmes très graves… Tu peux pas tanker pour les problèmes des autres, tu peux pas les gérer, tu n’es pas formé à ça.
Sundae
Si vous souffrez vous-même de troubles mentaux, nous ne pouvons que vous conseiller d'aller voir un professionnel de santé. Sachez que les CMP existent notamment pour permettre à toute personne en difficulté psychique de bénéficier du suivi nécessaire.
Si vous êtes en détresse et/ou avez des pensées suicidaires, si vous voulez aider une personne en souffrance, vous pouvez contacter le numéro national de prévention du suicide, le 3114. Il est accessible 24h/24, 7j/7 et gratuitement.
Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Vous l'aurez compris, nombreux sont les éléments qui peuvent fragiliser la santé mentale des streamers. En revanche, sur Twitch, peu sont les outils à disposition pour les protéger. Pas de médecine du travail, pas de soutien psychologique… Il faut pour l'instant se contenter de la FAQ Twitch Cares (disponible uniquement en anglais). Pire encore, le système économique de Twitch oblige la plateforme à ne pas ménager ses streamers, les poussant même à streamer encore et toujours plus. Et pour cela, Twitch a une technique particulièrement efficace : la gamification. Paliers en tout genre, barres à remplir, objectifs à atteindre, récompenses régulières… Du système d’affilié à la publicité, en passant par le train de la hype, tout est fait pour que les steamers en fassent encore et toujours plus. Et comme nous l’a admis Sundae, on se prend (trop) facilement au jeu.
C’est le cynisme et l’ironie du système : Twitch est une plateforme qui a besoin qu’on streame pour vivre. Ils sont face à une injonction contradictoire : ils doivent nous inciter à streamer le plus possible pour survivre économiquement et en même temps ils devraient nous inciter à lever le pied de temps en temps pour prendre soin de nous. Mais ça c’est contre-productif pour leur intérêt économique.
Jean Massiet
Il serait bien naïf de penser qu’à ce niveau, un changement est possible. Twitch est une entreprise qui cherche à faire du profit, comme n’importe quelle autre. Mais il n’est pas vain d’espérer voir la plateforme essayer de limiter les dégâts. Surtout que cramer un à un tous ses créateurs n'est pas franchement dans son intérêt. Et encore une fois, ce sont les principaux concernés qui en parlent le mieux. Des creator session à l’échelle nationale ou locale, une mutuelle proposée par Twitch, des sessions creator bootcamp axées sur la préservation de la santé mentale, une limite d'heures pour le programme publicitaire afin de ne pas inciter à travailler plus pour gagner plus… D'un streamer à un autre, les idées fusent. En revanche, ils s'accordent tous à dire que Twitch seul ne suffira pas à régler le problème.
S’il y a des créateurs de contenu qui se crament la santé sur la plateforme, ça devient une co-responsabilité de la plateforme {...} C’est comme les chauffeurs Deliveroo et la sécurité routière. Les mecs pédalent comme des dératés au niveau du feu rouge parce qu’ils doivent livrer le plus vite possible, ben ouais mais du coup la société met en danger la santé des gens qui bossent pour elles. Au final, c’est un peu pareil.
Jean Massiet
Sundae en appelle à la responsabilité de chacun de “savoir se prémunir le plus possible de toutes les choses négatives.” Préserver sa santé mentale, ça s’apprend, que ce soit en se forgeant une carapace de fer, en s’octroyant des moments de repos après chaque période de rush, en gérant sa charge de travail et son énergie, en s’écoutant, en identifiant petit à petit les signes de détresse mentale, en bloquant les viewers qui plombent son moral etc. Attention, cela ne veut pas dire tanker constamment et prendre trop sur soi. Comme l’a rappelé la streameuse, “si tu commences plus à en souffrir qu'à en tirer du fun, il faut peut-être faire autre chose”. Mais cela reste un métier qui demande à ses pratiquants de nombreuses concessions.
Beaucoup de gens autour de moi refusent de bloquer car ils disent que ça rendrait ces haters heureux… Mais on s’en fout ! Apportes lui du bonheur écoute… C’est un taff où il faut être très égoïste. Si cette personne te provoque du mal-être, et bien au revoir. Il faut pas hésiter.
Sundae
Si dit comme cela ça paraît simple, cela n’est pas toujours évident. Par exemple, des petits streamers peuvent être particulièrement réticents à l’idée de bannir l’un de leurs peu nombreux viewers, et ce même s'il s'agit de haters. Tout comme, on peut être tenté de passer de longues heures sur un jeu qui ne nous procure plus aucun plaisir, sous prétexte que c’est ce que la communauté aime ou qu’il s’agit du titre tendance du moment. Parfois, il faut même se faire violence pour pouvoir continuer cette activité sereinement. Sundae a bien failli laisser tomber le métier de streameuse par exemple, mais puisque cela lui plaisait réellement, elle a décidé de travailler sur elle-même afin de pouvoir passer outre certains mauvais côtés.
J'ai accepté que tout le monde peut pas t'aimer. .. et c'est plutôt une bonne chose de pas être aimé par tout le monde.
Sundae
Selon elle, un autre point est primordial : être entouré. L'idée est de lutter contre le sentiment de solitude dont nous parlions plus haut, et ce sur plusieurs niveaux. En engageant quelqu'un pour l'aspect gestion (mail, organisation…), Jean Massiet peut par exemple se libérer l'esprit et diminuer sa charge de travail. Néanmoins, cette solution n'est pas à la portée de tous. Comme il le dit lui-même, il a les moyens de s'entourer et ce n'est clairement pas le cas de tous les streamers. De plus, être capable de déléguer n'est franchement pas donné à tout le monde. Sundae a reconnu avoir encore beaucoup de mal à le faire. Mais si trouver la bonne personne avec qui travailler est compliqué pour elle, elle ne reste pas seule pour autant. Elle prône aussi bien le fait de parler librement de son expérience autour de soi, que de streamer avec d'autres personnes et de se rapprocher de créateurs de contenu vivant la même chose et pouvant aussi bien conseiller que permettre de vivre ses lives différemment. Peu importe la façon, l'important est de ne pas s'enfermer dans une solitude mortifère, ce qui peut vite arriver quand on est "un geek introverti", ce que sont initialement la plupart des streamers après tout.
Y a beaucoup de streamers qui se rapprochent pour vivre pas très loin les uns des autres et en vrai je comprends. Déjà pour faire des projets c'est mieux mais même pour sortir aussi. On a tous des potes mais avoir des potes du même milieu que soi, ça change vraiment les choses.
Sundae
Et si ça change tellement les choses, c’est principalement parce que parler de ses problèmes avec des gens qui vivent la même chose, ça ne peut qu’être bénéfique. En parler, c’est se décharger d’un poids. En parler, c’est réaliser que l’on n’est pas seul dans cette situation. En parler, c’est pouvoir trouver des solutions grâce à ceux qui sont déjà passés par là. En parler, c’est permettre à d’autres, streamers comme viewers, de réaliser qu’ils traversent la même chose. En parler, c’est aussi prévenir ceux qui voudraient se lancer sur la réalité du métier. C’est d’ailleurs pour cela que Sundae cherche à être aussi transparente que possible. Elle s’est d’ailleurs lancée dans une série de vidéos revenant sur de nombreux aspects de Twitch (webtv vs indé, l’argent sur Twitch…) :
Je veux parler aux gens de ce qu'est réellement ce métier pour que les gens qui veulent se lancer se lancent en connaissance de cause.
Certains pourraient même dire qu’en tant que personnalités publiques, c’est presque une responsabilité de parler, de lever ce tabou qui plane sur Twitch mais également sur toute la société. Les prises de parole de personnalités telles que Lady Gaga, Selena Gomez, le prince Harry ou encore Meghan Markle ont changé la vision qu'avaient les gens sur la santé mentale. Jean-Victor Blanc, psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, expliquait ainsi que “quand des personnalités enviées, aux vies professionnelles et sentimentales riches, évoquent leurs problèmes et les solutions qui les ont aidées, cela améliore les connaissances sur la santé mentale et lui donne un autre visage que celui du fait divers ou de la violence.” Pour se rapprocher un peu plus d’Internet, sachez que cela se fait beaucoup sur Tik Tok notamment et Sundae a l’impression que cela a joué un rôle dans l’évolution du rapport qu’ont les jeunes générations à la santé mentale. Néanmoins, parler de responsabilité, c’est peut-être un peu gros. Comme nous l’a rappelé Jean Massiet, le problème se situe ailleurs :
On ne peut pas nous reprocher de ne pas être au rendez-vous quand il s’agit de prendre soin des gens, juste ça ne sera jamais suffisant. {...} Soyons lucide sur le fait que non Twitch ne peut pas être le remède. Alors oui, on peut sensibiliser du mieux qu’on peut. Mais il ne faut pas nous mettre trop de responsabilités sur les épaules, c’est pas à nous de le faire. C’est à notre système de santé, à notre système scolaire, au monde de l'entreprise de prendre soin des gens et d’arrêter de les broyer.
Vous l’aurez compris, du moins on l’espère, être streamer n’est pas le métier idéal si vous cherchez à préserver votre santé mentale. Nombreux sont les facteurs aggravants et on comprend mieux la fatigue mentale qui transparaît en ce moment. Alors peut-être que certains seront sceptiques. “Ça reste un métier de rêve, de quoi se plaignent-ils ?” Sundae préfère parler de "métier de privilégiés". Pour la plupart, les streamers estiment en effet avoir beaucoup de chances et n'imaginent pas se lancer dans une autre activité. “Je paie cher le prix des avantages mais c’est un choix que j’ai fait, je demande à personne de me plaindre.” affirme Jean Massiet. Pour Kao, le rêve a un goût bien amer : "pour atteindre ce rêve il faut batailler très longtemps, et encore plus pour le maintenir quitte à ne plus le penser. Un job de rêve qui devient ton métier normal avec tous ses problèmes est-il réellement un job de rêve ?" Et peut-être que grâce à ces témoignages, répondre à cette question vous parraîtra plus compliqué que prévu.
Sachez bien vous entourer, le streaming est un milieu cru ! Essayez vivement de vous imposer une bulle de confort qui vous éloigne du travail ! Et surtout, n’ayez pas peur de partager vos faiblesses, on n'est pas des machines mais des personnes qui aidons les autres à passer un bon moment : garder pour vous le plus dur si vous voulez, mais partager des maux que des milliers de personnes vivent permet aussi de sentir bien soi-même. Une bataille se fait toujours à plusieurs !
Kao