Pas de soucis l'ami
Le chapitre 18 devrait sortir en cours de semaine prochaine !
Chapitre 18
Le voile arborescent des sapins s'entrouvrit enfin, déchiré par la noirceur à peine scintillante d'un ciel criblé d'étoiles à demi éteintes.
Nemira cessa d'avancer en parvenant au niveau des derniers troncs. Quelques pas de plus, et elle pénétrerait dans la fatidique zone découverte la séparant de l'ennemi. Enfin, elle pouvait apercevoir le camp.
Deux-cent mètres de vide se trouvaient entre elle et les remparts. Avant cela, pas un buisson, pas un roc, pas un seul endroit où se soustraire aux regards. Rien que la neige, parfaitement tranquille et encore vierge d'un sang qui, elle le savait, ne tarderait pas à être versé. L'elfe s'accroupit derrière un arbre. Il était temps d'observer, et d'attendre.
Elle resta prostrée ainsi une dizaine de minutes. Malgré l'obscurité et la distance, elle pu déterminer avec quasi-certitude qu'aucun homme ne montait la garde à l'extérieur. Par un froid pareil et une nuit aussi sombre, porter un flambeau ou une lanterne en s'aventurant au-dehors était bien la moindre des obligations. Pourtant, rien ne vint troubler l'uniformité nocturne entourait les murs ennemis durant le temps qu'elle passa à faire le guet. Hérissées en un périmètre protecteur autour des quelques bâtiments constituant le repère, les piques semblaient en mauvais état. Le bois les composant reflétait faiblement la lumière des lunes, signe que l'humidité et la moisissure s'étaient déjà installées en plusieurs endroits. Deux plateformes de guet dépassaient modestement des pointes cassées de ce rempart de fortune, mais rien ne bougeait. En réalité, aucune autre lumière que celle des torches encadrant la porte principale ne semblait éclairer les lieux. L'endroit paraissait vide et abandonné, presque comme si ses occupants étaient déjà morts.
Une perspective aussi ridicule que déplaisante. Elle n'avait pas fait tout ce chemin pour manquer sa chance, ou du moins refusait-elle de le concevoir. Rien ni personne ne l'empêcherait de pénétrer dans ce campement et d'y faire ce qu'elle avait à faire. Ils avaient tous trois besoin de ce contrat, et plus exactement de la prime offerte pour son exécution.
La Dunmer sourit. Ces hommes n'attendaient visiblement pas ni elle, ni qui que ce soit d'autre. Si leur vision était bonne, ils remarqueraient peut-être sa présence avant qu'elle ne soit sur eux, mais peu lui importait. Ils n'auraient que le temps de se préparer à la mort avant que celle-ci ne les engloutisse. Bien loin du regard avenant ou simplement indifférent qu'elle adressait à ses camarades ou ses confrères de Jorrvaskr, celui qu'elle arborait ici pétillait d'intérêt. Ses yeux étaient ceux d'un loup, scrutant avec impatience un groupe de moutons empêtrés dans l'illusion de sécurité que leur conféraient leur nombre et leur petit enclos.
Ces moutons demeuraient invisibles et portaient certes une lame à la ceinture. Mais elle avait bien mieux à leur offrir que des coups de griffes et de crocs cassés. Elle n'avait pas besoin de meute pour régner.
L'elfe respira calmement, et s'assit contre le sol. La terre froide et humide mordait cruellement ses jambières de son empreinte glaciale, mais elle ne réagit même pas sous ce qui aurait arraché un cri de douleur à n'importe qui d'autre. Méticuleusement, elle ôta sa housse de Rurick de son dos, et en défit les lanières avec une attention presque exagérée. Elle enleva son armure, puis sa tunique, et enfin tout le reste.
Le souffle du vent courut sur son corps nu comme un avertissement. Elle dédaigna ce dernier d'un ricanement amusé. Ce froid aurait pu la tuer, avant. Il aurait congelé sa chair, durcit ses cils au point de les rendre cassants, fendu ses lèvres jusqu'à les crevasser de sillons sanglants. En dix minutes, son corps paralysé serait devenu la prison d'une âme condamnée à se dissoudre lentement dans le brouillard de l'inconscience. Et en quinze, la vie l'aurait quitté pour de bon.
Mais dorénavant, les affres polaires ne se résumaient plus pour elle qu'à de simples caresses lointaines, et ne parvenaient à son attention que lorsque ses cheveux s'agitaient parfois sous l'effet d'une bourrasque soudaine. Le froid ne l'atteignait plus.
Elle avait pour cette raison redouté la présence du khajiit à ses côtés. Il ne devait rien découvrir à son sujet avant d'être parfaitement digne de confiance, et voir une Dunmer avancer sans broncher en plein Bordeciel alors que la saison froide faisait rage aurait immanquablement attiré l'attention d'un local. Mais feindre le désagrément devant Renji de façon convaincante avait été plus simple que prévu, celui-ci souffrant de toute façon trop du froid pour daigner étudier son comportement. Elle se félicita de leur choix. Rurick lui avait suggéré de faire en sorte que leur troisième membre ne soit pas originaire de la région afin d'éviter tout désagrément, et les deux derniers jours lui avaient donné raison.
Cela lui ôtait une épine du pied : moins le félin en savait, moins il serait susceptible d'en dire long sur elle si les Telvanni pointaient le bout de leur nez à Blancherive.
La simple évocation de leur existence lui donna la chair de poule.
Elle rêvait de leur venue depuis plusieurs semaines déjà. Incapable de dire si ses songes avaient quoi que ce soit de prémonitoire, elle s'était simplement arrêtée de dormir une nuit sur deux. Son corps encaissait sans mal le manque de sommeil. À vrai dire, elle s'était jusqu'à présent contentée de tout et n'importe quoi. Elle pouvait jeûner pendant des jours avant de ressentir la faim, manger et boire à peu près n'importe quoi sans tomber malade, et maintenir fermée la gueule d'un smilodon à la seule force de ses bras. La mort elle-même semblait s'être détournée de sa personne, découragée par la tâche laborieuse de l'emporter avec elle. Un bien triste constat de ce qu'elle était devenue par leur faute. Tous savaient que la seconde plus puissante dynastie de Morrowind était en bonne partie constituée de magiciens mégalomanes et de fous à l'éthique inexistante, mais personne n'agissait. Les Redoran avaient besoin de temps pour se relever, mais lorsqu'ils découvriraient ce qui se passait réellement là-bas, le conflit éclaterait.
Son regard se perdit au loin quelques instants durant. Qu'elle le veuille ou non, elle était devenue quelqu'un de différent. Pouvait-elle encore contempler son reflet et affirmer avec assurance qu'il était bien le sien ?
Elle secoua la tête. Le temps n'était pas au questionnement mais à l'action. L'elfe plongea les bras dans le sac, et referma les main sur ce qui s'y trouvait d'un geste assuré.
«Aujourd'hui, qui seras-tu donc ?»
La petite voix résonna un moment dans son esprit, sourde aux cliquetis retentissant entre ses doigts à mesure qu'elle s'activait. Elle resta longtemps ainsi, à batailler avec les étranges mécanismes et les rouages tournant lentement entre ses paumes.
Ses compagnons devaient tous deux dormir, à présent. Renji se réveillerait sans doute le premier. D'ici là, elle serait déjà revenue si tout se passait bien.
Toute à son œuvre, la Dunmer refoula un élan de culpabilité. Le khajiit s'attendait à se battre et avait eût le courage de se préparer à donner la mort le lendemain, mais tout serait fini avant même qu'il ne pose les yeux sur son premier adversaire. Elle avait un moment durant eût l'impression de se servir de lui, mais sa présence avait au moins une utilité : en veillant sur Rurick, il lui évitait d'avoir à le faire. Pour la première fois depuis longtemps, peut-être depuis toujours, elle allait pouvoir se battre sans avoir l'esprit encombré par de tierces pensées.
Un déclic profond retentit dans la nuit, juste entre ses mains. Puis la chaleur l'envahit. Un flash rouge irradia les alentours pendant quelques secondes, mal dissimulé par les mailles disparates de la housse. Avait-elle réveillé ses proies ? Probablement pas, à vrai dire. Ils devaient dormir comme des loirs, assourdis par le calme ambiant des nuits de la région.
Lorsque la lumière se fut tarie, l'elfe laissa tomber la housse au sol, puis entreprit de se revêtir.
«Aujourd'hui, qui seras-tu donc ?»
La voix s'échappa de nouveau lorsqu'elle fit basculer le sac dans son dos d'un mouvement fluide. Enfin, elle contempla sa main gauche, aussi blanche et brillante que l'ivoire, et répondit avec un sourire sinistre.
- Une ombre parmi les ombres. Aujourd'hui, je serais le centre de la toile où périront ceux et celles qui croiseront ma route.
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Renji se redressa, trempé de sueur. Son poignard jaillit entre ses doigts, et fendit l'air devant lui dans un éclair argenté.
Rien. Juste un cauchemar de plus.
Le khajiit prit quelques secondes pour retrouver son souffle. Quelques instants plus tôt, il se voyait encore aux prises avec cet être de vapeur au corps aussi sombre qu'une nuit sans lune. Et comme chaque fois qu'il faisait ce rêve, tout se terminait lorsque la chose refermait ses mains sur sa gorge en plongeant ses orbites vides dans les siens comme pour s'emparer de son être tout entier.
Le soleil était à peine levé, et la brume de l'aube couvrait encore les environs, faisant disparaître les cimes des arbres dans une soupe blanchâtre et voluptueuse aux contours indécis. Il faisait frais. Cela l'avait-il réveillé ?
Il regarda autour de lui. La forêt était encore calme, et la neige avait disparu pendant la nuit, laissant les branches vierges des feuillus projeter vers les cieux leurs rameaux squelettiques dans l'espoir de capter le peu de lumière filtrante. Le décor était sinistre, mais l'air n'était plus aussi glacial que la veille, et la marche en serait nettement plus agréable. Non loin, Rurick remuait distraitement les braises éteintes du feu, visiblement sourd à son réveil mouvementé.
- Bien dormi ? lança le nordique en s'apercevant de sa présence.
- Où est Nemira ? fit le khajiit en remuant, engourdi par les fourmis qui avaient envahi ses membres pendant son sommeil.
- Elle est partie en reconnaissance il y a quelques heures, mentit le jeune homme. Elle ne devrait pas tarder.
- Elle ne m'a pas réveillé.
- Pas étonnant. Je me suis levé vers la fin de son tour de garde. Je n'ai pas retrouvé le sommeil depuis, alors je n'ai pas voulu te secouer pour rien.
Le félin se retourna, encore tourmenté par ses mauvais songes. Il saisit sa sacoche, en sortit un morceau de viande séchée et une pomme, puis commença à manger. Le nordique ne tarda d'ailleurs guère à l'imiter, et se dota miraculeusement d'une tranche de pain et d'un morceau de fromage.
D'un air suspicieux, la recrue fit mine de se pencher en avant, le regard clairement orienté en direction des affaires de l'elfe noire.
- Il te reste des vivres ? Je pensais que tu les avait épuisé hier midi.
- Moi et Nemira les partageons. Elle n'aime pas manger avant le combat, alors elle m'a dit de me servir comme bon me semblait.
Le combat. Cette pensée vrilla le ventre de la recrue au point de lui couper l'appétit. Il contempla le reste de sa viande d'un air dégoûté, en proposa à Rurick qui refusa poliment, et la jeta finalement au loin. Il glissa la pomme dans une ouverture de son plastron de cuir, et se leva brusquement.
- Allons la rejoindre.
- Maintenant ? Elle pourrait revenir d'une minute à l'au...
- Non, maintenant. Nous devons le faire maintenant, tant que la brume couvre encore nos traces et notre odeur.
- Notre odeur ? Pourquoi notre odeur aurait-elle son importance dans...
- J'ai réfléchi. Et s'ils avaient un khajiit avec eux ? Ou même plusieurs ? Ils nous prendraient par surprise.
- Mais si nous y allons immédiatement avec tout ce brouillard, tu sera aussi incapable de ressentir leur odeur qu'eux de repérer la tienne.
- Si vous restez près de moi, nous gardons l'avantage. Réfléchis un peu : ils ne sentiront pas ta présence puisqu'ils ont sans doute plusieurs nordiques dans leurs rangs. Je ne poserait vraisemblablement pas plus de problèmes pour la même raison. Et même s'ils n'ont pas de Dunmer, ils ne pourraient pas repérer Nemira ; elle ne sent rien.
Ce fut au tour de Rurick de plisser les yeux en signe d'interrogation.
- Elle ne sent rien ? Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
- Tu n'as jamais remarqué ? J'ai essayé plusieurs fois, mais malgré tous mes efforts, je n'arrive pas à déceler son odeur corporelle. Elle est aussi indétectable qu'un mur ou une touffe d'herbe. Comme s'il s'agissait d'une illusion... C'est assez singulier, quand on y pense.
Le nordique écarquilla les yeux, comme frappé par un détail important.
- Quelque chose ne va pas ?
- Non, non. Tout va bien. Tu as raison. Allons-y avant que le jour ne nous découvre.
Les deux recrues défirent le camp en l'histoire de quelques secondes. Rurick tassa le feu avec sa botte, balaya au loin les braises charbonneuses, et enfourna à la hâte les affaires de Nemira dans son havresac.
- Où est ta housse ? fit le félin.
- Elle l'a emporté avec elle.
- Je croyais qu'il s'agissait de ton atout principal. Pourquoi t'en défaire maintenant ?
- Peu importe, Renji. Allons la retrouver.
Le nordique se mit à descendre la pente rocailleuse de leur abri, sous le regard scrutateur de son camarade. Quelque chose dans le comportement du jeune Compagnon ne lui revenait pas. S'inquiétait-il pour Nemira ?
Comprenant qu'il n'était absolument pas le moment de procéder à l'interrogatoire de son ami pour en apprendre plus, Renji secoua la tête avec un soupir neutre, et lui emboîta finalement le pas.
Les deux recrues traversèrent les rochers avec plus d'aisance que la veille. Un souffle de vent frais vint agiter la fourrure de Renji alors qu'il bondissait de roc en roc, chassant les dernières bribes d'hésitation qui le ralentissaient encore.
Il n'était pas question de faire demi-tour, et la vie était trop belle pour qu'il laisse d'autres la lui prendre. Les hommes de Frognir s'étaient jetés sur lui assez soudainement pour l'acculer et lui forcer la main sans lui laisser le temps de réfléchir à ses actions. Mais cette fois, il était venu préparé, et ôterait chaque vie en toute conscience. Cela faisait peut-être de lui un meurtrier. Mais cela ferait indubitablement de lui un survivant, et éventuellement un héros.
Parvenus en bas de l'effondrement, ils se tournèrent à nouveau vers les sommets du massif près duquel l'ennemi devait tenir ses positions. Dans la lueur cotonneuse et opaque de la brume, la visibilité était très réduite, et ils durent grimper côte à côte pour ne pas se perdre de vue.
Le fatidique souffle rauque que le khajiit redoutait de retrouver se mit finalement à enfler dans sa poitrine après une centaine d'enjambées. En dépit de sa condition physique, Rurick peinait aussi à progresser, ralenti par son maillage. Les basses températures devaient avoir changé la cotte en un étau glacial, et la recrue s'étonna de ne pas lire la moindre trace de souffrance sur le visage du jeune aventurier. Assurément, les prédispositions des nordiques leur conférait un avantage remarquable qu'il aurait presque jalousé s'il n'avait pas autant tenu au soyeux de sa fourrure.
- Sur quoi parierais-tu ?
Le khajiit se tourna vers son ami, interrogateur.
- Quoi donc ?
- Selon toi, est-ce qu'ils ont bâti leur campement sur cette butte, ou un peu plus loin ?
- Je n'en sais rien. Mais si j'étais eux, je privilégierais la visibilité des plaines à l'enfermement des bois. Si leur but est bien de survivre et pas de devenir une bande de joyeux bûcherons, je vois peu d'avantages à s'installer à l'orée de la forêt.
- Bah, ils ne doivent pas être bien malins, lâcha le nordique en riant. Qui voudrait bien s'isoler dans un coin pareil en plein hiver ? Les ours hibernent, les loups s'emparent du moindre lièvre, et les seules autres bêtes sauvages qui passent encore par ici n'ont plus que la peau sur les os. Je ne serai pas étonné de tomber sur un camp à moitié mort de faim.
- S'ils n'ont rien à manger, que mangera donc la seconde moitié une fois la première décimée ?
- Un esprit tordu, parfait ! C'est tout juste ce qui me fallait ! Je dois t'avouer que ça fait du bien de parler avec quelqu'un d'autre que Nemira. Elle peut être d'un sérieux affolant, tu n'as pas idée.
- Pas de mal à se détendre devant l'imminence de la bataille. Enfin, moque toi à ta guise avant d'avoir une volée de flèches plantée dans le corps. Une fois la gorge pleine de trous, ce sera trop tard.
- Bah, quelqu'un les prendra pour moi. C'est bien pour ça que tu es là, après tout !
- Autant te prévenir, je compte bien éviter tout objet tranchant ou pointu passant à moins d'un mètre cinquante autour de moi. En parlant de ça, je ne vous ai jamais vu vous battre, et tout ce que je sais de vous est ce que vos compétences est le peu que vous m'avez raconté. Comment vous débrouillez-vous ?
- C'est une bonne question. Laisse moi réfléchir...
Le nordique conserva le silence pendant quelques enjambées, avant que son visage ne s'illumine.
- Je sais ! Tu as tué deux bandits dans le fort abandonné, pas vrai ?
- C'est exact. Pourquoi ?
- Sur une échelle de un à dix, et en plaçant Frognir à sept, où te considèrerais-tu ?
- Difficile à dire, mais je parierais sur quatre. La différence entre lui et moi était énorme, mais j'ai fait quelques progrès depuis.
- Quatre, hein... Laisse moi être clair : je ne suis pas là pour me vanter ou te faire passer pour un idiot. Mais dans un combat à armes égales, tu n'as aucune chance contre moi, et encore moins face à elle. Mettons que Joldir et Fjori se situent à cinq. Je suis à six, et Nemira devrait frôler les neuf.
- Tu penses qu'elle pourrait vaincre Frognir ?
- Ça ne fait aucun doute. Si elle avait été à sa place, elle aurait probablement tué tout le monde à moins d'être submergée par le nombre. Et encore.
- Un instant. Tu es en train d'insinuer qu'elle est probablement plus forte que n'importe qui à Jorrvaskr, Vilkas et Athis inclus ?
- Je ne fais que des suppositions, mais oui, c'est ce que je pense.
- Eh bien, si tu dis vrai, je vais avoir besoin de temps pour m'y faire. Avec quoi vous battez-vous ?
- Je fais avec ce que je trouve, pour tout te dire. J'ai une épée courte dans la botte droite. Elle me sert pas mal en ce moment, et l'acier est toujours meilleur que le fer en plus de moins attiser l'envie que d'autres métaux plus précieux. Ça, en plus du poignard que je t'ai gracieusement prêté. Essaye de ne pas l'abîmer, il m'a coûté une fortune.
Renji fit jaillir le coutelas de son étui de bois, d'un noir sobre et élégant. La poignée était d'un fer aussi sombre que l'ébène rappelant les alliages nordiques ancestraux, tandis que la lame luisait d'un éclat clair que rien ne semblait pouvoir entacher. Une petite marque composée d'un cercle dans un losange reposait juste au-dessus de la garde.
- Où as-tu trouvé ça ?
- Dans un vieux fort près de Faillaise. La troupe impériale qui nous accompagnait avait décidé de s'occuper d'un contrat de bandits vivant dans la région. Ces salauds élevaient des loups pour organiser des combats à mort dans des cages. Je te laisse imaginer l'état de certains. Enfin, pour en revenir à la dague, ne t'en fais pas. Son propriétaire n'en a certainement plus besoin, et je doute que son spectre vienne te hanter pour la récupérer étant donné qu'elle ne lui appartenait probablement pas non plus.
- Attend. Où sont les arbres ?
- Hein ?
https://youtu.be/Bky2uaNsr8w
Le nordique se figea. Renji avait raison. Autour d'eux, les troncs avaient complètement disparu de leur champ de vision. Avec horreur, il s'aperçut que le sol s'était aplani considérablement. Sans même le voir, ils s'étaient aventuré dans la plaine.
- Merde, jura le jeune homme. Depuis combien de temps...
Le khajiit lui fit baisser la voix d'un signe de main impérieux.
- Il faut revenir en arrière. Le danger pourrait venir de n'importe où.
- Une petite minute. Tu penses qu'on pourrait avoir dépassé le repaire ennemi ?
Bien qu'il ne s'en soit pas rendu compte, Renji venait de pâlir subitement.
- Nous n'avons toujours pas croisé Nemira. Elle nous aurait entendu parler à voix haute, n'est-ce-pas ?
- C'est certain. Tu penses que nous devrions continuer ?
- On ne reviendra jamais le camp par un temps pareil. Et le temps joue contre nous. Les dieux savent dans quelle situation nous pourrions nous retrouver si la brume se dissipait maintenant.
Les deux amis se mirent dos à dos, retenant leur souffle. Autour d'eux, la brume envahissait absolument tout le paysage. Le halo pâle du soleil semblait si faible qu'ils ne furent même pas capables de déterminer de quel côté ils se trouvaient. Ils ne voyaient pas cinq mètres devant eux.
À travers l'inconnu, un bruissement de feuillage retentit.
Ils pivotèrent d'un même mouvement, mais n'aperçurent rien.
- Renji, tu n'as pas vu une ombre par ici ?
- Pas de ça. Pas maintenant.
- Je ne plaisante pas ! murmura le nordique. Je jurerais avoir vu un truc bouger à l'instant.
Le khajiit s'accroupit, tendit l'oreille, renifla l'air, et lui fit un signe de main.
- Suis-moi et tiens mon épaule. Ne t'arrête pas.
- Te suivre ? Je ne suis pas sûr que...
- J'ai des années de chasse derrière moi, figure toi. Alors tais-toi et suis-moi.
Le combattant s'exécuta sans broncher davantage. Aucun d'eux n'avait imaginé se retrouver dans une telle situation. Des voyageurs les avaient mit en garde, lui et Nemira, de phénomènes de ce genre. En hiver, l'humidité causée par la fonte des neiges le matin venu pouvait parfois provoquer une levée de brouillard. En cette période de l'année, certaines caravanes se perdaient en plein voyage, et on retrouvait leurs chevaux des semaines plus tard. Les charretiers étaient généralement assez chanceux pour longer la route en sécurité jusqu'au hameau le plus proche, mais certains finissaient malheureusement dévorés par les bêtes sauvages ou dépouillés et laissés pour morts par les bandits. Les deux camarades connaissaient ces histoires aussi bien que tout le monde.
Mais ceci dépassait tout ce à quoi ils s'étaient préparés. Dans les contes ancestraux nordiques, les héros traversant les étendues de Bordeciel étaient en de rares occasions confrontés à une brume tellement épaisse qu'elle pouvait durer des jours entiers. Ils n'auraient jamais soupçonné que la réalité puisse concorder avec de telles fables.
Le félin fit quelques mètres de plus, avant d'apercevoir le fourré d'où provenait le bruit. Le buisson lui arrivait à peine à l'épaule. Sans doute un lapin ou un...
- Renji.
La prise du nordique sur son épaule venait de se faire douloureuse.
- Fais attention, tu me...
La recrue s'interrompit face au regard mortifié de son acolyte. Le jeune aventurier fixait quelque chose d'un air vide, presque tétanisé. Quelque chose qui se trouvait derrière lui.
Il se retourna lentement, très lentement.
La vue du sang le fit bondir de côté. Il y en avait partout. Sur le sol, sur les feuilles, jusqu'au bout de ses doigts.
Lorsqu'il leva les yeux, il réprima de justesse un cri d'horreur.
Dépassant de la brume comme un macabre trophée, la tête décapitée d'un cerf les fixait de ses yeux vides, perchée au sommet d'une pique. Le corps de l'animal reposait juste derrière, encore tiède, et une colonne de vapeur s'échappait de ses entrailles, faisant fondre la neige tout autour de lui. Le sang s'était mêlé à l'eau, couvrant tout le périmètre de cette sinistre scène d'un rouge délavé.
Et lui n'avait rien sentit avant d'arriver juste devant.
Rurick recula d'un pas.
- Il faut se barrer d'ici. Et vite.
- Sans Nemira ?
- Alors rejoignons-là !
- Comment ? Je ne sais même plus d'où nous venons !
- Et merde ! Elle aurait déjà du être rentrée quand nous sommes partis ! Je lui avais dit... elle savait qu'il fallait rester prudente !
- Attends. Qu'est-ce-que tu lui avais dit, au juste ?
Le nordique se figea. Les pupilles sévères et impassibles du chat étaient rivées sur lui.
- Je... Peu importe ! Elle aurait du revenir, d'accord ? Quelque chose a du mal tourner.
- Tu veux dire qu'elle est partie les attaquer et que tu me l'a caché, c'est ça ? Tu veux dire que nous allons peut-être tomber sur son corps, comme ça, à n'importe quel instant ?
- Quelle putain d'idée est-ce que je pourrais en avoir ?! explosa Rurick. On ne devrait pas être venu ici ! Jamais de la vie !
- Je t'avais dit que c'était une mauvaise idée ! Et tu l'a laissé partir seule ?!
- Comme si je pouvais la retenir !
- Eh bien tu aurais dû essayer !
- Parce que tu crois qu'elle m'aurait écouté ?
- Si tu l'avais vraiment voulu, elle serait restée !
- Et toi, que lui as-tu...
Un hurlement assourdissant noya le reste de sa phrase dans le lointain. Leurs cœurs cessèrent de s'agiter dans leur poitrines en une fraction de seconde, leur faisant oublier tout ce qui venait d'être dit. La colère et le ressentiment venaient de se muer en une terreur viscérale. Les deux Compagnons cessèrent complètement de bouger, tandis que leurs poitrines s'écrasaient entre leurs épaules dans un réflexe de survie primaire. Leurs poils se hérissèrent, leurs muscles se crispèrent, et le regard qu'ils échangèrent était rempli d'une horreur aussi sincère que profonde.
Ce cri n'avait rien d'humain. Et à coup sûr, aucun loup, aucun ours ni aucune autre créature connue des deux amis ne produisait de tels sons. C'était un râle rauque, aux vibrations aussi profondes et puissantes qu'un cor de guerre. C'était un rugissement. Celui d'une bête énorme, furieuse, prête à se ruer sur sa proie.
Les lèvres du khajiit s'agitèrent en tremblant. Terrifié à l'idée que la chose puisse les entendre, il du répéter trois fois avant que son ami ne saisisse.
- Bouge. Très lentement, et ne te retourne pas. Marche dans mes pas.
Rurick hocha imperceptiblement la tête, paralysé par l'angoisse. Il avait combattu des hommes, des engeances des cendres, et même quelques trolls. Jamais il n'avait reculé. Mais ceci n'avait absolument rien à voir avec ce qu'il avait pu rencontrer de son vivant. Et cette fois, Nemira n'était pas là pour lui porter conseil.
Avec une précaution extrême, ils firent tour à tour un premier pas, puis un second. La neige ne crissa pas sous leurs pieds. Aucun branchage ne vint s'écraser sous le talon de leurs bottes. Le silence était total, et le froid acerbe n'empêcha pas leurs fronts plissés par l'effort de se couvrir de sueur en une poignée de secondes. Troisième pas. Renji tremblait de tout ses membres. Vint le quatrième, puis le cinquième. Ils avançaient.
Ils mirent plusieurs minutes à faire quelques mètres, restant en équilibre pendant des dizaines de secondes à l'entente du moindre bruit. Déjà, les crampes menaçaient de les faire céder à chaque nouvelle enjambée. Derrière eux, la bête ne donnait pas signe de vie. En avait-elle après eux ? Et à quelle distance se trouvait-elle ?
L'attente se faisait insupportable. Cette chose finirait par les rattraper s'ils se mettaient à courir maintenant, et l'un comme l'autre savaient que tenter d'infirmer cette hypothèse par la tentative était une décision suicidaire. Combien de temps allaient-ils devoir avancer ainsi avant que l'un d'eux ne commette la fatidique erreur de causer le moindre son ?
Une forme sombre se dessina à travers la brume. Cette fois, il ne s'agissait pas d'une tête sectionnée ni d'un monstre cauchemardesque, mais bien d'une barrière de bois.
N'y croyant pas, Rurick posa le front contre les planches, emporté par un soulagement immense.
- Je n'aurais jamais crû être si heureux de faire face à l'ennemi, articula-t-il en silence. Quoi que nous puissions trouver à l'intérieur, ce ne sera pas pire que ce qui se trouve déjà derrière nous.
Toujours sans un mot, Renji désigna le rempart de fortune, et fit un geste du plat de la main pour lui signaler de la longer. Ces murs ne les protégeraient pas nécessairement de ce qui rôdait plus loin, mais mettre un peu de distance matérielle entre eux et le danger imminent qui les guettait avait quelque chose de profondément réconfortant.
Fixant le sol en s'évertuant à éviter d'écraser quoi que ce soit, Rurick se mit de nouveau à avancer, suivit de près par le félin.
Un temps indéfinissable s'écoula ainsi. Puis, alors qu'ils ne s'y attendait presque plus, la main du nordique buta contre un rebord solide.
Grand ouvert, le battant d'une énorme porte semblait presque les accueillir. Ils n'eurent nul besoin de se concerter : le choix paraissait évident.
Le nordique pénétra le premier dans le campement hors-la-loi. Derrière lui, l'entrée disparu dans le brouillard au bout de quelques mètres seulement, pareille à la gueule fétide d'un monstre s'évadant dans la noirceur d'une nuit sans lumière. Renji le rattrapa de quelques foulées silencieuses, et posa une main sur son épaule.
- On ferme les portes ? chuchota le chat en jetant un regard prudent derrière lui.
- Surtout pas. Si l'ennemi nous prend en tenaille, il nous faudra conserver une échappatoire.
- Tu préfères retourner dehors et affronter cette chose plutôt que de faire face à quelques malfrats ?
- Bien sûr que non. Mais nous enfermer ici ne l'empêchera pas de défoncer les barricades ou de les escalader si elle en a véritablement après nous.
- Même quelques secondes pourraient nous sauver...
- Non. Et fais moi confiance sur ce point : si nous en venons à devoir courir, mieux vaut que cette créature en ait après quelque chose qui se situe dans ces murs. Il n'y a pas d'alternative. Si elle veut notre mort, sois sûr qu'elle l'aura.
Renji déglutit. Rurick avait survécu à certaines choses qu'il ne pouvait que rêver d'éviter à tout jamais. Son expérience était un atout à ne pas négliger, et se fier à son propre instinct au lieu d'écouter le nordique ne sonnait pas vraiment comme une bonne idée. Il hocha du chef, et dégaina son poignard sans rien ajouter. Cette fois, c'était à son tour d'écouter.
La brume était plus disparate ici, et laissait entrevoir quelques baraquements dispersés aux quatre coins du campement sans organisation apparente. Deux petites cabanes bordaient le rempart sur la gauche, séparées du bâtiment central par un chemin de terre désherbée. Sur le côté droit, ils ne virent tout d'abord rien, mais remarquèrent bien vite que quelques pousses légumineuses s'extirpaient timidement d'une terre vaguement labourée. De l'autre côté du champ de fortune, une tour de guet s'élevait quelques mètres au-dessus des murs, sa silhouette à moitié dévorée par les langues fantomatiques ayant envahi la plaine.
Ils s'avancèrent lentement vers le bâtiment central, aux allures d'entrepôt abandonné. Contrairement au reste, les murs aux planches poncées avaient l'air relativement bien préservés, et dépassaient facilement la hauteur d'une maison de ville. À chaque extrémité, une colonne de bois aussi large qu'un tronc soutenait le tout, lui conférant une allure rustique qu'aucun d'eux ne releva compte tenu de la situation. Aucune fenêtre ne leur permit de juger ce qui se trouvait à l'intérieur, et ils firent le tour sans rencontrer personne.
Rurick se tourna vers lui.
- Cet endroit est vide. S'il y a quelque chose de vivant ici, il se trouve dans cette grange.
- Pourquoi ne pas fouiller les autres bâtiments pour en avoir le coeur net ? Nous reviendrons ensuite.
Le jeune homme paru d'accord. Bien entendu, se séparer était une erreur qu'ils ne commettraient pas. D'un pas précautionneux, ils partirent inspecter les tours de guet. Sur la route, le khajiit retint un frisson nerveux à plusieurs reprises. Là, à quelques dizaines de mètres d'eux, une abomination mortellement féroce rôdait dans l'inconnu. Pourraient-ils seulement sortir d'ici une fois les lieux explorés ?
La silhouette squelettique du guet se précisa devant eux. Personne n'y montait la garde. Au terme d'une rapide concertation du regard, ils montèrent les escaliers de bois, rendus glissants par le givre.
Tout leur sembla normal à première vue. Le sommet de l'observatoire n'était meublé que d'un petit brasero et d'une table, sur laquelle un livre et quelques pièces de cuivre étaient posées. La recrue se pencha sur le bureau. Les pages de l'ouvrage étaient encore froissées.
Rurick l'alerta de sa découverte lorsqu'il trouva une pomme à moitié dévorée derrière une caisse dans un coin.
- Il fait une humidité à en tomber malade rien qu'en respirant, et elle n'est même pas décomposée, fit le nordique en examinant le fruit à peine jauni. Pas de doute, l'activité ici est récente. Ça remonte à la nuit d'hier, dans le pire des cas.
- Je sens quelque chose.
Le museau du khajiit se dilata quelques fois, incertain. Grâce à la hauteur de sa position, son odorat lui revenait tout juste, et des effluves familières commençaient à lui parvenir. Il connaissait cette odeur, il en était persuadé.
- Oui, reprit-il. J'ai déjà senti ça, et récemment... Je...
Son camarade attendait patiemment à ses côtés, scrutant l'extérieur des murs avec concentration. Un instant passa.
Soudain, la recrue se souvint. La senteur lui était bien réminiscente, et pour cause : il en avait fait l'expérience toute sa vie durant, et même jusqu'aux jours précédents passés au Chasseur Ivre avec Anoriath.
Du gibier et des entrailles. Voilà ce qui était à l'origine de son incertitude. Il reconnaissait sans aucun doute possible la touche olfactive aigre qui envahissait ses sinus, mais il demeura incapable de déterminer son origine exacte.
- Il y a un animal mort à proximité. Sans doute plusieurs.
À mesure qu'il parlait, l'odeur doubla presque d'intensité.
«Pas simplement plusieurs, pensa-t-il. Beaucoup.»
- Je crois que je détecte aussi quelque chose, dit Rurick. Ça vient du cerf qu'on a vu dehors ?
- Je ne crois pas. J'ai passé des années à en chasser en Cyrodiil avant de venir ici. Même si la différence entre l'odeur d'une biche et d'un lapin doit te sembler vaine une fois éviscérés, je peux te garantir qu'elles ont leurs particularités, et qu'il devient facile de les différencier avec le temps. Celle-ci ne ressemble à rien que je connaisse. Et...
- Et ?
Le khajiit marqua une pause.
- Elle est absolument partout. Cet endroit empeste la mort, Rurick. Et je sais d'où ça vient.
Le nordique comprit en un éclair. Pour la première fois de leur périple, il se pencha, retourna l'ourlet de ses chausses, et sortit son épée courte de sa botte. L'insouciance de son regard s'était changée en une résolution froide et calculée.
- Alors, pas le choix, dit-il non sans une pointe d'appréhension. Il est grand temps de voir ce qui se cache dans ce hall.
Les deux recrues sautèrent directement du sommet de la tour, et mirent pied à terre presque au même moment. Une fois certains que les abords étaient bien silencieux, ils entamèrent une marche aussi rapide que possible. La peur n'aurait fait que les compromettre davantage, et ils en demeuraient bien conscients.
Renji avait lu quelque part que face à l'imminence d'un danger mortel, la crainte pouvait parfois laisser place à une détermination indéfectible. Les récits de jeunes enfants se ruant sur les bandits venus piller leurs villages ou de vieux bergers repoussant seuls une meute de loups en ayant après leurs troupeaux étaient une chose presque courante en ces temps troubles, et en révélait peut-être un peu plus sur la véritable nature des hommes. Ceux qui voulaient survivre dans un monde sauvage n'avaient parfois pas d'autre choix que de devenir des prédateurs à leur tour, même de façon temporaire.
Quoi qu'il en soit, le khajiit comptait bien mettre à profit cet instant de lucidité pour tirer parti de la situation autant qu'il le pouvait. Tout se jouait peut-être ici.
L'entrepôt ne possédait que deux accès : une double porte par laquelle il était possible de faire rentrer une charrue, et une seconde entrée réservée aux propriétaires, juste à côté de la première.
La configuration avait tout d'ordinaire, et ne différait guère de celle que l'on pouvait apercevoir partout en Bordeciel. La première partie du bâtiment devait se composer d'une zone spacieuse et démeublée, avant de se scinder en deux ailes latérales, faisant office de chambres ou d'écuries. Ne restait alors qu'une pièce au fond, généralement réservée à l'usage que lui avait destiné le maître des lieux.
Le dessous de la grande entrée était tâché de sang. Rurick remarqua le premier ce macabre détail, et en avertit immédiatement Renji, qui se contenta d'acquiescer d'un air sombre. Ils optèrent naturellement pour la petite porte, par souci de discrétion comme de sûreté. Le khajiit passa en tête sans hésiter, et posa la main gauche contre le battant aux jointures lâches, gardant l'autre crispée contre son poignard tiré au clair.
Il compta jusqu'à cinq en son fort intérieur. Puis, d'un geste dépossédé de tout doute, il poussa légèrement en avant.
La porte pivota dans un grincement terrible.
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Le rouge, partout. Ce fut la première chose qu'il remarqua en jetant un œil à l'intérieur.
Les effluves cadavériques vinrent en second. L'atmosphère infecte lui envahit la trachée avec violence, lui arrachant un gémissement rugueux.
Puis il vit les corps.
Imbibé de pourpre, le sol de paille et de terre froide prenait des allures de velours mortuaire, sur lequel les défunts se seraient retrouvés alignés à la hâte pour mener leur ultime voyage. Mais nulle destinée heureuse ne pouvait possiblement s'ensuivre d'un trépas aussi brutal que celui qu'il avait sous les yeux.
Une pitié mêlée d'horreur et un dégoût abyssal s'emparèrent simultanément du coeur du khajiit face au spectacle hideux de chair brûlée et découpée que lui offraient les victimes. Une vingtaine de corps gisaient au sol, se chevauchant les uns les autres dans un chaos indescriptible de membres disloqués et tordus. Une bonne part d'entre eux disparaissaient sous la poussière de leurs vêtements consumés, dont le tissu se confondait avec une peau purulente et couverte de crevassures carbonisées. L'autre moitié se résumait à un hachis de chair brouillon et précipité, emportant membres, dents, morceaux de crâne et touffes de cheveux sur sa trajectoire vengeresse. De larges arcs de cercle ensanglantés criblaient les murs et les poutres du plafond, témoignant de la violence extrême du combat qui s'était tenu ici. Mais le plus inimaginable restait à venir.
Là, au milieu des hommes, deux énormes masses inertes reposaient sur le dos, inanimées. Les choses gardaient une forme vaguement humanoïde, mais toute ressemblance avec un être civilisé s'arrêtait net. Les griffes des créatures, jaunies par le temps et rougies par le sang, étaient aussi longues que des poignards aux extrémités acérées. Leurs crocs jaillissaient de leurs gueules fétides comme des traits d'arbalète prêts à s'empaler sur n'importe quel animal passant à leur portée. Leur fourrure, d'un jaune au pigment féroce, couvrait avec difficulté l'ossature puissante et la musculature surabondante d'un prédateur dont rien ne pouvait égaler la majesté puissante et carnassière. Enfin, au sommet de cette demi-tonne de force pure et bestiale, la crinière solaire des lycans se déployait comme une couronne de pétales d'or ornant le chef d'un monarque tout-puissant. À présent, l'origine du rugissement au-dehors des murs lui apparaissait plus clairement.
Les lion-garoux. Des créatures de fantaisie, dont les histoires étaient contées à parts égales d'admiration et de défiance dans toutes les bourgades d'Elsweyr depuis des temps immémoriaux. La variante désertique des lycanthropes des contrées du nord, de par sa rareté et son ancienneté, avait acquis au cours des siècles une notoriété colportée partout et à la moindre occasion, sur lesquelles une pléthore de rumeurs extravagantes circulaient en tout lieu et toute heure.
Plus tenaces que les guerriers Cathay, plus silencieux qu'un Suthay en rapine, et plus mortels qu'un Senche-raht en pleine charge... Ce que les Manes et les peuplades Alik'r de passage avaient prit à tord pour une espèce légendaire de khajiit pendant des générations s'avérait en réalité n'être qu'une forme accordée à ceux qui avaient renié le culte lunaire traditionnel pour s'abandonner au domaine d'Hircine et de ses semblables. Mais si leur prestige s'était trouvé fortement réduit par cette découverte, la crainte qu'ils inspiraient en avait au contraire décuplé. Les royaumes de Sentinelle et de Torval affichaient des récompenses mirobolantes pour la capture d'un spécimen vivant, et toute information à leur sujet s'arrachait à prix d'or, voire même à coups de dagues sous la jugulaire.
Et, du jour au lendemain, ils se retrouvaient face à trois de ces créatures à la renommée inconcevable.
En entrant, Renji s'était complètement figé. Mais si le carnage et les corps déchirés constituaient le premier motif de son arrêt, le second avait également suffit à placer Rurick dans un état semblable.
Car, au milieu des morts, deux hommes se tenaient encore là, bien vivants. Et, juste entre eux, la silhouette attachée de Nemira.
Un rougegarde au crâne rasé, de dos, au visage plongé dans l'ombre, et un Altmer, accroupit devant la prisonnière. Le premier, alerté par le grincement de la porte, se retourna lentement, avec un calme empreint de majesté. Sa cape de voyage se découvrit, révélant un bras gauche tranché au dessus du coude, ainsi une chaine d'argent, pendant au bout de son autre membre avec une lueur menaçante. Ses yeux toisèrent les deux camarades avec un éclat plus brûlant que le soleil. Un vampire.
Renji fut saisit d'un haut le coeur, et posa un genoux à terre, frappé par un sentiment de danger si puissant qu'il en devenait incapacitant. Rurick ne bougea pas non plus, comme lui incapable d'effectuer le moindre mouvement.
Les bottes du vampire claquèrent puissamment contre les flaques de sang baignant la pièce lorsqu'il s'approcha d'eux. Le khajiit voulut prendre la fuite, mais ses jambes ne répondirent pas à ses suppliques silencieuses. Il était entièrement à la merci de cet homme, sans savoir pourquoi ni comment. En dépit de toute logique, la simple présence de celui-ci semblait si désespérément écrasante que son coeur lui sembla s'arrêter de battre durant un instant.
Soudain, il comprit que la définition de la peur qu'il avait toujours conçu était à revoir radicalement. Il n'avait pas peur de mourir, ni de prendre, de tuer ou de fuir. En l'instant présent, il n'avait peur que de cet homme.
Le vampire s'arrêta devant eux, et parla d'une voix jeune rendue grave par l'expérience des années.
- Névérar. Viens voir ces deux-là...
L'elfe se releva, fit trainer son regard sur la Dunmer enchaînée, et s'en détourna finalement.
Son visage consistait en un curieux mélange d'élégance et de laisser-aller. Ses traits étaient propres, et sa chevelure noire luisait d'un assortiment de reflets impeccables. Mais sous le violet délétère de son regard et son nez arqué s'étendait l'étrange vision d'une moustache mal rasée, de joues creuses et sales, et d'une barbe hirsute et négligée au jais parcouru de tâches blanches disparates. L'Altmer semblait à la fois posséder l'allure singulière d'un haut gradé et d'un vagabond condamné à l'errance éternelle. Ce contraste ce retrouvait jusque dans ses yeux, ou une lueur hagarde venait s'emparer de la dureté impérieuse de ses pupilles impassibles.
- La fille disait donc vrai, fit-il d'une voix aux accents nasillards et provocateurs. Ils sont venus. Tu as bien fait de m'empêcher de la tuer.
À côté de Renji, le nordique semblait mobiliser toute sa volonté afin d'articuler une phrase compréhensible.
- Qu'est-ce que vous voulez...?
Le rougegarde haussa un sourcil, et se pencha vers lui pour le contempler d'un air curieux.
- Tu peux parler ?
Incertain de la teneur exacte de la question, Rurick hésita quelques instants avant de hocher la tête. L'homme parut surpris.
- Intéressant. De tous ceux que nous avons croisé jusqu'à présent, toi et ton amie attachée êtes les seuls à avoir réussi à vous adresser à nous. Nous avions presque perdu espoir.
- Laissez partir Nemira. S'il-vous-plaît.
- Notre intention n'est pas de la blesser, lâcha le haut elfe. Nous aimons simplement prendre nos précautions. Êtes-vous, oui ou non, membres des Compagnons ?
- Je vous l'ai déjà dit.
Tous se tournèrent vers la source de la voix féminine et déterminée de Nemira. La Dunmer avait relevé le visage, laissant entrevoir la coupure ensanglantée parcourant sa joue et la poussière couvrant ses cheveux et son visage. Mis à part cela, elle paraissait en bonne et due forme.
- Tu es réveillée, dit simplement l'elfe. Parfait, nous avions justement besoin de toi.
- Tu vas bien ? ajouta immédiatement le jeune combattant. Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Sois sans crainte. Ces hommes m'ont peut-être sauvé la vie.
- Peut-être ? rit le rougegarde. Voilà une façon bien sceptique de remercier votre supérieur.
Les trois amis échangèrent un regard. Renji ne pouvait toujours pas parler sans que le tremblement de ses lèvres ne réduise ses paroles à un charabia incompréhensible. Mais les quelques informations qu'il avait pu capter dressaient un tableau qu'il n'était pas sûr de comprendre. Au ton que son compagnon nordique prit, il saisit que ce dernier en était arrivé à la même conclusion que lui.
- Une petite minute... Qui êtes-vous exactement ?
- Oh, pardonnez moi. Vous ne m'avez sans doute jamais vu à Jorrvaskr. Et pour cause, je n'ai plus remit les pieds à Blancherive depuis des semaines. Cependant, jeune homme, nous nous sommes déjà croisé plusieurs fois en ville avant que vous ne passiez l'examen d'entrée. Félicitations pour votre réussite, nous voilà frères d'armes.
Dehors, dans la brume, quelqu'un s'avançait vers eux. Renji l'entendit le premier, ou du moins le pensait-il avant de porter son regard vers les inconnus. À leur posture et les mouvements de leurs yeux aux alentours de la porte, il comprit que ces deux-là l'avaient devancé de plusieurs secondes. Comment était-ce possible ? Ses oreilles lui jouaient-elles des tours, ou bien venaient-ils véritablement de repérer un son au beau milieu de leur conversation avant qu'un khajiit n'y parvienne ?
Les pas du nouvel arrivant se firent clairement audibles. Voyant que ses mouvement n'étaient plus entravés et que la tension était un peu retombée, le félin se tourna vers le brouillard pour faire face à ce qu'il craignait être son nouvel ennemi. Brusquement, le simple fait de porter la main à son fourreau lui semblait vain tant il se sentait insignifiant en comparaison des individus en sa présence. S'ils avaient envoyé au tapis deux lion-garoux et massacré le reste des hommes, que pouvait-il espérer faire ?
À sa surprise, ce fut un vieillard qui surgit des limbes. L'homme, un impérial ayant derrière lui la soixantaine passée, avançait d'un pas tranquille, un sourire indéchiffrable sur les lèvres. Son armure de cuir noir soulignait sa carrure légère, et ses bottes ne faisaient aucun son en touchant le sol.
Puis il le reconnut.
- Nemira, Rurick ! s'exclama-t-il. C'est...
- Je sais pertinemment qui c'est, le coupa la Dunmer en regardant le nouvel arrivant, qui venait de s'arrêter. Vous êtes le bûcheron mort que nous avons trouvé hier.
- Je ne vous permet pas d'employer de tels mots en ma présence, rit le vieil homme. J'ai encore bien de la peau sur les os pour un cadavre, ne trouvez-vous pas ?
- Alors tout ceci n'était qu'un piège, ricana Rurick. J'aurais dû m'en douter...
- Jeune garçon, je vous arrête. Il y a méprise. Je vous suis depuis bien longtemps, mais c'est bien la vue de ces hommes qui m'a poussé à sortir de ma cachette.
L'impérial se gratta la barbe avec une mine songeuse, puis s'avança davantage. Son regard se métamorphosa en l'espace de quelques secondes. Lorsqu'il s'arrêta, à quelques pas des deux hommes, ses yeux étaient plus froids et cassants qu'une pierre fendue par le givre. L'Altmer parût nerveux, puisqu'il voulut porter une main à sa ceinture, où pendait une dague.
Le rougegarge interrompit son geste avec un rictus confiant.
- N'aie crainte, Neverar. C'est un ami.
- Le terme me paraît exagéré, nuança l'impérial. J'étais votre dirigeant légitime il n'y a pas si longtemps que cela. Maintenant, expliquez-moi ce qui se passe ici, voulez-vous ?
- L'expédition s'est soldée par un échec, Titus. Mes excuses.
Le vieillard hocha lentement la tête. Puis il pointa du doigt le bras amputé du rougagarde.
- Je vois que vous êtes blessé, Shazam. Que s'est-il passé ? Ces malfrats que je vois en sont-ils responsables ?
- N'ayez crainte. La plaie a déjà cicatrisé, grâce aux bon soins de mon nouvel ami ici présent.
Titus porta le regard vers l'elfe.
- Et qui est cet ami ? Névérar, c'est bien cela ?
- Vous avez entendu mon nom ? constata froidement l'intéressé.
- J'entends bien des choses à mon âge. Parlerez-vous ?
- Je suis son prisonnier, si vous souhaitez tout savoir.
Un rictus moqueur couvrit le visage de l'impérial de profonds sillons.
- Prisonnier, vous dites ? Je ne vois guère de chaines à vos poignets.
Shazam leva son unique main vers l'Altmer avec un sourire en coin.
- Soyez assuré que les lien du destin qui l'unissent à moi sont bien plus solides que n'importe quel alliage. Je ne pense de plus pas que vous devriez tant vous occuper de nous. Vos recrues sont venues ici pour un contrat, si je ne m'abuse.
- Comment savez-vous tout ceci ? souffla Nemira. Nous avez vous suivi, vous aussi ?
- Je sais tout de votre petite excursion, tout de vous, et bien plus encore. Votre venue en faisait partie, naturellement. Enfin, le pourquoi du comment vous échapperait, et nous pourrons poursuivre cet échange ma foi fort pertinent après avoir rejoint Rigel à Jorrvaskr. Le temps est à l'urgence.
Les deux hommes firent mine de se diriger vers la sortie, mais Titus s'interposa sur le pas de la porte.
- Le temps ? À l'urgence ? Qu'est-ce que vous entendez par là ?
- Libre à vous de me croire, mon ami, mais Blancherive court un grave danger. Et notre présence à tous est plus que nécessaire pour empêcher le pire de survenir maintenant. Ils vont frapper, Titus. Frapper tant que nous sommes forts, pour nous montrer qu'ils n'ont plus peur.
À une nouvelle reprise, les yeux de Renji croisèrent ceux de Nemira, puis du nordique. Et, encore une fois, il eût la certitude qu'aucun d'eux n'avait saisit la moindre chose à l'échange qui venait d'avoir lieu.
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Chapitre 19
Les cinq Compagnons ne prirent guère le temps de discuter. L'impérial prit le rougegarde à part durant quelques secondes, puis hocha sombrement la tête au terme de ce dialogue pour le moins expéditif.
- Vous avez entendu, adressa-t-il aux trois amis, encore interloqués. Retour immédiat à Jorrvaskr. La route est longue, et le temps nous manque. Nous discuterons en chemin.
Sans qu'un mot de plus ne soit échangé, les deux hommes quittèrent le bâtiment. Rurick se dirigea presque aussitôt vers Nemira afin de défaire ses chaînes, laissant le khajiit face à l'Altmer. Ce dernier portait un large manteau noir, au col et aux manches déchirés de façon inégale, presque hâtive. Cela ne faisait que renforcer la nuance de cet individu pour le moins singulier.
Immobile et fixant l'horizon d'un regard scrutateur, l'elfe s'apparentait à un gigantesque oiseau de proie aux ailes noires comme la nuit, dans l'expectative d'une frappe unique et mortelle. Pas un aigle, non, mais un vautour, juché sur son perchoir, attendant l'instant décisif où il pourrait enfin déployer l'envergure de son sinistre plumage. Sans avoir besoin de connaître cet homme ou ses motivations, Renji su avec une certitude indiscutable qu'un passé noueux et violent se cachait derrière ce masque et cette grandeur impassibles.
Puis, sans signe déclencheur apparent, l'inconnu s'anima lentement, et suivit ses prédécesseur d'une démarche droite et altière qui n'évoqua rien d'autre au félin que celle d'un monarque.
Voyant que le nordique échangeait quelques mots avec son amie, et ne sachant que faire compte tenu de l'étrangeté de la situation, il emboîta le pas à l'étranger.
Alors qu'ils s'aventuraient hors de l'entrepôt, les souvenirs pourtant récents de la recrue lui revinrent en bloc. Si l'expectative de trouver un danger plus grand encore entre ces murs lui avait fait oublier ce qui se trouvait en dehors de ceux-ci, il savait désormais que l'extérieur n'était pas sûr. Il y avait toujours quelque chose, de l'autre côté de ces remparts chétifs, attendant sa prochaine proie en silence. Et ce quelque-chose n'était sans doute pas disposé à les laisser traverser les limbes épaisses et silencieuses qui couvraient son territoire.
Le félin pressa le pas pour rattraper l'Altmer.
- Excusez-moi... commença le khajiit, tentant désespérément d'attirer le regard de son interlocuteur.
- Névérar. Appelle-moi Névérar.
Renji contint mal sa surprise. Contrairement à ce qu'il avait estimé plus tôt, sa voix n'avait rien d'agressif ni d'impérieux. Ce cachet si particulier était en réalité le fruit d'un timbre las et monocorde, que seules les affres d'une monotonie condamnatoire devaient pouvoir produire.
- C'est à quel sujet ? le relança l'elfe sans détourner le regard de son objectif invisible.
- C'est vous qui avez tué ces hommes ? Et ces...
- Lion-garous ? Oui, je m'en suis chargé avec Shazam. Pourquoi cette question ?
- Je crois qu'il y en a un dehors. Et je pense qu'il nous a vu lorsque nous sommes venus ici.
- Êtes-vous vivants ?
- Je... Pardon ?
Sans ralentir, l'Altmer se tourna toutefois légèrement dans sa direction. Son regard balaya le khajiit de bas en haut en une fraction de seconde, puis s'en détourna.
«Il ne me juge pas digne d'être écouté, réalisa la recrue avec une pointe d'amertume»
Mais l'elfe repris la parole :
- Toi et tes amis. Êtes-vous bien vivants ?
- Je... Oui, j'imagine ?
- Alors il ne vous a pas vu. Fais-moi confiance sur ce point. Il a probablement échappé à notre vigilance et est passé par-dessus les remparts pendant que nous avions le dos tourné. Tu as bien fait de m'en parler, toutefois. Nous n'aurons pas le loisir d'adopter une progression silencieuse compte tenu de la précipitation du vieillard. Mieux vaut s'en charger maintenant. Vers où avez-vous aperçu la créature ?
La recrue tendit le bras de côté.
- Sur le flanc gauche des murs, juste par ici.
Névérar s'immobilisa brièvement, et dressa un doigt vers le ciel.
Le flash fut si incroyablement puissant que le khajiit bondit sur place sous l'intensité de son propre sursaut, et ne reprit ses esprits qu'après une bonne seconde. Une lumière d'un bleu aveuglant venait de fuser de l'index de l'elfe, et s'était perdue à travers les formes brumeuses du ciel avec un crépitement surréaliste.
Précisément quatre battements de cœur plus tard, le tonnerre frappa, quelque part dans le lointain.
- Problème résolu, lâcha simplement l'Altmer en reprenant sa route.
Renji demeura figé un instant sur place, laissant l'ample manteau noir de l'elfe se fondre dans le lointain. Là où s'était tenu le mage, une colonne d'air chaud venait de surgir au niveau du sol, repoussant la brume environnante en un ballet mystifiant de volutes concentriques. En voulant tendre la main en direction de l'origine de la détonation, il remarqua que son pelage s'était dressé sur lui-même en raison de l'électricité statique ambiante, et sa langue lui parut fourmiller d'un millier de petites aiguilles quand il la passa contre sa bouche pour l'humecter.
Lorsque Rurick et Nemira le trouvèrent toujours immobile, leurs cheveux s'élevèrent brusquement dans les airs. Les comparses froncèrent les sourcils en le questionnant du regard, ce à quoi il ne répondit que par un haussement d'épaules désemparé.
- Avançons, dit-il. J'ai bien l'impression qu'ils ne nous attendront pas si nous avons le malheur de traîner.
- Qui sont-ils vraiment ? chuchota le nordique une fois qu'ils se furent mis en marche. J'ai le sentiment d'avoir été jeté à la mer sur un radeau et de devoir deviner où la marée me portera... Et je ne fais jamais confiance aux flots qui prétendent me mener à bon port.
Nemira secoua la tête.
- Ils n'ont pas menti à mon avis. Ce sont bien des Compagnons, tout comme nous. Et si j'en crois le nom par lequel ce rougegarde a appelé notre cadavre ambulant...
- Titus ?
- C'est bien ça. Je suis persuadée d'avoir entendu ce nom quelque part, mais impossible de savoir où.
- Sur un contrat, peut-être ? Je ne voudrais pas plomber cette ambiance radieuse, mais Frognir devait avoir des complices. Complices qui, je gage, courent toujours dans l'immensité sauvage de Bordeciel.
- Oublie ça, dit l'elfe noire. S'ils voulaient nous tuer ou nous arracher la moindre information, ils l'auraient déjà fait.
- Elle a raison, bafouilla Renji. Je... Je crois bien que l'Altmer a tué ces monstruosités tout seul.
- Qu'ils soient forts n'est plus à démontrer, insista Rurick. Le fait que nous ayons trouvé Nemira attachée comme un tas de paille suffit à me conforter dans l'idée que les attaquer de front serait stupide. Mais qui vous dit qu'ils ne sont pas nos ennemis ? Ils ont parlé d'une attaque à Blancherive. Et si c'était justement leur plan ? Obtenir de nous les informations cruciales qu'ils recherchent, et frapper ensuite...
Nemira rit à voix basse. Renji se tendit. Ce n'était pas une moquerie, mais un rire nerveux. Son anxiété monta encore d'un cran lorsqu'elle se tourna vers lui.
- Alors, tu n'as pas remarqué, toi non plus ?
Le félin comprenait parfaitement où son amie voulait en venir. Et voir sa crainte partagée par la Dunmer lui donna des sueurs froides.
D'une voix tremblante, il proféra les paroles qui s'étaient insinuées en lui, presque contre son propre gré.
- Rurick, ce n'est pas un coup monté. Je crois... Je crois que le rougegarde peut lire dans nos pensées.
Le nordique le dévisagea, cherchant à deviner s'il était bien sérieux.
- Tu te moques de moi ? Dans quel monde...
Nemira le fit taire d'un geste.
- Dis-en ce qui te plaira, mais je pense qu'il a raison. Réfléchis un peu, et tu verra que sa conclusion est tout à fait pertinente. À moins d'être un Compagnon, il est impossible que cet homme puisse être aussi bien informé. Que ce soit le contrat qui nous a mené ici, notre identité, et jusqu'à mes mouvements...
- Tes mouvements ?
- Je me suis battu avec lui, figure-toi. Brièvement, mais ce fut assez pour m'assurer qu'il est l'homme le plus fort que j'ai rencontré de ma vie.
Un rictus de dépit couvrit le faciès du jeune chat.
- Et dire que Rurick m'avait dit que tu étais partie en reconnaissance. Je me doutais bien qu'il mentait...
L'elfe secoua la tête d'un air désolé.
- Pardonne-moi. Un jour, je te ferai part de mes raisons, si nous sommes encore en vie pour en parler. Rurick, j'imagine que tu ne t'oppose pas à ce que je lui raconte tout ce que j'ai vu au cours des dernières heures ?
- Non, évidemment que non... Nous lui devons au moins une part de vérité, et je serais un idiot de t'empêcher de la lui livrer.
- Parfait. Pour commencer, Renji, sache que je suis sincèrement navrée de t'avoir utilisé. Ta présence à nos côtés ne visait qu'à éviter que le genre de situation dans laquelle nous nous trouvons présentement ne dégénère. Ni toi ni Rurick n'étiez supposés vous battre, ni même pénétrer dans ce campement. C'est comme cela que nous procédons d'ordinaire, si tu veux savoir. Je gère l'attaque, et il s'occupe du reste ; transport du matériel, des vivres, et entretien de l'équipement. Bien sûr, il lui arrive souvent de participer au combat, et il n'a aucun mal à m'assister lorsque les circonstances l'exigent. Mais pas cette fois. Dans l'optique improbable où j'aie été faite prisonnière ou tuée, je l'avais chargé de te ramener à Blancherive, de force s'il le fallait. Nous savions que cette mission était dangereuse, bien trop pour te forcer à y prendre part. Les expéditeurs du contrat ont hésité à nous le confier justement parce qu'ils craignaient que nous tentions de nous en charger sans avertir les Compagnons, et c'est en fin de compte ce que nous nous sommes résolus à faire. Mais j'ai été capturée, et la tête de nœud que tu as à côté de toi a bien évidemment failli à sa tâche, en cherchant à me protéger au lieu de viser à ta sécurité.
- C'est comme cela que vous me voyiez ? Un fardeau à protéger ?
- Je n'aime pas l'idée de laisser un camarade seul pendant que j'effectue ma mission. Vous avez au moins pu veiller l'un sur l'autre.
Le khajiit repensa brièvement à comment Rurick et lui s'étaient rendus sur place. Effectivement, tout se serait peut-être passé très différemment si l'un d'eux avait agi de son propre chef, et sans doute pas pour le mieux. S'il demeurait profondément vexé par les décisions de la Dunmer, il ne pouvait finalement qu'être d'accord avec ce qui l'avait motivé à les prendre.
- Alors, Rurick, reprit l'elfe noire avec une once d'animosité. Pourquoi avoir décidé de trainer Renji dans cet endroit ?
- Il était d'accord pour que nous partions à ta recherche. Et j'avais un mauvais pressentiment à propos de tout ça, d'accord ? Je ne pouvais pas concevoir que tu te sois retrouvée prise dans une situation que ni le combat ni la fuite ne pouvaient régler. D'ailleurs, pourquoi avoir affronté ce... Shazam, c'est bien ça ? C'est un vampire, et tu l'a sans doute découvert avant que la confrontation ne devienne inévitable. Tu n'avais aucune chance.
- J'y venais justement, figure-toi. Quand je suis arrivée ici cette nuit, l'endroit était presque désert. J'ai fouillé les bâtiments alentours, et n'y ai trouvé que des hommes endormis. J'ai hésité à m'en occuper, mais j'avais peur d'en manquer un et de lui donner l'occasion de lancer l'alarme. Après m'être assurée de leur nombre approximatif, je me suis introduite dans l'entrepôt. La luminosité était très basse, et la brume qui se levait n'a rien arrangé. En me dirigeant vers la pièce du fond, j'ai remarqué une odeur particulière. J'y ai découvert un groupe de cinq ou six khajiits, enfermés dans des cages. Ils avaient l'air d'être dans une sorte de transe, et j'ai tout de suite conclu qu'il s'agissait d'une bande d'innocents que les malfrats avaient drogué et entraîné jusqu'ici pour en faire des esclaves. Alors, quand un homme est arrivé avec des chaînes dans la main, je me suis tapie dans l'ombre, persuadée qu'il venait s'emparer de l'un d'entre eux. Pendant qu'il passait sa lame au travers du corps du premier, je me suis jetée sur lui.
La Dunmer marqua une pause. Elle semblait hésiter à poursuivre, mais la curiosité de Renji l'emporta finalement.
- Que s'est-il passé ensuite ? lâcha-t-il avec un air presque enfantin.
- Il s'est retourné, a paré une attaque que nul n'était censé pouvoir voir venir, et a repoussé trois de mes assauts en l'affaire d'une poignée de secondes. Tout ça avec un seul bras. Nul besoin de t'expliquer pourquoi cela relève de l'exploit. J'étais surprise de sa résistance : même un vampire doit se plier à certaines règles d'agilité ou de force, mais cela ne semblait pas être son cas. Je ne voulais pas risquer de réveiller ses complices, mais il n'avait pas parlé, ni laissé échapper le moindre son. En comprenant qu'il n'allait pas lancer l'alerte, j'ai vraiment essayé de le tuer. En vain. Je ne pouvais même pas le toucher, et il se contentait de sourire chaque fois qu'il déviait l'une de mes frappes. J'ai pensé à rebrousser chemin et à avorter la mission, mais je savais qu'il s'agissait de mon unique chance, alors j'ai continué de l'affronter pendant quelques minutes pour le pousser dans ses retranchements. Je savais qu'à la moindre erreur de ma part, il risquait de frapper. Mais il... il me jaugeait. Comme si c'était un test.
Les trois amis franchirent l'entrée du campement. La Dunmer jeta un dernier regard en arrière, les poings serrés.
- Puis les bruits de notre lutte ont attiré l'attention des prisonniers. Des Cathay, avec seulement la peau sur les os, mais plus grands que tout ceux que j'avais vu jusqu'à présent.
- Des Cathay-raht, peut-être ? Ils sont plus robustes que les autres khajiits bipèdes.
- Difficile à dire. Ils n'avaient pas l'air conscients, mais lorsqu'ils ont commencé à grogner et à s'agiter, j'ai compris que quelque-chose n'allait pas. Le rougegarde aussi, puisqu'il s'est tout de suite montré sérieux. À partir de là, je ne me souviens pas de grand-chose. Je sais juste qu'il n'a fait qu'une bouchée de moi, et que les khajiits enfermés se sont libérés d'une manière ou d'une autre. Quand leur corps a commencé à décupler de volume, j'avais presque perdu connaissance, mais j'ai distinctement entendu des cris au dehors. Puis je me suis réveillée, là où vous m'avez trouvé, seulement quelques minutes avant votre venue.
- Tu n'as rien entendu venant d'eux ? demanda Rurick. Aucune information, rien de concret nous permettant de les identifier ?
- Hélas, non. Ils restaient là, face à la porte, sans échanger un mot. Ils attendaient probablement votre venue.
- Un rougegarde télépathe... songea le nordique. Ils ont ça, chez les Compagnons ?
Renji mit un peu d'ordre dans ses pensées, avant de conclure :
- Pour résumer, ils ont sciemment décidé de ne pas tuer, et savaient que nous serions là bien avant de nous apercevoir. Tout cela sans même avoir besoin de te le demander. Si nous décidions de prendre la fuite maintenant, il ne fait nul doute qu'ils s'en rendraient compte, ou pire, qu'ils l'aient déjà prévu. Et d'après ce que nous avons vu, de tels ennemis nous tueraient probablement de toute façon plutôt que de nous laisser leur fausser compagnie. Nous n'avons guère le choix... Il faut les accompagner pour tenter d'en savoir plus.
- Quoi qu'il en soit, conclut la Dunmer, venir ici était une erreur. S'ils ne sont pas des Compagnons, nous n'atteindrons jamais Blancherive. Et s'ils le sont, la prime des bandits leur échoira très certainement. Ce qui veut dire que nous pouvons au mieux dire adieu à notre récompense... et au pire, à notre vie.
- M'en voudrais-tu si je préférais la seconde option à la première ? lâcha nerveusement Renji.
- Difficilement. Je suis déjà soulagée d'avoir passé la nuit et de toujours avoir la tête sur les épaules.
Le nordique étouffa un grognement.
- S'ils t'avaient fait quoi que ce soit, je peux t'assurer que...
La jambe de l'elfe noir se détendit avec précision, fauchant le genoux du jeune homme. Celui-ci s'effondra dans un soupir scandalisé, sous l'œil amusé de Renji.
- ...que tu serais mort pour ta bêtise ? ironisa Nemira. Oh, mais je n'en doute pas !
- Un jour, maugréa Rurick, je te promet que...
- Hé ! Un peu de nerfs, les enfants !
La voix de Shazam avait porté puissamment dans la brume en dépit de son ton convivial. Les trois amis pressèrent le pas jusqu'à distinguer la tête de groupe, progressant à foulées rapides à travers les hautes herbes. Le rougegarde pivota vers eux.
- La distance qui nous sépare de la civilisation est longue, et elle ne va pas se réduire toute seule, vous savez ? Alors cessez de traînasser comme ça si vous voulez revoir vos amis de Jorrvaskr en un seul morceau !
Le khajiit fronça les sourcils. La phrase ne sonnait pas comme une menace, mais bien comme un avertissement. Toujours pas la moindre trace de malveillance ou d'animosité. Là ou il s'était attendu à des questions et des consignes rigoureuses, il ne recevait que quelques mots, prononcés de ce même air avenant et vide de substance. Il leur fallait impérativement découvrir les tenants et aboutissants des événements présents s'ils voulaient mettre toutes les chances de leur côté.
Au bout de quelques minutes, ils pénétrèrent dans la forêt. La présence des troncs autour d'eux rassura un peu les recrues : ils ne se trouvaient plus en territoire inconnu, du moins plus complètement. Comme pour compenser cette heureuse nouvelle, le terrain bien connu des trois amis se fit plus traître que jamais. Si la montée de la colline avait été dure, la descente allait s'avérer dangereuse : voyant à peine leurs pieds à travers le brouillard, ils furent forcés de progresser avec lenteur et précaution, incapables de dire si leurs bottes allaient se poser sur une racine, la terre ou le vide au prochain pas.
Devant eux, aucun des trois hommes ne semblait disposé à s'adresser à ses voisins. Leurs contours indistincts oscillaient avec une lenteur languissante, s'agitant d'un pied sur l'autre à une cadence si mesurée qu'elle en paraissait presque mécanique. Aucun doute, ces hommes étaient dangereux. Mais ils n'étaient pas muets pour autant.
Peut-être auraient-ils plus de chance de découvrir ce qu'ils voulaient savoir s'ils faisaient le premier pas ?
Renji fut le premier à se décider, tant et si bien que sa précipitation l'emporta. Se mettant à accélérer pour rattraper le groupe, il glissa légèrement contre la terre mouillée, trébucha sur une racine, et dévala finalement la pente sur les fesses, sous les exclamations mi-inquiètes, mi-amusées de ses deux comparses. Au terme d'une chute de près de trente mètres de long, il se redressa péniblement, le dos meurtri par les multiples chocs ayant ponctué sa dégringolade.
Maudissant sa propre imprudence, il se tourna en arrière, juste à temps pour voir arriver ses trois cibles. Le rougegarde fut le premier à le rejoindre.
- Tout va bien ? fit Shazam en lui tendant une main amicale pour se relever.
- Oui, répondit le chat en dédaignant la proposition de l'homme. Je... Je voulais vous poser une question. Vous êtes des Compagnons, pas vrai ?
- Moi et Titus sommes des vôtres, en effet. Quant à Névérar, eh bien... Comme tu l'a entendu, il est mon captif. Cependant, il nous accompagne ici de son plein gré, aussi étrange que cela puisse te paraître.
- Et depuis quand êtes-vous à Jorrvaskr, exactement ?
Le rougegarde sourit.
- Si tu veux tout savoir de moi, tu apprendra que c'est un jour sous mes coups de marteau que tes lames rajeuniront, jeune homme ! C'est moi qui m'occupe de la Forgeciel depuis la mort de mon prédécesseur et professeur Eorlund. Cela doit donc faire un an et quelques, si ma mémoire ne me fait pas défaut.
Renji acquiesça sans un mot, perplexe. Eorlund Grisetoison était un nom que la réputation précédait dans toute la région, et bien au-delà encore. La renommée de cet homme était plus grande que celle de nombreux guerriers, et pour cause : il était de son vivant reconnu comme le meilleur forgeron de Bordeciel, et peut-être même de tout Tamriel. Sa mort l'été précédent avait endeuillé une bonne partie des maîtres artisans de Markarth aux monts Velothi, et les récits des funérailles grandioses qui avaient accompagné l'âme du vieillard rejoindre celle de ses ancêtres s'étaient répandus jusqu'en Cyrodiil comme une traînée de poudre. Le nordique avait sans nul doute emporté dans sa tombe les méthodes anciennes que des décennies de pratique constante avaient permit de pousser à leur extrême efficacité. Sa perte aux yeux des Compagnons n'était en outre pas simplement affective ou symbolique, mais également fonctionnelle : très peu d'hommes pouvaient supporter la chaleur de la Forgeciel, et ceux capables d'y œuvrer avec efficacité se faisaient plus rares encore.
Malgré la difficulté de la tâche, le fardeau d'un tel poste ne venait pas sans gloire, et Renji n'avait jamais douté un seul instant que nombreux avaient été les prétendants rêvant d'occuper la place du défunt Grisetoison, quitte à couvrir d'infamie leurs camarades pour assurer leurs chances.
Le fait que l'inconnu se tenant devant lui affirme si calmement avoir reprit le prestigieux flambeau du précédent maître armurier lui laissait en conséquence une drôle d'impression. Il n'avait jamais entendu parler de cet homme, et encore moins d'un non nordique occupant le poste vacant le plus convoité de Blancherive.
- Pourtant, hésita la recrue, vous êtes un vampire.
Shazam éclata d'un rire bref et contrôlé, qui ne sonna guère aux oreilles du félin comme le résultat d'un amusement authentique.
- Oui. Oui, je suis un vampire. Et c'est d'ailleurs un secret mieux gardé que tu ne le penses.
- Alors c'était vrai... Des rumeurs courraient sur les Compagnons. Disant qu'ils abriteraient des...
- Des monstres ?
Renji ne répondit pas. Le rougegarde hocha la tête, affichant une mine sombre. À côté de lui, Titus et Névérar ne faisaient pas mine de prêter la moindre attention à leur échange, et progressaient sans se retourner vers eux.
Après un instant, alors que le félin s'était presque résolu à se contenter du peu d'informations qu'il avait pu glaner, l'homme se remit soudainement à parler.
- Chacun a une histoire et des secrets qu'il est libre ou non de partager avec le monde. Mais nous sommes une caste de guerriers, et tous ceux dont le feu du combat coule dans les veines sont les bienvenus. Naturellement, nos rangs comportent beaucoup d'anciens combattants. Ils peuvent avoir été vétérans de guerre, marginaux sans but, ou bandits sans foi ni loi. Tu imagines bien que certains d'entre nous n'ont pas fait que du bien dans leur vie.
Shazam fit une brève pause, cherchant ses mots, puis posa une main d'une douceur surprenante sur l'épaule de Renji.
- Mais nous représentons aujourd'hui la promesse d'un monde libre, où chacun peut vivre comme il l'entend sans avoir à craindre pour sa sécurité. Parce que l'honneur demande que nous prenions les armes pour défendre ceux qui se sentent menacés. C'est le moyen pour beaucoup de se repentir, et c'est aussi à cela que j'aspire. Oui, quelques-uns d'entre nous ont déjà tué, violé, pillé et vidé de leur sang quelques innocents par le passé. Mais la bannière d'Ysgramor nous réunit sous l'opportunité d'un futur meilleur. J'espère que tu comprend ce que j'essaye de dire.
- À moitié seulement... Vous vous tenez à la place qu'occupait un homme au savoir-faire révéré de tous, dont les guerriers et les bardes de toute la région chantaient les louanges. Vous devez bien avoir parlé au Jarl ou à d'autres citoyens pour en arriver là. N'ont-ils jamais remarqué ce que vous étiez ?
- La décision du successeur d'Eorlund n'incombait guère aux hautes sphère politiques. Seul un homme a eût son mot à dire dans cette histoire, et il s'agit du vieillard lui-même. Quant à mon identité, eh bien, sache que je ne découvre pratiquement jamais mon visage en ville. Si Balgruuf a quelque chose à redire aux services que je rend aux Compagnons, il parlera à un homme masqué, ou ne parlera pas.
- Je vois, acquiesça la recrue avec un brin d'hésitation. Je crois que je vois à présent. Et lui, qu'est-ce qu'il fait ?
Shazam se tourna vers Titus.
- Ah... Ça, je te laisserai le découvrir par toi-même lorsque le temps du repos sera venu. Te révéler son rôle ne ferait hélas que fournir davantage la liste de tes questions, sans pour autant t'apporter la moindre réponse concrète.
Le khajiit prit quelques minutes pour assimiler ses découvertes. Pour sûr, le rougegarde était bien informé. Et, bien que conscient du peu de fiabilité qu'il pouvait tirer de son propre jugement, il ne lui avait pas semblé s'adresser à un menteur. S'il disait vrai, alors ses intentions étaient sans nul doute louables. Mais que faisait un forgeron au milieu de nulle part, à donner la chasse aux hors-la-loi ? Assurément, sa position laissait augurer un lot de compétences artisanales hors du commun. Mais en était-il de même pour son habileté au combat ? Même alors, un armurier portant la charge d'équiper une centaine d'hommes pouvait-il vraiment trouver le temps de suivre un entraînement rigoureux ? Autrement, comment expliquer la défaite de Nemira, avec les innombrables heures d'exercice qu'elle avait derrière elle ?
Sentant les interrogations se multiplier au-delà de toute mesure raisonnable en son fort intérieur, le khajiit préféra se concentrer sur le chemin. Peut-être tout ceci s'éclaircirait-il le temps qu'ils rejoignent la ville.
La brume désépaissit un peu au cours de leur descente. Autour d'eux, les silhouettes longilignes des arbres se firent plus nombreuses et plus nettes, et un regard en arrière assura à la recrue qu'il pouvait bien distinguer ses deux amis, une dizaine de mètres à la traîne.
D'un regard accompagné d'un mouvement du chef, il fit signe à Nemira de le rejoindre. La Dunmer saisit le message, et elle et Rurick furent bientôt parvenus au niveau du groupe.
Après de sommaires explications quant à l'identité présumée du rougegarde, qu'il proféra à voix basse plus par timidité que par crainte avérée d'être entendu, le khajiit éleva un peu la voix pour interpeller le combattant, qui se retourna presque immédiatement sans pour autant cesser d'avancer.
- D'autres questions ? lâcha-t-il en descendant à reculons la pente abrupte sous les regards médusés des trois jeunes camarades.
- Que fait quelqu'un comme vous dans un endroit pareil ? Ne serait-il pas plus sage de laisser d'autres Compagnons se charger de telles tâches pour que vous puissiez vous occuper de la forge ?
Un soupir traversa la poitrine de l'homme. Pour autant, le regard qu'il leur lança était dépourvu de tout reproche.
- Écoutez-moi bien. Je comprend votre méfiance vis-à-vis de nous. Mais il y a des interrogations que je vous suggère de conserver dans un coin de votre tête aussi longtemps que possible. Vous n'êtes pas ici depuis très longtemps, et il vous faudra acquérir notre confiance la plus absolue si vous voulez pouvoir espérer être mis au courant de certaines choses. Soyez fidèles à nos préceptes, et tout se passera bien pour le moment.
Le rougegarde poursuivit sa progression dans le sens conventionnel, clôturant assez clairement leur conversation. Il en fallut plus pour Nemira, qui bondit en avant.
Contrairement au félidé, elle ne s'écroula pas dans un concert de grognements, mais atterrit sans bruits aux côtés de l'homme. Ce dernier ouvrit imperceptiblement les épaules, signe qu'il tolérerait probablement une poignée de questions supplémentaires avant de les repousser pour de bon.
- Il y a quelque chose dont je voulais vous parler.
Shazam lorgnait Nemira du coin de l'œil, prêtant attention à chacun de ses gestes.
- Demoiselle ?
- Il va bientôt faire jour.
Ce constat, simple et pourtant lourd de sens, figea du même coup Renji, Rurick et le rougegarde. Ce dernier cessa de marcher, et regarda le ciel d'un air attentif, comme redoutant que ce dernier ne s'abatte sur lui.
- Peu importe, lâcha-t-il finalement. Dépêchons-nous juste d'avancer, d'accord ?
Sans avoir besoin de s'enquérir de l'avis de ses camarades, le félin su immédiatement que l'attitude du rougegarde ne pourrait qu'accroître leur méfiance. Ces mots avaient piqué sa propre curiosité, en dépit de sa bonne volonté vis-à-vis de Shazam. "Peu importe" ? Ces paroles n'étaient pas celles d'une créature de la nuit devant l'épreuve du jour. Cet homme cachait quelque chose, mais mettre le doigt dessus dans leur situation relevait de l'impossible.
Attendre, encore et toujours... La situation ne leur échappait pas simplement : elle les dépassait désormais, et le voile brumeux dévorant la forêt n'était peut-être pas le plus mystérieux à s'être installé autour d'eux en ce jour...
Sans vraiment s'étendre sur le sujet, les six voyageurs poursuivirent leur route jusqu'à l'orée des bois. Si le ciel avait semblé disposé à s'éclaircir quelques temps auparavant, il n'en était plus rien, et il leur sembla même que le brouillard avait recommencé à s'épaissir de temps à autres. Lorsque les derniers sapins disparurent dans leur dos, l'immensité des plaines qui auraient dû s'ouvrir devant devant eux ne leur apparut guère aussi majestueuse qu'à l'aller. À l'horizon, aucune montagne ne se découpait. Car l'horizon n'était plus, noyée dans un flou vaporeux que rien ne semblait pouvoir disperser.
- Par les Huits, grogna Titus en attachant sa tignasse grise en une queue de cheval sommaire. J'ignore ce que les dieux ont prévu de nous offrir en ce jour, mais il semblerait qu'une vue dégagée n'en fasse pas partie. Ne vous éloignez pas de moi. Vous n'avez pas idée des choses qui peuvent se tapir dans la brume.
- Ça ne peut pas être pire que ce à quoi nous venons d'échapper, n'est-ce-pas ? laissa échapper Rurick avec un rire nerveux.
- Détrompe-toi, garçon... Les hordes de spectres de glace sortent à peine de leur léthargie en cette période de l'an, mais elles n'en sont que plus redoutables. À leur réveil, ces créatures s'attaquent à tout ce qui bouge, et, si je ne crains pas pour ma propre sûreté, je serais bien présomptueux d'affirmer pouvoir assurer la vôtre.
- Je pourrais les protéger, si vous me donniez votre accord, dit Névérar.
Le vieil impérial pivota, l'œil glacial.
- Je ne me souviens pas avoir jamais faut mention de vous octroyer une telle autorisation, ni maintenant, ni à aucun autre moment de notre périple.
- Allons bon, ricana Shazam en levant les mains pour apaiser les esprits. Moi et mon prisonnier allons partir en éclaireurs. Cela vous laissera tout le loisir de vous adresser à vos pupilles, si le cœur vous en dit.
- Hors de ma vue, dans ce cas. Renji, pourquoi ne vas-tu pas les accompagner ? Peut-être cela te permettra-t-il de comprendre dans quelles affaires t'aventurer, et devant quelles faire preuve d'humilité et rebrousser chemin !
Intimidé par le ton abrupt du vieillard, le félin hocha la tête à deux reprises, et s'aventura hâtivement dans les limbes, à la suite de ses deux prédécesseurs.
Nemira jeta un regard curieux au trio disparaissant dans le vague, avant de fixer Rurick d'un air insistant.
- Vous ne portez pas ces deux là dans votre cœur, pas vrai ? tenta le jeune homme.
L'impérial cracha par terre.
- C'est le moins que l'on puisse dire. Rigel semble prêter à ce rougegarde une confiance aveugle, comme l'avait fait Eorlund Grisetoison avant lui. Je ne m'explique pas leur choix. Nous avons assez de problèmes pour ne pas nous attirer les foudres de la garde de l'aube. S'ils découvrent qu'un suceur de sang trône au sommet de la chaîne qui arme nos bras, nous sommes dans de beaux draps... Par Mara, les Mains d'argent nous ont causé suffisamment de tort il fut un temps pour que nous puissions nous risquer à donner de telles responsabilités à ce genre d'individus !
- Les Mains d'argent n'ont pas été exterminés ? hasarda la Dunmer. Tout le monde dit que ce n'étaient que des bandits affichant l'affiliation de leurs idéaux à ceux des Vigiles de Stendarr comme un moyen de faire régner la terreur partout où ils passaient. Selon l'opinion commune, vous avez bien fait de libérer la région de leur influence.
- Leurs méthodes étaient loin d'être nobles, mais toute rancœur peut prendre racine dans un malaise légitime. Ce monde est trop complexe pour notre propre bien, si vous voulez l'avis d'un vieux croulant comme moi. Cette foutue situation en est l'exemple le plus probant.
- Alors, Blancherive est véritablement en danger ?
Titus se mit à avancer.
- Venez, les autres doivent avoir prit un peu d'avance.
Les deux amis lui emboîtèrent le pas, permettant à Nemira de l'observer plus en détail. Le vieillard se mouvait avec une aisance invraisemblable, et ne lésinait guère lorsqu'il s'agissait de bondir de rocher en rocher pour éviter de se salir les bottes sur un sentier boueux. Elle avait été témoin de son agilité tout au long de la route, et comprenait à présent mieux pourquoi ce dernier lui semblait si grand en dépit de sa taille commune : Titus était de carrure incroyablement fine. Ses membres sveltes se balançaient avec légèreté le long de son corps à chacun de ses pas, sans soulever le moindre souffle d'air ni le moindre grain de poussière.
«Pas étonnant que ses artifices aient été si convaincants, pensa-t-elle. J'ai déjà vu des macchabées plus charnus que lui, même après des semaines !»
Voir l'impérial avancer avec tant de souplesse lui donna une impression étrange, presque peinée. Il ne devait presque rien peser, et elle était presque convaincue qu'une bourrasque de tempête aurait suffit à l'emporter dans les cieux, au sens propre comme figuré.
Mais malgré les apparences, il ne paraissait pas faible, bien au contraire. En plus de ne produire aucun son, ses enjambées étaient empreintes d'une vigueur stupéfiante, et il lui suffisait d'observer ses longues mains aux doigts noueux pour se rappeler que ces paumes avaient probablement enserré la gorge de plus de victimes qu'elle n'aurait su en dénombrer. Titus ne devait probablement pas son âge avancé à un invraisemblable secret de longévité, mais bien à une maîtrise aboutie des compétences qu'un combattants pouvait être amené à perfectionner au cours de sa vie.
Penser à l'expérience accumulée mar un tel homme suffit à la faire frissonner. Il était rare de voir un guerrier actif dépasser la cinquantaine, mais le visage du Compagnon était creusé d'une myriade de rides aussi profondes que des crevasses. Si soixante-dix ans de combat et de lutte n'avaient pas eût raison de lui, alors il s'agissait d'un adversaire qu'elle ne souhaitait en aucun cas croiser sur sa route, quelle qu'en soit la raison.
Bien averti des regards portés sur lui, l'impérial se retourna brièvement vers eux.
- Allons, pas la peine de me fixer de la sorte ! Je sais ce que vous vous dites... Vous pensez que les temps sont trop paisibles pour qu'un vieil homme comme moi puisse espérer trouver une fin digne de Sovngarde. C'est en tout cas comme ça que votre ami nordique explique ma présence en ces lieux, je présume !
Rurick rougit brusquement, et reporta son regard sur les cailloux défilant entre ses bottes avec un intérêt feint.
- Difficile de nier que les temps qui courent sont plus propices à la construction d'une ferme qu'à celle d'un avenir héroique, maugréa le nordique en frappant une pierre de la pointe de sa botte. J'ai parlé avec certains hommes... Il y a tellement peu de contrats dans la région que nos hommes les plus aguerris partent s'installer dans d'autres châtelleries pour avoir droit à un peu d'action. Je m'attendais à crouler sous les primes, mais les seules missions accessibles à des adeptes de notre niveau sont raflées avant même que l'aube ne se lève sur le dortoir...
- C'est d'ailleurs étrange, nota l'elfe noire. Le pays devrait grouiller de rebelles sombrages et de légionnaires en désertion, mais les rumeurs courant à leur sujet se révèlent fausses la plupart du temps. À part Frognir, les geôles de Fort-Dragon n'ont pas accueillit de nouveau résident depuis des semaines. À croire que même les imbéciles ont le bon goût de s'en aller piller Cyrodiil ou de se reconvertir en mercenaires.
Titus tendit le doigt en direction de la Dunmer.
- Vous venez de soulever un point intéressant. Vous savez, les choses n'ont pas toujours été ainsi... Autrefois, notre hall parvenait à peine à garder la tête hors de l'eau. Nous étions forts, mais trop peu nombreux pour garantir la sécurité de la région. La guerre civile a arraché trop de bras à l'arme de la justice, et les a hissé en haut des étendards d'hommes auxquels ils ne devaient rien. Des nobliaux avides de reconnaissance cherchant à faire appliquer leur vision des choses, parfois au prix de leur propre peuple, prétextant vouloir le bien de tous. Mais ce n'étaient que des parvenus, trônant confortablement sur les trônes de leurs ancêtres parce qu'ils en étaient les descendants, et non parce qu'ils les méritaient. Je ne suis pas là pour dire qui était celui à se fourvoyer le plus, mais Bordeciel a souffert. La fin du conflit nous a permit d'offrir une seconde chance à ceux qui nous avaient quitté pour prendre part au conflit, et de nouveaux membres ont même renfloué nos rangs. La plupart des hommes sont rentrés dans le moule pour ne pas finir hachés sous les coups de leurs camarades les plus obéissants. Partisans d'Ulfric ou d'Élisif, peu importait... Durant les semaines suivant l'assaut final, il n'était question que de s'enrichir le plus vite possible sur les restes fumants de Vendeaume avant de s'en aller faire sa vie ailleurs, reconverti en bon citoyen.
Au loin, un hurlement retentit.
- Des loups, lâcha Rurick en se crispant.
- Ils sont trop loin pour nous causer le moindre souci, fit Titus. Concentrons nous sur la marche pour l'instant. Dites-moi plutôt : de quel côté vous seriez-vous rangés dans cette guerre futile ?
- Aucun, répondit le nordique. C'est la réponse que vous souhaitiez entendre, évidemment.
- Vous m'en voyez soulagé. Vous n'avez pas idée du trouble que ces querelles politiques peuvent parfois causer dans notre grand-salle.
- J'imagine que c'est un problèmes intemporel, pointa Nemira. Argoniens et Dunmers, impériaux et sombrages, elfes et nordiques... Tout ce beau monde doit gaiement se taper sur les doigts à la moindre occasion.
- C'est à la fin du conflit ouvert que nous avons décidé de placer Rigel à la tête de Jorrvaskr. C'était un partisan d'Ulfric, mais il a su rappeler à chacun que l'honneur était la seule valeur à même de nous rassembler, et par extension la seule pour laquelle nous avions le droit de tirer l'épée au nom d'Ysgramor. Les tensions majeures se sont résorbées peu après. C'est une des raisons pour lesquelles j'aimerais aujourd'hui m'assurer que Blancherive demeure en sécurité. Nous avons besoin d'arborer la neutralité la plus absolue, ou tout Bordeciel pourrait bien s'enflammer au prochain schisme d'envergure.
Les bottes des trois Compagnons s'écrasèrent dans la neige et l'herbe gelée durant quelques instants. L'impérial s'arrêta près d'un arbre, et se tourna vers eux.
- En dépit de ma méfiance à son égard, je pense que Shazam dit vrai. J'ignore d'où il tire ses informations, mais si Blancherive court bel et bien le moindre danger, il est de notre devoir de verser notre sang pour la défendre.
Cette réponse ne satisfaisait pas entièrement l'elfe noire.
- Pourquoi êtes-vous vraiment ici ? Il a refusé de nous répondre, mais je sais que vous êtes différent de lui. Nous nous doutons bien que prendre l'air loin de l'agitation des villes n'est pas votre occupation principale.
- Nos présences simultanées ici sont fortuites, je vous l'assure. De plus, j'ai bien peur d'avoir déjà répondu à votre question. Je vous ai suivi parce que mon Héraut me l'a demandé.
- N'avez-vous pas mieux à faire que de garantir notre sécurité ? s'insurgea Rurick. Nous pouvons nous défendre.
Un rire amer souleva la poitrine de l'impérial.
- Oh, mais jeune homme, ce n'est pas à propos de vous. C'est à propos de la recrue que vous avez entraîné dans votre sillage.
Le nordique s'apprêtait à rétorquer, mais son amie prit le pas :
- Vous parlez de Renji ?
- Hier, je t'ai vu t'aventurer seule dans les bois, à l'assaut de ces hommes dont tu ne savais rien. Même si tu n'en as pas conscience, tu as pris un risque démesuré. Pas parce que tu as risqué ta vie, mais parce que tu as abandonné un chaton, seul avec ton camarade, sans défense face aux dangers de ce monde.
- Ce n'est pas un enfant. Il est aussi capable que moi de...
- Pas de faux semblants avec moi !
Nemira se figea, les yeux écarquillés. La voix de l'homme avait vibré avec tant d'intensité qu'il lui parut littéralement avoir été plongée dans un lac d'eau gelée. Paralysée, les sens à l'arrêt, elle sentit les sons alentours s'évanouir sous une chape de silence, ne laissant que le timbre inébranlable de l'homme résonner dans son crâne, encore et encore. Au-dehors, la quiétude était totale, mais l'exclamation continua de submerger ses tympans pendant plusieurs secondes. Le monde entier semblait s'être arrêté autour d'elle et Rurick, et les deux amis demeurèrent figés, les yeux plongés dans le vague.
À une centaine de mètres de là, Renji, Névérar et Shazam s'étaient également retrouvés pétrifiés durant un cours laps de temps. Le regard que ses deux compagnons provisoires se lancèrent couvrit d'effroi l'échine du khajiit. Une sensation presque électrique s'était emparée de lui, l'étreignant dans un étau d'angoisse indescriptible.
- La voix de l'Empereur... souffla Névérar d'un air abasourdi. C'est la première fois que je l'entends.
Le rougegarde posa un genoux au sol, se massant le front du bout de ses doigts.
- Moi aussi. C'est pour le moins déconcertant... J'ai l'impression que le vieillard s'est insinué dans mon esprit pour y causer un joyeux remue-ménage...
- Que se passe-t-il là-bas ? gémit Renji en combattant de toutes ses forces son mal de crâne. Nous devrions peut-être aller les aider.
- N'y vas pas, répondit Shazam d'un ton catégorique. C'est inutile. Je ne sais pas pourquoi l'ancien s'agite comme ça, mais sois certain qu'ils nous rattraperont d'ici quelques minutes.
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- Ce que je m'apprête à vous révéler ne doit en aucun cas franchir vos lèvres, articula Titus en fixant profondément ses recrues.
Face à l'impérial, l'elfe et le nordique titubaient d'un air incertain, incapables de se soustraire à son emprise. Le vieil homme lissa sa barbe hirsute avec un hochement de tête satisfait. Sa Voix n'était plus ce qu'elle avait été, mais il demeurait tout à fait capable de subjuger de simples enfants étrangers à ses talents d'orateur.
- Il y a presque trois ans, notre Héraut Kodlak fut lâchement assassiné par les Mains d'argent, et ce n'est que de justesse que nous avons pu ramener la paix en ces terres. Mais l'ennemi avait de multiples visages, et la riposte qu'il nous adressa fut impitoyable. Notre ordre tout entier fut décimé, ne laissant du Cercle qu'un tas de cendres que moi et Vilkas avons mit des mois à rebâtir. Les choses ont fini par se tasser, et la prospérité s'est de nouveau invitée à Jorrvaskr. Mais aujourd'hui, je crains que cette hydre nous servant d'adversaire ne se soit doté d'une nouvelle tête, plus vorace et prévoyante que toutes celles l'ayant précédé. La paix dont vous semblez tant vous lasser touche à son terme. Si l'ennemi ressurgit, c'est qu'il est préparé à nous faire face et convaincu de pouvoir l'emporter.
La pause que fit le vieillard était parfaitement mesurée. Alors que la conscience embrumée des deux amis était sur le point de leur revenir, il prononça à voix basse ces quelques mots, les gravant en eux plus sûrement qu'aucun poignard n'aurait su le faire :
- Renji pourrait bien être l'outil qui nous permettra de retourner ce conflit à notre avantage. Ce faisant, il est pour les Compagnons une ressource inestimable que je vous ordonne de protéger à tout prix. Mes enfants... désormais, c'est à sa survie, et à sa survie seule que vous verserez votre sang. C'est à sa vie, et à elle seule que vous sacrifierez les vôtres. Levez-vous, à présent, pour faire face à votre nouveau but. Pour votre nouveau maître.
Yo !
Il s'est passé pas mal de choses dans ma vie récemment (certaines plutôt très sympa, d'autres pas spécialement ), et j'ai en conséquence laissé la fic de côté ces dernières semaines.
Avec la rentrée vient l'heure des bonnes résolutions, et celle d'un rythme de parution plus soutenu (pas plus régulier, juste plus rapide) en fait partie
À très vite pour le chapitre 20, et portez-vous bien en attendant !
Chapitre 20
Contrairement aux habitudes, la grande salle de Jorrvaskr ne résonnait pas du son des acclamations avinées et des choppes s'entrechoquant, mais bien de celui des parlementations. Disposés autour d'une table de banquet dépossédée de tout mobilier festif, le conseil des Compagnons s'activait en requêtes, mises en gardes et préparations d'urgences, comme c'était le cas chaque fois que les premières neiges couvraient les cieux de Blancherive.
- ... Et pourquoi pas, hein ?
- Terpius..., soupira Rigel en se massant les tempes avec une grimace d'inconvenance. Ne rendez pas les choses plus compliquées qu'elles ne le sont déjà, voulez-vous ? Nous avons eût cette conversation la fois dernière, et ma position n'a pas changé. Chaque châtellerie doit pouvoir gérer la sécurité et le commerce de ses routes comme elle l'entend.
L'impérial bedonnant frappa du poing contre la table, faisant vibrer le monticule de registres et de parchemins entassées sur cette dernière.
- Par Ysmir, Rigel, grogna-t-il avec exaspération, nous sommes forts ! Si nous n'utilisons pas l'avantage que nous confère notre position actuelle, quelqu'un se saisira de cette opportunité avant nous ! La Brèche et la Crevasse sont des territoires sauvages qu'il nous faut réglementer au plus vite !
- Camarade !
Les deux intervenants se tournèrent vers Vilkas. Vêtu d'une simple chemise de lin grise, l'auteur de l'exclamation ne s'était guère encombré de sa sempiternelle armure en cette froide matinée. Le Héraut sourit à cette pensée. N'importe quel vétéran aurait eût de bonnes raisons d'arborer la marque de son ascension au sein des Compagnons à l'occasion de leur réunion annuelle, mais il avait choisit de n'en rien faire afin de participer à cette assemblée en tant que guerrier, et non comme un membre du Cercle. La sagesse et la mesure de cette décision n'étonnaient guère Rigel : Vilkas n'était pas simplement le plus ancien de leurs hommes après Vignar Grisetoison, mais aussi l'un des plus déterminés à faire perdurer ses valeurs au sein de Jorrvaskr. La vantardise n'en avait jamais vraiment fait partie. Plus depuis la dernière fois que leur ordre tout entier avait du sortir les armes pour sa survie...
Le bréton fut tiré de ses pensées par les mots du nordique envers l'impérial. Malgré la fatigue, il parla d'un ton énergique et franc, qui ne manqua pas de raviver l'attention des participants somnolant aux coins de la table du conseil.
- Je comprend tes craintes Terpius, clama-t-il en gonflant la poitrine. Voir les couards s'accaparer richesses et pouvoirs par le biais de manigances politiques n'a jamais rempli nos cœurs d'une once de joie. Mais nous n'avons rien à gagner et beaucoup trop à perdre dans cette histoire. Il est vrai que la sécurité des routes du Sud laisse à désirer, mais n'en a-t-il pas toujours été ainsi ? Faillaise est une cité marginale auto-suffisante, et multiplier nos actions dans une région si éloignée ne ferait qu'y emmêler les choses. Je ne veux pas perdre des frères et sœurs d'armes pour quelques enfantillages de cour, surtout si leur sacrifice contribue à renforcer l'assise d'hommes que nous méprisons tous.
- Moi, beugla Torvar en essuyant sa barbe mouillée d'hydromel, je dis que nous devrions mener le combat à leurs portes !
Affalé de l'autre côté de la table arborant un rictus désabusé, Sheik émit un grognement ironique.
- Tâche de vaincre ton penchant pour l'alcool avant de songer combattre les autres ! Ton épée tremblerait plus devant l'ennemi que ton esprit face à une pensée rationnelle !
- Facile à dire pour un orque d'une demi-tonne ! rétorqua le nordique avec véhémence. Si ta bedaine pouvait rentrer dans mon ceinturon, tu t'effondrerais devant une demi-bouteille aussi sûrement que devant les charmes de Ja'Hiza !
Quelques ricanements s'élevèrent, mais Rigel noya la réplique cinglante de l'Orsimer d'un puissant sifflement, ramenant brusquement le calme entre les murs de Jorrvaskr.
- Je n'ai pas mené ce conseil pour voir mes frères s'y comporter comme dans une taverne ! tonitrua le bréton d'une voix autoritaire. Vous poursuivrez ce ridicule petit accrochage au-dehors si vous le souhaitez. Mais n'espérez plus remettre les pieds dans ce hall une fois cela fait.
Le regard du Héraut était glacial. Sheik et Torvar baissèrent les yeux, intimidés.
Un souffle de surprise parcouru l'assemblée. L'Orsimer était un guerrier d'exception, invaincu au combat et bourreau de plus de malfrats qu'un sapin n'avait d'aiguilles. Voir un tel combattant se soumettre si aisément en disait long sur la position et la force de Rigel. Une chose avait changé ces dernières années à Jorrvaskr : désormais, quelqu'un prenait bel et bien les décisions en lieu et place de la communauté.
Comme hissé hors de sa torpeur mutive par l'échauffement des esprits, Athis se leva langoureusement, et adressa un regard au Héraut. Ce dernier lui accorda la parole d'un hochement de tête.
Le Dunmer s'éclaircit la gorge, et toisa l'assemblée d'un regard tranchant.
- Je ne doute pas que certains ici aimeraient certainement en découdre avec à peu près n'importe quel être vivant capable de tenir une épée, mais mes frères Rigel et Vilkas ont raison. Les clans Roncenoir et Sang-d'argent sont trop puissants pour que nous puissions nous permettre de gaspiller nos efforts à les combattre par les temps qui courent. Je ne mourrai pas pour les beaux yeux des Crevassais s'ils ne sont pas capables de gérer leurs propres affaires.
Terpius secoua la tête d'un air sarcastique.
- Alors vous crachez sur l'appel du peuple même qui vous a permit de gravir les échelons ?
- S'ils me payent, je les aiderai sans hésiter, répondit l'elfe noir avec une simplicité désarmante. Vous avez ma parole. Mais nous ne faisons pas la charité, aux dernières nouvelles. Malheureusement, vous savez tous comme moi que ces Jarls possèdent un contrôle absolu sur les richesses circulant au sein de leur châtelleries. S'ils ne nous payent pas pour démonter leurs petites affaires bien huilées, alors qui le fera ?
L'assemblée se tut. Athis avait visé juste.
Rigel remplit à demi sa choppe d'un liquide ambré, avant de l'agiter d'un geste circulaire, la mine pensive. Son regard vint bientôt accrocher celui de Terpius. Un homme puissant, promis à rejoindre le Cercle malgré sa quarantaine bien avancée.
«Fort, songea-t-il. Fort, mais bien trop héroïque pour me remplacer un jour. Il excelle lorsqu'il s'agit de décimer les rangs ennemis, mais pas lorsqu'il faut décider de qui doit se trouver de l'autre côté de sa hache»
- Ceux qui tirent les ficelles n'assurent peut-être pas l'équité la plus totale, fit le bréton en choisissant ses mots avec précaution, mais ils ont le mérite de garantir la sécurité du nombre. Une tâche ardue qui limite leurs ressources et les garde occupés loin de nos propres problèmes. Ils sont exsangues, tandis que nous prospérons. La situation ne vous convient-elle pas ?
Un simple coup d'œil lui suffit amplement à comprendre que l'impérial en attendait plus. Il n'avait visiblement pas en main les cartes susceptibles de le convaincre... Mais peut-être la temporisation pourrait-elle réussir là où les paroles avaient échoué ?
Adoptant un ton qu'il voulait décidé, le Compagnon reprit :
- Mon intention n'est pas de rester assis les bras croisés pendant que les familles riches de Markarth arrachent leurs terres aux plus démunis pour une bouchée de pain. Le moment venu, nous agirons avec l'aval des Jarls disposés à nous soutenir, et je mettrai un point d'honneur à régler ce problème pour de bon. Il en va de même pour la guilde des voleurs. Une fois la Crevasse de notre côté, Épervine suivra sans tarder. Maven est puissante, mais elle ne pourra que céder face aux efforts conjugués de tout une province. Je ferai en sorte que cette satisfaisante perspective se profile, tôt où tard. Tout ce que je vous demande pour le moment est un peu de patience.
Le bréton suspendit sa dernière phrase, la laissant flotter dans l'atmosphère âcre de la grande salle durant un instant.
- Qu'en dites-vous ?
En guise de réponse, le Compagnon ricana brièvement. Puis, se levant de toute son imposante stature, il précipita sa chaise au sol avec un grand fracas.
- Vampires à l'ouest et Parjures à l'est, voilà ce que j'en dis ! tonitrua-t-il. Pendant que vous reconstruisez la glorieuse façade de Bordeciel sous les acclamations du peuple, la guilde des voleurs et ces cannibales adorateurs de Daedra font sombrer nos régions les plus reculées dans le chaos, davantage chaque jour ! Ils rongent le cœur de notre patrie, et que faites-vous ? Rien ! Quand ouvrirez-vous donc les yeux, par Talos ?!
N'y tenant plus, Fjol se leva à son tour.
- Messieurs, dit-il d'un ton las, je pense avoir clairement exprimé mon opinion sur ce sujet. Ne faisant pas partie du Cercle auquel il incombera de prendre la décision finale, je vais brièvement prendre congé de votre compagnie... en espérant sincèrement vous voir trouver un terrain d'entente sur ces sujets que je sais occuper une place particulière dans nos cœurs à tous.
Sans laisser le temps d'arriver à une réponse qu'il n'attendait pas, le nordique se leva sommairement, et quitta la table du conseil sans un regard en arrière. Il gravit les marches, longea le bord du mur sur quelques mètres, poussa le battant des portes d'une main vive, et sortit de Jorrvaskr, encadré par le halo grisâtre de l'extérieur.
Les derniers semblants de légèreté se volatilisèrent en même temps que lui : son départ venait de figer les langues, laissant derrière lui un énième flottement. Comme toujours, s'entendre était une tâche des plus ardues. Et la journée ne faisait que commencer pour ceux qui auraient la patience de rester assit jusqu'au crépuscule...
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Ja'Hiza l'attendait au-dehors, vêtue comme chaque jour de l'année d'une des innombrables toges de prêtresse qui constituaient sa collection. La khajiit ne posa aucune question. Comme toujours, elle pouvait lire en lui comme dans un livre ouvert.
- Fatigants, n'est-ce-pas ?
Fjol passa une main sur le duvet naissant couvrant la surface de son crâne rasé, et laissa échapper un profond soupir.
- Ne m'en parle pas. Parfois, je me demande vraiment s'ils ne préfèreraient pas s'entretuer plutôt que de s'en prendre aux malfrats de la région.
Un sourire illumina les traits de la féline, fronçant délicatement les fins sillons d'ébène parcourant sa fourrure blanche.
- Je ne peux que les comprendre. Cela leur donnerait finalement l'occasion de rencontrer des adversaires à leur mesure. Et qui sait ? Peut-être la défaite pourrait-elle apporter un bienvenu soupçon d'humilité à certains ?
- Tu as des noms en tête ?
- Oh, lâcha t-elle avec un air moqueur, mais tu n'es toi-même pas tout à fait exempt de fautes...
- Ma naïveté me perdra. Tu es une vraie vipère.
Un rire flatté souleva la poitrine discrète de la combattante.
- Marchons, dit-elle en parcourant de son regard ambré les cibles d'entraînement s'étalant sous la muraille. Cet endroit m'ennuie.
Le nordique contempla à son tour les mannequins. La plupart d'entre eux étaient méconnaissables, criblés de perforations, de taillades et de déformations acquises au fil des mois. L'un d'eux avait perdu son bras, tandis qu'un autre gisait au sol, fauché par un coup de masse quelques semaines auparavant. Il faudrait bientôt songer à les changer, ou l'entraînement des recrues pourrait bien s'en retrouver compromis.
- Nous avons passé du temps ici, dit-il d'un air songeur.
- C'est vrai. Je ne compte plus les fois où mon museau a finit dans la poussière par la faute d'Athis. Il n'y est jamais allé de main morte, et je lui en suis grée. Enfin, nous digressons. Partons d'ici, veux-tu ? J'ai envie de te montrer quelque chose.
Le nordique acquiesça. Les deux Compagnons contournèrent Jorrvaskr, firent quelques pas vers le Vermidor dont le feuillage coloré éclatait sous la lueur du jour, puis bifurquèrent en direction du quartier des nuées.
- D'humeur luxueuse, je vois, commenta Fjol. Que me vaut un tel détour ?
- Comment s'est passé la réunion ? demanda-t-elle sans lui répondre. Épargne moi les détails.
- Pas grand-chose de nouveau, j'en ai bien peur... Ah, si ! Njada a pu convaincre Rigel de remettre en état la muraille périphérique de la ville. Il demandera audience à Balgruuf demain pour se charger des détails avec lui.
- Alors ils vont réparer la tour de guet ouest ?
- Pas seulement. De ce que j'ai compris, l'avant-poste de la rivière blanche est aussi concerné. Je crois qu'ils parlaient de l'agrandir. Enfin, je suis heureux de voir notre Héraut prendre ces choses au sérieux. L'année dernière, il refusait catégoriquement de répondre à ce genre de demandes.
- Tu connais le dicton : seuls les idiots campent sur une position qu'ils savent périlleuse.
- Ça ne l'empêche pas de rester l'homme le plus entêté que j'ai vu de ma vie. J'espère que tous les brétons ne sont pas comme lui...
- Je serais bien incapable de te le dire. Le seul avec lequel j'ai eût une aventure avait trop peur de m'adresser la parole pour que j'apprenne à le connaitre.
- Une aventure ? s'offusqua le nordique. Tu ne m'en avait pas parlé.
- Pas étonnant. C'était un parjure, et sa tête est empaillée dans le dortoir.
- Cette vieille chose que tu gardes à côté du tambour de Lucius ? Par Stendarr, je savais que ce n'était pas un nid...
- C'est pourtant toi qui est allé le décrocher, objecta la féline. Tu étais aussi ivre que Torvar ce soir-là, mais les piqûres ont bien dû te laisser un souvenir.
- Tu veux dire que...
- Évidemment que ce n'est pas une tête ! Pour qui me prends-tu ?
- Imbécile, grogna Fjol. J'ai bien failli te croire...
Arborant un rictus espiègle, la khajiit donna un léger coup de coude au guerrier.
- Que cela te serve de leçon ! Boire avec Sheik n'est jamais une bonne idée. Question de proportions.
Ils marchèrent côte à côte durant quelques minutes. Fidèles à leur réputation, les rues du district étaient peu agitées, les habitants de cette partie de la cité passant le plus clair de leur temps à Fort-Dragon ou hors des murs.
Le soleil à peine levé couvrait l'horizon brumeuse d'un halo vaguement lumineux, duquel filtrait à peine la fumée des habitations proches. Aux murailles, les silhouettes indistinctes des gardes s'activaient mollement, la démarche encore marquée par le manque de sommeil. Le silence et le froid embaumaient l'air alentour d'un parfum singulier, presque intime, dont seuls ceux qui se levaient aux aurores détenaient le privilège. Lui le connaissait bien. Combien de fois avait-il dévalé les marches de Jorrvaskr en catastrophe sous les premières lueurs de l'aube pour éviter de manquer la charrette sensée le mener à proximité du lieu d'exécution d'un contrat ? Sans doute plus qu'il n'en saurait compter.
Ils passèrent à côté de la nécropole sans ralentir. Il n'y avait rien à voir ici. Plus loin, en revanche, les chaumières aux toitures couvertes de givre renvoyaient l'éclat du soleil matinal en un ballet de reflets colorés, qui venaient occasionnellement se perdre sur les quinze centimètres de poudreuse ivoire couvrant le sol. Fjol n'avait jamais apprécié l'hiver. Plus aucune route n'était sûre, les disparitions doublaient de fréquence, les prix montaient en flèche à cause de la raréfaction des fournisseur comme des acheteurs de passage, et le froid engourdissait la main aussi bien que l'esprit, rendant les contrats d'autant plus périlleux.
Pourtant, cette année-là, la vision des bâtiments enneigés lui apportait un certain sentiment d'accomplissement.
Depuis leur arrivée le printemps même, lui, Ja'Hiza et Sheik étaient passés de recrues notoires à Compagnons confirmés, enhardis par les multiples missions que les saisons successives les avaient vu accomplir. Ensemble, ils avaient bravé bien des défis. Nettoyer les tertres des âmes tourmentées qui les hantaient, traquer les bêtes sauvages les plus dangereuses que le continent ait porté, arpenter les côtes de la Mer des Fantômes pendant des jours à la recherche d'artéfacts oubliés... Chacune de leurs aventures résonnait dans sa tête avec la puissance d'une centaine de cors, gonflant sa poitrine d'une fierté qu'il savait légitime. Oui, en neuf mois, ils avaient parcouru tout Bordeciel, en avaient percé les mystères, et en avaient pourfendu les cœurs viciés par la corruption et la soif de carnage.
Les trois lunes à venir seraient vraisemblablement aussi chargées que les précédentes. Et il ne faisait aucun doute que la deux cent quatrième année de cette ère leur réserverait un lot de surprises équivalent à celle qu'ils s'apprêtaient à laisser derrière eux.
- Eh, lui cria la moniale en lui adressant une tape brusque au sommet du crâne. Tu dors ou quoi ?
- Non, je pensais juste à quelque chose. Qu'y a-t-il ?
- Tu as entendu ça ?
Le nordique pencha la tête, interrogateur.
- Quoi donc ?
Ja'Hiza n'eut pas le temps de répondre. Alors que ses lèvres s'entrouvraient pour parler, un râle lourd et puissant retentit dans le lointain. S'il avait manqué le premier, Fjol n'eut cette fois pas besoin de tendre l'oreille. Et, lorsqu'il comprit ce qu'il venait d'entendre, son cœur se retrouva pétri d'une horreur si forte qu'il en retint son souffle. Quelque part sur leur gauche, enflant avec lenteur et puissance, le son terrible d'un cor de guerre résonnait dans les plaines, et traversait à présent la ville de son écho funèbre.
L'instinct guerrier des deux combattants ressurgit sans tarder à l'écoute du vacarme. Les mains de la féline se positionnèrent instantanément le long de son bâton qui trônant en travers de son dos, tandis que celles du nordique vinrent trouver sa garde et son fourreau avec une précision dont il n'eut pas le loisir de s'étonner. Quelque chose se produisait. Quelque chose de grave.
Soudain, au beau milieu de sa montée, l'alarme cessa brusquement, comme coupée dans son élan. Le silence qui s'ensuivit était plus terrible encore que ce qui l'avait précédé.
Mortifié, Fjol se détendit lentement, et dévisagea son amie sans trouver ses mots.
- Qu'est-ce-que... commença-t-il, à présent presque aussi pâle que la neige qu'il foulait du pied.
Incertaine, elle toisa les cieux.
- Je crois que ça vient de la tour de guet... Il sont les seuls en dehors de la cité à pouvoir donner l'alerte...
- Je ne comprend pas... Cela n'était pas arrivé depuis...
Le nordique s'interrompit. Il n'avait même pas souvenir de la dernière fois que l'olifant avait été utilisé pour donner le signal. Durant la guerre civile ? Lors de l'attaque du dragon ? Non, même alors, la situation n'avait jamais permis le lancement de l'alarme.
Il comprit soudain l'origine de son inquiétude croissante : bien qu'ayant vécu toute sa vie à Blancherive, il s'agissait de la première fois qu'il était témoin d'une situation pareille. Et cela n'augurait rien de bon.
Vinrent les cloches. Un premier fracas parcouru les cieux de son timbre assourdissant, faisant bourdonner leur crânes. Avant même que leurs tympans ne finissent de l'encaisser, un second, puis un autre coup vinrent s'ajouter au précédent.
Puis, au terme des trois fatidiques battements de l'airain contre le cuivre, une autre cloche plus aiguë prit le relai, avec une régularité terrible. L'agitation gagnait peu à peu la ville, mais ils restèrent figés sur place, recomptant sans y croire ce qu'ils venaient d'entendre.
- Ça a sonné trois fois, lâcha le nordique avant de déglutir. C'est...
- C'est une attaque, Fjol.
La khajiit fut incapable d'en dire plus. Cette situation était tout bonnement surréaliste.
- Là-bas, de la fumée !
Autour d'eux, une petite foule s'était amassée dans les rues, profitant de la visibilité accrue qu'offrait le quartier des Nuées pour tenter d'en apprendre plus.
Les deux Compagnons suivirent du regard les visages et les mains tendues des citoyens. En effet, une colonne noirâtre s'élevait en dehors des murs, quelques centaines de mètres plus loin.
- C'est l'hydromellerie ! s'écria un homme en passant près d'eux en trombe. Rien ne brûle naturellement par un froid pareil ! Vous entendez les cloches ?! Nous sommes attaqués !
- En plein hiver ?! rétorqua un noble en jaillissant par la porte de sa demeure à moitié dévêtu. C'est de la folie !
- Ja'Hiza !
Fjol fit volte-face afin de presser sa camarade, mais il trouva cette dernière en train d'entamer sa course avec déjà plusieurs mètres d'avance. Il n'y avait pas une seconde à perdre.
Les deux amis se précipitèrent à travers les rues, dépassant les rangs de citadins paniqués ou simplement décontenancés par l'alerte. Toute la ville venait de sortir de sa léthargie, tirée du sommeil par le carillon persistant de Fort-Dragon. Leur course les mena le long de la muraille, ou se pressaient déjà deux cohortes de gardes s'équipant avec précipitation.
Quelques mètres plus loin, le général Caius discutait de vive voix avec un groupe de soldats. L'un d'eux tenait un linge tacheté de rouge contre son visage, gémissant faiblement tandis que ses camarades tentaient d'ôter son plastron. Entre les mailles ensanglantées de la cuirasse dépassaient deux flèches aux empennages verts.
La vue du vermillon fit bouillir le sang de Fjol. Le nordique termina sa course en bondissant littéralement aux côtés du général, et s'écria :
- Combien sont-ils ?
L'impérial se tourna vers lui, les traits tirés par une surprise qui vira bien vite au soulagement.
- Par les Huits, enfin une bonne nouvelle ! Je ne comptais pas voir les Compagnons débarquer si tôt ! Votre conseil est terminé ?
- Il n'y a que nous, lâcha Ja'Hiza en les rejoignant. Les autres doivent tout juste sortir de Jorrvaskr à l'heure qu'il est.
L'impérial passa une main anxieuse sur son crâne dégarni, et hocha la tête.
- Très bien. Moi et mes hommes allons lancer l'assaut d'ici quelques minutes. Attendez vos camarades pour venir en renfort. L'irruption de votre ordre marquera le tournant de cette bataille.
Le nordique eût un rictus.
- Je n'attendrai pas sagement d'être rejoint par mes frères d'armes pour agir. C'est maintenant que notre aide est la plus cruciale.
- C'est une mauvaise idée... commença Caius.
- Peu importe, commandant, maugréa Fjol en s'avançant vers la grande porte. Vous ne m'arrêterez pas.
Lui et la khajiit s'engouffrèrent par les battants entrouverts de l'entrée de la ville, sous le regard hésitant des portiers. Sourds aux sommations du général de la garde, ils reprirent leur course.
L'heure matinale n'ayant pas laissé le temps aux fermiers de rejoindre la cité pour y commencer leur journée, les allées périphériques de la ville étaient encore couvertes par la neige. Des gerbes d'eau marronâtre jaillissaient autour d'eux au rythme de leurs enjambées effrénées, menaçant de les faire glisser chaque fois que leurs bottes battaient le sol de leur cadence erratique. Loin de les ralentir, cette contrainte ne faisait que renforcer leur détermination. L'affrontement à venir serait bien plus pénible à traverser qu'une flaque d'eau glacée.
Lorsqu'ils atteignirent le pont-levis, les silhouettes de deux hommes les interpellèrent. Le blason de la châtellerie ornant leurs boucliers rassura le nordique, mais leur situation nuança bien vite l'heureux constat d'une présence alliée. Les soldats se tenaient dos au rempart, les mains cramponnées au manche de leurs arbalètes. L'un d'eux tentait sans succès de dissimuler les tremblements s'étant emparés de ses bras, et le second semblait à peine plus rassuré.
- Halte ! lança le premier. Passé ce pont, il n'y a que la mort pour vous.
- Nous sommes de Jorrvaskr, dit Fjol. Nous allons traverser.
Sourd à ses paroles, le garde reprit :
- Où sont les autres ? Vous n'avez pas vu un groupe de quatre hommes avec un grand brun blessé au visage ?
- Ils sont en sûreté dans la ville, les rassura Ja'Hiza. Quelle est la situation ?
Le second soldat secoua la tête.
- Mauvaise, j'en ai peur. Nous avons perdu plusieurs camardes à l'hydromellerie. Le temps que nous abritions les blessés, ils avaient déjà envahi les fermes environnantes.
- Une idée de leur nombre ?
- Je l'ignore, mais ils ont complètement encerclé la route où nous patrouillons. Ils ont surgit du flanc de la rivière et de sous les ponts en un éclair. Au moins quatre douzaines, peut-être plus.
La première sentinelle leur fit signe de se mettre à couvert.
- N'y allez pas maintenant ! Il est trop tard pour aider les malheureux qui n'ont pas réussi à fuir.
- Peut-être, grogna Fjol en s'avançant sous l'arche de pierre sans prendre en compte les avertissements du soldat. Mais il n'est pas trop tard pour les venger.
- C'est de la folie ! Vous n'êtes que deux !
Ja'Hiza sourit.
- Tes yeux te jouent-ils des tours, camarade ? Nous sommes quatre.
Le duo apeuré dévisagea la combattante, perplexe.
- Qu'est-ce que vous...
- Nous allons avoir besoin de votre aide si nous voulons protéger Blancherive.
- C'est du suicide, femme !
Fjol sourit à son tour. Au contraire de celles de son amie, ses lèvres n'étaient pas animées par l'audace, mais par une colère froide et sinistre. D'un regard glacial, il scruta les champs à portée de vue. Les flammes dévoraient les clôtures les plus proches, et la fumée s'en échappant formait un rideau opaque entre eux et l'ennemi. Impossible d'y voir clair, mais il n'avait pas besoin de porter les yeux sur un maraudeur pour savoir qu'il lui faudrait prendre des vies en ce jour.
Le nordique se tourna vers les hommes.
- Qui est le véritable suicidaire ici ? scanda-t-il avec passion. Celui qui se bat pour sa famille ? Ou celui qui s'imagine pouvoir attaquer cette ville alors que nous sommes encore en vie pour la défendre ?
Les deux gardes se regardèrent, incertains.
- N'êtes-vous pas nordiques ? Ne croulez-vous pas sous le poids du remord en sentant les regards honteux de vos ancêtres portés sur vous ? L'adversaire se trouve là, de l'autre cote de ce pont, à portée de voix ! Allez-vous continuer à ramper pathétiquement en attendant que la sûreté du nombre vous rassure ? Alors que ces salauds violent les femmes et battent les enfants de vos amis, de vos camarades, de vos frères ? Bien sûr que non ! À présent, utilisez moi donc ces petites quilles tremblotantes pour vous lever, et venez avec nous !
- La victoire ou Sovngarde... murmura timidement l'un des soldats.
- La victoire ou Sovngarde ! gueula le second en se levant pour dégainer.
- Oui, enchaîna Ja'Hiza d'un ton galvanisant. La victoire, ou Sovngarde !
Salut, il reste encore beaucoup de truc avant de rattraper l'ancienne version?
Chapitre 21
«Ne craignez point celui qui se tient au-dessus de vous, car son fardeau est aussi lourd que le ciel de ses nuits n'est vide d'astres. Lorsqu'il vous commande, empressez-vous de satisfaire sa volonté comme si elle était la votre, car le décevoir serait faire honte à la force même qui vous a engendré. Obéissez, jusqu'à ce que la montagne de fer s'écroule, jusqu'à ce que les lunes de votre ciel disparaissent à leur tour. Jusqu'à ce que seuls subsistent le sang et les cendres, à perte de vue»
Le fermier s'effondra dans un râle agonisant. L'Astre ôta son épée de la cage thoracique tressautante du malheureux, puis essuya le plat de sa lame contre ses vêtements pour la nettoyer.
- Ces imbéciles tardent plus qu'escompté, grogna-t-il d'une voix grave aux accents nasillards. Vais-je devoir attendre jusqu'au crépuscule pour dénicher un gueulard capable de remuer une pique convenablement ?
- Voilà la fuyarde, sire !
Deux de ses propres hommes s'avancèrent vers lui, tenant à bras le corps une femme en pleurs se débattant avec frénésie.
- Du calme, mon enfant ! lâcha-t-il derrière son masque de métal en écartant les bras. N'apprécie-tu donc pas la vue ?
Alors qu'il prononçait ces mots, le bréton jeta un vif coup d'œil alentour comme pour vérifier ses dires.
Une bonne part du paysage demeurait aussi fade et banale qu'en tout point de l'année. Les arbres aux feuilles éparses s'agitaient mollement dans le vent, sous un ciel morne et sans saveur que seul les brillant des flammes qu'il avait apporté à la scène venaient relever d'une touche colorée. Les oiseaux ne braillaient pas, le bétail se tenait muet, et le cours d'eau encerclant Blncherive s'agitait mollement dans son lit, déjà résigné à s'effacer sur la route du prochain confluent qui croiserait sa route. Même le bruit des armes s'était tu lorsque les derniers gardes avaient prit la fuite. Rien ne bougeait plus, comme si tout était déjà mort à peine le jour levé. Heureusement, cela ne durerait guère. Les cris des fermiers avaient cessé lorsque les premiers cols s'étaient teintés de rouge, avant de reprendre de plus belle lorsque sa troupe avait emmené femmes et enfants dans l'entrepôt avoisinant. Les échos déchirants des pères observant poings liés leurs familles leur être arrachées berçaient toujours l'air d'une comptine mélancolique dont il se délecta longuement tout en humant l'air, déjà gris des cendres des habitations.
La fumée âcre des bâtiments et l'odeur des champs brûlés assaillirent sa gorge et ses sinus presque au même moment, l'enivrant d'un profond sentiment de quiétude. Rien ne rendait la vie plus belle que de savoir qu'elle pouvait lui être arrachée à tout moment, de la même manière qu'il la prenait à ceux qui l'entouraient.
La captive, en revanche, ne semblait pas partager sa vision des choses, et profitait d'autant moins du spectacle pourtant rare qui s'ouvrait devant eux. Peiné, le bréton se pencha vers elle, caressant sa joue mouillée de larmes d'une main tendre.
- As-tu des enfants ?
Les yeux de la femme étaient cassants comme la pierre lorsqu'ils se posèrent sur l'égide froide et impersonnelle de son faciès sculpté.
- Trois. Mais pour combien de temps ?
L'Astre ricana avec dédain.
- Allons, ne soyez pas amère. Vous avez encore de beaux jours devant vous ! Trouvez un mari plus riche que le premier, portez ses héritiers, et fondez une famille aussi aimante que celle dont je m'apprête à vous délester du pesant fardeau. Fuyez à l'autre bout de cette terre froide et inhospitalière, et recommencez tout. Deux, trois fois si nécessaire ! Que représentent donc une ou deux décennies pour les vôtres, dont l'existence vulgaire et insipide se répète jour après jour ?
- Plus que ne pourra jamais le comprendre le fou qui arrache aux autres ce qu'il n'a jamais eut !
Le poing de l'homme se serra imperceptiblement autour du manche de son épée, dont la pointe chatouilla les herbes du sol. Le geste n'échappa pas à la captive, qui retint son souffle.
- J'aime votre franchise, femme. J'ose espérer qu'elle vous mènera loin. À présent, partez, puisque vous semblez préférer prendre vos jambes à votre cou plutôt que de défendre bec et ongles l'infâme progéniture que vous avez engendré. Décampez, et espérez que je ne vienne jamais frapper à votre porte pour prendre de vos nouvelles. Ça n'a pas réussi à votre mari, semble-t-il...
Un rictus de colère déforma la bouche de la paysanne alors que les malfrats la relâchaient.
- Que les Daedra vous emportent !!! hurla-t-elle en se ruant sur lui.
Derrière le bois et l'acier de son rictus impassible, un sourire fou se dessina sur le visage du bourreau. Son épée longue fendit les airs jusqu'à trouver la chair de la paysanne, qui s'ouvrit au niveau du poignet dans un claquement sec. La blessée poussa un glapissements pathétique en tombant à la renverse, avant de se mettre à crier de douleur.
- Les Daedra ? Ma pauvre, ne voyez-vous pas que l'homme est capable de bien pire que toutes les horreurs que vous prêtez à vos effigies ?!
Déjà, les hors-la-loi se dirigeaient vers elle, prêts à mettre pour de bon fin à ses gesticulations. Alors que la malheureuse se tenait le bras dans une vaine tentative d'endiguer l'hémorragie, le cercle de malfrats se referma sur elle.
- Un instant ! les arrêta-t-il.
Tous suspendirent leur mouvement à l'instant où ces paroles franchirent ses lèvres. Les mots avaient été proférés à demi-voix, mais tous les avaient parfaitement entendu.
- Sirius ?
La voix du bandit qui venait de parler s'étrangla lorsque ce dernier se rendit compte qu'il venait de l'appeler par son nom.
Loin de s'en offusquer, l'Astre sourit de plus belle.
- Allez vous amuser ailleurs en attendant la contre-attaque, voulez-vous ? Vous vous chargerez d'elle plus tard si le cœur vous en dit. En attendant, laissez cette demoiselle impolie profiter du prochain acte de la comédie qui s'ouvre à nous !
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Le premier brigand n'eut que le temps de prévoir sa propre mort. Le bâton de Ja'Hiza fendit les airs dans un puissant sifflement, et percuta le haut de sa nuque dans un son sourd à l'instant où les cloches de la ville sonnaient pour ce qui leur sembla être la millième fois. La victime s'effondra dans la neige sans une goutte de sang, aussi raide qu'une planche.
La khajiit ramena l'arme dans son dos d'un moulinet expert, avant de se tourner vers les deux gardes.
- Fouillez-le, puis rejoignez-nous.
Les sentinelles se regardèrent, inquiets.
Autour d'eux, l'air se couvrait des embruns de l'incendie. Derrière les arbres, la silhouette incandescente de l'hydromellerie flambait de plus belle sous les vents s'étant mit à parcourir les plaines, contorsionnant la colonne de fumée s'en échappant en un gigantesque nuage sombre recouvrant les environs.
Mis à part le brigand gisant à côté d'eux, ils n'avaient encore croisé ni ennemi, ni survivant de l'assaut. Au sein du petit groupe, tous redoutaient d'arriver trop tard pour avoir l'occasion d'agir. Mais la précipitation ne menait qu'à la mort, comme en attestait le sort de l'imbécile qui s'était jeté sur la khajiit en pensant avoir sa chance.
- Vous ne m'avez pas entendu ? reprit-elle. Le temps n'est pas aux rêvasseries. Fouillez-le.
- Et que cherchons-nous, au juste ?
- N'importe quoi susceptible de nous en apprendre plus à leur propos, dit Fjol en passant à côté d'eux sans un regard pour le macchabée. Insigne, blason, lettre de directives, tatouages... Si vous trouvez la moindre chose digne d'intérêt, avertissez nous-en ou retournez à Blancherive pour prévenir le commandant Caius.
Les deux soldats ne se firent pas prier, et entreprirent de retourner les poches du pillard.
- Qu'allez-vous faire ? demanda l'un en s'attelant à la tâche.
- Le plan n'a pas changé. On élimine un maximum de ces salauds avant que la situation ne devienne ingérable. Puis on attend les autres, et on recommence jusqu'à ce que plus un ne tienne debout.
Entre deux battements de cloche, un hurlement retentit au loin. Jusque là étouffées par le gong, les plaintes s'élevèrent les unes après les autres, portées par le vent changeant.
Les fronts des deux Compagnons se plissèrent. S'il y avait des otages, tout allait s'avérer bien plus compliqué qu'au premier abord. Sans attendre que leurs deux amis aient fini de détrousser le malheureux des quelques septims qu'il devait avoir caché dans ses bottes, ils s'élancèrent en direction des cris.
Les premiers habitants ne tardèrent pas à se montrer. Un vieillard tenant un bambin dans les bras s'extirpa de derrière une pile de barils après leur passage, et se dirigea vers la ville de sa démarche clopinante en leur adressant un salut silencieux. Les silhouettes de deux femmes regagnant la ville se dessinèrent quelque part dans les plaines sur leur droite, redonnant un peu d'espoir aux combattants. L'ennemi n'était visiblement pas assez organisé ou nombreux pour contrôler toute la zone, ce qui ne pouvait qu'augmenter leurs chances de réussite.
Alors qu'ils dépassaient les dernières fortifications, deux jeunes garçons surgirent des écuries une trentaine de mètres plus loin, armés de pointes de fourche. Fjol fut soulagé de voir qu'ils n'avaient visiblement pas eût à s'en servir, mais Ja'Hiza garda une mine inquiète en dévisageant les enfants.
L'un d'eux se positionna devant eux en leur bloquant la route, un air de défi dans le regard.
- Vous n'aurez pas Sigmund, et vous ne m'aurez pas non plus ! Jamais !
Les Compagnons décontenancés cherchaient encore leurs mots pour rassurer le jeune nordique quand le second l'attira sur le bas-côté. Il lui murmura quelque chose à l'oreille, avant de les pointer du doigt. L'intéressé dévisagea les deux combattants pendant quelques instants, puis hocha précipitamment la tête en baissant sa pique, visiblement calmé.
- Où sont vos parents ? les interpella la khajiit en mettant sa main en cône pour être entendue sans avoir à les approcher pour ne pas les effrayer.
- Mère et père sont partis au marché ce matin pour vendre leurs récoltes, fit l'un d'eux. Mais notre soeur Svaelle est encore chez nous ! On a essayé de la ramener, mais il y avait des bandits partout !
- Ils ont tué le chien, cria le second en étouffant un sanglot.
- On va voir ce qu'on peut faire, lâcha Ja'Hiza. Rentrez auprès de votre famille en nous attendant, d'accord ?
Les frères effectuèrent un hochement de tête simultané, avant de rejoindre le chemin de la cité.
Le nordique et sa camarade reprirent leur course, plus vite encore qu'auparavant.
En quelques minutes de route, ils croisèrent ou aperçurent une demi-douzaine de villageois, tous en état de choc.
«Nul besoin de les interroger, songea Ja'Hiza. La situation est bien assez claire. Il nous faut maintenant mettre à profit chaque seconde, pour empêcher plus de mal d'être causé»
Ils atteignirent les premières habitations, que Fjol inspecta d'un rapide regard par la fenêtre. D'un haussement d'épaules, il lui fit signe que tout était vide. Quelques secondes plus tard, tandis qu'ils s'avancaient prudemment en direction d'un moulin pour y dénicher d'éventuels survivants, un premier groupe de bandits fut soudain en vue. Les hommes apparurent de derrière le coin d'une ferme, et discutaient de vive voix sans se soucier des bâtiments brûlant juste à côté d'eux. Ils ne paraissaient pas sur leurs gardes, ce qui donna le temps à Fjol d'attirer Ja'Hiza derrière la clôture du champ avant qu'ils ne se fassent remarquer.
Le nordique se pencha doucement par-dessus la barrière afin de ne pas attirer leur regard. Devant eux, la fumée des foyers en ruine commençait sérieusement à s'accumuler, couvrant le paysage dévasté d'un filtre gris. Malgré tout, il dénombra avec certitude cinq hommes d'armes, accompagnés d'un archer. Aucun civil à proximité. Pas en apparence, du moins...
- Si seulement j'avais ma lance... chuchota-t-il à l'oreille de sa camarade. Peu importe. Je prends les devants. Reste ici pour me couvrir lorsque je reculerai.
- Ils finiront immanquablement par te voir. Comment comptes-tu t'approcher ?
Un air songeur couvrit les traits du guerrier.
- Tu dis vrai. Ils me repèreront bien avant que je ne puisse les atteindre... Mais alors, à quoi bon ruser ?
Avant que son amie ne puisse le retenir, Fjol s'élança, faisant fi de toute forme de discrétion.
Les malfrats l'entendirent avant de le voir. Deux d'entre eux, un nordique et un khajiit chacun armés d'une hachette, se tournèrent dans sa direction avec surprise, avant de charger à leur tour lorsque les intentions du Compagnon leur apparurent comme étant suffisamment claires. Plus loin, les quatre autres se contentaient de regarder, sûrs de leur avantage.
Un sourire se dessina sur les lèvres du nordique.
Il dégaina avec tant de force que sa lame sembla presque projetée hors de son fourreau. Avant même qu'elle ne soit sortie de la gaine, l'épée rencontra le manche de l'arme du chat, taillant avidement dans le manche de sa hache.
Le second ennemi tenta un débordement sur le côté gauche, mais Fjol se dégagea du khajiit, lui administrant au passage un généreux coup de coude à la pointe du menton. Le bandit recula avec un grognement, avant de repartir à la charge, cette fois accompagné de son camarade.
Les deux adversaires entrèrent en contact avec lui presque au même moment.
Le félin visa sa gorge, et tenta de lui asséner un coup de biais qui, bien trop lent pour l'atteindre, ne fit que frôler le sommet de son crâne.
Le second finit d'amorcer sa frappe, pour l'interrompre brusquement à l'instant où la lame du guerrier lui empala le cœur, déchirant maille, muscle et cartilage sur sa route.
Le nordique tituba brièvement et lâcha son couperet dans un hoquet abasourdi. La main libre de Fjol se referma sur le manche de l'arme avant même qu'elle ne touche le sol. D'une série de mouvements qu'un novice aurait jugé incompréhensibles de rapidité, il fit le tour du blessé, et planta la hache dans le dos du khajiit d'un grand mouvement circulaire. Le craquement de son omoplate brisée résonna dans le silence environnant, alors que l'air s'échappait de ses poumons dans un sifflement rauque, soufflé par le fer glacial.
Les deux hors-la-loi chutèrent au sol l'instant suivant.
Fjol aurait apprécié le luxe de pouvoir saisir son épée, mais les quatre pillards, alertés par la déroute de leurs deux compères, avaient tout juste eût le temps de s'activer.
Quand il se retourna, les trois premiers étaient déjà sur lui, tandis que la corde de l'arc du quatrième claquait dans le vent avec un vrombissement agressif. Par chance, la mauvaise visibilité qui régnait et la bougeotte de sa cible en combat ne permirent pas au tireur de toucher sa cible. La flèche se ficha dans le sol à environ un mètre du Compagnon, lui laissant à peine le temps de se préparer à l'irruption du trio.
Le premier balança son espadon de gauche à droite à une vitesse pour le moins invraisemblable, lacérant légèrement le ventre du nordique, trop lent à reculer. Une grimace d'inconfort changea son air impassible en rictus hargneux, mais la douleur n'eut pas le temps de se faire sentir. Lorsque ses pieds touchèrent de nouveau le sol après son esquive ratée, l'adrénaline décuplait déjà ses réflexes, lui permettant sans trop de mal de se parer au second assaut. Cette fois-ci, la claymore ne fendit que le vide.
Un homme ordinaire aurait reculé pour élaborer une stratégie. Pas lui. L'épée du combattant épousa parfaitement le mouvement de la large lame, et crissa en remontant le long de son fil jusqu'à trouver les doigts de l'assaillant. Le sang de la blessure éclaboussa le sol à l'instant ou les deux autres malfrats pensaient se refermer sur lui, mais le nordique avait déjà disparu.
Le temps qu'ils comprennent, l'un d'eux était déjà mort. Sa tête vint rejoindre l'index et le majeur de son camarade, couvrant la neige de rouge.
Le second se tourna hébété vers le corps titubant de son allié, mais n'aperçu que l'ombre du Compagnon fondant sur lui.
Par un malheureux coup du sort, la lame du nordique ne pénétra pas l'interstice de l'armure du coupe-jarret, mais se prit dans l'une de ses boucles, et ricocha bruyamment le long du plastron sans causer de dégâts. Saisissant cette opportunité, le criminel leva sa masse pour riposter.
Le couteau se planta dans son crâne avec un immonde bruit de succion. D'un geste à la vitesse surréaliste, Fjol venait du même coup de dégainer et d'enfoncer jusqu'à la garde sa dague dans le globe oculaire de son adversaire, figeant son mouvement dans un immobilisme qui ne prit fin que lorsqu'il ôta la lame de son visage pour le voir s'écrouler dans l'herbe enneigée.
D'un bond précipité en avant, le Compagnon se décala brusquement sur le côté, afin de faire volte-face en direction de l'archer.
Personne.
La panique s'emparait tout juste de lui, lorsqu'il aperçu une forme sombre à côté de la chaumière, un trait fiché dans la gorge. D'un geste en arrière, il remercia Ja'Hiza pour son intervention. Grâce à elle, le tireur était sans doute mort bien avant d'avoir encoché sa seconde flèche.
La khajiit le rejoignit au pas de course, la mine concernée :
- Tu es blessé, fit-elle remarquer. Montre-moi ça...
Le nordique grogna.
- J'apprécie ton inquiétude, mais nous avons plus important à faire que de panser une petite plaie.
À côté d'eux, le troisième malfrat se contorsionnait par terre, tenant sa main ensanglantée contre sa poitrine en gémissant comme un damné.
Ja'Hiza soupira en se dirigeant vers l'homme, que la douleur rendait aveugle à la perception de son entourage. Son bâton se leva, s'abattit, puis regagna son dos, tributaire d'une vie supplémentaire.
- Nous n'allons pas pouvoir continuer ainsi indéfiniment, dit-elle. Individuellement, ils ne sont pas de taille, mais ensemble... L'absence de leurs camarades finira immanquablement par les pousser à se regrouper. Viendra un point où affronter trois hommes en armes ne sera plus une option, même pour toi.
- Un discours plein de sens, jeune tigresse !
La voix de l'inconnu figea les deux camarades, tant par sa proximité que par son timbre âcre et métallique.
Les deux Compagnons pivotèrent sur-le-champ vers le nouveau venu, et restèrent paralysés d'effroi.
L'homme se tenait là, juste dans leur dos, à moins d'un pas de distance. Et sa lame était levée droit sur eux.
Un arc de cercle aux couleurs de l'acier fendit le ciel de haut en bas, aussi vive que l'éclair. Fjol ne dut sa vie sauve qu'à l'impulsion de Ja'Hiza, qui lui administra un brusque coup de canne derrière les cuisses pour l'écarter. L'épée longue de l'assaillant finit sa courbe mortelle dans le sol, d'où elle souleva plusieurs mottes de terre givrée. Sans effort apparent, l'inconnu dégagea sa lame du profond sillon qu'il venait de creuser, avant de la poser sur ses épaules d'un geste nonchalant.
Les deux camarades n'auraient normalement pas hésité à bondir en direction de leur agresseur, mais la situation les retint. Aucun d'eux ne l'avait entendu approcher. Pourtant, son accoutrement semblait difficilement pouvoir être moins discret.
Les bottes de l'homme étaient faites de plates aux rainures dorées, et se prolongeaient sur des jambières du même ton vibrant, auxquelles pendaient deux longs fourreaux ornés de motifs floraux. Son plastron, dont les reflets impeccables luisaient sous la caresse d'un soleil couvert, arborait l'image d'un faciès de smilodon rugissant aux traits si féroces et détaillés qu'il en paraissait presque réel. L'inconnu n'avait comme protection supplémentaire qu'une paire de spalières sur les épaules et une manche de maille autour du bras gauche, exposant les doigts longs et calleux de sa main droite. En voyant ses mains, Fjol comprit comment cet homme avait pu frapper avec autant d'assurance : malgré l'épaisseur de ses doigts, chacun d'entre eux conservait des proportions frôlant la perfection, et s'enroulait autour du manche de son espadon comme un serpent prêt à bondir. Nul besoin pour lui de faire usage de ses deux bras pour manier une épée de cette longueur. Compte tenu de l'agilité et la force dont il venait de faire la démonstration, voir cette seconde lame pendre le long de sa cuisse ne lui évoquait pas une tentative de frime malvenue, mais bien une perspective des plus dangereuses.
Pourtant, son masque attira davantage leur attention. En réalité, il fut la première chose qu'ils remarquèrent, fait d'autant plus surprenant compte tenu du caractère voyant et onéreux du reste de son attirail.
Une capuche de cuir épais couvrait jalousement l'acier protégeant le visage de l'homme, lui retombant jusqu'au milieu du front et dissimulant l'épaisseur de la protection, dont le faux menton s'effaçait à son tour devant le tissu renforcé d'un large col de gambison. L'effigie n'arborait pas de signe distinctif, mis à part l'aspect brut de l'alliage et la simplicité de ses gravures. Les joues, d'un ton mat et froid, étaient parcourues de sillons creusés à même le métal, comme pour mieux encadrer les reliefs abrupts du visage factice.
Ce qui leur sembla le plus décontenançant n'était en outre pas de voir un objet si singulier arboré par ce qui leur apparaîssait être un quelconque chef de milice criminelle, mais bien de constater que le masque semblait parfaitement épouser les formes faciales de son propriétaire. Car, contre toute attente, un tel faciès n'avait rien de bien humain.
Nulle trace, nulle ouverture, nulle forme ne laissait soupçonner la présence d'un nez. Rien que l'argent et sa surface granuleuse, du centre des yeux jusqu'à la bouche.
Cette dernière, bien loin des somptueuses lèvres charnues ornant les artefacts cérémoniaux des autres contrées humaines, était réalisée dans un style nordique des plus authentiques, et n'était en réalité constiguée que d'une petite incision en coude, d'où jaillissait avec régularité un souffle de vapeur froide rythmée par les respirations de cet homme dont leur instinct leur hurlait de se méfier.
Durant les quelques secondes de flottement de ce dévisagement mutuel, plongés dans l'ombre de son couvre-chef, les deux globes de fer gonflant la partie haute du masque semblaient les avoir continuellement fixé avec une insistance angoissante. Et pour cause : entre les fentes horizontales les perçant, deux pupilles d'un bleu glacé étaient bel et bien rivées sur eux, fulminant d'un mélange d'expressions si viscérales que les deux Compagnons surent dès qu'ils les virent que cet homme avait laissé toute forme de raison derrière lui.
Celui qui se tenait devant eux ne bougeait pas, pas plus qu'il ne parlait ou ne semblait décidé à faire le moindre mouvement vers eux. Et malgré tout, le malaise émanant de sa stature figée était tel qu'ils se demandèrent brièvement s'il savait lui-même ce qu'il s'apprêtait à faire.
- Vous êtes nouveaux dans le coin, pas vrai ?
La voix de l'inconnu suffit presque à les faire sursauter.
- Je vous retourne la remarque, fit Ja'Hiza en fronçant le museau. Votre odeur n'est pas celle d'un honnête citoyen.
L'homme ricana.
- En effet, je ne suis pas d'ici. Mais qu'importe. Zahel, charge toi d'eux, veux-tu ?
Le cri de sa camarade retentit aux oreilles de Fjol comme un coup de tonnerre. La khajiit posa un genoux à terre avec une grimace de souffrance, une main plaquée contre l'épaule.
Le nordique reconnu immédiatement les empenages émeraude de la flèche dépassant entre ses doigts ensanglantés. Les mêmes que ceux aperçus sur les soldats blessés à l'entrée de la ville.
- Eh bien ? Par Yffre, Bougez avant que la seconde n'arrive !
La voix, lointaine, força les Compagnons à lever les yeux.
Campé sur le toit d'un bâtiment avoisinant, un bosmer aux cheveux dressés en brosse les observait, le visage découpé par un large sourire amusé. L'elfe ne portait que des vêtements de campagne, mais le ton sardonique avec lequel il s'était adressé à eux laissait sous-entendre une confiance s'étendant bien au-delà de celle d'un simple fermier.
- Attend un peu que je vienne te chercher, mon beau, grinça Fjol en battant l'air d'un furieux moulinet d'épée.
- Non. Il est à moi.
La main de Ja'Hiza s'était refermée sur le bras du nordique, imprimant quatre lignes pourpres sur sa manche.
Il se tourna vers elle, catégorique :
- Ne te fiche pas de moi, tu es blessée.
- Toi aussi. Maintenant, recule pendant que j'inculque à cet imbécile les rudiments du respect.
- J'ai entendu ce que vous marmonnez, vous savez ! gueula le Bosmer depuis sa position.
La féline arracha d'un mouvement sec la pointe de flèche fichée dans son bras, avant d'en briser la tige entre ses doigts.
- À la bonne heure ! feula-t-elle. Voyons donc si mes griffes sont aussi fines que ton ouïe !
L'homme masqué s'avança vers elle pour lui barrer la route, mais l'éclat caractéristique de l'acier en mouvement reporta son attention sur Fjol. Le combattant se tenait déjà en garde, et le toisait d'un regard sans équivoque.
- Madame a choisi son adversaire, dit-il. Tu n'aura pas cette chance, semble-t-il.
Le criminel observa sans bouger la khajiit la dépasser, puis effectua une brève courbette vers le nordique.
- Enchanté. Je pourrais me présenter sous ma véritable identité, mais je me contenterai de te demander de m'appeler Nahkriin. Mes hommes m'appellent aussi l'Astre, mais la signification de cette appellation t'échapperait probablement, alors nous nous cantonnerons au plus simple.
Le Compagnon cracha par terre en signe de dédain.
- J'ai donc le choix entre un quolifichet pompeux et du draconique ? À la bonne heure. Et où sont donc vos sbires, Nahkriin ? J'ose espérer que vous avez encore de quoi étancher la soif de ma lame... car je doute que votre sang seul suffise à la désaltérer.
- Un beau parleur, splendide ! Tu ne m'as pas encore dit ton nom, jeune homme.
Le nordique fronça les sourcils. La vigueur de son adversaire était bien trop grande pour qu'il s'agisse d'un vieillard, et le timbre de sa voix ne collait pas à un homme de plus de quarante ans. S'adressait-il en ces mots par simple moquerie ?
- Je suis Fjol. Maintenant, pourquoi n'enlevez-vous pas cette hideuse chose qui vous cache le visage ? Ce qui se dissimule derrière ne peut pas être bien pire... n'est-ce pas ?
Son adversaire ne rit pas. Au lieu de cela, il tendit le poignet par-dessus son épaule, et pointa le lointain du pouce.
- Des innocents meurent pendant que nous parlons. Tu es là pour me tuer, c'est bien cela ? Alors épargne moi tes traits d'esprit, et viens donc tenter ta chance !
Le combattant faillit s'élancer, mais se força à rester immobile. Ja'Hiza ne ferait qu'une bouchée de son ennemi, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute. Il avait rarement l'occasion de la voir perdre son sang-froid, mais savait que la cible de son courroux n'avait généralement pas grande chance de lui échapper.
Combien de temps cela prendrait-il ? Une minute, peut-être ? À un contre deux, l'homme masqué ne ferait pas long feu. Il n'avait qu'à gagner un peu de temps. Juste un peu de temps...
- Vous ne m'avez pas répondu non plus, reprit il. Où sont vos hommes ?
- N'aie crainte : tu n'aura pas l'occasion de les voir. Je serai ta dernière vision !
D'un seul coup, l'Astre passa à l'action. Et le mot "rapide" s'imposa dans l'esprit de Fjol comme une terrible évidence avant que toute autre pensée cohérente ne puisse s'y former.
En une seconde, le malfrat fut sur lui. Leurs lames crissèrent violemment dans une pluie d'étincelles, forçant le nordique à plier le genoux sous une frappe horizontale d'une force ébahissante. Sous la violence du choc, il décida de reculer. Sans même qu'il le réalise en bondissant de côté, il passa à un cheveu de la mort. À peine décollé de son épée, l'espadon repartit de plus belle, et faucha un pan entier de sa tunique, la déchirant dans un son de toile arrachée.
En reprenant appui, Fjol bondit de nouveau, juste à temps pour voir le coup suivant fendre le cuir de sa botte au niveau de la semelle. Désarçonné, il se réceptionna d'une roulade maladroite, et frappa à l'aveugle en se redressant. Il sentit le tanchant de son arme se planter dans quelque chose de mou, mais ne prit pas le temps de vérifier si sa riposte avait porté ses fruits. D'un pas chassé habile, il se plaça cette fois complètement hors de portée de la lame ennemie, et tendit la sienne vers lui, plus défiant que jamais.
L'ennemi rit sèchement sous son masque. Un filet de sang perla le long de son bras, puis coula jusque sur sa main, dont il agita les doigts empourprés un à un avec une espèce de fascination morbide. Le Compagnon comprit que sa lame s'était introduite sous l'aisselle du bandit, entre plate et gambison. La blessure était probablement douloureuse, mais pas suffisante pour faire la différence. L'ennemi était plus fort, plus habile, et probablement plus expérimenté qu'il ne pouvait prétendre l'être.
Bien qu'il ait versé le premier sang, ce court échange avait fait monter un frisson d'effroi le long de sa nuque. Parler d'échange lui en semblait presque prétentieux. Sa frappe n'était que le fruit de la chance, et il n'avait même pas réussi à se défaire convenablement des assauts adverses. Si les dieux n'étaient pas de son côté, sa prochaine erreur lui coûterait sans doute la vie.
« Qui est cet homme...? songea-t-il en réassurant sa prise sur la garde de son épée. Ces réflexes et cette rapidité n'ont rien d'ordinaire. Il doit faire jeu égal avec Athis ! Non... Peut-être même avec Vilkas ou Rigel ! »
- Assailli de regrets ? ricana l'Astre. Je comprend, ne t'en fais pas. De nombreux trépassés n'hésiteraient pas à partager tes remords, si on leur demandait leur avis. Tu as raison sur une chose, cependant : tu n'aurais jamais dû venir ici, et ton amie la prêtresse non plus.
- Prêtresse ? Vous vous adressez à elle en des termes bien réducteurs, pillard !
- Je m'adresse à la vermine comme il me plais de le faire. Désolé de t'apprendre que vous en faites partie intégrante.
Le ton métallique de l'homme n'avait pas varié d'un iota depuis son arrivée. Contrairement à son camarade archer, il n'était pas simplement confiant, mais bel et bien certain que le combat jouait en sa faveur.
- Je t'ai vu abattre mes hommes, clama-t-il comme pour nuancer sa dernière moquerie. Tu les as brillamment terrassé, comme s'ils étaient des enfants, des infirmes et des vieillards. Un affrontement sans grande saveur, que le désavantage du nombre n'a guère suffi à équilibrer.
- Vous vous défendez mieux qu'eux, c'est vrai, souffla Fjol entre deux saccades. Ça ne vous sauvera pas.
- Oh, mais la journée ne fait que commencer !
L'adepte devina un sourire se dessiner derrière l'acier. Cette fois, il lui rendit sans hésiter.
Ce fut son tour de charger.
Sa première frappe, aisément prédite, passa in extremis à côté du bras de l'Astre, qui balaya sa lame d'un puissant revers de claymore. Le norque retint de justesse son arme en main, et se pencha en arrière en frappant de manière à contourner toute parade. Il toucha l'homme, mais ce dernier avait levé la jambe par réflexe, et le coup griffa la plate sans causer de dégâts. La contre-attaque ne se fit pas attendre.
Le soleret du bandit traversa la distance le séparant de la mâchoire de Fjol en une fraction de seconde, et le percuta de plein fouet. Le nordique se retrouva précipité au sol dans un flash de douleur, et sa tête heurta le bord d'une pierre saillante. Sa vision oscilla un instant, avant de se stabiliser sur la texture dense et touffue de la paille couvrant le sol. La première chose qu'il remarqua fut le filet de sang coulant jusque sur sa main. Il se lécha le menton, et le goût de l'hémoglobine envahit sa bouche avec une intensité écœurante. Son visage était trop engourdi par le coup pour qu'il puisse déterminer la gravité de sa blessure, mais il trouva toutes ses dents à leur place, ce qui le soulagea quelque peu.
Derrière lui, le cliquetis d'une armure en mouvement se fit entendre. Il mit à peine un coude à terre avant que le pied ferré de son ennemi ne s'écrase au milieu de son dos, le ramenant face contre terre dans un gémissement contraint.
- Bien, lâcha le vainqueur du duel. Maintenant que te voilà de retour à la triste réalité de tes compétences, permet-moi d'en finir !
- Tu arrives trop tard pour ça ! cracha le nordique.
Le criminel fut rapide à comprendre, mais pas assez à se retourner.
Le bâton de Ja'Hiza battit l'acier de son plastron au niveau des côtes, faisant violemment vibrer le métal et tout ce qui se trouvait à l'intérieur. Le souffle coupé, l'Astre baissa sa garde l'espace d'un instant.
La khajiit frappa deux fois de plus. Une première à l'arrière du genoux pour le déséquilibrer, puis une seconde, en plein dans l'omoplate. Le hors-la-loi grogna en tombant lourdement, mais attrapa le veston de la féline dans sa chute. Immédiatement et sans montrer le moindre signe d'hésitation, celle-ci plia les jambes et courba le dos, abaissant son centre de gravité suffisamment près du sol pour ne pas chuter avec son adversaire. De la tranche de la main, elle frappa le poignet du malfrat un peu au dessus de l'articulation pour le faire lâcher prise, avant d'enchaîner d'un coup de talon dans le coude pour forcer son bras le long de son corps.
Un rire frénétique s'empara de l'inconnu à ce moment précis, hérissant la fourrure de la moniale comme face à l'imminence d'une averse. Son intuition l'informa du danger avant qu'elle ne l'aperçoive.
La main ensanglantée de l'homme à terre s'ouvrit, libérant l'épée longue et révélant ce qui s'y cachait réellement. Entre ses doigts, brillante comme un joyau, une petite lueur rouge vibrait fixement.
Elle fusa l'instant suivant. Ja'Hiza bondit au dernier moment, et sa manche s'enflamma dans un souffle d'air brûlant avant d'être réduite en un nuage de cendres. Surprise, elle continua néanmoins de reculer, frappant son vêtement des deux mains pour éteindre le brasier naissant.
Avant que Fjol ne soit en mesure de reprendre ses moyens, Nahkriin était déjà debout, lame au poing. Le nordique voulu alerter sa camarade, mais ses mots s'étouffèrent dans une toux sanglante. Pendant que le criminel se jetait sur elle, la guerrière s'empara finalement de son arme, coupant net la charge du masqué.
- Tu as du cran pour une chatte à l'épaule blessée et au pelage cramé ! fanfaronna ce dernier en s'arrêtant brusquement.
- Et tu as un sérieux problème si tu pensais avoir le temps de te charger de ton adversaire plus rapidement que moi du mien, répondit-elle sèchement.
Les deux ennemis se mirent à se jauger en se tournant l'un autour de l'autre, s'échangeant un regard méfiant. Leurs mouvements étaient maintenant précautionneux, presque empreints d'un respect mutuel que le nordique se surprit à jalouser intérieurement.
La blessure ouverte du criminel saignait toujours abondamment, mais il n'y portait visiblement aucun intérêt, trop absorbé par son combat.
Si Ja'Hiza ressentait la moindre gêne ou douleur, elle n'en laissait quant à elle rien savoir. Sa toge brûlée lui découvrait une épaule droite aux poils légèrement roussis, tandis que l'autre laissait transparaître une tâche rouge au travers du tissu beige. Malgré cela, elle paraissait plus calme que jamais, et son visage affichait une expression aussi sereine que le lit d'un long fleuve tranquille. Fjol aurait volontier fait de cette scène un tableau s'il avait eut le moindre talent artistique, mais son ventre et son menton le lançaient bien trop pour qu'il puisse se jurer de garder cette idée dans un coin de sa tête.
L'Astre bondit le premier, brisant l'hypnotisant ballet avant qu'il ne s'installe vraiment. Profitant de l'avantage de son allonge, il força son opposante à reculer en assénant quelques coups d'estoc, puis passa à l'offensive. Plus vif que jamais, il se mit à frapper, encore et encore, noyant la combattante sous un déluge de coup en cherchant la faille. Sans se laisser démonter, Ja'Hiza maniait son bâton avec patience et concentration, repoussant chacun de ses assauts avec une détermination méticuleuse.
« Exactement comme à l'entraînement, songea Fjol. Nombreux sont ceux à perdre leurs moyens en situation réelle, et plus encore à agir légèrement différemment sans même le réaliser. Mais en ce qui la concerne... chacun de ses mouvements est précisément calculé et exécuté. Elle ne fait que réitérer la myriade de coups et de contres répétés un millier de fois sur les mannequins de Jorrvaskr... C'est cela qui la différencie du reste »
Le malfrat était rapide, mais à sa différence, la chatte n'était entravée par aucune forme d'armure. Ainsi, elle compensait son manque de portée et la gêne de ses blessures par une vivacité hors du commun, et pas une fois l'épée ne s'approcha trop près de son visage.
Ce combat pour le moins serré dura ainsi durant près d'une minute, rythmé par le son des cloches résonant dans le lointain.
Finalement, l'Astre se décida à mettre un peu plus de force dans ses frappes, accélérant subitement la cadence de ses assauts. La première attaque, une taillade fulgurante, la manqua de peu. La seconde suivit, plus vive encore, et lacéra la joue de la khajiit, sans rien ôter à la qualité de sa défense. Profitant de l'ouverture causée par l'amplitude du mouvement adverse, elle frappa horizontalement, visant le dos de son avant-bras. Aussi étonnamment rapide qu'à l'accoutumée, l'homme parvint à pivoter, et intercepta le sceptre de combat en ramenant sa lame contre son corps, pointe vers le bas.
Si Ja'Hiza ne s'était pas retrouvée dédiée corps et âme à la poursuite de cet affrontement à l'issue incertaine, un large sourire aurait fendu son visage en prévention de ce qui allait suivre.
La féline ancra son arme dans le sol, et effectua un saut à la hauteur impressionante. Une fois au sommet de son ascension, elle se propulsa encore davantage à l'aide d'une nouvelle impulsion sur son bâton. L'Astre voulu profiter de la voir sans appui pour frapper, mais la position basse de son arme ne lui permit pas de tirer pleinement parti de la situation. Sa lame passa à quelques centimètres des oreilles de la guerrière, alors qu'elle ramenait son bâton contre elle. Avec une grimace muette, il comprit qu'elle s'était jouée de lui.
Les pieds de la guerrière atterrirent sur les épaules de Nahkriin. Et, avant qu'il n'ait le réflexe de se baisser, elle fusa de nouveau, aussi insaisissable qu'une feuille dans le vent. D'une rotation vigoureuse, elle se retrouva derrière lui, tombant tête la première.
Elle ne frappa qu'une seule fois. Son corps tout entier devint flou sous la vitesse ahurissante du mouvement, confondant sa toge en un tourbillon de blancheur éthérée. Puis l'impact survint.
Le bout ferré du bâton vint battre le plastron de l'Astre avec l'ampleur d'un séisme, et le malfrat fut littéralement projeté de côté par la violence du choc. La rencontre du métal contre le métal émit un son déchirant de tôle cabossée, qui continua de résonner pendant la grosse demi-seconde que dura son vol plané. Enfin, le criminel s'effondra au sol, deux bons mètres plus loin, et ne bougea plus.
S'étant relevé avec peine, Fjol n'en croyait pas ses yeux. Il se dirigea d'un pas inégal vers sa camarade, s'assura que l'ennemi était immobile, et laissa échapper un rire nerveux. Son amie venait de déplacer plus d'une centaine de kilos d'un pied et demi à la seule force de ses bras, sans même prendre appui sur une surface solide. Frissonnant, il réalisa qu'au vu de la taille dérisoire du point d'impact du coup, un tel choc avait une force suffisante pour tuer n'importe qui.
Il frissonna de plus belle lorsque le rire de leur ennemi retentit à côté d'eux.
Frappée de stupeur, Ja'Hiza se tourna vers l'homme. Ce qu'elle vit ne lui plu pas.
Celui-ci s'était redressé, et tenait sur ses jambes sans effort apparent. Pire encore, la large déformation que la frappe aurait logiquement dû causer à la surface de son armure ne semblait même pas visible.
- Par Talos, ces petits bras ont plus de force que je l'aurais pensé ! siffla le bandit. Je comprend mieux pourquoi Zahel m'a failli, à présent. Quel est ton nom ?
La réponse de Ja'Hiza fusa sans attendre, empreinte d'un soupçon de crainte qui sema un doute inquiet dans le cœur de Fjol.
- Tu n'aura pas la chance de le connaître, monstre... Pourquoi le sang n'inonde-t'il pas ta poitrine ?
- Permet moi de garder le silence. Vos petits amis arrivent, et je ne voudrais pas leur gâcher pareille surprise !
Nahkriin disait vrai. Derrière eux, les cris et les ordres fusaient comme des flèches, étouffés par le lointain. Le son des bottes et de la maille les fit se retourner. Avant qu'ils ne le sachent, les deux amis se retrouvèrent au devant d'une trentaine de gardes en armes, dont les arcs et les arbalètes furent bientôt rivées sur la seule menace visible. Parmi les soldats, les camarades reconnurent la présence des deux gardes de sortie, qui les saluèrent sommairement, préoccupés par l'étendue quasi-inexistante de l'effectif adverse.
Un rire inquiétant agita les épaules de l'homme alors qu'il parcourait du regard l'assemblée militaire.
- Me voilà seul contre tous, on dirait bien ! Vous me faites trop d'honneur, Caïus ! Tant de pointes braquées sur moi ! C'est un vrai rêve d'enfant qui se réalise !
Répondant à l'appel, le commandant sortit de la file formée par ses hommes, un sérieux mortel sur le visage.
Il observa un instant les deux Compagnons, et hocha la tête.
- Content de vous voir en vie tous les deux. Nous assisterez-vous pour la suite ?
- N'en doutez pas, fit la féline en remuant le bout de son bâton. Mais soyez prudent : cet homme sait se défendre.
À la grande surprise des combattants, Caïus acquiesça :
- Oui, je le sais bien. C'est pour cela que je suis ici, après tout.
Le soldat se tourna vers l'Astre, et dégaina avec lenteur sans le quitter du regard.
- Nous vous cherchons depuis un moment. Et c'est finalement de votre propre chef que nos chemins se croisentqui... Cesserez-vous un jour de vous moquer du sort ?
- Vous m'aviez manqué. Comment va votre bras ? L'épaule tient toujours ?
- Vous auriez du me tuer quand vous en aviez l'occasion dans cette forêt, fripouille. Je vous ferai regretter la pitié que vous m'avez accordé ce jour-là. Et ce, en dépit de l'amitié que je porte à votre frère.
- Votre crâne s'est dégarni, capitaine.
L'impérial soupira en se grattant le front. Puis, il fit quelques pas dans la direction de l'inconnu, dépassant ainsi Fjol et Ja'Hiza.
L'autre s'avança à son tour, jusqu'à ce que la distance les séparant se réduise à celle d'une petite pièce à vivre.
- Assez, Sirius. Le trouble que vous causez s'arrête ici. Vos hommes sont désorganisés, et vous êtes blessé. Cessez de lutter, voulez vous ? Mieux vaut finir sa vie une corde autour du cou plutôt qu'une lance dans le torse.
- Allez dire ça aux ancêtres de mon père, impérial. Ce jour n'est pas celui où vous et les vôtres auront raison de moi. Et, si ce jour vient, ce n'est pas dans une cellule ou sur un échafaud que la mort viendra m'y prendre.
- Pensez-vous un seul instant qu'il y ait la moindre place en Sovngarde pour les gens de votre espèce ?
- N'essayez pas de projeter vos propres inquiétudes sur autrui, capitaine. Après tout, vous n'avez rien à craindre. En ce qui concerne le panthéon factice que vous chérissez tant, je suis tout disposé à vous faire passer en tête de file !
La claymore rencontra l'épée alors que le dénommé Nahkriin finissait sa phrase. Caïus ploya le genoux face à la force de son adversaire, mais rentra le ventre avec brio, évitant le coup de botte chassé de l'ennemi.
L'impérial s'insinua sous la garde adverse d'un geste impeccable, et fonça en avant glaive le long du corps, déterminé à trouer la plate et la maille qui s'interposeraient sur son chemin.
La lumière et le fracas de l'acier firent vaciller la vue et l'ouïe des observateurs silencieux du combat plusieurs secondes avant qu'un corps ne s'écroule à terre.
C'était celui de Caïus. Et quand le vent souffla, emportant sa tête à la nuque rougie dans une longue traînée sanguine, les cœurs de l'assemblée toute entière s'arrêtèrent de battre.
Prise de sueurs froides, Ja'Hiza chercha l'appui du regard de Fjol en se tournant vers lui, mais finit rapidement par comprendre que ce dernier était bien loin de pouvoir le lui accorder. Le nordique était resté penché en avant, les yeux rivés sur la scène avec un rictus de dégoût mêlé de rage. Autour, les soldats s'étaient tous figés dans une position similaire.
Durant un instant, la seule trace d'activité alentours fut le son de la tête du commandant, roulant sur le sol à mesure que ses artères éructaient les dernières éclaboussures pourpres qui l'avaient fait vivre. Ça, et le bruit des cloches, dont le battement cru sonnait à leurs oreilles comme le carillon mortuaire de l'homme qui venait de les quitter. Tout était allé bien trop vite pour que tous puissent réaliser qu'un événement d'une telle ampleur venait de se jouer de la sorte. Mais Caïus était bien mort, et chacun d'entre eux fut individuellement certain que tuer l'inconnu qui se tenait à côté de son corps était impossible.
Devant la menace de la lame fusant sur lui, l'Astre n'avait d'abord pas esquissé le moindre mouvement. Tous avaient cru voir la pointe de l'épée impériale s'enfoncer dans son plastron tant les choses s'en étaient jouées à un cheveu, mais il n'en avait rien été. L'acier de sa cuirasse avait brusquement scintillé, avant de disparaitre dans un flash de blancheur aveuglante.
L'instant d'après, les protections couvrant le corps de l'ennemi avaient disparu, ne le laissant couvert que d'un ample habit de tissu noir. Le glaive avait traversé le vêtement dans un déchirement de couture retentissant, mais n'avait pas mordu sa chair. Si tous avaient assisté à l'étrange phénomène, nul n'avait pu voir l'expression victorieuse du général se fondre en horreur devant la vitesse inhumaine à laquelle Sirius avait pivoté pour éviter sa lame. L'impérial s'était retrouvé derrière lui, sans défense, conscient de son cruel destin.
Le deuxième fourreau de l'Astre avait émit un bref couinement alors que l'autre lame, plus petite, en sortait sans difficulté. Au même moment, l'acier avait traversé de part en part la gorge du commandant, soufflant la flamme de sa vie comme un coup de tempête. Puis l'étui s'en était retourné battre contre sa cuisse, inerte, dans un claquement de cuir étouffé par la chute du corps décapité.
Le visage figé de Caïus venait de s'immobiliser en direction des gardes.
Ainsi, en un clignement de paupières, le commandant de Blancherive avait péri aux mains de cet homme dont la plupart ne connaîtraient jamais que le nom.
- SIRIUS ! hurla Fjol en dégainant.
- Ne fais pas ça ! cria Ja'Hiza en tentant de l'arrêter.
Trop tard. Mu par la colère, le nordique se dégagea de la prise de sa camarade, et se rua en avant en poussant un grand cri guerrier.
Le carreau se ficha à l'arrière de son genoux dans un son visqueux. Le Compagnon s'immobilisa, abasourdi, tenta d'avancer sur sa jambe blessée durant environ une seconde, puis s'écroula de tout son long en laissant échapper une longue plainte douloureuse.
La khajiit se tourna vers l'origine du trait. Avec stupeur, elle aperçu l'un des soldats de la porte, arbalète levée. D'un regard, elle compris que le sang-froid de l'homme venait de sauver la vie de son ami.
Sirius ricana d'un air agacé.
- Toutes mes félicitations. Vous venez de fermer les portes du royaume de Shor à ce jeune homme. Votre résistance m'épuise, désormais. Finissons-en !
Au signal du malfrat, un son lourd se fit entendre. Ce dernier, un bref impact à la teinte métallique, commença faiblement. Peu à peu, il se mit à enfler, montant d'abord de derrière chaque canane, puis de chaque charette, et enfin chaque bâtiment les entourant. Le battement, aussi régulier qu'une marche militaire, enfla et de se démultiplia graduellement comme un écho funeste, jusqu'à devenir clairement audible par dessus le tintamarre des cloches et des flammes au crépitement porté par le vent.
Face à ce bruissement inquiétant, les gardes se regardèrent, incertains de la marche à suivre à présent que leur capitaine venait de tomber au combat.
Puis, à travers le voile cendré des ruines, ils se dévoilèrent. Un premier hors-la-loi sortit de derrière une clôture, imité par un second, un troisième, puis un petit groupe d'une demi-douzaine de brigands. Dans le même temps, quatre paires hommes se dessinèrent par les fenêtres et les toits des maisons avoisinantes, encerclant la troupe militaire par chaque point cardinal. Au loin, derrière une chaumière aux murs calcinés, un petit escadron surgit, frappant leurs boucliers de leurs haches.
Le son continuait de croître en intensité.
Un second groupe suivit le premier. En vint un autre, un autre, et encore un autre. De derrière les écuries, les murailles et même des portes des fermes et des moulins, l'ennemi surgissait au goutte à goutte, avec une lenteur mesurée destinée à secouer le moral des défenseurs, désormais parfaitement cernés comme un troupeau par une meute de loups grognants.
Un par un, les agrégats armés se regroupèrent face aux soldats, sans pour autant négliger de laisser une dizaine d'hommes en arrière pour leur couper tout espoir de retraite.
- Par Ysmir, nous sommes faits comme des rats...
Ja'Hiza fit volte-face vers la sentinelle, les traits sévères.
- Silence, espèce d'idiots. C'est exactement ce qu'ils espèrent !
La khajiit avait fait tout son possible pour contenir le tremblement de sa voix. Face aux quatre-vingts hommes qu'elle avait grossièrement dénombré, leurs forces paraissaient bien maigres. La cohorte assignée à la protection de la cité était bien loin d'être au complet : avec un peu de chance, ils pouvaient espérer se retrouver pris à deux contre un. Un combat que tout combattant censé savait perdu d'avance.
- Si quelqu'un a des dernières paroles, qu'il les fasse en silence, murmura la féline.
Une main chaleureuse se posa sur son épaule. L'homme ôta son casque. C'était le garde ayant tiré sur Fjol.
Ses cheveux coupés courts surplombaient une paire de sourcils et d'yeux noirs comme le charbon, un nez droit et des lèvres charnues. Un impérial, dont les traits juvéniles ne rendait que plus inconcevable la destinée qui l'attendait probablement en ce jour.
- Vous m'avez ouvert les yeux, commença-t-il. Je me cachais comme un couard, sachant mon fils à l'abri des murs, mais j'en avais oublié que les familles de tous ceux qui me sont chers auraient pu se trouver là dehors. Alors, si je dois mourir à vos côtés, sachez que c'est le cœur d'un nordique qui cessera de battre dans ma poitrine.
- Oh, mais je ne compte pas mourir ! cria Ja'Hiza d'un air fier en tentant de se faire entendre par tous. Avez-vous oublié ? La victoire ou Sovngarde ! Voilà ce qui vous attend ! Ce qui nous attend ! Et soyez sûrs que la vermine que nous allons décimer comme les herbes d'un champ en friche ne verra pas les portes du Hall s'ouvrir devant elle ! La terre tremblera sous leurs pieds, et les griffes de l'Oblivion se saisiront de leurs carcasses gémissantes jusqu'à ce qu'il n'en reste que poussière ! Pour chaque litre d'hydromel que nous verserons en compagnie de Shor et de ses camarades, c'est une éternité de tourments qui les attend ! Alors, si vous échouez, votre défaite ne sera pas celle d'un homme mort au combat, mais bien celle d'un bon à rien, incapable d'attribuer à une bande de scélérats le sort qu'ils méritent !!!
Les cris de guerre qui retentirent derrière elle étaient moins déterminés qu'elle ne l'aurait espéré, mais elle eût la conviction que ces hommes se battraient jusqu'à la mort. Étant donné l'étau dans lequel ils se trouvaient, c'était ça ou se laisser percer par une flèche. Pour la totalité de la troupe, le choix était vite fait.
Un son métallique troubla la tension montante. Quelque chose venait de tomber aux pieds de l'Astre. Un petit objet de forme oblongue et arrondie, couvert de tissu brun.
Et, alors que l'ennemi levait la main pour lancer la charge, tous surent que son masque était tombé.