"Il n'y a plus aucun pont entre les communautés" disait JDG lors d'un récent live. Un constat presque alarmant pour une situation qui s'avère assez normale et logique. Que se cache-t-il derrière ces angoisses ? Le Twitch français est-il vraiment divisé ? On vous en parle aujourd'hui.
Dans la vie, on ne peut pas s’entendre avec tout le monde, c’est un fait. Que ce soit au collège ou au lycée, vous avez très certainement connu une classe divisée entre les cool kids d’un côté et les bourrus de l’autre, les gothiques à l’âme de rockeurs et les rappeurs en devenir, les filles populaires et celles très timides ou encore les cancres du fond et les intellos de devant. Il y a des profils, des groupes qui ne se mélangeaient pas et on trouvait ça normal (tant que cela ne rimait pas avec un harcèlement d’un groupe sur l’autre). C’est un peu ce qu’il se passe dans le paysage du streaming français. Le Joueur du Grenier a ainsi pris la parole pour déplorer le fait que le Twitch français était scindé, selon lui, en deux groupes non-miscibles. Mais alors, si cela est normal dans la vie, pourquoi ne le serait-il pas pour le monde du streaming ? Entre homogénéité des profils et peur du changement, voici notre analyse.
Sommaire
- Le Twitch français, une communauté unique et soudée ?
- Fin du vieux monde de Twitch ?
- Les bienveillants vs les PP Manga ?
Le Twitch français, une communauté unique et soudée ?
Pour comprendre, il faut remonter aux débuts du streaming français. Twitch n’existe alors pas mais quelques plateformes émergent tout de même (Justin.tv, Dailymotion) pour proposer une nouvelle façon de créer du contenu : le streaming. Dans tous les pays, on se saisit de cette nouvelle opportunité. Mais la France, elle, s'est organisée autour d'un modèle très précis : celui de la web tv. En tête de ligne, on retrouve bien évidemment Eclypsia. Si cette webtv s'est éteinte, sa légende a perduré bien après. C'est simple, pendant un temps, la quasi-totalité des gros streamers historiques du Twitch français venait d'Eclypsia. Kameto, Zerator, Domingo, Jiraya, Skyyart, LRB et ses comparses de Solary, Ponce... S'ils n'ont pas tous fait leurs débuts sur la webtv, ils y ont, à un moment ou à un autre, passé de longues heures. Pour des streamers tels que Mister MV ou Doigby, il y a eu Millenium. Et pour des Gotaga, Sardoche ou encore Etoiles, ils ont grandi à travers des structures esportives.
Peut-être commencez-vous à voir où on veut en venir : la scène du streaming français s’est formée autour de la notion de groupe. Et vu que tout le monde venait plus ou moins des mêmes endroits et bien ça a créé un groupe (et donc une communauté) unifié dont les membres s’entremêlent et se ressemblent. À quelques exceptions près, les streamers français avaient des parcours, des profils et des centres d’intérêts similaires. Et tout ce joli petit monde gravitait autour de grands noms reconnus par tous comme les “rois” du streaming français, avec en tête de liste le vétéran Zerator bien sûr. Ce n’est absolument pas un mal, mais cette structure qui s’est indirectement enlisée pendant des années contribue en partie au sentiment de profonde scission qui remonte aujourd’hui.
Alors certes, au fil des années, il y a eu des évolutions dans le monde du streaming français. De nouvelles webtv ont vu le jour et leur modèle s'est révélé de moins en moins viable, tandis que les streamers indépendants se sont multipliés et quelques gros Youtubeurs se sont laissés tenter par l’aventure. Mais on retrouvait toujours cette culture du groupe avec les vétérans au centre à travers les nombreuses soirées passées sur des jeux multijoueurs ou des événements exceptionnels. Twitch restait un média de niche avec ses habitudes bien ancrées et qui attirait peu de spectateurs et de créateurs, empêchant ainsi toute forme de profond renouvellement de l’offre. Avec le recul, il est intéressant de voir le nombre de streamers qui ont critiqué l’arrivée de contenus politiques ou de type réact sur Twitch, contenus qui sont devenus très populaires au fil du temps. De façon générale, on sentait alors que les grosses têtes du streaming français étaient réfractaires au changement. Et puis, il y a eu le confinement.
Il y a vraiment un split sur Twitch. Il y a vraiment des communautés qui ne se mélangent plus du tout sur Twitch, et ça par contre c’est inquiétant.. Ça fait deux ans qu’il y a vraiment un split des communautés qui est en train de se passer, et là il est vraiment très, très marqué maintenant.
Joueur du Grenier sur son live
Fin du vieux monde de Twitch ?
Nous sommes en 2020. Le monde est plongé dans une situation que l’on ne croyait plus possible : une pandémie nous force à confiner le monde pour éviter des millions de morts. De nombreuses personnes sont mises à l’arrêt, que ce soit dans leurs études ou leur travail, et doivent trouver une nouvelle façon de passer le temps depuis chez eux. Ils ont fait le tour de Youtube, de Netflix et des autres, et commencent à s’intéresser à Twitch. Résultat, en plein confinement, le nombre de spectateurs sur Twitch va presque doubler.
Ces nouveaux arrivants ne voient pas forcément Twitch comme une plateforme dédiée aux jeux vidéo. Ils y trouvent de la discussion, de la musique, du dessin, de la vulgarisation, de l’actualité… Certains artistes ou politiques profitent du côté interactif de la plateforme pour tenir des concerts ou des conférences, qui ne peuvent plus avoir lieu en présentiel. Ces activités qui étaient plutôt de niche sur Twitch jusque-là rencontrent enfin un nouveau public. Si bien qu’en 2020, les jeux vidéo comme Grand Theft Auto V, Fortnite ou encore League of Legends se font pour la première fois devancer par la catégorie Just Chatting. Aujourd’hui, il est devenu extrêmement difficile de la déloger du haut du panier. C’est indéniable, cette période a profondément changé la face de Twitch, et ce même dans la façon de streamer du jeu vidéo.
Il n’y a personne pour qui le développement de Twitch est censé être négatif
Domingo sur son live
Car dans ces eaux-là vont débarquer de nouveaux profils de streamers sur la plateforme. Fini le monopole des geeks un peu intello, fans d’heroic fantasy ou de Nintendo, et bienvenue à des gars plus street, qui se butent à FIFA, GTA Online et LoL. Si de nombreux streamers ont commencé en slip dans leur chambre, jamais on n’a vu des débuts aussi roots que ceux de Billy, assis sur son canapé avec sa vieille souris filaire. Outre le côté amateur (qui pouvait étrangement rappeler les premières heures de Justin.tv), c’est surtout une autre approche du streaming qui s’est alors imposée, avec un ton différent, des codes différents et une communauté différente.
Rien de nouveau sous le soleil, cette infographie réalisée il y'a 1 an et demi montrait déjà ça très bien. Le problème c'est la nécessité de canaliser les "ultras" qui se croient dans une guerre de gangs.https://t.co/PwXNNrJIek
— Yann (@YRozier37) November 21, 2022
Alors oui, Gotaga et Kameto sont également des vétérans et mastodontes du streaming français et portaient déjà ce ton un peu plus street. Kameto avait d’ailleurs totalement chamboulé les codes traditionnels de la plateforme avec sa fameuse émission Radio Sexe. Notez que l’émission ne regroupait pas les figures habituelles du streaming français, tout comme la plupart des événements et autres streams à plusieurs organisés par le jeune Kamel qui a toujours fait un peu son truc dans son coin avec ses potes, comme avec la Brohouse. Mais avec l’arrivée de Billy, d’Amine, d’Inoxtag ou encore des JL, cette approche s’est répandue plus largement, quittant la niche dans laquelle elle s’était glissée faute de représentants, pour se répandre dans le top des audiences de Twitch. On est ainsi passé d’une poignée de streamers un peu atypiques (si peu nombreux qu’on pouvait les punir dans un coin cf ZEvent 2021) à un groupe fort capable de rivaliser en termes d’audience avec les vétérans du game et qui n’a plus forcément besoin de se mêler aux autres. La communauté Twitch que JDG a connue en tant que viewer avant de facilement l’intégrer s’est ainsi divisé. Et cela s’est particulièrement vu lors de la Pixel War et ses deux vocaux distincts.
La diversité a donc été le maître mot de ce confinement sur Twitch et cette diversité lui a permis d’envisager de nouvelles possibilités autres que le jeu vidéo. Amazon, l’entreprise mère a déjà envisagé l’obtention des droits sur des diffusions de matchs sportifs par exemple. Un partenariat avec SoundCloud, une plateforme de distribution de musique a accentué le nouveau côté musical de Twitch.
Compte-rendu de Twitch
Et ce n’est pas grave ! C’est même absolument normal. Une explosion de l’audience nécessite une offre plus diversifiée pour la maintenir. Twitch a d’ailleurs œuvré en ce sens. Et puisque de nouveaux streamers retrouvaient enfin un public adéquat sur la plateforme, ils sont restés, ont grandi et on se retrouve ainsi avec des communautés différentes sur une même plateforme. Dans la vie, cela arrive tous les jours, on l’a vu. Et pourtant, ici ça dérange. Au point que JDG appelle à plus d’événements permettant de réunir ces deux communautés élargies. Mais encore une fois, ce n’est pas grave de laisser la situation telle qu’elle est et forcer les choses pourraient avoir un effet contre-productif. Surtout que de tels événements existent déjà, notamment via Popcorn, ZEvent ou des tournois (sur Mario Strikers : Battle League Football notamment). On a également de nombreux streamers (Domingo, Etoiles, Squeezie, Maghla…) qui naviguent entre les deux sans aucun souci, tout comme de nombreux viewers regardent les uns comme les autres. En fait, le seul problème que l’on peut voir à cette situation, ce sont les réactions des ultras.
Moi, j'apprécie vraiment le fait de faire des trucs en groupes et essayer de créer des choses autour desquelles les gens peuvent se rassembler. En fait, j'ai même basé la plupart de mes événements sur ce principe-là.
Zerator sur son live
C’est pas nouveau. C’est juste que Twitter a parfois un peu envenimé les choses. C’est le côté communautaire quoi. C’est pas nouveau que les communautés les plus engagées, les plus fortes etc soient en mode “c’est nous les plus meilleurs”, “c’est nous les plus drôles”.
Domingo sur son live
Les bienveillants vs les PP Manga ?
JDG l’a rappelé, il n’y a pas d’animosité entre ces différents streamers. Il se dit ravi à l’idée de pouvoir partager plus de choses avec la “team KCorp”. Notez tout de même qu’on imagine mal le Joueur du Grenier faire des lives avec des streamers plus jeunes comme Michou ou Inoxtag. Tout comme l’ambiance des soirées du lundi collerait difficilement avec la nature exubérante des deux bonhommes. Mais cela n’empêche pas de se respecter dans les deux sens, de s’apprécier même et d’espérer un jour trouver une opportunité de créer du contenu ensemble. Billy et Amine ont souvent exprimé leur profond respect pour des vétérans comme JDG ou Mister MV. Il y a une différence entre ne pas faire des choses ensemble et s’opposer. Une différence que les streamers ont bien en tête mais qui est ignorée par une partie des deux communautés et cela prend surtout des proportions folles sur Twitter.
C’est clair que la Worms Cup je suis pas sûr que ce soit le truc qui chauffe le plus Billy/Amine (et encore ça pourrait de fou). Le match de foot, je vois assez peu Antoine Daniel rentrer à la 86e mettre le coup franc de sa vie. C’est vraiment en fonction de ton centre d’intérêt, ni plus ni moins.
Domingo sur son live
À en croire Twitter, on aurait donc d’un côté les bien-pensants venant casser l’ambiance et de l’autre les gamins toxiques et sexistes. Une dichotomie assez réductrice qui place les gens dans des cases opposées alors que la réalité est toute autre. Un Ponce serait ainsi trop bienveillant alors que des Amine et des Billy prônent, à leur manière, la bienveillance justement. Et il est bien facile de taper sur les plus jeunes pour des comportements que l’on avait à leur âge. Encore une fois, les deux anciens twittos constituent un exemple parfait puisqu’ils ont beaucoup évolué et reconnaissent leurs erreurs du passé. De plus, si les uns reprochent parfois à "la team KCorp" de faire trop dans le trash, ils oublient que des personnages comme Antoine Daniel ou JDG ne sont pas les derniers pour faire des vannes politiquement incorrect. En somme, ces cases figées n’ont pas vraiment de sens et chacun y va de sa petite critique aveugle, qui tombe malheuresement souvent dans la haine dispoportionnée, à laquelle sont coutumiés, du moins sur Twitter, les ultras de la communauté, jugée plus jeune par Zerator, d' Amine, Billy et consorts.
C’est dangereux de dire que des communautés se détestent (et de donner un nom à une communauté, au hasard « la KCORP »), c’est plus ca qu’il faut éviter
Kotei en réponse à JDG sur Twitter
Ajoutez à cela quelques prises de paroles maladroites (Ponce parlant de “Dylan, 14 ans, fan du Real Madrid”) et vous obtenez une communauté bien remontée qui se sent l’âme de chevaliers partis en croisade pour défendre un streamer qui n'a rien demandé. Et ça, malheureusement, difficile de le changer. Certes, on pourrait espérer voir les lives des streamers de la Team KCorp devenir des safe place pour les streameuses notamment, comme c'est le cas des soirées du lundi au cours desquelles rares sont devenus les messages déplacés et/ou sexistes. Pour le reste, on peut apaiser les tensions, appeler au calme, bannir les éléments perturbateurs, mais il y aura toujours des fans se sentant en rivalité avec d’autres. En réalité, Twitter a toujours grandi avec des gue-guerres de communautés de ce genre (Beliebers vs Directioners, K-Pop vs J-Pop, gauche vs droite…) et certains ont même trouvé leur place dans ce réseau grâce à cela.
S’indigner sur Twitter, c’est un peu l’EuroMillions de la reconnaissance. On fait une toute petite mise de 280 caractères et ça peut rapporter gros.
Le philosophe Laurent De Sutter
D’une certaine façon, la situation actuelle n’est pas vraiment inédite, même sur Twitch. Rappelez-vous, il y a quelques années en arrière, le Twitch français était divisé en deux : d’un côté les indépendants et de l’autre les streamers ayant rejoint de grosses structures, avec surtout Webedia. Pour les ultras des premiers, les seconds étaient vus comme des vendus et ils ne se gênaient pas à le faire savoir sur Twitter, se montrant parfois assez véhéments. Mais étrangement, cela ne semblait pas poser problème aux plus gros à cette époque. Qu’est-ce qui change la donne cette fois-ci ? Voir un streamer dépassé les un million avec un événement ne rassemblant quasiment aucun des gros streamers/youtubeurs d’antan a-t-il créé un petit sentiment d’insécurité ? Une peur d’être dépassé peut-être ? L’humain est ainsi fait et ces petites angoisses internalisées ont très certainement eu un rôle à jouer. Mais le contexte explique également beaucoup de choses, tant les dommages collatéraux sont devenus visibles ces derniers temps.
Les communautés, en fait, s'aiment pas, et se montent le bourrichon. La communauté, je sais pas, de chez Amine, Billy ou Kamel, qui font, genre, "ouais, nous on déteste la communauté de Ponce !", etc ... Et des fois ça aboutit à des trucs, où on dirait que les streameurs se font la gueule, parce que les communautés se font la gueule en fait !
Joueur du Grenier sur son live
Quand on parle de dommages collatéraux, ce sont avant tout des gens qui, parce qu’ils polarisent les reproches faits à un “clan” ou à une autre, se font harceler sans cesse. Amine a d’ailleurs pris la parole sur ce sujet, invitant sa communauté à arrêter de vanner la streameuse Ultia. Des termes jugés trop faibles par certains et qui montrent bien que les codes des uns sont définitivement incompris par les autres. Oui, passer plus de temps ensemble permettrait sans doute d’éviter les petites polémiques sur quelques phrases mal interprétées, comme se mélanger dans la vie permet de comprendre des points de vue différents du sien. Peut-être que si plus de liens existaient entre ces deux groupes, l’ambiance globale serait meilleure et que l’acharnement sur certaines personnes s’estomperaient. Mais comme dans la vie, on ne peut pas se forcer à se rejoindre sur des centres d’intérêts que l’on ne partage pas. Alors non, cette scission n’est pas grave en soi, il faut juste essayer tant bien que mal d’en limiter les dégâts.
Petit thread sur le message d'@AmineMaTue concernant @ultiaa. Voici l'extrait en question que j'ai un peu cuté tout en restant le plus fidèle à la parole d'Amine. 1/6 pic.twitter.com/iqWNas8F0t
— Luneye (@Luneye__) November 20, 2022