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Sujet : [Fantasy] L'assemblée extraordinaire

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Chimene_Azalee Chimene_Azalee
MP
Niveau 19
26 septembre 2017 à 00:33:48

LE VOL NOIR DE LA PIE

CHIMÈNE

Chimène se tordait les chevilles à chacun de ses pas, ses jambes ployant sur les pavés, entravée par ses chaussures à talon. La foule la toisait, moqueuse, avec des gueules tordues, fendues de goguenardises et de rictus jaunâtres. Mathilde la narguait, virevoltant autour d’elle dans des pirouettes de tissus colorés, ses cheveux roux traçant un sillon enflammé dans les airs. Ses deux caméristes lui piquaient le dos avec des aiguilles afin qu’elle continue d’avancer. Alors qu’elle passait sous une grosse horloge logée dans une arche, aux moults sculptures de bois peintes de rouge, de bleu, et recouvertes de feuilles d’or, la cloche se mit à carillonner, et l’air vibra si fort que Chimène en tomba. La populace s’esbaudit, la pointant du doigt, et les premiers légumes pourris fusèrent. Des hommes biscornus et boiteux, la peau vérolée et les yeux chassieux s’approchèrent en claudiquant, et la menacèrent de leurs poignards. Alors que la pointe rouillée de l’un deux lui titillaient le menton, l’autre lui arracha sa robe, dévoilant sa marque à tous, et ils rirent de plus belle. Alors que la foule se précipitait sur elle pour la dépouiller de ce qu’il lui restait d’étoffe, une main d’un blanc de gypse aux longs doigts fins lui attrapa le poignet et l’extirpa de la marée humaine. L’escogriffe l’attira parmi les venelles sombres d’Edelsteen, tanguant sur son pied-bot, sa canne cliquetant contre la pierre froide. Chimène ne le voyait que de dos, ses atours mauves claquant au vent. Il l’entraina devant la Maison Cornue et ses deux tourelles, puis retira son capuchon, dévoilant son crâne chauve. Alors, l’homme pivota doucement, les éclats d’une torche se dessinant sur ses yeux vairons. Une chaleur froide se diffusa depuis le cœur de Chimène jusqu’au bout de ses doigts, de ses orteils, puis ses jambes vacillèrent.

« On ne meurt pas dans un rêve. » fit la voix du chevalier.

Pourtant, le poignard dépassait bien de sa poitrine, le regard mauvais et bifide de l’étranger en mauve plongé dans le sien, vacillant. Alors Chimène hurla dans le monde des vivants, empêtrée dans ses draps, ruisselante de sueur. Karl Wiern accourut depuis le salon, défonçant la porte sculptée qui claqua violement contre le mur, épée au clair. Sur ses gardes, il balaya la chambre du regard. La chandelle de Chimène, presque entièrement consumée continuait de diffuser sa faible lueur dans la pièce, et le livre qu’elle tentait de lire gisait ouvert sur le sol. La journée avait eu raison d’elle, et la jeune femme avait glissé dans les limbes sans même s’en rendre compte.

« Encore un de tes rêves ? » s’enquit Karl en rengainant sa lame.

Chimène acquiesça, n’osant pas croiser le regard du jeune Wiern. Que devait-il penser d’elle, à la voir se convulser chaque nuit, hurler à la mort et pleurer, quand elle ne se compissait pas ? Chimène ne supportait plus cet étrange picotement qu’elle ressentait, comme une envie d’uriner irréfrénable, la poussant à faire ou dire des choses que jamais elle n’aurait fait autrement. Cette sensation si pressante et désagréable qui lui permettait de différencier les rêves des visions ne se soulageaient que lorsqu’elle accomplissait ce qu’elle avait vu. Justinien Karel allait la tuer, et bien que l’on ne meure pas dans un rêve, l’on ne se réveillait pas du monde des vivants. Par la fenêtre, le jour coulait sous l’horizon. Le cœur de Chimène tambourinait dans sa poitrine, persuadée que l’apothicaire ne tarderait pas à venir la chercher. Il savait pour la marque. Il devait être resté caché parmi les dignitaires d’Edelsteen. La porte s’ouvrit sans qu’on y toquât et Chimène se sentit défaillir. Encore une fois, Karl tira son épée hors du fourreau, manquant de raccourcir la jeune femme au passage. Bien que Chimène ait oublié son nom, elle reconnut le visage carré et la barbe blond-roux du sire groléjois. Ses joues cramoisies et la sueur qui dégoulinait de son front n’auguraient rien de bon.

« Sire Wiern, veuillez me suivre immédiatement.
— Que se passe-t-il, sire Wijnstok ?
— Prenez vos armes, répondit Egbert, tout ahanant. Je vous expliquerai en chemin. »

Karl acquiesça, l’air grave, puis se tourna vers Chimène.

« Habille-toi, et chaudement.
— Non Karl, le temps nous est compté, rétorqua Egbert. C’est une question de vie ou de mort. Le palais grouille de félons. »

On lui laissa tout de même enfiler la pelisse en hermine que Messal lui avait offerte, et Chimène chaussa ses pieds de sandales qu’elle n’eut pas le temps de boucler. Egbert la tirait déjà dehors. Edmund Pergament et les hommes de Felseweise et de Mortefange se massaient aux côtés des gardes de sire Wijnstok, tels une véritable petite armée, le loup Wiern côtoyant la vigne du sire de Kruis.

« Où est mon père ? » demanda Karl à Edmund. La colère et la panique imprégnaient sa voix, et ses doigts pianotaient nerveusement sur la fusée de son épée. Sire Pergament n’en menait pas large.

« Reyce Vangeld a attaqué les seigneurs qui se tenaient à l’Assemblée Extraordinaire, commença-t-il. Nous ne savons pas encore ce qu’il est advenu d’eux.
— Ne perdons pas de temps, les pressa Egbert. Nous devons vous faire sortir de la ville, Karl. Vous êtes l’héritier de Felseweise. S’il advenait malheur à votre père, nous ne pourrions pas le venger, si d’aventure Groléjac tombait entre les mains de Reyce.
— Nous pouvons tenter de les stopper maintenant, rétorqua-t-il.
— Nous ignorons combien sont de mèche, mais plusieurs centaines à ne pas douter. Je ne prendrai pas ce risque, refusa Egbert.
— Vous espérez que je revienne avec les armées de mon père ? devina Karl.
— Seulement si ça tourne mal. »

Les bottes ferrées des hommes grondaient dans les corridors, résonnant dans les voutes, oppressantes dans le silence étouffé de la nuit. Nul ne débinait mot, la face austère. Ils arrivèrent aux abords de la grande salle. Ensuite s’offrirait à eux le hall d’entrée et la sortie du Palais. Egbert retira le barreau de la porte, et le groupe s’engouffra dans la grande salle. Seule la lueur de la lune s’infiltrait dans les lieux, se reflétant sur les couverts en argent déjà disposés pour le lendemain. La boîte à théâtre, refermée, accueillait déjà un buffet regorgeant de vivres. Alors qu’ils louvoyaient parmi les chaises, une troupe de groléjois pénétra l’endroit depuis le grand hall.

« Êtes-vous loyal au seigneur Joris ? les apostropha Egbert.
— Nous ne servons qu’un seul seigneur, celui de la lumière, répondit l’homme en tête.

Le chant strident de l’acier emplit la grande salle, alors que tous tiraient au clair leur lame.

« Sire Wijnstok, il n’y a pas besoin d’utiliser la violence. Joignez-vous à nous avant qu’il ne soit trop tard.
— Jamais je n’abandonnerai Joris, rats ! pesta-t-il.
— Puissiez-vous rejoindre les royaumes de Dieu. »

Les groléjois se jetèrent les uns sur les autres. Le sinople et pourpre des hommes de sire Wijnstok percuta le noir et or des traîtres, et la grande salle résonna d’un autre festin.

« Edmund, conduisez vos hommes hors de ce carnage, intima Egbert.
— Je ne vous laisserai pas seul ici, rétorqua sire Pergament.
— Vous me serez bien plus utile à prévenir les vassaux de Joris que morts !
— Nous n’y arriverons pas, nous sommes trop nombreux pour demeurer discrets. » rétorqua Karl.

Egbert jeta un œil bilieux à ses troupes qui défendaient pour l’instant leur position, campées derrière les tables de banquet.

« Nous vous laissons nos hommes, continua Karl.
— Sauvez Groléjac, je vous en prie. »

Alors, Egbert Wijnstok adressa un dernier regard à l’héritier de Felseweise et se jeta dans la mêlée aux côtés de ses soldats.

« Passons par les cuisines ! » suggéra Karl en faisant volteface.

Comme médusée par les combats qui prenaient place tout autour d’elle, Chimène ne parvenait plus à bouger les jambes. Elle se rappelait la complainte de l’acier, couvrant à peine celle des mourants. Elle les revoyait encore tous. Valère sur son lit de mort, William vomissant des gerbes de sang, tentant de retenir la vie s’échappant de sa plaie béante. Yannick, Germain, Jacques, tous disparus, leur sang dispersé aux quatre vents. Karl l’arracha à ses songes d’une poigne de fer.

Les cuisines, désertes à cette heure-ci, sommeillaient dans les ténèbres. Il s’écoulerait des heures avant que les premiers marmitons n’allument les foyers et se mettent à pétrir le pain. Karl alluma une chandelle, repoussant les ombres au plus loin des ténèbres.

« Et maintenant ? demanda Edmund. Par où sortons-nous ?
— Je ne sais pas, pesta Karl. Cela me tue de ne rien pouvoir faire ! Mon père…
— Ton père n’aurait pas voulu que tu risques ta vie pour la sienne, répliqua sèchement Edmund. Le seigneur de Cenelle et Alexander avaient des gardes, et de toute manière, Reyce Vangeld n’a que peu d’intérêt de les tuer. Il en fera des otages.
— Certes… » admit Karl à contrecœur.

Edmund prit la chandelle de la main de Karl et commença à explorer les recoins de la cuisine.

« Il y a une porte par ici. »

Ils retirèrent le barreau, et le vantail s’ouvrit en grinçant sur un couloir de service. Edmund s’y engouffra avec précaution, et revint quelques instants plus tard.

« Il y a une autre porte au fond, je n’ai pas pris le risque de l’ouvrir.
— Nous n’allons pas avoir le choix. » annonça Karl.

Chimène, quant à elle, s’était assise dans un coin, ses bras entourant ses genoux, posant avec force son menton afin que ses dents ne claquent pas.

« Lève-toi, Chimène. » lui demanda Karl.
Elle saisit la main tendue. Le jeune loup lui présenta un poignard, rangé dans un petit fourreau de cuir.
« En espérant que tu n’auras pas en t’en servir. »
La lueur vacillante de la bougie était son seul repère dans ce couloir noir, ne dévoilant que le crâne roux d’Edmund, et l’éclat des pièces d’armure. Une fois face à la sortie, ils confièrent leur éclairage à Chimène, et la flamme n’en fut que plus tremblante. Posant délicatement le barreau pour ne pas faire de bruit, ils ouvrirent la porte qui donnait sur un couloir éclairé. Chimène eut à peine le temps de jeter un coup d’œil au dehors que déjà Karl la tirait en arrière, alors qu’Edmund la poussait à l’intérieur.

« Ils arrivent des deux côtés ! s’écria-t-il.
— Barrez la porte ! » répliqua Karl.

La bougie de Chimène avait chu dans la précipitation, disparue sous un meuble. Karl poussait déjà une lourde table et la collait contre la porte, alors qu’Edmund Pergament y ajoutait une lourde marmite en fonte. Le vantail trembla.

« On est foutus, pesta Edmund.
— Ils ne nous auront pas ! renchérit Karl. Continue de bloquer la porte ! »

Chimene_Azalee Chimene_Azalee
MP
Niveau 19
26 septembre 2017 à 00:34:08

Les coups sourds résonnaient dans la cuisine, et bientôt la lumière filtra à travers un trou dans les planches. Une lance manqua d’éborgner sire Pergament, qui planta son épée dans la brèche à son tour. Chimène regardait partout autour d’elle, à la recherche d’une niche ou d’un four où se cacher, tandis que Karl entreposait tout ce qu’il trouvait pour obstruer le passage aux assaillants.

« Suivez-moi, vite. »

Tous trois se figèrent. Ils n’étaient plus seuls dans la cuisine. Un homme élancé, emmitouflé dans ses étoffes mauves les toisa dessous un capuchon. Chimène crut défaillir.

« Non ! hurla-t-elle. Non ! »

Elle se jeta dans un coin, protégeant sa tête de ses bras, tentant de se faire la plus petite possible, mais Justinien l’avait retrouvée, et elle ne pouvait plus lui échapper. Au même instant, la porte se fendit d’autant plus, et des mains avides arrachèrent les échardes. Edmund la souleva sans ménagement du sol, ne lui donnant aucune chance de résister, malgré ses jérémiades.

Justinien se tenait juste devant un meuble à vin, et il enfonça deux bouteilles, en retira une autre et poussa une tige de fer. Un loquet s’actionna dans un bruit sourd et dévoila une porte qui bascula. Sans hésiter, Karl s’engouffra dans le tunnel noir, suivi d’Edmund. Les ténèbres les plus épaisses les engloutirent quand le passage se referma. Quelques gouttes ruisselaient du plafond dans de drôles de bruits, distordus par l’écho du souterrain, accompagné de la respiration saccadée de Chimène. Les sons du dehors semblaient lointains derrière la couche de pierre, mais on y devinait aisément les groléjois fouillant de fond en comble la cuisine, tout en pestant.

« C’est vous ? demanda Karl à voix basse.
— Si vous pensez à l’homme le plus recherché d’Edelsteen, alors oui, c’est moi.
— Pourquoi nous aider ? N’êtes-vous pas de mèche avec Reyce Vangeld ?
— Je ne soutiens ni mon père, ni Reyce.
— Votre père ?
— Je suis le mensonge d’Edelsteen, je suis le premier né de Joris et de Maria Vangeld. Mais qui aurait voulu d’une telle engeance pour héritier ? »

La canne de l’apothicaire ponctuait sa marche à l’aveugle. Chimène pleurait. Karl ne l’écoutera pas, elle le savait désormais. Elle vivait ses derniers instants et Justinien la tuerait.

« J’espère que vous vous souviendrez qui de Joris Vangeld ou de Justinien Karel vous a sorti de ce pétrin.
— Je ne …
— Ne soyez pas trop hâtif en paroles, messire, le prévint Justinien.
— Espérez-vous que nous vous aidions à renverser le seigneur Joris ? » s’indigna Karl.

Justinien ne répondit pas, et Chimène entendit le jeune loup tâtonner çà et là.

« Il a disparu, chuchota-t-il.
— Ces souterrains pourraient devenir votre tombeau, si vous vous refusez à m’aider. »

La voix venait de loin, déformée et assourdie, embaumée de sournoiserie.

« Ou alors, jurez sur Dieu, jurez sur votre père de m’aider à prendre la seigneurie qui me revient, et je ferai tout pour que vos parents vous soient restitués. »

Edmund lâcha Chimène et se pencha à l’oreille de Karl.
« Accepte, tu n’es pas obligé d’honorer ce serment.
— Je ne sais pas…
— Ne nous condamne pas à l’errance dans ces fichus souterrains, je t’en supplie. »

Il se passa un certain temps sans qu’aucun des deux ne parle. Chimène s’accrocha à Edmund, de peur que l’apothicaire n’apparaisse dans son dos.

« Soit, j’accepte ! céda Karl.
— Fort bien. Guidez-vous au son de ma voix, et comptez vos pas. Dans quatorze, il y a une faille, et il faut tourner à gauche. »

Comme indiqué, ils contournèrent la faille, trahie par une pierre qui ricocha dans le gouffre en y tombant. Étrangement, la canne de Justinien ne battait plus le sol, alors que la voix de ce dernier paraissait toujours tout autant éloignée. Cela turlupinait Karl.

« Pourquoi n’entendons-nous plus votre canne ?
— Un artifice, expliqua Justinien. Cela me fait paraître faible et détourne la vigilance de mes ennemis. Combien de pas avez-vous fait depuis la faille ? »

Karl s’arrêta, et un pincement au cœur prit Chimène. Elle ne survivrait pas plus de deux heures, plongée dans les ténèbres des souterrains, son cœur lâcherait avant.

« Je ne sais pas…
— Cent-cinquante pas plus loin, il y a un précipice qui mène dans des cavernes inexplorées. Tournez à droite, vous m’y retrouverez. Si d’aventure vous ne chutiez pas dedans. »

Après une phase d’incertitude, les pieds de Chimène ne quittèrent finalement pas le sol rocailleux, et la main longue et fine de l’apothicaire l’aida à escalader une marche dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Aucun poignard ne lui transperça la poitrine.

« Nous sommes juste en dessous de L’Orée d’un Songe, expliqua Justinien. La porte des Tanneurs n’est que peu gardée. Votre seule chance de sortir d’Edelsteen. »

L’apothicaire lui appuya sur la tête, et Chimène finit à quatre pattes, les talons de Karl dans le museau. Bientôt, la pierre fit place au bois, Chimène sursauta et se cogna la tête sur les planches qui la cernaient. Elle écrasa la jambe de Karl, coincé contre la cloison.

« Nous sommes piégés ! » s’alarma celui-ci. L’endroit leur interdisait de faire demi-tour, bien trop exigu. Le cœur de Chimène coula comme une pierre dans sa poitrine. Elle l’avait vu, mais encore une fois, on ne l’avait pas écoutée. Personne n’écoutait les petites sottes. La jeune femme ne rêvait pas, et cette fois-ci mourir ne la réveillerait pas. L’air commençait déjà à chauffer, et Edmund Pergament arriva à son tour.

« Justinien m’a dit qu’il y a un loquet. »

Karl tâtonna jusqu’à que ses mains agrippent le mécanisme et ils basculèrent, heurtant la terre battue. Un air aux relents de moisissures vint rafraichir l’atmosphère paniquée.
« Où sommes-nous, d’après vous ? s’inquiéta Edmund.
— On dirait une cave. Nous étions dans un tonneau ! devina Karl.
— Et l’on ne voit toujours rien. » maugréa sire Pergament.

Chimène frissonna à l’idée que l’apothicaire d’Edelsteen soit tapi dans l’ombre, prêt à la poignarder. Elle sursauta quand la lumière envahit l’endroit, au bout de la main d’Edmund. Nulle trace de l’angoissant personnage, juste une futaille poussiéreuse, et un escalier menant à l’étage.

« Sortons d’ici, et gagnons cette fichue porte ! » se résigna Karl, en gravissant les marches de bois qui craquèrent. La taverne se révéla déserte, plongée dans le bain azur de la lune.

« Les rues ne seront certainement pas vides, prévint Edmund. Si le château est tombé, ils boucleront la ville. »

Cependant, pas un chat ne foulait les pavés du centre, quelques lampadaires allumés prodiguant un éclairage tamisé. La Maison Cornue se dressait face à eux, ses deux tours dardant le ciel.

« Comment vas-tu, Chimène ? s’enquit Karl.
— Ça peut aller. »

Son estomac était à deux doigts de répandre son contenu. La marque mentait, mais pour quels desseins ? Justinien l’avait aidée. Avait-elle envoyé Evrard, Déotéria et Alaric à la mort ?

Alors la porte de la Maison Cornue s’ouvrit, un faisceau de lumière vive éclairant la rue. Mathilde se tenait sur le perron, ses cheveux roux cascadant doucement sur un manteau de fourrure blanche.

« Venez par ici ! les appela-t-elle.
— Que voulez-vous ? s’interrogea Karl. Nous sommes pressés.
— Je sais quels dangers vous fuyez. Je peux vous aider à sortir de la ville. »

Karl consulta Edmund Pergament du regard, qui n’en menait pas large, presque hésitant.

« Je peux comprendre votre hésitation, poursuivit Mathilde. Mais confiez-nous la jeune fille, pour sa sécurité. Vous pourrez aller ensuite chercher votre vengeance. Laissez-la en dehors de tout ça. »

Karl se mordait la lèvre, et se tourna Chimène, plongeant ses beaux yeux verts dans les siens. La jeune femme y décela une pointe d’inquiétude.

« Chimène ? » fit-il, attendant son approbation.

Elle acquiesça et Mathilde hocha la tête, comme pour lui signifier qu’elle avait pris la bonne décision.

« Que ce chevalier l’amène jusqu’au seuil, dans ce cas.
— Moi ? se désigna Edmund, abasourdi.
— Chevalier, ou peu importe la façon dont vous vous nommez, messire. L’on ne laisse pas monter seule des marches à une Dame. »

Alors Edmund lui attrapa la main, l’acier de ses gantelets froids dans la nuit d’hiver. Ils franchirent à deux les marches du perron, se rapprochant à chaque pas de la source de lumière, toujours plus aveuglante. Des centaines de bougies devaient brûler dans la Maison Cornue. Mathilde l’accueillit en lui posant une main douce sur l’épaule et un sourire affable. Chimène jeta un coup d’œil en arrière. Karl lui adressa un dernier signe de tête et porta ses doigts à sa bouche puis à son front, la bénissant au nom du Seigneur de la Lumière.

Soudain, tout fut très rapide. On poussa Chimène vers l’extérieur, alors que deux paires de bras saisissaient Edmund Pergament, qui surpris, ne put se défendre et se retrouva entrainé dans la Maison Cornue. Sur les fesses, Chimène assista à la fermeture violente de la porte, replongeant la rue dans son atmosphère de cristal. Karl s’écrasa sur la porte avec un cri de rage, pour la faire céder. Le chêne massif et lustré, ornementé de bas-reliefs ne semblait pas près de céder, et Karl cessa rapidement ses vaines et bruyantes ruades. Des larmes de colère naissaient au coin de ses yeux. Il en lâcha son épée qui tinta sur la pierre.

« Mais pourquoi ?! se lamenta-t-il. Qui sont ces gens ? »

Terriblement honteuse, Chimène sentait les sanglots graveler dans sa poitrine, prêts à ruisseler.

« C’est de ma faute ! » pleurnicha-t-elle. Sa tête plongea sur le torse de Karl, qui parut reprendre ses esprits.
« Non, cette ville est pleine de serpents ! Sortons de là. »

Pour rejoindre la porte des tanneurs, il fallait traverser les quais du lac Astrid. Quelques nappes de brume flottaient avec mollesse au-dessus du pont de pierre, aussi large qu’une esplanade. Les lampadaires situés de part et d’autre ne dévoilaient rien que le chemin vierge de toute présence. Au-dessous, le quartier des puces s’étalait comme une trainée de boue, offrant à la vue un camaïeu de bruns parmi l’eau vert sombre.

« Ne traînons pas. » ordonna Karl.

Quand ils furent au milieu du pont, Karl retint Chimène qui en eut le souffle coupé. De la brume émergea une quinzaine de torches, faisant la jambe de grue.

« Nous vous attendions, sire Wiern. » lâcha une voix teintée d’un fort accent groléjois.

Des amis auraient combattu pour sauver le seigneur Joris, et Chimène n’eut pas besoin de le dire à Karl pour que celui-ci le comprenne. L’héritier de Felseweise la poussa contre le garde-fou et dégaina sa lame. Une flèche siffla dans la nuit, ricocha sur la pierre, suivie de plusieurs autres. Chimène se recroquevilla derrière un des piliers qui soutenaient les lampadaires. Alors, Karl l’attrapa par les bras et la poussa à escalader le garde-fou. En contrebas, les eaux sombres du lac clapotaient. Karl grimpa à son tour par-dessus la balustrade, et poussa Chimène. Le lac étouffa tous les sons, et de l’eau glaciale pénétra sa bouche.

Chimene_Azalee Chimene_Azalee
MP
Niveau 19
26 septembre 2017 à 00:34:39

FRÈRES DE LAME

EDMOND

La porte tremblait sous les secousses, repoussant les hommes qui tentaient de l’obstruer. Autour d’eux, quatre murs aux minuscules fenêtres, sans aucune échappatoire les piégeaient comme des rats dans un navire en train de sombrer. Affûte ton épée, chevalier de Mortefange, disait Mithar, brandis-la contre le mal, contre celui qui t’asservit, mais jamais ne cause de tort aux pusillanimes. Edmond brandissait une épée, certes, mais la lame lui était étrangère. Alors que la poignée d’hommes qui lui restait s’abattait contre la porte pour contrer le bélier, Alexander Wiern, agenouillé contre un banc de pierre adressait ses prières au Seigneur de la Lumière.

Le seigneur de Felseweise n’escomptait pas se rendre à Reyce Vangeld. À quoi pouvait bien penser Alexander aux portes de la mort ? Regrettait-il la conquête de Neufcâstel, la fin de la maison d’Ebroïn ? Les milliers de morts ? Priait-il pour son fils ? Les lèvres de son ami demeuraient closes, et sa face, impavide alors que tout s’écroulait autour d’eux.

La porte tremblait sous les secousses de plus en plus vives. Un de ses boucliers-liges lui présenta un baudrier, pommeau de l’épée pointé vers lui. Edmond en retira la lame, et l’acier chuinta. Le crâne de Mithar ornait la garde. Edmond la planta dans les sillons du pavé et y accrocha son médaillon d’adoubement. Pour la première fois depuis des années, il s’agenouilla devant l’autel improvisé et ferma les yeux.

« Toutes ces années, je n’ai pas trouvé la force de m’agenouiller devant toi, Mithar, car ton courroux me terrifie. Aujourd’hui semble être venue mon heure, et je suis prêt à alimenter ta grande horloge. »

Edmond rouvrit les yeux. Toujours la porte tremblait, toujours Alexander priait. Les hommes criaient des instructions çà et là, consolidant les vantaux avec ce qu’ils trouvaient sur place, dans un dernier espoir vain. Alors, des larmes roulèrent le long de joues hirsutes d’Edmond.

« Je me suis détourné de toi, Mithar, car je te blâmais de n’avoir pu te passer de l’âme de ma petite sœur. Je te pensais responsable, mais au fond, j’ai toujours su que le tort me revenait. J’ai été un hypocrite, préférant protéger mon âme dans un linceul de dédouanements. »

Edmond sentit une main sur son épaule. Alexander Wiern l’observait, les lèvres crispées dans ce qui semblait être un sourire aigre-doux.

« Le seigneur de la Lumière te répond-il ? s’enquit Edmond.
— Je sais qu’il m’a entendu. Comme Mithar t’a entendu, toi.
— Depuis toutes ces années, Alexander… Le poids de la culpabilité m’accable. »

Il essuya ses yeux noirs de ses gros doigts boudinés pour y chasser les larmes. La dernière fois qu’il avait pleuré, ses yeux, peu habitués l’avaient heurté, mais aujourd’hui, les sanglots coulaient, fluides comme un petit ruisseau. Ces derniers temps n’avaient été que propices aux larmes.

« Il y a également moult choses que je regrette Edmond. Mais ne sois pas trop dur avec toi-même. Le seigneur de la Lumière est miséricordieux. Il nous pardonnera pour cette guerre.
— Ce n’est pas la guerre contre Neufcâstel qui m’inquiète…
— Qu’as-tu donc à te reprocher, alors ? »

Alexander avait pourtant vu cette clairière où elle reposait. Les mots qu’il s’apprêtait à prononcer lui tailladaient la gorge. Il rengaina son épée, désormais nu à la face des dieux.

« Ma petite sœur…
— Mithar ne t’en veux pas, souviens-toi de ce qu’a dit ton histrion d’ami.
— C’est que… C’est comme si tout cela n’avait été qu’un rêve. Cela parait de moins en moins réel, je n’arrive plus à distinguer le vrai du faux.
— Tu ne pouvais pas aller de l’avant avec cette noirceur dans ton âme, Edmond. Es-tu prêt ?
— Comme jamais. »

Alexander lui posa sa main gantée sur sa poitrine, et Edmond lui attrapa le bras. L’iris vert pâle d’Alexander brillait d’un feu qu’Edmond n’avait pas vu depuis des années, comme le vent aurait ranimé des braises.

« J’étais le Jeune Loup.
— J’étais le Chevalier de Cenelle.
— J’étais la terreur de Neufcâstel !
— J’étais le fléau de Brise-Brume !
— Nous étions frères de lames ! » leur cris commun s’accompagna de la complainte de l’acier.

Alors la porte explosa dans une pluie d’échardes, et un flot d’ennemis s’engouffra en braillant dans la brèche.

« Il est l’heure de soulager Reyce Vangeld de sa tête ! hurla Edmond. À moi Mortefange ! »

Les piques des traîtres ne tardèrent pas à le titiller. Ses boucliers-liges mourraient pour lui, faisant rempart de leurs corps, et la phalange groléjoise peinait à venir à bout du mur de boucliers mortefangiens. Edmond se déroba quand une pointe de lance menaça de lui emporter l’œil. Sur le flanc droit, les hommes d’Alexander réussirent à effectuer une percée, brisant la phalange, tailladant chair et os. À son tour, Edmond envoya ses hommes à la charge. À travers un rideau de sang, le seigneur de Cenelle entrevit une sortie.

« Il semblerait que nos prières aient été entendues ! » s’exclama Edmond à l’intention d’Alexander, qui n’entendit pas. Le seigneur de Felseweise dansait parmi ses opposants, tranchant, découpant tout ce qui se mettait à portée. Les protections des troupes régulières de Groléjac s’ouvraient comme du beurre tiède sous les lames acérées, leurs lances devenues inutiles maintenant que les épéistes avaient forcé leur garde. À son tour, Edmond enfonça sa lame dans le cœur d’un opposant, rougissant l’acier. La porte se rapprochait, ses hommes tombaient mais toujours gagnaient du terrain sur ceux de Reyce Vangeld. Bientôt, ce fut la débandade, et les survivants groléjois détallèrent. Tout ahanant et maculé de sang, Alexander rejoignit Edmond, alors qu’on laissait les blessés graves agoniser sur le sol de pierre.

« Nous devons sortir de la ville, et vite !
— Tu as des nouvelles de Karl ?
— Pas la moindre. » annonça Alexander d’un air sombre.

Edmond songea à Domitille, peut-être déjà veuve et bientôt orpheline. Si d’aventure il ne se sortait pas de ce pétrin, sa fille devrait défendre Cenelle seule, abandonnée de tous. Il vivrait, pour qu’elle n’ait pas à supporter seule ce fardeau. Il vivrait par amour de ses filles, comme il aurait voulu qu’Iseut le fasse.

Au gré des couloirs, ils découvrirent d’autres cadavres, portant la livrée Wisheart, Hryffin où même Vaharem parmi ceux des groléjois. Il demeurait donc de l’espoir, si les troupes d’Edelsteen s’épuisaient à tous les traquer.

« Dès que nous aurons quitté cette ville, j’écrirai à mon fils Adrian de lever les armées, annonça Alexander. Reyce Vangeld paiera sa traîtrise.
— Je ferai de même, avec ce qu’il me reste, promit Edmond. Groléjac vient de signer sa perte. »

Ils ne rencontrèrent rien d’autre que des domestiques effrayés, se barricadant dans leurs logis sur leur passage. Les barreaux de la Grande Salle gisaient à côté de la porte, et ils pénétrèrent sans peine les lieux. Des dizaines et des dizaines de formes sombres s’entreposaient, affalées contre les tables renversées. Des remugles de sang, d’excréments et de gerbe emplissaient les lieux, et Emond en fronça le nez.

« Que des groléjois, monseigneur, annonça un des soldats d’Alexander. Et… quelques-uns des nôtres. »

Edmond demeura pétrifié par le regard d’Alexander.

« Cherchez mon fils ! s’exclama-t-il.
— Alex, je suis sûr que…
— À l’aide… » fit une voix.

Coincé sous une table renversée et couvert de sang, Sire Egbert Wijnstok crachotait du sang. Edmond et Alexander se précipitèrent pour retirer l’entrave. Le sire de Kruis, bien que chamboulé et tout chiffonné, ne semblait pas gravement blessé. Egbert rajusta sa fraise à godron et cracha de la salive rosâtre. Une de ses dents manquait.

« Votre fils, sire Pergament et la jeune femme qui les accompagnaient ont pu fuir, déclara-t-il. Ces traitres nous sont tombés dessus, et nous les avons retardés, au prix de bon sang d’Edelsteen.
— M’assurez-vous que Karl est en vie ? le pressa Alexander.
— Il l’était une heure auparavant. » répondit Egbert, agacé par le manque de reconnaissance que lui manifestait Alexander.
« Que savez-vous de ce Reyce Vangeld ? s’enquit Edmond.
— Il a toujours semblé fidèle à sa seigneurie, et l’on n’aurait pas pu trouver plus bigot. Un homme désagréable, certes, mais jamais je n’aurai soupçonné la moindre félonie de sa part. »

Sire Wijnstok se redressa avec une grimace de douleur. Sa jambe saignait abondamment, et sa main trembla lorsqu’il tâtonna à la recherche d’une prise.

« Quittez Edelsteen. Revenez avec de l’aide.
— Venez avec nous, sire Défroque, lui demanda Edmond.
— Wijnstok. Non. Je reste pour Joris. »

Le seigneur de Cenelle le taxa d’un air dubitatif. Même avec toute la volonté du monde, ce mastroquet de groléjois ne pourrait plus rien faire pour son seigneur adoré.

« Je vous souhaite la bonne fortune, dans ce cas, lui dit Alexander.
— Moi de même, seigneur Wiern. »

Les clous des bottes cliquetaient sur le marbre, et le petit bataillon progressait vers le Grand Hall. Un lustre échoué au milieu du couloir avait explosé dans une pluie de perles et de verre, et, au fond du couloir, une troupe armée venait à leur encontre.

« Seigneur Wiern, lâcha Reyce Vangeld. Je suis content de vous voir ici. Et vous allez vous écarter, car nous passons. »

La troupe de groléjois paraissaient fatiguée, usée jusqu’à l’os, maculée de sang. Même Reyce Vangeld voyait son visage taillé dans du silex recouvert de vermeille. Cependant, un large sourire fendait sa bouche fine.

« Nous passons aussi, répliqua Edmond. Mais peut être pourrions-nous y aller chacun notre tour ?
— Alors nous vous offrons le chemin des enfers. »

La charge fut terrible, et Edmond fendit la face de son adversaire qui tenta tant bien que mal de contrer l’attaque avec la hampe de sa lance. L’acier carillonnait, les cris de douleur résonnaient dans la voute du plafond. Frederick Vangeld engagea Alexander, qui semait hurlements et lamentations sur son passage, décidé à en finir. Alexander se déroba, esquivant le premier coup d’estoc du frère de Reyce, et feinta, cueillant le torse de Frederick. Le groléjois ne dut son salut qu’à l’acier de son plastron, obligeant Alexander à se reculer, alors que la lame du félon dardait derechef. D’un revers habile, Alexander emporta la main d’épée de l’homme qui tomba à genoux, en tenant son moignon sanglant tout en gémissant. Le seigneur de Felseweise posa son épée sur la jugulaire du vaincu, et leva haut sa lame. La scène fit plaisir à Edmond, qui déjà ne s’intéressait plus aux combats qui éclataient autour de lui. Alexander abattit sa lame, une gerbe de sang giclant de la gorge presque tranchée de Frederick Vangeld.

Le cri d’Edmond fut terrible. Le seigneur Wiern n’eut pas le temps de se retourner. Ses yeux verts se révulsèrent et sa bouche béat d’une surprise douloureuse, un mince filet de sang s’échappant de sa lippe. Alexander s’écroula comme un pantin désarticulé, dévoilant la face déterminée de Reyce Vangeld, la lame rougie de vermeille seigneuriale.

Alors Edmond remarqua qu’il était cerné de toutes parts, une dizaine d’hallebardes pointées sur lui. En position de garde, le seigneur de Cenelle décrivit un large cercle de sa lame afin de l’abattre sur l’homme qui lui faisait face. Avant qu’il ne puisse relâcher son coup, Edmond ne sentit plus ses jambes, et il s’affala comme si elles avaient été faites de papier. Un des traîtres lui avait planté sa pointe dans le dos. D’autres coups frappèrent, le transperçant de toute part, si bien qu’il se mit à cracher du sang. On le saignait à mort comme s’il avait été une bête sauvage. La tête d’Edmond bascula, et sa vision troublée s’arrêta sur les yeux vides de vie d’Alexander. Le seigneur de Felseweise avait vécu par l’épée, jusqu’à la fin, mais lui ?

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26 septembre 2017 à 00:36:30

FÉLONIE

ADRIAN

L’hiver eut raison de Perruquet. On raconta à Adrian que les poumons enflammés du pauvre vieil homme n’avaient pu supporter le froid et le vent. Son suppléant, un jeune garçon venu de la ville – Adrian n’aurait pas supporté qu’une amie de Bécasse le serve – s’échinaient à ce qu’il ne manque de rien, mais en dépit de tous ses efforts, Adrian le congédia rapidement et préféra allumer lui-même ses feux et quérir ses repas. Non pas que son jeune valet eût été maladroit, mais personne ne pourrait remplacer celui qui l’avait vu grandir, celui à qui il avait fait ses confidences, et, plus que tout, officiât comme le père aimant qu’Adrian n’avait pas eu. Alexander Wiern n’en avait toujours eu que pour Karl, se contentant de fournir à Adrian précepteurs et maîtres d’armes. Jour après jour, le jeune homme coulait dans la lassitude. Ses apparitions en public se faisaient de plus en plus rare, et seule Anaïs Mehl parvenait encore à le faire sortir en balade. Il n’avait plus embrassé la jeune femme. Cela n’aurait pas été convenable. Si cet empoté de Damian Mehl jubilait à l’idée d’un mariage entre sa fille cadette et le fil d’Alexander Wiern, il en serait tout autrement des envies de son père. Il repensa à Bécasse. Elle lui avait dit de se garder de l’homme, mais à quel dessein ? Certes, Damian Mehl tenait tout du parvenu, mais qu’il soit un félon semblait incongru. Une idée saugrenue de la sorte ne pouvait que sortir de l’esprit d’une domestique jalouse. Bécasse avait démontré moult fois sa perfidie.

Alors qu’il tisonnait les braises dans l’âtre de la cheminée, le garde posté à sa porte pénétra la pièce, et surprit Adrian, encore en chemise de nuit. Le jeune seigneur découvrit avec aigreur qu’il s’agissait là du père de Hannah, la meilleure amie de Bécasse. Son visage disparaissait derrière une barbute, et son pourpoint vert matelassé arborait la livrée Wiern.

« Navré de vous importuner sire, votre cousin Iwan souhaite vous visiter. »

Ni lui ni son oncle Frank ne lui avait rendu visite depuis les obsèques de Lucian, ainsi l’annonce l’étonna. D’un an son cadet, Iwan apparut. Il revêtait une tunique de cuir souple, des brassards d’acier et deux lattes en bois ceignaient son giron. Adrian tenta de présenter une mine affable, mais l’esquisse de sourire sur ses lèvres se révéla crispée.

« Bonjour cousin, le salua Iwan.
— Iwan. Je ne m’attendais pas à te voir.
— J’ai pensé qu’un peu d’entrainement te ferait du bien. »

Le jeune homme n’avait pas tort. Depuis des semaines, Adrian ne bougeait pas, et son corps s’était ramolli. Là où se dessinaient les reliefs d’une musculature ne restait plus que la peau tendue sur des os saillants.

« Laisse-moi le temps de m’habiller, et j’arrive.
— Je t’accompagne à l’armurerie. »

Escortés par le père de Hannah, ils descendirent les longs escaliers en colimaçon, sans autre discours que le tintement de l’acier que portaient le garde et Iwan. A travers les meurtrières, le ciel d’un gris aveuglant s’étendait à perte de vue, sans la moindre brèche où le soleil aurait pu s’engouffrer. Ils traversèrent la salle des gardes, où quatre soldats jouaient aux dés, attendant une attaque qui ne viendrait pas de sitôt. Un écuyer l’aida à lacer son gambison, et on le coiffa d’un bonnet matelassé. Des gantelets articulés vinrent chausser ses mains, un luxe dont il aurait pu se passer pour de simples moufles. Adrian jeta son dévolu sur une flamberge à deux mains. Avec une pareille épée, l’on pouvait retenir à soi-seul une dizaine de lanciers.

Adrian et son cousin rejoignirent l’esplanade, et le jeune seigneur donna congé au père d’Hannah. Iwan, encore aux portes de l’adolescence ne possédait pas la carrure de feu son frère Lucian. Plus chétif, il coupait ses cheveux courts, en dépit des modes de Felseweise, plus représentative de l’ancienne. Adrian ne savait pas si son cousin souhaitait ressembler à Tobias Blomst où bien même à son père, qui lui se rasait le crâne. Les deux garçons firent un tour de l’esplanade en courant. L’air humide brûla rapidement la gorge d’Adrian, entravé par son gambison. Quand ils eurent bu un coup et reprit leur souffle, Adrian se mit en garde, dégainant la flamberge.

« Pas d’acier, l’interrompit Iwan. Il serait dommage que l’un de nous se blesse. »

Son cousin lui jeta une des lattes en bois qu’il attrapa au vol. Adrian savait qu’Iwan avait déguisé ses paroles. L’ombre de Lucian planait entre les deux jeunes hommes. Soudain, le monde éclata dans une pluie d’échardes, et encore une fois, le sang gicla hors du gorgerin.

« Je regrette tellement pour Lucian, confessa Adrian, pris soudainement d’un vertige. Je souhaiterai être mort à sa place. »

Il ne mentait pas. Combien de fois avait-il contemplé le vide depuis la fenêtre de sa chambre, songeant à s’y jeter ? Une ombre passa dans les yeux verts d’Iwan alors qu’Adrian s’asseyait tant bien que mal sur l’herbe mouillée.

« Ça va ? » s’enquit Iwan.

Le bourdonnement mit quelques secondes avant de disparaître, et Adrian attrapa la main tendue de son cousin.

« Ouais, acquiesça-t-il. Entraînons-nous. »

Le bois claquait comme les deux jeunes gens se battait. Iwan présentait de bons réflexes d’épéiste, voir meilleurs que ceux d’Adrian, plus habitué au combat à cheval. Cependant, il lui tenait tête, parvenant parfois à mettre de belles touches. Alors qu’ils faisaient une pause, le soleil creva le gris morne du ciel, et ses rayons tombèrent sur les toits noirs et pointus de Fieramont, en contrebas. Au même moment, de sous la porte du château, Anaïs Mehl et sa sœur Amandine apparurent, une trainée de dames de compagnie dans leur sillage. Les filles Mehl s’engonçaient dans des robes blanches brocardées de gueules, leurs cheveux blonds relâchés dans leur dos. Anaïs portait à bras son chat, Karl, relié à une laisse à son plus grand mécontentement, griffant l’air sans pouvoir se dépêtrer des incessants câlinages.

Seule la cadette s’avança vers les deux guerriers en herbe. Elle s’appuya contre la barrière et fit un signe de la main aux garçons. Adrian lui adressa un hochement de tête, se remettant en garde. Iwan porta sa garde haute. Le bois s’entrechoqua, et comme emballé par le regard d’Anaïs, Adrian donna des coups plus violents, se démenant pour briser la garde de son adversaire. Prenant Iwan au dépourvu, il balaya sa latte et l’envoya dinguer d’un coup d’épaule. Alors que le garçon roulait dans l’herbe, Anaïs applaudit avec entrain. À bout de souffle, Adrian observa Iwan qui grommelait, visiblement mécontent d’avoir été brutalisé de la sorte.

« Drôle de courtoisie, lui fit-il remarquer.
— Excuse-moi.
— Ouais, apprends à te contrôler. »

Alors Iwan remarqua Anaïs et s’inclina.

« Mademoiselle. » la salua-t-il, trempé et recouvert de brins d’herbe et autres graines. Un air candide se dégageait de la fille Mehl.
« Messires, j’espère ne pas vous importuner.
— N’ayez crainte, nous nous entraînions juste. Vos amies peuvent s’approcher si elles le désirent. »

Appelées d’un signe de main, les jeunes femmes s’empressèrent de les rejoindre et de s’appuyer à leur tour à la barrière. Blondes ou brunes, rondes ou élancées, tavellées de roux ou fossettes, certaines gloussaient, d’autres demeuraient altières, et Adrian ne put soutenir leurs regards. Toutes avaient assisté à la joute, toutes savaient ce qu’il avait fait, et toutes devaient le juger.

« Tu es prêt ? » lui demanda Iwan.

Adrian acquiesça et évita la latte de son cousin qui fondait sur lui. Il négocia une large taillade qu’Iwan esquiva d’un bond en arrière avant de recharger derechef. Le jeune homme cueillit Adrian au torse et il tomba dans l’herbe, le souffle coupé.

« Ça va ? s’inquiéta Iwan.
— Bah oui ? » répondit Adrian en ouvrant les yeux.

Anaïs et Amandine Mehl se tenaient également auprès de lui. Il ne les avait même pas vu approcher. Comment auraient-elles pu en si peu de temps ?

« Tu ne répondais plus, annonça Iwan. Ça doit faire au moins deux minutes maintenant.
— Je te dis que je vais bien. » renchérit Adrian.

Il se massa les tempes. Soudainement très fatigué, des petites lumières vinrent danser devant ses yeux et il se sentit chanceler. Comme on le remettait sur pied, ses jambes tremblèrent.

« C’était une mauvaise idée de s’entrainer. Depuis quand n’as-tu pas mangé ? »

Quelques pois par-ci, une ou deux gorgées de bouillon par-là, et son estomac s’était réduit à une bourse au cuir trop sec.

Au même instant, des cavaliers arrivèrent depuis l’est. L’étendard de Frank Wiern vrillait le vent, celui de Damian Mehl suivant de prêt. Les limiers braillaient, heureux de retourner au chenil après de longues courses dans les bois. Les deux chevaliers bifurquèrent dans leur direction, quittant le groupe. Les fers de leurs destriers martelaient l’herbe humide de l’esplanade. Habillé en tenue de chasse, Frank démonta de cheval et embrassa son fils avant d’éteindre son neveu.

« Vous vous faîtes les muscles ? s’amusa-t-il, considérant les deux cousins trempés et recouverts de graines.
— J’ai jugé bon qu’Adrian avait besoin de sortir un peu, répondit Iwan.
— Bien sûr, un peu d’air frais est une bonne alternative aux saignées, du temps que l’on en abuse pas trop. »

Juste derrière son oncle, Damian Mehl, toujours juché à dos de cheval toisa Adrian avec bonhommie. Sa panse, maintenue fermement par sa tunique de cuir rouge arborait la forme d’une jolie sphère, et ses cheveux jaune paille, coupés au bol et quelque peu clairsemés laissaient à se demander comment il avait pu engendrer filles si belles.
« Mon seigneur Adrian, quel plaisir de vous voir dehors. Nous nous inquiétons, en particulier Anaïs. Elle tient beaucoup à vous, vous savez. »

L’intéressée devint cramoisie et des fossettes se creusèrent sur ses joues. Elle baissa ses beaux yeux bleus. Du bleu de ses tulipes sauvages qu’elle aimait tant. Si ce n’étaient des roses ? Adrian ne savait plus.

« Adrian, l’apostropha son oncle. Je te serai gré de rendre la justice de ton père cet après-midi. Le tribunal se tiendra dans la grande salle.
— Jugeons quelqu’un en particulier ?
— Personne, si ce n’est de la racaille. »

Punir quelques malandrins pour de menus larcins n’intéressait pas Adrian, mais tout à coup, il sentit l’ombre de son père peser sur lui. Que penserait le seigneur Alexander Wiern de lui une fois qu’il reviendrait d’Edelsteen ? Voir son fils en état de décrépitude mentale et physique suffirait pour le couvrir d’opprobre, plutôt que de comprendre les maux qui l’affligeaient.

« Je serai là, mon oncle. »

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26 septembre 2017 à 00:36:48

La pluie creva le ciel, et s’écrasa contre les vitres de la grande salle, laissant des traces de griffures sur les carreaux. L’éclairage moite et jaunâtre des bougies donnaient une impression humide et étouffante. Adrian retira sa pelisse, trempée. Un gros feu brûlait dans l’âtre, derrière l’estrade seigneuriale, et les flammes lui léchaient le dos. Son oncle Frank vint s’asseoir à ses côtés tandis que les valets débarrassaient les restes du repas du midi et installaient la tribune des accusés.

« Rendre justice n’est pas chose aisée, n’hésite pas à me consulter, lui dit Frank en ajustant son fessier dans sa cathèdre.
— Je n’y manquerai pas. »

Quand l’audience se fut installée dans les collatéraux, les rumeurs des conversations s’estompèrent peu à peu. Maximilien Schwert, Octave Wildschwein et Damian Mehl se tenaient en rempart devant le fils Wiern et son oncle, tous bardés d’acier afin de prévenir toute insurrection. Démonstration de force plutôt que réelle mesure de sécurité, les accusés les plus rétifs étant enchaînés à la tribune, encadrés de quelques fantassins, et désarmés. Le premier croquant, un gaillard au teint hâve affublé de guenilles fut jeté sans ménagement devant la justice seigneuriale.

« Voici Gregor, habitant de Fieramont. Il parait aujourd’hui devant nous pour larcin, annonça le héraut. Que le plaignant s’annonce.
— Maître Roggen, mon seigneur. J’ai attrapé ce misérable à me voler mon pain, et cela plusieurs fois. »

Le maître boulanger, un homme ventripotent taxa le voleur d’un œil noir.

« Je f’sais ça pour mes enfants, monsire, j’promets qu’j’y veux pas d’mal, au farineux, s’expliqua le gueux, la détresse teintant ses yeux.
— Sais-tu qu’une taxe est perçue par le seigneur sur le pain ? demanda Frank.
— J’en sais rien d’tout ça, monsire, mais j’recommencerai plus, oui-da !
— En volant maître Roggen, tu voles le seigneur Alexander Wiern. »

Le paysan le regarda sans comprendre, et il jeta des regards affolés de tous côtés. Un océan de faces hostiles le cernait.

« Combien a-t-il volé de pains ? s’enquit Frank auprès du boulanger.
— Au moins sept grosses miches, je dirais, fit mine de se souvenir maître Roggen. Peut-être plus.
— Sept miches, sept doigts, trancha Franck. Qu’il choisisse lesquels il souhaite conserver.
— Attendez ! intervint Adrian. Un homme sans doigts ne vaut plus rien. Un an de corvées seront plus bénéfiques au fief.
— Mes piots, qui c’est qui va s’en occuper maintenant ? se lamenta le condamné.
— Maitre Roggen en prendra deux pour apprentis. »

Le gros homme tenta de camoufler sa colère, mais sa face avait viré au rubicond. Avant qu’il ne puisse rétorquer, Adrian enchaîna :

« Nous veillerons à ce qu’ils soient bien traités. Si ce n’est pas le cas, maître Roggen prendra votre place au bagne. »

L’air lugubre, le boulanger débarrassa l’estrade, et Frank se pencha vers Adrian.
« Tu m’as impressionné. Tu es fait pour gouverner. » Le compliment fit rougir Adrian. « Merci, mon oncle. »

Les chuchotements reprirent alors qu’on attendait le procès suivant. Adrian pianota sur les accoudoirs de sa cathèdre, et le héraut annonça le prochain accusé.

« Voici Rosalie, de Fieramont, accusée de félonie. »

Lorsque Bécasse s’avança vers la tribune, Adrian ne comprit pas tout de suite ce qu’elle faisait là. La lippe tremblante et l’œil rougi, la jeune femme s’agrippa à la barre. Adrian s’avança dans son fauteuil, ne croyant pas un instant qu’il s’agissait de sa Bécasse, sa petite Bécasse qui l’avait tant déçu…

« Que le plaignant s’annonce. » demanda le héraut.

Parmi ses boucliers-liges, Damian Mehl s’écarta pour faire face à l’estrade seigneuriale. Un air grave, adopté pour les circonstances, assombrissait sa face mafflue.

« Sire Damian Mehl, de Fiermoulin. Cette garce fouinait dans mes affaires. Ce n’était pas la première fois que je la surprenais à rôder près de mes appartements.
— Avez-vous des témoins ? » demanda Adrian, livide.

Mal à l’aise, il sentit des sueurs froides lui parsemer le dos.
Son oncle se leva et se dirigea aux côtés de sire Mehl, ses pas résonnant lourdement dans la voute.

« Je suis témoin, je le jure sur Dieu. Cette jeune femme espionnait pour le compte des Vangeld. »

Une vague de stupeur frappa l’assemblée. Une expression affolée ciselait le visage de Bécasse, qui paraissait tel un oiseau échoué et apeuré au milieu d’une meute de chats.

« C’est pas vrai ! rugit-elle, Vous mentez ! Vous mentez ! »

Comme elle se débattait comme une diablesse, ses geôliers assurèrent leur emprise. Des larmes roulèrent sur ses joues, et elle se laissa tomber à genoux.
« Je t’en prie Adrian, ils te mentent. »

Le mensonge de Bécasse lui durcit le cœur, mais la colère lui scellait ses lèvres et il ne débecta mot, médusé par les nouvelles.

« Nous avons fouillé sa chambrette, expliqua Damian. Nous y avons trouvé des gants de grande valeur, tout en soie.
— Il s’avère qu’ils appartenaient à feue ma regrettée belle-sœur, dont le corps repose encore à la crypte, renchérit Frank. Cette jeune femme a dérobé les gants sur celui-ci. »

Bécasse gémit et pressa Adrian du regard. Il put y lire toute la détresse, comme dans celui d’une biche aux abois. « Dis-leur, je t’en supplie, pleurnicha Bécasse. Dis-leur ! »

Il resta de marbre. Le monde semblait bourdonner à ses oreilles. Parmi ce kaléidoscope de couleurs, seule Bécasse demeurait réelle, et les mots de son oncle, qui résonnaient à l’infini dans son crâne.

« Une telle félonie ne peut être punie que de mort. »

La foule approuva, calomniant la jeune femme, qui défaillit. Ses geôliers tentaient avec douceur de la remettre sur pied. Tout se passait très vite autour d’Adrian. Machinalement, il se mit à suivre ses boucliers-liges, puis la foule qui escortait Bécasse, évanouie. Son petit corps semblait une fleur dans les mains sales d’un croquant. Elle se dressait là, la potence, solitaire, ombre dans la brume. Déjà, le tambour s’empressait de rouler sa litanie, et l’on monta Bécasse sur l’échafaud. Un rustre lui administra une baffe, ce qui la fit se réveiller en sursaut, et alors un prêtre embrassa ses doigts et les posa sur le front de la condamnée. Elle se mit à demander grâce à grands cris. Des cris déchirants, glaçant.

« Adrian ! » appela-t-elle entre deux sanglots étouffés.
« Seigneur de la lumière, puisses-tu guider cette âme vers le salut, car pour elle ne réside plus que les ténèbres les plus noirs.
— Adrian ! »

Un rayon de soleil creva le ciel, embrasant les lieux de sa lumière d’or. On passa le chanvre autour du cou de Bécasse. Un de ses geôliers tentait de l’apaiser, la serrant dans ses bras, lui donnant une ultime étreinte.

« La justice des hommes a donné son verdict, annonça Frank. Puisse celle de Dieu être miséricordieuse.
— Noooon ! » hurla Bécasse.
Adrian ne put en supporter plus et tourna le dos. Il marcha le plus loin possible, alors que les cris de détresse de Bécasse vrillaient ses oreilles. Le tambour poursuivait ses battements, ricanant de son rire en double-croches. D’autres rayons de soleil percèrent les nuages, répandant leur chaleur si douce. Alors les cris cessèrent. L’écho du tambour mourut dans la pleine. Adrian jeta un œil en arrière. Des hommes décrochaient la menue silhouette de Bécasse. Il serra les gants de sa mère, chiffonnés dans sa main. Alors Adrian tomba à genoux dans la boue, et il pleura.

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06 octobre 2017 à 14:23:35

LA CLIQUE DU CHEVALIER-GUEUX

CHIMÈNE

Le chant du coq tira Chimène de son sommeil. Son haleine s’échappait en volute de buée, et ses yeux brûlants de fatigue collaient à cause du gel. Karl dormait encore, la bouche ouverte et affalé dans la paille. Ses pieds la lancinaient, tout roides et entaillés. Vêtue seulement de sandales légères, la morsure du froid se faisait particulièrement cruelle. Pour les réchauffer, Chimène les serra dans ses mains. La crasse les maculait, noirs et ensanglantés. Quelques ongles s’étaient ébréchés dans leur fuite. Le jour, grisâtre, commençait à filtrer au travers des tuiles mal assemblées de la grange. Il fallait que Karl ne tarde pas à se réveiller. Si d’aventure les paysans les trouvaient là, quels espoirs y avait-il qu’ils ne les livrent pas aux Vangeld ?

« Karl. » appela-t-elle, lui secouant l’épaule. Le jeune homme grogna et ouvrit les yeux. Il fallut quelques instants avant qu’un éclair de lucidité ne traverse ses pupilles.
« Bougeons. » commanda-t-il. Le jeune loup se leva et étira ses membres, avant de se diriger, la démarche peu stable, vers l’échelle qui menait à une étable. Les bêtes meuglèrent, s’attendant sûrement à du grain. Les vertiges assaillaient Chimène, affamée et écroulée de fatigue. Les ruelles du village sommeillaient encore, en ce jour libre. Un vieux molosse les regarda passer de son œil vitreux, trop las pour ne serait-ce que pour grogner. Chimène frissonna, vêtue uniquement des loques de sa chemise de nuit. Le manteau que Messal lui avait offert gisait dans la vase du lac Astrid. Karl l’en avait débarrassé, car les fourrures, tout imbibées d’eau la traînaient par le fond. Chimène grelottait, ses dents dansaient la gigue, et sa peau lui semblait brûlante.

Elle s’appuya contre la margelle du puit, alors que Karl y lançait le sceau. Elle toussa et se torcha la morve qui coulait de son nez. Les grincements du treuil remontant l’eau accompagnaient le gazouillement de quelques merles. Karl mit ses mains en coupe et but au sceau, avant de se frotter le visage pour en enlever la crasse. Il tendit le récipient à Chimène, qui bascula à genoux, prise de nausées. L’eau, glaciale, la transit d’autant plus, sa cervelle tanguant comme un navire dans la tempête. Elle luta pour garder les yeux ouverts, et se lever fut une souffrance. Comme elle défaillait, Karl la retint.

« Tu brûles ! s’inquiéta-t-il.
— Mais j’ai si froid…
— Nous devons trouver un guérisseur. »

Elle secoua la tête, jetant un regard fiévreux au jeune homme.
« Non, ils vont nous trouver, ils vont nous ramener.
— Nous mourrons si nous restons seuls. »

Quelques masures plus loin, une mégère distribuait du grain à ses poulets. La suspicion tordit son visage, et elle plissa ses paupières déjà ridées. Karl fit profil pas, entrainant Chimène dans son sein.

« On veut pas d’mendiants par ici. » l’invectiva l’autre. Karl la confronta en bombant le torse. Sa tunique verte, toute crottée avait tourné au brun, la fourrure de loup qui cerclait ses épaules s’était élimée, de grosses touffes de poil manquant. Ses boucles brunes, plaquées sur son crâne par la crasse et la boue s’aggloméraient en un amas huileux. Chimène n’osa pas imaginer son propre état, mais à sentir les brûlures autour de ses yeux, ceux-ci devaient avoir tourné au rouge, tout gonflés.

« Nous ne cherchons pas l’aumône. » répondit-il. La mégère cracha au sol.
« Pas plus qu’on y veut des étrangers.
— Où pouvons-nous trouver un guérisseur ? l’ignora Karl.
— L’est sourd ? s’énerva-t-elle.
— Nous partirons ensuite. » promit-il.

Pour toute réponse, la harengère pointa la route, et s’en retourna à ses poules. Ils longèrent pendant près de deux heures le chemin bordé de pins, et la pluie commença à tomber. L’air embaumait la résine, et le sentier boueux se teintait de taches opaques, reflétant le ciel maussade. Les forces quittaient les jambes de Chimène, qui tremblotait sous ses haillons humides. Alors qu’il n’était pas encore l’heure de casser le jeun, un autre village se révéla à eux. Organisé autour d’une église, dont le toit noir ruisselait de trainées humide, plusieurs petites maisons traçaient les rayons d’une étoile. Non loin se tenait un châtelet, et ses deux tourelles rondes surveillaient l’horizon. L’emblème Vangeld y flottait, mais Karl ne s’en détourna pas, un regard inquiet pour Chimène. Il se dirigea vers l’église, déposant la jeune fille sur le parvis. Karl toqua à la porte qui demeura close, puis il martela sur le chêne jusqu’à ce qu’un prêtre rachitique lui ouvre.

« Votre sainteté, le prit-il au dépourvu. Mon amie est malade. Nous cherchons le guérisseur. »

L’homme, dans la force de l’âge, zyeuta discrètement Chimène avant de rapporter son attention sur Karl. Ses cheveux poivre et sel formaient une couronne autour de son crâne chauve.

« Entrez, je vais voir ce que je peux faire. »

L’endroit, uniquement éclairé par quelques cierges et la lueur blafarde du jour diffusait une atmosphère lugubre. Le prêtre en alluma quelques-uns de plus, dissipant les ténèbres. Il posa une main douce, épargnée par le labeur des champs, sur le front de Chimène.

« Elle s’enflamme. Elle a besoin d’une saignée, diagnostiqua-t-il.
— Avez-vous de quoi inciser ? » s’enquit Karl.

Le prêtre acquiesça et installa un petit bol près du bras de Chimène. On lui retroussa sa manche, et le saint homme chercha une veine sur le bras maculé de rousseur. Quand il eut terminé, il tailla la chair avec un petit canif argenté, et Chimène ne put retenir un gémissement de douleur quand le sang s’échappa de l’entaille. Une fois le bol bien rempli, le prêtre lui banda le bras avec du lin propre. Les vertiges n’avaient pas cessé, cependant son teint avait tourné au livide, et ses lèvres étaient devenues bleues. Le prêtre leur ramena une miche de bain et un bouillon de légume, qu’ils grignotèrent en silence. Bien que trop chargé en choux, le liquide réchauffa Chimène, et le pain calma quelque peu ses douleurs d’estomac.

Une heure plus tard, ils arpentaient de nouveau la route. Comme Chimène peinait de plus en plus à marcher, Karl la fit s’arrêter sur le bord de la route. La douleur qui la lancinait lui faisait l’effet d’une dague chaude dans la cervelle. Elle se nicha dans la boue, au milieu de plaques de neige fondue et de flaques d’eau et s’assoupit immédiatement. Après une légère sieste peu revigorante, elle rouvrit les yeux, sur Karl qui surveillait le sentier, occupant ses mains de son épée. Elle tâtonna autour d’elle, comme pour s’assurer que le sol était réel et ne se déroberait pas sous son poids. Sa main trempa dans de la neige fondue, dans de la glaise humide et elle se l’étala sur le visage par mégarde en voulant soulager ses yeux irrités. Alors un lièvre bondit hors des fourrées et traversa le chemin avec de grandes enjambées. L’animal surprit Karl qui le regarda disparaître de l’autre côté de la forêt.

« Albtell ! Du harzt unlassen det entkomst ! »

Une voix de femme, visiblement furieuse, qui résonna parmi les pins comme une menace adressée par la forêt elle-même. Karl se rapprocha de Chimène, sur ses gardes, l’épée au poing. Tout à coup, les bois retrouvèrent leur quiétude, le son de l’eau ruisselant des épines des résineux pour seule mélodie. Chimène se demanda si elle ne rêvait pas. Qui pourrait bien parler une telle langue, ressemblant à un galimatias de mots écorchés ? Ou était-ce la fièvre qui la faisait délirer ? Soudain, Karl dut se jeter en arrière pour ne pas se faire décapiter. Il tomba avec un bruit de succion dans une flaque de boue. Tel le lièvre qui le précédait, un grand diable bondit du talus, taillant un large arc de cercle avec une longue lame. Chimène roula avec vigueur pour ne pas se prendre une cuissarde en pleine face, alors que leur agresseur se réceptionnait dans la gadoue, encrottant ses bas verts déjà bien usés. Une veste en fourrure, toute en guenille et raccommodée constituait une maigre protection contre l’acier, mais aucun fol n’aurait parié sur l’héritier de Felseweise à ce moment-là. Chimène se mit à crier, dans l’espoir fou qu’on vienne les aider. Soudain, elle sentit sa tête basculer en arrière, suivi d’une douleur fulgurante au crâne qui l’obligea à ployer le genou. Une petite main, mais pourtant pleine de violence lui labourait le crâne, tirant sur ses cheveux. Chimène se rappela le poignard que Karl lui avait confié. Alors qu’elle empoignait la garde, son agresseuse la désarma d’un coup de pied qui se termina dans son nez. Aussitôt, le sang poisseux emplit ses narines et elle s’étouffa. Une douleur aiguë noya ses yeux de larmes, et alors qu’elle inspirait par la bouche, la fille la plaqua au sol. Le chuintement de l’acier susurra à son oreille et le froid de la lame embrassa sa nuque. Plus loin, les deux épées de Karl et de son opposant carillonnaient, mais le grand diable efflanqué menait une danse que le jeune loup peinait à suivre, parant avec difficulté les assauts de plus en plus vifs de l’escogriffe. Se sentant acculé, Karl tenta une taillade mais l’ennemi passa sa garde et dans un geste rapide, fit face à l’héritier de Felseweise, les deux lames pointées sur son torse. Le brigand se fendit d’un rire joyeux, titillant la poitrine du vaincu avec le fil aiguisé des épées.

« Holf Keft ! » lui brailla la fille, ce qui le fit taire, mais toujours un sourire narquois étirait ses lèvres. Les lames dans le dos de Karl, il l’obligea à le suivre, et la tortionnaire de Chimène la tira par les cheveux pour la relever. Bien qu’elle dépassât à peine les cinq pieds de haut, son agresseuse paraissait encore plus petite. Ses cheveux noirs, coiffés en queue de cheval dévoilaient une face banale, aux yeux d’un vert terreux rugissant de fureur. Sans douceur, elle lui piqua le dos de son poignard et la força à avancer. Cependant, ses jambes flageolantes ne purent soutenir son propre poids et Chimène s’affala sur la route. L’autre râla, et l’obligea à s’appuyer sur son épaule. Ils remontèrent le talus et s’enfoncèrent dans la forêt. Le dos du garçon, chargé d’un lourd sac à dos qu’il venait de ramasser constituait la seule chose que Chimène parvenait à percevoir, tellement sa vue s’embrumait. Du sang dégoulinait de son nez, tachant le sol de la forêt et le bras de la fille qui la maintenait.

Chimene_Azalee Chimene_Azalee
MP
Niveau 19
06 octobre 2017 à 14:24:49

« Que nous voulez-vous ? » s’enquit Karl, mains levées alors que la lame de l’escogriffe flirtait avec son dos, de plus en plus langoureuse. Le garçon se contenta de rire, encore une fois, et la fille ne jugea pas utile de le faire taire.
Après une courte marche qui lui parut une éternité, Chimène aperçut la fumée d’un feu que le vent emportait, âcre et acide pour les yeux. Un relent de résineux humide accompagnait les émanations, lui retournant l’estomac. De minces filets de biles se joignirent aux liserés de sang, souillant ce qu’il restait de sa chemise de nuit. Le campement de leurs agresseurs se situait dans une petite clairière, où les flammes brillaient en son centre. Deux hommes d’âge mûr se réchauffaient auprès du feu. Le premier avait de longs cheveux châtains striés d’argent, coiffés en chignon, et sa face bouffée de barbe et de cicatrices arborait des traits durs. Il portait un gambison rayé d’un rouge ayant tourné au rose et de vert délavé. L’autre figea Chimène sur place. Elle avait déjà vu ce visage élégant, aux boucles d’un brun doré. Il tourna la tête vers les nouveaux arrivants, ses yeux luisant d’une étincelle bestiale, comme ceux d’un ours. Ce visage si familier mais pourtant inconnu acheva de lui faire rendre le pain du prêtre. La fille qui la tenait s’écarta du jet nauséabond avec vigueur.

« Les beaux morceaux que vous nous amenez-là… se moqua le bouclé. Mais c’est de lièvre que je voulais me régaler, pas d’une gamine dégueulasse. »

La fille le taxa d’une œillade noire, et le garçon se remit à glousser. Cela en fut trop pour elle, qui lâcha Chimène, la laissant s’affaler dans la boue. La hargneuse s’avança d’un air déterminé vers son compagnon et lui administra un coup de poing dans l’estomac, faute de ne pas pouvoir frapper plus haut.

« Tu m’emmerdes avec ton rire stupide », lâcha-t-elle, blasée.

La main portée là où le petit point l’avait frappé, le garçon continuait de ricaner.

« Il suffit Greta ! la remit à l’ordre l’homme au chignon, qui semblait être le chef de la petite bande. De mauvaise grâce, le soudard se leva, et s’avança péniblement, la patte folle. Karl le dépassait d’une demi-tête, et l’homme scruta son visage quelques instants avant qu’une moue indécise ne fleurisse sur son visage couturé de cicatrices. Ses traits se crispèrent, et il balança son bras en arrière, tous ses muscles bandés. La force du coup envoya le garçon rieur au sol, et Karl regarda l’homme sans comprendre.

« Triple andouille ! c’est ton seigneur que tu menaces de ta lame ! » aboya-t-il. Sans un regard pour celui qu’il venait d’envoyer dinguer, le reître dégaina son épée et la planta dans le sol alors qu’il s’agenouillait.

« Monseigneur Wiern, Sire Sklard Velgert, à votre service. » La face de Karl s’illumina. « Lorsque j’étais enfant, vous visitâtes la cour de mon père. Je me rappelle avoir été particulièrement effrayé par vos cicatrices. » Il lui tendit la main. « Relevez-vous, Sklard Velgert, Chevalier-gueux. »

Sklard s’exécuta, et désigna son compagnon bouclé.
« Sire Sjur, chevalier oint de Kristeim.
— À votre service, oui-da ! » claironna l’autre, alors que la fumée du feu de camp l’engloutissait. Bondissant en toussant du nuage sulfureux, il réalisa une légère courbette. Chimène luttait pour garder les yeux ouverts, à quatre pattes, trop faible pour se relever.

« Si votre homme… enfin… bafouilla Karl en regardant Greta, pouvait aider mon amie, je pense qu’elle lui en serait reconnaissante. »

La fille baissa la tête. Il n’y avait là aucun signe de soumission, mais plutôt une tentative de camoufler un œil méprisant. La fièvre plaquait Chimène au sol, parmi les épines de pin et l’humus. Inquiet, Karl s’approcha d’elle tandis que Greta la redressait en grommelant, suivi par Sjur qui s’agenouilla.

« Qu’est-ce qu’elle a ? » s’enquit-il en lui manipulant la tête. Le soi-disant chevalier lui administra quelques baffes sur sa peau pâle. Elle percevait le monde de loin, les mots lui arrivant distordus, comme noyés dans un écho de caverne.
« Elle est comme ça depuis ce matin, expliqua Karl. Nous avons marché toute la nuit et une bonne partie de la journée.
— Loin de moi de vouloir passer pour un goujat, mais que fait le fils d’Alexander Wiern dans la forêt, seul et enguenillé ? » demanda Sklard.

Karl hésita un instant, détaillant celui qu’on appelait le Chevalier-gueux.

« Cela ne vous regarde en aucun cas, se brida-t-il.
— N’étiez-vous pas à Edelsteen pour l’assemblée extraordinaire ? Sire votre oncle nous a recommandé l’adresse. »

Karl garda le silence, malgré le regard insistant de son vassal. Une fois son examen fini, Sjur se releva et demanda à Greta de lui ramener quelques plantes.

« Cela m’embête, leur confia-t-il en suspendant une petite marmite au-dessus du feu. Le chardon est facile à trouver, j’en ai à foison, pareil pour la centaurée ou l’oseille mais je vais devoir piocher dans mes réserves de réglisse. »

Chimène toussa, la douleur, pareille à du métal en fusion emplit son crâne. Comme Karl détournait son attention sur la rouquine, Sklard lui posa sa main sur l’épaule.

« Vous n’avez pas confiance en moi ? se vexa le Chevalier-gueux.
— Non, et le comportement de votre ami en est l’une des raisons. » vilipenda Karl, désignant Sjur qui pestait de gâcher sa précieuse réglisse. « Allons-y sans ambages alors, négocia le Chevalier-gueux. Je vous dis ce que je veux de vous, et vous me dites ce qu’il s’est passé à Edelsteen.
— Soignez mon amie d’abord, rétorqua l’héritier de Felseweise.
— J’y travaille, oui-da, répondit Sjur. Mais l’eau va mettre du temps à chauffer.
— Commençons par les règles de bienséances, reprit Sklard. Votre épée. » Karl récupéra sa lame, et la rengaina, la suspicion toujours gravée sur son visage.
« Mon château tombe en ruine. J’escompte obtenir de votre père de quoi le retaper.
— C’est de l’or que vous voulez. Vous n’êtes qu’un mercenaire après tout, le provoqua Karl, un air de mépris dans la voix.
— Naguère, je le concède. Comme tout mercenaire, j’aimais l’or. Dorénavant, je suis un chevalier, et j’aime l’honneur.
— Je dois rentrer à Fieramont. » répondit Karl, après un moment d’hésitation. Sklard se massa les tempes et s’éloigna de quelques pas.
« Vous craignez que je vous livre aux Vangeld ? » Le Chevalier-gueux cracha au sol. « Qu’est-il arrivé au seigneur Wiern ?
— Comment savez-vous ? » s’éberlua Karl qui malgré lui approcha ses doigts de la garde de son épée. Les Vangeld possédaient beaucoup d’or, après tout.

« Le dernier des sots s’en douterait. Vous êtes seuls, exténués, les atours en loques.
— Une partie de la noblesse groléjoise s’est retournée contre le seigneur Joris, céda Karl. Avec Chimène, nous avons réussi à fuir. Je ne sais rien de mon père ou des autres seigneurs.
— Voici qui est fâcheux… marmonna sire Velgert.
— Si vous songez à me livrer à ces félons, sachez que j’opposerai résistance. »

Sklard eut une moue fatiguée, et soupira, désignant ses compagnons.

« Tu as déjà eu du mal avec le gamin, Karl, alors contre nous quatre ?
— Votre langue a perdu de son miel ?
— Vous m’agacez, mon bon sire. Lorsque l’or était mon maître, nul ne remettait en cause ma loyauté. Désormais que j’obéis au seigneur votre père, l’on me taxe de tourne-casaque. »

Les deux hommes s’affrontèrent du regard. Tous deux se méprisaient, l’un se croyant supérieur, l’autre plein de haine contre ceux qui se pensaient grands.

« Prouvez-moi que vos desseins sont bienveillants à mon égard, le défia l’héritier de Felseweise.
— J’aime toujours l’or gagné honorablement.
— J’en suis maintenant convaincu, ironisa Karl.
— Nous soignerons votre amie. J’ai toujours eu un faible pour les pusillanimes créatures. » argumenta-t-il en désignant Chimène.

Le jeune loup acquiesça, et prit une place auprès du feu. Sklard boîta jusqu’à lui.

« Nous vous escorterons à Fieramont, si c’est votre souhait.
— Une fois la frontière franchie, je n’aurai plus besoin de vous, se bisqua Karl.
— Il est vrai, admit le Chevalier-gueux. Mais je toucherai ma récompense.
— Cela va de soi. Un pavois d’or par lieue parcourue. Jusqu’à la frontière. » trancha Karl.

Sklard tiqua. Les conditions de son seigneur réduisaient de moitié sa solde. Cependant, les deux hommes scellèrent leur accord d’une poignée de main.

« Je dois aussi vous dire… reprit Sklard. Fieramont n’est plus aussi sûr qu’auparavant.
— Comment ça ? »
Un pli soucieux se dessina sur le front de Karl.
« On y chuchote des choses, et l’on écoute trop les oiseaux.
— S’agirait-il là de quelques stratagèmes pour gaver votre bourse, Chevalier-gueux ? l’accusa Karl.
— Gardez juste ça en mémoire. »

Le Chevalier-gueux et sa clique n’égorgèrent pas Karl et Chimène dans leur sommeil. Un rouge-gorge chantonnait le matin de cette fin d’automne, et la jeune femme ouvrit les yeux sur les braises mourantes du feu de camp. Du givre s’amoncelait sur les couvertures tellement rafistolées qu’on ne pouvait plus savoir quel tissu en était la base. Elle comata quelques heures encore, bien au chaud, toute emmitouflée. La décoction qui lui avait donné Sjur avait apaisé ses fièvres, bien que sa gorge semblât paralysée et écorchée. Quand elle rouvrit les yeux pour la deuxième fois, une odeur alléchante de lièvre embaumait la clairière. Karl et le chef des bandits discutaient à l’écart, sous le couvert des pins. Sjur remuait le combustible avec un tisonnier, tandis que non loin, le garçon et la fille, côte à côte, jouaient au jeu du couteau. Maintenant que les idées de Chimène se faisaient plus claires, il devenait évident que les deux compères n’avaient rien d’enfants. Greta arborait un visage dur, et avait clairement entamé ses vingt ans depuis un moment. Quant au garçon, bien que les stigmates de la jeunesse fussent encore présents, il tenait plus de l’adulte que du jouvenceau.

À la Vaupalière, un vieux vétéran défiait parfois les plus téméraires au jeu du couteau, et Chimène se souvenait avoir empêché Jacob un nombre incalculable de fois de se confronter au soudard. Greta et le garçon jouaient encore plus rapidement que le vétéran, ne laissant qu’une trace argentée dans le sillage de l’arme. Au bout d’un moment, les deux bandits se sentirent observés, et cessèrent leur dangereux amusement. Le garçon lui adressa un grand sourire, alors que la fille eut une moue de mépris. Elle resta assise, jouant avec la lame de son couteau alors que son compagnon se levait pour apporter un sac près de Chimène. Sans un mot et toujours plein de risettes, il déplia des chausses bicolores, une des manches écarlate et l’autre d’un blanc crème, toutes maculées de boue et de taches de rouille. Avec un sourire, il lui tendit. Alors qu’elle serrait l’étoffe contre son sein, le jeune homme lui offrit une brigandine bariolée jaune et verte, ainsi qu’une épaisse tunique en laine rugueuse et souillée. Toujours un grand sourire figé sur les lèvres et les yeux plein de malice, le truculent personnage s’enquit d’une écuelle de lièvre qu’il ramena à Chimène, sous le regard mauvais de Greta.

« Merci. » toussa-t-elle, tellement sa gorge la lancinait. L’air affable du garçon lui donnait envie de se rapprocher de lui. Il lui rappelait Jacob dans sa façon d’être. « Comment tu t’appelles ? »
Une moue contrite et un haussement d’épaules furent sa seule réponse, et Greta intervint.

« Il te sera plus facile d’obtenir un dialogue entre des cailloux qu’un mot de Stumm. »

Chimène dut se concentrer pour comprendre ce qu’insinuait la fille. Elle ne l’avait entendu qu’au premier abord parler un langage guttural et incompréhensible, et elle avait presque exclu la possibilité qu’elle puisse s’exprimer autrement. Contre toute attente, Greta avait une voix douce. Cette dernière la taxa d’un regard agacé, et rejeta sa queue de cheval brune qui s’était aventurée sur son épaule.

« Stumm ? demanda Chimène.
— Ça veut dire muet dans l’ancienne langue de Felseweise. »

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