-- J'en ai ras-le-cul Matthias, voilà ce qu'il y a...

-- Comme d'habitude, non ?

-- Pire... Avant j'écrivais, je jouais avec les mots et le réel, m'embarquais dans de folles aventures où se heurtaient tous ces fantômes que je déteste tant : ces gens, ces portraits, ces catégories socio-professionnelles ou spatiales, générationnelles ; ce petit con à la table de devant, en train de faire le guignol auprès d'une dinde qui ne cache même plus son indifférence...

-- En somme, tu t'en es lassé. Rien d'extraordinaire, trouve autre chose. Opte pour le surréalisme, ça t'allais bien à l'époque. Ne dit-on pas qu'il n'y a jamais eu de réel roman surréaliste ? Tu pourrais faire le premier du genre, toi qui voulais tant entrer dans l'histoire.

-- Je t'ai bassiné longtemps avec ces conneries... « Chateaubriand ou rien ! » et autres niaiseries... Non, ce n'est pas un autre motif qu'il me faut employer, c'est carrément un autre instrument ; très triste, très différent, par trop ordinaire.

--Qui est ?

-- La vie ! Mais tu n'entendras pas ce que je veux dire et toutes les précisions que je pourrais t'apporter ce soir ne t'éclaireront pas ; c'est un problème de con bien trop profond qui n'est même pas réel, peut-être.

-- Mais...

Et je quittai la terrasse du café, comme ça, laissant un billet au passage et le soin de régler à mon vieil ami qui, las comme moi et somme toute habitué à mes intempérances, ne fit même pas mine de me retenir pour quémander des explications.

J'ai abordé la littérature il y a quelques années en y mettant un peu trop de moi. Par « moi », je veux dire « je », sujet, ce que je suis, bref, n'allez pas y voir un concept bien précis ou construit par mes soins : JE, tout simplement.

Mes projets d'écriture furent d'abord relatifs à des espaces drastiquement éloignés de notre monde, croisant une approche surréaliste et symboliste ; un peu de Gracq, de Baudelaire, du fantastique à la Edgar Allan Poe (que je n'avais alors pas lu...). Tout cela ne disait en apparence pas grand-chose et le style était exagérément rond et ourlé – un vin blanc et moelleux d'Alsace, si vous êtes connaisseurs –, mais un sens profond qui reliait tous ces écrits présentant des situations si disparates se révélait petit à petit : que ce fussent des cavalcades brûlantes à travers les bises de l'hiver, des moments d'angoisses dans un bouge dixneuviémiste d'une nuit parisienne, une orgie des plus tendres dans les bains d'une villa patricienne, ou la morsure éjaculatoire d'une splendide (oui) Gorgone, tout concourrait à l'épanchement d'impressions et de sensations que j'aurais voulu, inconsciemment ou non, connaître à leur paroxysme, moi qui était réduit pour toute jouissance à n'aimer qu'une fente funèbre et avare en folies, pour toute volupté du palet que quelques vins bons marchés qui épuisaient déjà trop mon portefeuille limité... En somme, je n'avais pas les moyens de mes exigences voluptueuses, donc je circonscrivais tout cela dans des écrits prétendument « hors du monde », qui ne présentaient jamais que les objets de mes désirs...

« Et Matthias qui voulait me ramener dans ces tréfonds ». Rire nerveux et désespéré qui me fait passer pour un fou quand je marche seul dans la rue, la sale dégaine et la démarche d'un crabe en supplément.
Je me suis ensuite tourné à l'opposé total, admiratif de l'oeuvre de Balzac qui avait su, à mon sens, si bien capter un florilège de vérités profondes, sur l'homme et sa petitesse teintée de splendeur, dans de grandes fresques que nos professeurs de français qualifiaient de « réalistes » au lycée... comme si Trompe-la-mort eût été crédible, comme si Rubempré ou Esther n'étaient pas par trop romanesques. Au moins leur destin à eux deux eut quelque chose du réel : la gifle que se prennent en pleine gueule les enfants qui ont rêvé trop longtemps ; la gifle que je me suis pris un jour et qui continuait de rougir ma chair, comme tout petit écrivion abject qui se respecte... Mais, soit ! « Réaliste ! » me disais-je. Je m'efforçais d'y croire.

Je développais mon talent pour le portrait et la satyre, les deux soigneusement mêlés et sans mélodrame, avec une pointe de vulgarité que je voulais juste assez présente pour dégoûter par endroits le lecteur. Mais je n'ai fait qu'accoucher de fantasmes sur un tout autre registre. Qui suis-je pour m'épancher sur ces employés de bureau et ces professeurs d'université, ces CSP + comme ces caissières du Lidl qui me semblent arborer le même regard morne en milieu de semaine ? Leur réalité ne m'apparaît jamais qu'au prisme de ma réalité, de ce JE impérieux qui commande l'interprétation des phénomènes et construit des récits biaisés... En somme, j'ai projeté mon regard sur ces passants, et ces passants fantasmés je les ai traduits dans les livres... Point de vérité, donc, ils ne sont que chimères et ne disent du réel seulement ce que je suis capable d'en concevoir et d'en vouloir, à partir de données essentiellement pipées... Il en va de même pour l'oeuvre de ce si grand Balzac.

Me voilà donc entraîné à songer aux postmodernistes en littérature. Rien n'est vrai, rien n'est beau, on pourrait faire à peu près n'importe quoi dans ce relativisme général mais, non, car n'importe quoi ne plaît pas quand on n'a pas un réseau pour le faire vendre, et n'importe quoi ne garantit pas mieux l'authenticité de quoi que ce soit. Il paraîtrait même que ce serait pire encore : l'homme étant tout entier égo, s'il ne se préoccupe même plus de décentrer son regard comme dans le roman réaliste, on retombe à peu près aux frasques (en moins naïves) de mes premiers écrits... Conclusion : je n'ai pas avancé. C'est si vrai que je me suis arrêté au milieu d'une autoroute nocturne, au moment où me venaient pour la première fois ces pensées, après avoir quitté mon ami sur la place Saint-Marc, et je crois que les feux qui cavalaient vers moi n'étaient pas l'illumination attendue... Je vous écris d'ailleurs d'un je ne sais trop où dans l'éther...

*

Ai-je fantasmé d'une mort absurde et d'un renoncement de tout ce que j'admire, dans ce texte, pour avoir encore trahi les attentes qui pesaient sur mes épaules, tout récemment ? Sans doute. Ce texte n'est guère plus qu'un énième fantasme pour exorciser mes pulsions d'ordre martyrologiques ; il n'est pas convainquant et flatte mes penchants. Je voudrais présentement sacrifier l'art qui me va si mal et embrasser une vie moyenne que je ne devrais plus chercher à fuir dans l'imaginaire.

Ton texte m'a bien fais rire. Je trouve que t'as très bien articulé certaines dynamiques et éléments de langages qu'on retrouve fortement, actuellement, dans les facultés de sciences humaines, avec leur potentiel devenir, la novlangue et le prêt-à-penser de demain ("l'économie démocratique" bordel...)
J'aime beaucoup tout ce processus de lavage de cerveau si benoitement décrit par la victime, qui ne fait jamais qu'oppresser soi-même son regard face aux injonctions de son milieu.
On note une petite raillerie en toile de fond : des oppressions théoriquement partout au point que tous sont devenus des minorités, mais les oppressions du marché (Amazon qui fait sa promo à la fac) ne sont plus visibles, et tout s'est assis, on le comprend, sur l'humiliation et la castration des hommes blancs (qui est effectivement la concrétisation de ces courants radicaux).

Pas grand-chose à dire au niveau du style. Je te félicite en tout cas, l'illusion qu'une femme l'aurait écrit est là.