Pendant qu'il se démenait pour maintenir le sortilège, la goule tenta à nouveau de charger, mais un nouvel appel d'air la fit dévier en pleine course, l'envoyant s'écraser dans un mur à quelques mètres de sa cible. Autour de Nash, un vent surpuissant s'était à présent levé, entrainant des colonnes de débris et de neige fondue se perdre dans l'immensité du ciel glacial. Lentement, les sensations de chaud et de froid s'atténuèrent, laissant un souffle tiède monter autour de lui en un courant ascendant. Quand il fut certain que la température soit stable, il rouvrit les yeux, et décolla les mains du sol, laissant un filet de sang jaillir de son doigt pour s'envoler vers les cieux. Autour de lui, l'énorme tourbillon emportait petit à petit tous les amas de débris qui jonchaient la surface irrégulière de la place, soufflant les flammes qui dévoraient les bâtiments avec autant de force que si un ouragan s'était déchainé au-dessus de la ville. Avec un rictus victorieux, il aperçut les flocons se mettre à tournoyer violemment autour de la dépression, projetant des trainées de poudreuse dans toutes les directions.
Un hurlement métallique le fit sursauter. Dans son dos, la goule venait de charger de nouveau. Mais cette fois, tout était différent.
Un éclair furieux fusa de sa paume, et s'enroula autour de la colonne d'air, transformant cette dernière en un véritable mur de foudre. Lorsque la créature parvint à son contact, l'électricité jaillit en avant, s'engouffrant à travers elle dans un grésillement grondant. S'immobilisant brusquement, cette dernière voulu frapper, mais ses serres se contentèrent de s'immobiliser dans les airs, prises de spasmes virulents. Sa gorge se gonfla, éructa une gerbe de sang vicié, et se tordit dans un grand cri silencieux, alors que son corps commençait à tressauter de façon incontrôlable. À la surface de sa peau, ses écailles éclatèrent, et ses vaisseaux sanguins se mirent à bouillonner, teintant sa carnation livide d'un rouge sombre. Lorsque l'éclair échappa au contrôle de Nash pour se perdre dans l'infini courroucé du blizzard, la goule retomba au sol de tout son poids, délogeant une volée de pavés sous son énorme masse. À moitié étourdie, elle tenta de lever un bras dans sa direction, mais Nash tendit de nouveau la main en avant, impitoyable. Une ligne de foudre jaillit en avant, se contorsionna avec furie dans les méandres du tourbillon, et fusa vers les griffes du monstre, pulvérisant ces dernières dans un flash de lumière. Le membre électrocuté se tordit en se détachant de son corps, et l'immense nécrophage se mit à s'agiter dans de grands mouvements sporadiques, projetant de larges spirales sanglantes dans les airs.
L'érudit tendit une seconde main dans la direction de l'abomination, et cette fois-ci, cette dernière recula avec précipitation, laissant échapper un son strident qu'il interpréta comme un mélange de douleur et de crainte.
Se demandant s'il devait presser son avantage, Nash voulut s'avancer. Il n'en eut pas l'occasion.
Une douleur sourde lui envahit le haut de la nuque, et le sol sous ses pieds s'assombrit brusquement, laissant le tracé runique se fondre dans les teintes sombres du granit. Un moment de flottement s'écoula, comme si les forces surnaturelles luttaient pour prolonger leur existence encore un peu, puis le tourbillon d'air s'évanouit dans un grand souffle venteux. Le silence régna un peu plus, avant que les débris se mettent à retomber, un par un.
Quand l'Orsimer voulut dresser une barrière au-dessus de lui, cette dernière mit presque une seconde complète à se matérialiser, et il lui fallut s'y prendre à deux mains pour que cette dernière se solidifie tout à fait. Sans quitter des yeux la goule immobile, il maintint son abri durant presque une minute, laissant les briques, les morceaux de roche et les grêlons s'abattre sur ce dernier jusqu'à ce que le calme aie regagné les environs. Enfin, il laissa sa protection se dématérialiser sans un son, le souffle court. Il avait pu sentir chaque petit impact peser anormalement sur ses réserves magiques.
Il regarda ses mains. Ces dernières étaient dorénavant complètement blanches, et seule la trace du sang battant dans ses veines venait perturber les tons immaculés de sa peau, couvrant cette dernière d'une arborescence pulsant lentement au rythme de son pouls. Il ne disposait d'aucun miroir, mais il estima que le reste de son corps avait subi le même changement à force d'exposition aux arcanes. Il ignorait s'il pouvait continuer longtemps à ce rythme. Prendre le contrôle des flux thermiques était plus qu'une simple manipulation magique, et il n'avait pas lésiné sur l'ampleur du sortilège. N'importe quel adepte pouvait générer une boule de feu, mais il était bien plus difficile de confiner les échanges de chaleurs à une zone précise. À moins d'être un aéromancien chevronné, les maintenir sur la durée était une entreprise exténuante. Et, n'en étant pas un, la manœuvre lui avait coûté cher.
Fort heureusement, le résultat était à la hauteur de ses attentes. L'air caniculaire de la place s'était finalement refroidi, et une neige épaisse commençait déjà à s'abattre sur eux, noyant le gris des bâtiments autour de lui. Très vite, ce fut un véritable rideau de neige qui se mit à tomber, rendant presque indiscernable la masse menaçante de la goule. Postée contre l'angle d'un édifice, elle avait complètement cessé de se mouvoir, et continua de l'observer sans émettre le moindre son jusqu'à ce que sa silhouette n'aie complètement disparu dans la blancheur tumultueuse des flocons.
Puis, sans prévenir, la goule hurla de toutes ses forces. Malgré le souffle du blizzard étouffant les sons extérieurs, le cri déchira l'obscurité avec une violence inouïe, et l'Orsimer fut pris de terribles vertiges. Il s'écroula sur ses genoux, serra les dents, et se laissa tomber complètement à plat ventre.
La créature passa juste au-dessus de lui, fauchant le vide là où il s'était trouvé. Désorientée par la soudaine disparition de sa proie, elle balaya l'air dans un revers rageur, sans cesser de rugir. À plusieurs reprises, ses larges griffes aveugles vinrent faucher le sol tout près de lui, découpant la roche dans de grands tremblements frénétiques.
Tandis qu'elle tentait en vain de déterminer sa position, Nash continua de braver le cri pendant une durée qui lui sembla interminable, se retenant de gémir de douleur pour ne pas l'alerter. Heureusement, l'insupportable son commença à s'atténuer quand la surdité vint mettre une fin brusque au sifflement de ses tympans. Incapable de savoir quelle distance précise le séparait d'une mort certaine, il décolla son visage du sol avec une lenteur précautionneuse, concentrant l'énergie entre ses paumes. Il s'était enfoncé sous vingt bons centimètres de poudreuse, et ses mains disparaissaient complètement sous la neige. Cela serait suffisant.
Une vague magique irradia la Place des Artisans dans un sursaut silencieux. Partout, la poudreuse commença à s'agglomérer en de petits monticules, qui se mirent progressivement à croître, formant une véritable cohorte de piliers de givre. Sentant que quelque chose se produisait, le nécrophage laissa échapper un vrombissement si puissant que l'orque pu le ressentir jusque dans les vibrations du sol.
Il ne s'interrompit pas pour autant. Cette fois, le regard pétrifiant de la chose ne trouverait que l'infini blanc autour de lui.
Maintenant sa concentration, il fit se dresser les blocs pendant quelques instants supplémentaires, puis amorça la seconde phase de son sortilège. La glace commença à frémir, puis à se métamorphoser, laissant de larges pans de verglas s'effondrer à leurs pieds. Leurs traits continuèrent à se préciser et s'affiner, jusqu'à avoir pris l'apparence de diverses formes humanoïdes.
Épuisé, l'orque s'allongea pour reprendre sa respiration. Tout autour de lui, une horde de statues immaculées se dressaient en silence, figées en des dizaines de positions différentes.
La goule hulula dans la nuit, laissant le son de ses gigantesques cordes vocales enfler dans la tempête comme un cor funèbre. Une forme s'agita au loin, et un morceau de glace s'écrasa à quelques pas de Nash dans un son de cristal pulvérisé, chassant une partie de la neige qui lui couvrait la vision. Devant lui, la sphère de givre censée représenter sa tête avait été détachée de son corps froid avec une netteté effrayante.
N'attendant que ce signal pour confirmer que son monstrueux adversaire s'en prenait à ses leurres, le mage se releva péniblement, et se mit à avancer en direction d'une artère de la ville, décidé à quitter les lieux au plus vite.
Il laissa les sons de la créature bercer ses pas, à mesure que la glace pulvérisée faisait parvenir ses échos tranchants dans tout le quartier. Quand la chose hurla, aucune des statuettes ne frémit ni ne se brisa. Il s'était assuré d'insuffler ses dernières avec ses dernières forces afin de les rendre insensibles aux ondes sonores. Et le gain de temps qu'il venait d'obtenir devrait s'avérer tout juste suffisant pour rejoindre son abri en attendant que le soleil ne se lève et n'incapacite complètement cette aberration cauchemardesque.
Alors qu'il parvenait à l'embranchement d'une ruelle, une ombre fugace se mit en mouvement sur sa gauche, incroyablement vive. Il se retourna, mais cette dernière reparaissait déjà dans son dos, à peine plus distincte. À nouveau, il tenta de la saisir du regard, mais elle le contourna de nouveau. Cette fois, il sentit le crissement de la poudreuse, plus proche.
Pressé par l'urgence de la situation, l'Orsimer n'avait plus le luxe de se montrer prudent. Il écarta les mains, doigts pointés vers le sol, et concentra sa volonté en un point précis. Le blizzard l'entourant sembla mugir de plus belle, et un pic de givre compacté jaillit du sol, provoquant une éruption de neige là où se tenait la silhouette.
Sentant tout de suite que son sort n'avait pas atteint sa cible, il se prépara à en lancer un second, mais les contours de l'apparition se mouvaient avec une agilité démentielle, et avaient à nouveau disparu de son champ de vision. Trop rapide pour qu'il puisse suivre son mouvement, une main surgit des ténèbres derrière lui pour le saisir par l'épaule, le forçant à pivoter sur lui-même.
Avant que l'orque ne puisse réagir, le corps d'un homme apparut à travers le brouillard glacé, surmonté d'un faciès familier.
- Aris ?
Le rougegarde ne répondit pas tout de suite, laissant à gro-Shagol l'occasion de l'observer un peu. Malgré la visibilité médiocre, il vit tout de suite que quelque chose avait changé. Ses lèvres avaient fendu, son menton était couvert de petites coupures qu'il n'avait pas en partant, et plusieurs ecchymoses ornaient son visage à l'expression cérémonielle.
Pour la première fois depuis leurs retrouvailles précipitées, Nash ne parvint pas à déterminer l'expression qu'il lisait dans les yeux du Marcheur. Leur éclat était singulier, presque inquiétant. Mais avant qu'il puisse réfléchir davantage, la bouche de son camarade d'antan s'anima. Et, s'il n'entendit pas sa voix à travers la tourmente se réverbérant dans ses tympans bourdonnants, il put clairement deviner ce que ses lèvres avaient articulé.
- Nash. Comme on se retrouve.
Chapitre prêt demain ! Celui d'après sera vraisemblablement plus rapide à faire donc je compte bien compenser mon retard
Je up pour faire découvrir ce topic maître course aux éventuelles nouvelles têtes qui parcourent le forum.
Ah mais je suis dévasté, les hyperlien que j'avais inséré dans le texte sont pas passés sur JVC
Je remet les chapitres en question histoire de régler ça
Chapitre 52
Sous un déluge de neige et de pluie mêlées, les deux hommes se défièrent du regard durant plusieurs secondes, s'observant en silence. Et, si le Aris que contemplait Nash gro-Shagol semblait différent de celui qu'il avait laissé, lui-même n'avait pas échappé à une certaine métamorphose.
Telle une chenille s'étant libérée de sa chrysalide, l'Orsimer avait vu sa peau délaisser les tons verts et sombres qui avaient contribué à renforcer la méfiance de ses deux camarades Marcheurs. Cédant sous les impulsions arcaniques qui avaient traversé son corps, son illusion de normalité avait fini par voler en éclat, le faisant retrouver la carnation blafarde sous laquelle Aris et Dakin l'avaient toujours connu. Sans sa tunique, l'orque au corps pâle comme l'ivoire révélait ses contours musculeux, dont les courbes et les arrêtes se retrouvaient noyées sous une multitude d'étranges symboles runiques gravés à même sa chair. Chaque fois qu'il respirait, les pentagrames et les formes géométriques semblaient vibrer d'une vie nouvelle, comme éveillées par le simple haussement de sa cage thoracique. Sa longue chevelure noirâtre, désormais hérissée par l'électricité statique présente dans l'air, se trouvait violemment agitée par le vent, et oscillait sous la tourmente comme un nuage orageux perdu dans un ouragan.
Malgré le caractère mystique que lui conféraient ces apparences, il semblait épuisé. Son bras gauche saignait, son pantalon de toile était déchiré et brûlé en plusieurs endroits, et les cernes qui soulignaient son regard disparaissaient sous une rangée de vaisseaux sanguins enflés par la fatigue.
Fixant froidement le rougegarde, ses yeux de charbon n'avaient en revanche pas changé, et leur éclat noirâtre continuait de fixer ce dernier avec une précision chirurgicale.
Autour d'eux, le blizzard ne faiblissait pas, et semblait couper les deux anciens camarades du reste du monde. Le froid était saisissant, mais ils ne semblaient pas prêter la moindre attention au rideau blanc qui se refermait lentement sur eux. Nash gro-Shagol fit un pas en avant, de manière à ce que son interlocuteur puisse l'entendre.
- Je t'avais demandé de partir, dit-il d'un air impassible. Pourquoi es-tu revenu ?
- Je ne fais pas cela par gaité de cœur, tu sais.
- Trêve de plaisanteries, annonça l'orque en le toisant durement. Au risque de me répéter, tu es un poids mort, et je refuse de m'encombrer d'une présence inutile. Éloigne-toi d'ici, maintenant.
Le mercenaire dévisagea son acolyte, les lèvres pincées par le ressentiment.
- Si j'avais eût mon mot à dire, tu n'aurais plus jamais entendu parler de moi, tu peux me croire. Mais le sort en a décidé autrement.
Comme seule réponse, l'Orsimer secoua la tête d'un air agacé. Voyant au bout de plusieurs secondes que son interlocuteur ne faisait pas mine de réagir, il soupira sèchement.
- Comme tu voudras. Meurs ici si cela te chante.
Le mage fit quelques pas de côté, et s'avança pour le dépasser, mais l'avant-bras du Alik'r lui barra la route avec fermeté. Se tournant vers lui, il découvrit qu'une fois de plus, ce dernier s'était déplacé avec une vivacité surnaturelle. Son corps semblait presque glisser sur la neige, comme si cette dernière n'avait aucune emprise sur lui.
- Désolé, mais tu restes ici pour le moment, annonça Aris d'un ton qui n'attendant pas de réponse.
- Pourrais-je avoir l'honneur de savoir pourquoi ? rétorqua néanmoins Nash en soutenant le regard de son interlocuteur avec un début d'agacement.
- Pour une fois, sers-toi de ta tête bien remplie autrement que pour manipuler les autres, veux-tu ? Tu sais très bien pourquoi je suis revenu.
- N'insiste pas, af-Ozalan. Cette conversation me fait perdre de précieux instants.
- Oh, mais je compte bien te faire perdre ce temps que tu as si durement obtenu... jusqu'à la dernière seconde, si tu veux tout savoir.
Voyant que le visage de l'Orsimer se faisait plus dur, il reprit.
- Te voilà bien intransigeant, pour quelqu'un qui s'apprête à fuir.
Sans que le rougegarde puisse déterminer Nash faisait cela consciemment ou si la colère lui faisait perdre le contrôle sur son énergie, une multitude d'étincelles se matérialisa autour de lui, illuminant de reflets bleutés chaque trait de son visage stoïque. Les particules scintillantes vinrent frémir dans son sillage, avant de se dissiper dans le blizzard, provoquant un grésillement inaudible en se fondant dans la neige. À une quinzaine de mètres, un hurlement abominable retenti, à moitié étouffé par la tempête. Bien qu'invisible, la présence de la goule ne faisant que renforcer la tension déjà présente entre les deux hommes.
- Pour qui me prend-tu ? articula l'arcaniste. Je gagne du temps parce que c'est la seule option. Étant donné que mes deux seuls alliés se sont révélés assez médiocres pour que je sois plus à l'aise sans leur aide, il me faut ruser.
- Tu n'as pas l'air de bien comprendre ce qui va se produire, répliqua Aris en ignorant complètement la remarque. Alors je vais te le dire : lorsque tu quitteras cette place et que tu t'en ira rejoindre ton petit abri douillet, la goule va se mettre à te traquer. Elle mettra probablement quelques temps à prendre conscience de ton subterfuge, mais quand elle s'en rendra compte, sa furie sera telle que même nos efforts conjoints ne pourront pas l'arrêter.
- Tu ne m'apprends rien de nouveau. Que cela change-t-il ?
Ricanant, le Alik'r écarta les bras, comme si la situation parlait d'elle-même.
- Oh mais cela change tout. Puisque tu sembles à peu près indemne, j'en déduis que tu as réussi à éviter tout contact physique avec cette horreur, et il te sera sans doute aisé de te rendre indétectable à ses sens au milieu d'une ville aussi labyrinthique que Daguefilante. Mais Dakin et moi n'auront pas cette chance.
Aris s'était attendu à ce que l'érudit rétorque, mais ce dernier se contenta de le fixer en silence. Il attendait la suite. Le rougegarde se rapprocha de lui, et son intonation railleuse se mua en un éclat de voix acéré lorsqu'il reprit.
- Tu nous demandes de partir, et crois-moi, l'envie de t'oublier toi et tes petits stratagèmes ne me fait pas défaut. Mais regarde la façon dont cet affrontement est en train de tourner : tu es à bout de forces, et Dakin doit à peine pouvoir tenir debout à l'heure qu'il est. Quant à moi, j'ai frôlé la mort une demi-douzaine de fois en l'espace d'un quart d'heure, pour satisfaire ton bon plaisir et l'activation d'un sort qui n'a même pas marché ! Tu veux mener ta petite existence lâche et tranquille, sans te soucier du régime qui s'effondre autour de toi, ni des camarades qui viennent chercher ton soutien ? Très bien. Mais que dirais-tu de mettre à profit cet intellect dont tu sembles si fier, et d'anticiper ce qui se produira lorsque Dakin et moi nous retrouverons à nouveau sur la route d'ici quelques jours ?
L'orque se figea, mais n'eut pas le temps de répondre, alors que son camarade le saisissant par les épaules, plaquant presque son visage en face du sien.
- Je vois que tu me suis, Nash. Quand la goule nous cherchera à nouveau, il n'y aura plus rien pour se dresser entre elle et nous. Pas de ruelles étroites pour freiner sa course, pas de sortilège pour étouffer ses coups, pas d'abri protecteur pour échapper à son regard. Si tu pars te réfugier dans ton coin, en parfait égoïste, alors tu nous condamnes tous les deux.
- Je vous ai dit que votre sort m'était égal, répondit le mage d'un timbre aussi dénué d'émotion qu'à son habitude. Vous êtes responsables de vos décisions.
- Oh, mais tu as parfaitement raison. Et c'est d'ailleurs pour cela que tant que cette monstruosité arpentera la région, nous ne quitterons pas Daguefilante d'une semelle.
Si la peau de l'Orsimer avait pu blêmir davantage, elle l'aurait fait sans attendre.
- Non, souffla-t-il. Non, vous ne pouvez pas faire ça. Vous mettriez en danger...
- Toute la ville ? Oh, allons... Le sort des deux seuls êtres t'ayant réellement connu dans cette maudite capitale t'es complètement égal, mais celui de quelques milliers d'inconnus t'empêcherait de fermer l'œil ?
Nash voulu reculer, mais la poigne du rougegarde, anormalement forte, le maintint en place avec tant de fermeté qu'il douta un instant de ne pas s'être changé en l'une de ses statues de glace.
- C'est entièrement irresponsable ! repris le mage d'un air moralisateur. La révolte va retourner cette cité d'ici quelques semaines, créature daedrique ou pas ! Si vous restez, cette goule va transformer cet endroit en un champ de ruines !
- Alors réglons-lui son compte dès à présent.
Brusquement, le visage de l'arcaniste repris contenance. Un début de sourire commença à se former sur ses lèvres, puis se volatilisa aussitôt, comme s'il n'avait été qu'une illusion créée par la tempête autour d'eux.
- Pas mauvais, Aris. Pas mauvais. Je dois avouer que tu as failli m'avoir, mais ta petite ruse ne prend pas. Cela fait des années que je ne t'avais pas vu, mais je sais que risquer la vie des autres pour ton intérêt personnel est quelque chose que tu ne ferais jamais. Même si c'était le cas, Dolovas ne cautionnerait jamais de tels projets.
- Ces mots me prouvent que tu t'es tenu bien ignorant de nos vies respectives au cours de la dernière décennie, grinça Aris. Penses-tu réellement que te forcer la main pour garantir notre survie est au-delà de nos forces ?
- Par pitié, épargne-moi le calvaire d'assister à ton discours dénué d'éthique. Tu ne penses pas un mot de ce que tu racontes ! Alors, dis-moi plutôt... Pourquoi n'est-tu pas simplement allé porter secours à ton ami, au lieu de venir ici pour tenter de me convaincre de céder à tes élucubrations fanatiques ?
Le rougegarde esquissa un sourire amer, puis relâcha brusquement les épaules de l'orque. Il contourna ce dernier, se mit dos à lui, puis s'immobilisa complètement. Comme pour les supplier de rebrousser chemin, une puissante bourrasque souleva un barrage de neige sur les deux Marcheurs, mais ceux-ci ne bougèrent pas d'un cheveu. Seule la voix d'Aris, étonnamment ferme et assurée, continua de s'élever par-dessus les hurlements permanents du vent.
- Parce que tu vas mourir. Que ce soit ici, face à cette goule, ou bien dans cinq, dix ou cinquante ans, tu vas mourir. Seul. Comme toujours. Alors, me diras-tu, pourquoi aurais-je donc décidé de revenir en arrière, au lieu de t'abandonner à un sort que j'estime te convenir à merveille ? C'est pourtant bien simple. Parce qu'une fois mort, il me sera trop tard pour te faire regretter de t'être servi de nous comme tu l'as fait. J'ai pris la vie de plus d'hommes que tu ne pourrais l'imaginer, simplement pour avoir le privilège de me tenir à côté de toi en cet instant. Dakin a passé plus de jours que tu ne pourrais le concevoir à ordonner nos défenses, localiser nos membres et préparer notre résistance, seul, quitte à envoyer l'enfant qu'il doit considérer comme son frère à l'autre bout du continent sans garantie de le revoir un jour. Mais nous l'avons fait. Nous l'avons fait, et si nous sommes là aujourd'hui, dans cette foutue ville, c'est parce que nous avons décidé de laisser derrière nous la vaine existence que nous étions en train de mener. Pour les Marcheurs. Pour que le sang de nos frères cesse de tâcher le sol d'un monde chaque jour moins sensé que la veille. Parce que nous croyons en quelque chose qui compte à nos yeux plus que nos propres vies, et que nous sommes prêts à tous les sacrifices pour que ce quelque chose se réalise.
- Vos sacrifices me laissent de marbre ! cracha l'Orsimer avec dépit. Voyez donc où ils vous ont mené ! Dans une ville de laquelle vous ne pouvez que rester en trahissant votre serment, ou sortir en vous exposant à une mort certaine ! À quel point le caractère vain de votre mission vous échappe-t-il donc ?
- Mais t'es-tu seulement regardé ? J'ai vécu comme la marionnette de mes propres illusions pendant des mois, pendant des années, persuadé que diluer le restant de mon existence dans des choses vaines était la meilleure chose à faire. Et, si je peux t'assurer une chose, c'est que je sais reconnaitre les pantins mieux que personne. Tu te terres ici comme un rat depuis des années, sans te résoudre à faire quoi que ce soit de ton existence. Alors, te considérer au-dessus de nous et de nos "rêves d'enfants" me paraît aussi stupide qu'illusoire. Qu'as-tu donc perdu, Nash ? Toi, qui sembles te croire dispensé du devoir des Marcheurs, qu'as-tu donc sacrifié pour t'octroyer le droit de vivre comme tu l'entendais ?
Gro-Shagol fit volte-face, mais seul le brouillard glacial l'accueillit. Aris avait disparu à travers la tempête.
- Alors, reprit la voix pénétrante du Alik'r, je vais m'arranger pour que tu restes en vie, aussi longtemps que possible. Je vais rester à tes côtés, que tu le veuilles ou non, jusqu'à ce que tes mains flétrissent, jusqu'à ce que ton dos se voûte, jusqu'à ce que tu sois incapable de marcher, jusqu'à ce que le monde tombe en ruine ! Mais je vais te suivre, aussi longtemps que nécessaire, jusqu'au jour où tu ravalera enfin le petit air suffisant avec lequel tu oses nous dévisager.
Une forme traversa les airs. L'orque senti la chose voltiger dans sa direction, mais un son sec retentit dans l'obscurité blanchâtre. Non loin de lui, deux morceaux de glace venaient de toucher le sol, creusant la poudreuse de leurs lourdes empreintes.
Et, entre les deux projectiles, la silhouette du rougegarde se tenait en position de combat, dressée comme une tour. À sa main droite brillait l'éclat presque laiteux d'une lame à l'extrémité courbe. Il avait été si rapide que Nash ne l'avait vu ni se déplacer, ni dégainer pour frapper.
À l'autre bout de la place, un rugissement colérique explosa, gorgé d'une rage si intense qu'elle fit monter un frisson d'angoisse le long de l'échine de l'Orsimer.
- Aris, je crois qu'elle nous a-
- À présent, continua l'intéressé sans accorder la moindre attention à son avertissement, peu m'importe que tu m'ordonnes de fuir, ou que tu te complaises dans la perspective rassurante de nous sous-estimer, Dakin et moi. Parce que je vais me battre. Et je vais te prouver ici et maintenant que nous n'avons aucune leçon à recevoir d'un homme qui ne croît qu'en lui-même.
Lentement, comme si cette simple action lui eut coûté bien plus que l'énergie nécessaire à se mouvoir, Nash gro-Shagol fit un pas vers Aris. Un second suivit, puis un troisième, et un quatrième, de plus en plus rapides. Parvenir à son niveau lui pris près de dix secondes, mais le temps ne comptait plus : pour la première fois depuis longtemps, l'orque souriait.
Si le rougegarde éprouvait la moindre surprise face à l'expression invraisemblable tordant les traits de son compagnon d'antan, il n'en montra rien. Bien plus calme que lorsqu'il avait combattu la goule auparavant, il ne s'était pas départi une seule fois de sa mine impénétrable durant leur conversation, même lorsqu'il avait haussé le ton. Ses yeux brûlaient sans faillir, et leur éclat semblait assez fort pour les consumer de l'intérieur. Enfin, l'érudit put enfin définir ce qu'il avait pris à tort pour de la folie. Il s'agissait d'une colère sans fond, si lourde qu'elle en devenait pesante même à travers le bon mètre et demi de blizzard les séparant. Au sein du Marcheur, menaçant de le dévorer, une colère sourde faisait rage, seulement contenue par la maîtrise de soi extraordinaire dont faisait preuve cet homme pour ne pas la laisser exploser.
L'aura singulière de son visage contrastait de façon presque caricaturale avec le reste de son corps. Sous son plastron de cuir, sa chemise de lin, maigre rempart face à l'air glacial, avait complètement gelé lorsque la sueur qui l'imbibait avait refroidi. Figé dans un assortiment de pliures insensées, le tissu semblait flotter sans vie autour de lui, comme si le vêtement était simultanément devenu trop ample et trop serré. En raison du froid, de fines marques sombres apparaissaient déjà le long de son cou, et ses mains étaient couvertes d'une pellicule de givre inoffensif mais sans doute douloureux.
Pourtant, il se tenait debout, insensible au froid mordant, ne prêtant attention à aucune de ses blessures. Empreinte d'une volonté inébranlable, sa silhouette tout entière ne laissait transparaître aucune hésitation, ni par sa posture, ni par son absence de réaction face aux grognements indistincts que poussait la goule en se rapprochant lentement de leur position.
À travers le voile hivernal, un vrombissement sourd se mit à croitre. D'abord confondu dans le son de la tempête, il se fit de plus en plus fort et définissable, ne laissant rapidement plus aucun doute sur ce qui allait se produire. Nash se retourna, et fit face au brouillard blanc, sans pouvoir identifier précisément sa provenance.
- Alors, je suppose que me laisser me débrouiller seul ne fait décidément pas partie de tes projets ? demanda-t-il d'une voix aux allures de soupir résigné.
Le rougegarde ne répondit pas tout de suite, scrutant la brume glaciale en tendant la nuque vers l'avant. Quelques secondes plus tard, il pointa le doigt quelque part vers la gauche.
- Elle est là-bas, dit-il calmement.
Nash demeura immobile un instant, circonspect.
- Je suis presque à court d'énergie, mais je vais tenter un sort de détection. Cela devrait suffire à nous en assurer.
Aris secoua la tête.
- La magie n'est que l'arme de ceux trop faibles pour user de leur corps efficacement. Au risque de te surprendre, cette créature fait plus de bruit qu'un ivrogne jonglant avec une bourse pleine. Tes oreilles sont peut-être incapables de l'entendre, mais pas les miennes.
Comme pour confirmer ses dires, un faisceau de lumière rouge irradia le tumulte impétueux des cieux, juste sur leur gauche. Affaibli par l'écran presque opaque des neiges furieuses, le halo pourpre les traversa de part en part, sans effet.
La goule poussa un rugissement de colère, et un choc étouffé fit vaciller le sol sur lequel ils se tenaient. Avant même qu'ils aient retrouvé leur équilibre, un morceau de glace gros comme un buste s'écrasa non loin d'eux. L'Orsimer observa un instant la statue de givre, que la neige commençait déjà à recouvrir. Il s'agissait des restes de l'un de ses leurres. Mais, à la différence des précédents, ce dernier avait été pulvérisé, et non découpé.
L'érudit jeta un regard dubitatif au rougegarde, qui ne se retourna même pas.
- J'ai une idée en tête pour en finir avec cette chose, dit calmement le mercenaire.
- Je t'écoute.
- On attend que ce maudit blizzard se dissipe un peu, et on se charge d'ôter chaque goutte de sang à ce corps malade, jusqu'à ce qu'il cesse de bouger pour de bon.
- Qu'est-ce qui te fait croire que le résultat sera différent de la dernière fois ? Nous étions trois, et vous avez failli vous faire tuer tous les deux. Réessayer alors que notre avantage numérique s'est réduit est simplement inconscient.
- Il me semble pourtant que c'est toi qui a fini encastré dans un mur le premier ! Quoi qu'il en soit, cette chose a perdu l'effet de surprise qu'elle possédait en nous attaquant, et celui-ci est désormais de notre côté. Elle ignore encore que je suis ici, et n'a pas non plus la moindre idée de ce dont nous les Marcheurs sommes réellement capables. Faire traîner le combat est inutile; le temps joue en sa faveur. C'est maintenant qu'il faut agir.
- Alors c'est ta stratégie ? Foncer sans réfléchir et miser ta survie sur la capacité de ton corps épuisé à l'emporter du premier coup ?
- Les plus grands guerriers de l'histoire ne sont jamais à l'abri d'une flèche perdue au milieu de la bataille, aussi inatteignables soient-ils. Cette goule est dans le même cas : elle a beau être puissante, sa défense n'est pas sans faille pour autant. Et puis, tu as dû remarquer...
- Quoi donc ?
- Après la déflagration que tu as provoqué, son corps entier a été rongé par les flammes, mais ses écailles n'ont pas toutes repoussé.
- Je le sais bien, oui, déclara l'Orsimer sans se départir de sa mine grave. Et alors ?
- Pour toi, cela n'a pas dû changer grand-chose. Quel que soit son état, tes flammes brûlent sa chair et tes éclairs tétanisent ses membres. Mais pour un épéiste, savoir son corps à la merci d'une lame aiguisée est une véritable aubaine.
- Eh bien, grogna Nash. Il faut croire que mon sortilège n'a pas été complètement inefficace comme tu te plaisais à l'insinuer...
Sans crier gare, un nouvel impact parcouru la terre, les faisant brusquement vaciller. Alors qu'ils reprenaient leur équilibre, un second tremblement secoua la place, plus violent encore. Il furent presque projetés contre le sol, et le troisième choc décrocha plusieurs pavés de la chaussée, faisant exploser la neige tout autour d'eux. Forcé de se mettre à genoux pour ne pas se retrouver précipité face contre terre, l'orque parcouru ses environs du regard, troublé. Une sombre intuition venait de le saisir.
Lorsque la statue de givre la plus proche d'eux se mit à vibrer, puis à se fissurer, il comprit.
- Aris ! Elle est en train de détruire mes statues ! Mon tour ne va plus tenir très longtemps !
- Alors le moment est venu, fit ce dernier en s'élançant vers la source des vibrations.
Le mage voulut le rattraper pour l'empêcher de se jeter vers une mort qu'il estimait certaine, mais il était déjà à presque dix mètres. Soudain, il se rendit vite compte que la silhouette du rougegarde n'avait pas complètement disparue à travers le voile neigeux, malgré la distance qui les séparait. Avec horreur, il réalisa que ses constructions de glace n'étaient pas la seule chose arrivant à leur terme.
Si sa rune thermique avait créé un courant ascendant suffisamment puissant pour déchainer une telle tempête, cette dernière n'était pas éternelle pour autant : à présent, les décombres devaient être aussi froids que des tombes, et aucune source de chaleur ne venait plus alimenter les vents naturels qui avaient précipité le blizzard sur la place des Artisans. Leur écran protecteur était sur le point de se volatiliser, et avec lui, leurs dernières secondes de répit.
Un ultime choc dévasta les pavés, projetant une avalanche de glace dans toutes les directions. L'érudit se couvrit les yeux d'un bras en voyant les contours d'Aris disparaitre dans la neige, puis fut à son tour submergé par la vague froide. Il glissa sur plusieurs mètres, incapable d'arrêter la force brute qui poussait contre lui, et se trouva bien vite plaqué de force contre la façade d'un bâtiment. Le temps que la nuée banche se dissipe et ne lui permette de voir à nouveau, la construction fragilisée commençait déjà à s'effondrer au-dessus de lui.
Il bondit en avant, cherchant à progresser dans la poudreuse qui recouvrait le sol jusqu'à sa taille, mais il ne fit pas deux mètres avant que les murs de l'habitation ne s'écroulent. Tombant sur le dos, il vit un morceau de toiture foncer droit vers lui, prêt à l'ensevelir sous une pluie de tuiles acérées par le froid. D'un geste de la main, il fit fuser un éclair en direction du projectile, faisant exploser ce dernier dans une détonation aux colorations améthyste. Plusieurs fragments électrifiés s'écrasèrent à proximité de lui, mais par chance, aucun ne l'atteint. Il se releva en gémissant, les canines inférieures retroussées par un rictus exténué. Désormais, dresser un bouclier protecteur était au-delà de ses capacités. S'il devait éviter les assauts de la goule, ce serait à la force de ses jambes.
Lorsque la créature hurla de souffrance, il comprit que le rougegarde venait de passer à l'attaque pour de bon. Il tendit la main pour lancer un sortilège vers l'ombre colossale qui se tordait à travers le brouillard, mais suspendit son geste. Impossible de projeter la foudre vers la chose sans risquer de blesser Aris. Sa seule arme tangible consistait en la dague qu'il portait à sa ceinture, et celle-ci ne lui fournissait que l'assurance de perdre un bras s'il essayait de s'en servir. Il pouvait compresser la neige au sol ou déformer l'une de ses statues pour ériger une lance, mais quelque chose lui disait qu'une petite pique de givre ne lui serait pas d'une grande aide pour venir à bout de l'abomination.
Pourtant, le rougegarde venait de s'élancer au combat sans hésitation, sabre à la main. Il était impossible de venir à bout d'une telle chose simplement armé d'une lame, aussi tranchante soit-elle. Qu'espérait donc son camarade, à part repousser l'inévitable ?
L'Orsimer ne pouvait rien faire dans l'état actuel des choses. Si Dakin avait évité de finir disloqué contre un mur, il aurait probablement été à leurs côtés en cet instant. Il aurait ainsi été possible de laisser la goule face aux deux hommes, et de revenir sur les lieux de leur affrontement initial pour y récupérer sa tunique de lin gravée. S'il l'avait abandonné par peur qu'un choc ne le fasse imploser sur place pendant le combat, il se retrouvait actuellement sérieusement handicapé par son manque d'énergie. Cinq minutes à son contact auraient suffi à lui rendre suffisamment de forces pour reprendre le combat, mais cette perspective n'était plus viable. S'il partait la chercher maintenant en laissant Aris seul face à cette créature affamée, il n'avait aucune garantie que ce dernier survivrait assez longtemps pour qu'il ait le temps d'arriver sur place.
De plus, si les gardes refusaient probablement de pénétrer dans le quartier où ils combattaient actuellement, il était peu probable qu'ils n'aient pas déjà bouclé la zone où avait atterri la chose. Si les soldats découvraient un artefact runique au milieu des bâtiments détruits, ils s'en empareraient sans hésitation. Se rendre là-bas maintenant signifiait non seulement risquer la vie de son allié temporaire, mais aussi prendre la décision de faire un trajet dangereux, sans garantie d'obtenir ce pour quoi il se serait déplacé. Il n'avait d'autre choix que de rester sur place et attendre une occasion de se montrer utile, même si ses forces amoindries ne lui permettraient d'agir que deux ou trois fois de plus avant de se retrouver complètement épuisé.
Une pensée étrange traversa son esprit. Il était désormais trop tard pour faire marche arrière.
Sans savoir pourquoi, il avait abandonné l'idée de fuir en entendant les mots d'Aris. La culpabilité l'avait assailli sans prévenir, surgissant des méandres de son inconscient en même temps qu'un tas d'autres sentiments auxquels il pensait s'être rendu imperméable à tout jamais. Il allait peut-être mourir pour avoir pris la décision insensée d'accepter l'aide d'Aris et de retourner se battre. Pourtant, cette idée ne lui inspira pas le dégoût qu'il s'était attendu à ressentir devant la menace du trépas.
De nouveau, il sourit. Les rôles entre lui et le rougegarde s'étaient inversés en quelques minutes. Et malgré le dépit que cette pensée lui inspirait, il se surprenait presque à éprouver de la nostalgie pour l'époque lointaine où ils étaient encore capables de se faire confiance.
Il se ressaisit brusquement. Il n'avait pas le luxe de se perdre dans ses souvenirs. Cette goule n'était encore en vie que parce qu'il avait désiré protéger la vie de ses compagnons d'antan plutôt que de les utiliser pour conclure le combat rapidement, et laisser Aris mourir maintenant aurait réduit à néant tous les efforts qu'il avait fourni à cette fin.
Un énième hurlement déchira le fin voile d'hiver, et une masse informe fusa à travers la clarté brumeuse de la nuit, s'enfonçant dans un bâtiment avec un choc qui fit frémir la poudreuse au sol. Une ombre, minuscule en comparaison de celle de la créature, jaillit entre les ruines du bâtiment avec agilité, et se dirigea vers le mage.
L'instant d'après, Aris surgit du rideau de neige, et vint vers lui au pas de course.
- Abrite-toi ! lui jeta simplement ce dernier en le dépassant sans attendre sa réponse.
Quelques instants plus tard, une statue de glace fendue traversa les airs à toute vitesse, et vint s'écraser dans la direction vers laquelle le rougegarde avait disparu.
Lorsque la seconde fusa, droit sur lui cette fois-ci, l'Orsimer s'était déjà préparé. Lorsqu'il extirpa sa magie de son clone d'eau solidifiée, ce dernier se dispersa en un nuage de flocons, et ne fit qu'effleurer son visage dans une caresse froide. Etonné, l'érudit constata que pour la seconde fois, Aris avait anticipé les actions du daedroth.
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La neige tombait désormais au ralenti, laissant entrevoir les silhouettes des deux belligérants à travers le vent froid.
En observant la scène, Nash ne put constater qu'une chose : le rougegarde était extrêmement rapide. Son ombre s'agitait à une vitesse surhumaine, et faisait le tour de la goule avec tant de vivacité que celle-ci semblait incapable de suivre ses mouvements. À deux reprises, les formes floues des deux adversaires se confondirent, résultant la première fois comme la seconde en un hurlement de rage de la part de la créature. Après chaque assaut, les contours du Marcheur s'écartaient de la masse informe du monstre avec une fluidité hypnotique, comme si une étrange magie eut été à l'œuvre, guidant chacun de ses gestes. Tel un danseur au ballet mortel, il se mouvait à travers le décor des décombres et des murs écroulés, aussi insaisissable qu'une ombre portée. Dans l'obscurité vacillante du soir, la silhouette incertaine du bretteur semblait surgir du néant, encore et encore, pour s'y volatiliser de nouveau aussitôt son coup porté.
En assistant à ce qui était en train de se dérouler devant lui, gro-Shagol fut incapable dissimuler sa stupéfaction. Il fit cligner plusieurs fois ses yeux aux cils gelés par le froid, se demandant si l'homme qu'il avait abandonné à son désespoir une demi-heure plus tôt n'avait pas réellement été remplacé par un autre.
La goule se tenait face à Aris, dominant le rougegarde de sa hauteur éléphantesque. Son corps à la chair livide, subtilement rougi par l'éclat de Masser filtrant à travers la tourmente, était barré de longues plaies boursouflées. Le mercenaire, en revanche, ne paraissait pas avoir été touché une seule fois. Dans cet instant de face à face, figés l'un comme l'autre, les deux adversaires semblaient haleter lourdement, soulevant de larges nuages de vapeur dans la nuit sifflante.
La créature agit la première. Bondissant sur le Marcheur, elle projeta l'un de ses bras en avant, griffes dehors. Il bondit par-dessus au dernier instant, et s'éleva du sol à une vitesse fulgurante, tout en tailladant la peau découverte de l'abomination d'un mouvement à la grâce exemplaire.
Lorsque les trois autres membres de la monstruosité voulurent le saisir, l'épéiste avait déjà atterri, et s'était glissé sous elle sans hésiter ne serait-ce qu'une fraction de seconde. Avec une force insoupçonnable, il balaya le flanc de la goule d'un grand coup de lame, faisant jaillir une gerbe de sang chaud sur le sol enneigé. Alors que cette dernière se retournait sur elle-même dans un grondement menaçant, il bondit dans son dos, et lacéra ses pattes antérieures en un instant, avant d'esquisser un rapide pas chassé pour se mettre hors de portée d'un nouvel assaut. L'appendice vorace vint défoncer le sol dans un fracas d'os brisés, faisant céder la pierre dans un éclat d'acier.
Comme si toute forme d'incertitude avait déserté son esprit, Aris planta son sabre jusqu'à la garde dans l'articulation du coude blafard, et sectionna son avant-bras d'un mouvement transfiguré par la colère.
Durant un instant de flottement, il sembla que l'épée du rougegarde venait de matérialiser une ligne sanglante dans le vide. Puis, aussi soudainement qu'il avait suspendu son cours, le tracé d'Evenaar Laas acheva sa courbe impétueuse dans la pâle clarté lunaire, sonnant le clairon de l'air et de la chair tranchés.
Prise de court, la créature recula, mais il la rattrapa d'un bond, et enfonça sa lame dans sa gorge avec un bruit de succion écœurant. Quand il la ramena à lui, un geyser de sang vicié jaillit dans la nuit, noyant la chute des flocons dans un océan écarlate. Tournant sur elle-même en emportant Aris avec elle, la goule laissa échapper un son assourdissant de fer déchiré. Sans ciller face au hurlement, le bretteur ôta complètement sa lame du corps ensanglanté de sa victime, et se réceptionna d'une roulade parfaite. De colère, le nécrophage balaya la poudreuse d'un revers enragé, mais sa cible était déjà hors de portée, prête à frapper une nouvelle fois.
Les déplacements du rougegarde étaient simplement stupéfiants. Nul besoin d'un œil averti pour se rendre compte que l'homme avait contre toute attente surpassé son terrible adversaire, en précision comme en agilité. L'affrontement paraissait avoir pris un tournant décisif, et la proie était en train de réaliser l'inconcevable, mettant le prédateur en déroute.
La goule leva deux de ses bras, et les plongea dans le sol avec une force prodigieuse. Dans un grand tremblement, la neige à proximité d'elle se mit à frémir, puis à tressauter, créant un véritable nuage de neige autour des deux adversaires. Quand elle hissa ses membres à l'air libre, entrainant avec elle un gigantesque morceau de chaussée, Aris se courba pour épouser les contours de son promontoire, aussi fluide que l'eau. Alors que le sol sous ses pieds quittait littéralement la terre, il se campa simplement sur ses appuis, attendant le choc à venir.
Ce dernier ne tarda guère. Lorsque la plateforme de granit s'immobilisa en haut de sa course, deux serres traversèrent la pierre de part en part, pulvérisant les pavés en plein vol, avant qu'une troisième ne vienne transpercer les débris comme une pointe de lance, cherchant à empaler le rougegarde étourdit.
Aucune ne l'atteint. Bondissant en hauteur pour rester hors d'atteinte, il laissa les deux premiers éventails de griffes traverser son perchoir, et observa calmement le troisième fuser dans sa direction. D'un geste implacable, il saisit la lame des Marcheurs à deux mains, leva cette dernière jusque dans son dos, et se laissa retomber, droit sur la créature.
Si la goule avait croisé son regard en cet instant précis, elle aurait pu y discerner la résolution inaltérable d'un homme qui comptait bien lui faire payer chacun de ses assauts manqués. D'une frappe étourdissante de rapidité, il abattit son épée de toutes ses forces, poussant un grand cri guerrier qui sembla secouer les cieux. Plus clair que jamais, le tranchant incurvé fendit les airs dans un arc de cercle aveuglant, s'engouffra entre les griffes ferreuses de la chose, et traversa leur poigne métallique dans une pluie d'étincelles sanglantes. Emporté par son élan et la violence de son coup, il fendit le bras de l'abomination sur toute sa longueur, et poursuivit sa course ravageuse jusqu'à atterrir au sol, laissant le membre de la créature s'ouvrir en deux à la manière d'un épi de blé écartelé. D'un grognement bestial, il dégagea sa lame de l'os, et ramena violemment son sabre contre lui, sectionnant l'une des artères du monstre dans un flot de sang qui lui éclaboussa le visage.
La goule, déchirée par des dizaines de plaies sanglantes, se contorsionna en poussant un rugissement de supplicié. Avant même qu'elle ne finisse d'enregistrer la douleur, les pupilles d'Aris s'étrécirent en une paire de minuscules gouffres noirs, estimant déjà son prochain assaut. D'une impulsion fulgurante décuplée par la frénésie guerrière, il se hissa au niveau du visage de la goule, et adressa un coup d'estoc parfait en direction de son œil gigantesque. Celle-ci n'eût d'autre choix que de replier son bras mutilé contre elle, et un nouveau morceau de chair griffue s'écrasa au sol, sectionné net. Terrassée par la souffrance conjuguée des dizaines de blessures qu'il venait de lui infliger, la créature fut traversée d'un spasme violent, et se redressa dans un hurlement d'agonie, avant de bondir plusieurs mètres en arrière, tendant son unique bras restant plaqué contre son corps difforme.
Cette fois, le rougegarde ne s'avança pas, et recula au contraire pour rejoindre les côtés de l'orque, qui avait observé la bataille sans un mot. D'un claquement de doigts en direction de la goule, il lui fit comprendre ce qu'il attendait de lui.
Nash acquiesça. Un éclair colossal surgit de son bras, faisant claquer l'air dans un sursaut énergétique, et l'impulsion magique relia instantanément sa main au membre restant de la créature, carbonisant ce dernier dans une grande détonation.
Plusieurs bourgeons de chair violacée surgirent de la créature çà et là, et sa silhouette gigantesque se recroquevilla dans un élan protecteur, faisant courir son membre brûlé contre son visage pour protéger son œil. S'il avait défié toute logique de par son ampleur et sa rapidité, le pouvoir de guérison de la créature semblait désormais lent et imparfait : ses trois moignons semblaient tout juste commencer à reprendre forme, et d'innombrables cloques grisâtres couvraient son dos là où la lame d'Aris avait laissé ses empreintes, retenant à peine les filets de sang vomis par ses plaies béantes.
- Je vais avoir du mal à tenir ce rythme longtemps, souffla le rougegarde à l'attention de l'Orsimer entre deux halètements éreintés. Je voudrais éviter de me vider de mes forces avant de l'avoir achevé. Il faut en finir au prochain coup.
Nash gro-Shagol hocha la tête d'un air grave. La goule faiblissait, et les prochains instants seraient décisifs.
Alors que les deux hommes délibéraient hâtivement, le nécrophage tendit la tête dans leur direction. Dans une série de craquements ignobles, ses cervicales pivotèrent une à une dans leurs encoches de chair, et son cou sembla s'allonger à l'infini, frémissant tel un lombric monstrueux. Enfin, elle s'immobilisa, laissant son visage lacéré dévisager le ciel derrière eux comme si elle avait vu en Masser une réplique contemplative de l'organe rougeâtre lui ornant le front. Après quelques secondes, la créature se ramassa sur elle-même, comme pour bondir, mais poussa à la place un cri étrange, semblable au hululement d'une chouette ayant atteint des proportions inimaginables.
Si les deux Marcheurs prirent note du comportement étrange de la chose, ils furent en revanche bien incapables de saisir que ce dernier ne leur était pas dû.
Car, dans leur dos, trônant sur les restes d'un toit effondré, deux silhouettes silencieuses se tenaient immobiles, leurs masques d'acier reflétant le halo pourpre de l'astre mort comme une paire de lucioles aux penchants macabres.
Fondus dans la neige ensevelissant peu à peu participants de ce carnage grotesque, le duo silencieux sembla accueillir ce cri singulier comme un signe de bienvenue. Le premier individu lui adressa un léger salut de la main, tandis que l'autre mima une série d'applaudissements. Presque aussitôt, la chair de la goule parut se gondoler de plus belle, accélérant les mouvements désordonnés de ses membres en reconstruction. L'acier jaillit de sa peau livide, propulsant ses gigantesques griffes en dehors de leur carcan de chair, et l'éclat de son regard pourpre redoubla d'intensité, plus féroce que jamais.
Prenant une ultime inspiration, Aris se jeta vers elle, laissant Nash gro-Shagol demeurer en retrait, les mains plaquées l'une contre l'autre. À son tour, la goule bondit, au moment où les deux êtres masqués se laissaient tomber vers le sol, à une dizaine de mètres de l'Orsimer. Leur atterrissage couvert par le lit de poudreuse envahissant le sol, les deux apparitions dégainèrent silencieusement leurs lames d'argent, et se mirent à avancer vers gro-Shagol. Sourd à leur présence, le mage venait de débuter une incantation, laissant une lueur bleutée onduler autour de lui.
De l'autre côté de la place des Artisans, une troisième silhouette se découpa fugacement dans l'encadrement d'un bâtiment, n'apparaissant sous la lueur accusatrice de la lune que grâce à la forme métallique pendant au bout de son bras. Mais contrairement aux autres, elle ne fit que s'accroupir au coin de la rue, conservant jalousement son étrange objet entre ses mains.
Lorsque la goule fut à quelques mètres de lui, Aris s'écarta sur la gauche vers les façades détruites des maisons, et se mit à les longer, courant aussi vite que le lui permettaient ses jambes. La goule balaya les airs d'un de ses bras, mais ses griffes ne firent qu'entailler l'épaule du bretteur, qui venait d'atteindre le coin de la place.
Tentant de broyer le mercenaire sous ses crocs, la goule fondit tête la première contre le fronton d'une habitation, mais manqua de peu ce dernier. Sa gueule avide se referma contre la roche, et elle s'encastra avec fulgurance dans l'entrée de la bâtisse, faisant céder ses fondations d'un seul coup. Avec une rapidité qui n'avait rien d'humaine, le rougegarde bondit en arrière, prit appui sur la façade déjà vacillante du bâtiment, et se jeta sur le dos de la créature. Une spirale d'émeraude et d'acier traversa l'échine du monstre, tandis qu'Aris, ses vêtements confondus à sa lame par la vitesse vertigineuse de son mouvement, achevait son tourbillon meurtrier. Un large pan de chair explosa hors de son habitacle, laissant la gorge du nécrophage expulser un véritable torrent de sang fumant.
Quand la pierre s'effondra au-dessus d'eux, le Alik'r saisit sa lame comme un poignard, la planta dans le dos de l'aberration hurlante, et se laissa glisser en contrebas, dessinant une gigantesque trainée rouge sur son passage. Profitant de la résilience surnaturelle de la chose, il s'abrita sous elle, laissant cette dernière encaisser le choc de plein fouet. Il crut que cette dernière allait s'écrouler sous le poids des débris et l'écraser avec elle, mais cette dernière tint bon, sustentée par son inaltérable fougue destructrice.
Face au nuage de décombres enneigés qui venait d'ensevelir la moitié de la place des Artisans sous la poussière et la neige, Nash se mit à parler plus vite, entonnant son sortilège avec une ferveur décuplée. Quand il cessa de parler, une vague de chaleur stupéfiante se matérialisa depuis le creux de ses paumes, désagrégeant la neige dans un rayon de trois mètres autour de lui. Au moment précis où la goule se redressa sur ses pattes arrières pour s'extraire des éboulis, il fit pivoter ses mains l'une contre l'autre, comme pour dévisser le cadran d'une horloge. L'éclat profond qui l'entourait sembla se condenser le long de ses bras, faisant courir une énergie dévastatrice le long de son corps. À la surface de sa peau immaculée, les dizaines de runes tracées sous sa chair s'illuminèrent avec violence, faisant jaillir un déluge d'éclairs de ses épaules, de son torse et de ses coudes. Son regard se durcit encore, et le sol à ses pieds se mit à rougir, laissant la roche en fusion bouillir furieusement. Puis, soudain, la chaleur se volatilisa complètement, en même temps que la lumière autour de lui.
Grondant dans un bruissement menaçant, une masse électrique de la taille d'une orange venait d'apparaître entre ses mains, dont les veines pulsaient d'un bleu vibrant comme si la foudre y avait couru directement.
Les sens troublés par le sortilège, la goule fixa brusquement son œil écarlate dans sa direction, et se mit à hurler, ignorant complètement le rougegarde qui lui déchirait le bas-ventre à coups de sabre. Pivotant à son tour, Aris remarqua enfin ce qui était en train d'arriver.
Derrière Nash gro-Shagol, l'une des silhouettes masquées venait de replier son coude, prête à enfoncer sa rapière en plein dans la poitrine de l'orque.
Le Alik'r voulut crier, mais sa voix se perdit dans le rugissement de la créature, inaudible.
Comme si l'imminence de la catastrophe avait attiré le regard de Masser sur les pauvres âmes se démenant pour leur survie, l'éclat de la lune capta une fois de plus la présence de la troisième silhouette, alors que celle-ci pointait son objet métallique en direction de l'Orsimer en s'accroupissant.
Lorsque le premier assaillant masqué parvint au contact de Nash, les runes qui couvraient sa peau s'illuminèrent de plus belle. Générée par l'intensité du magnétisme, une énergétique arracha la lame aux mains de son porteur, emportant l'outil mortel dans l'infini du ciel tourmenté. Alerté, le mage se retourna, découvrant les deux silhouettes juchées derrière lui. Déjà, la seconde frappait à son tour, dressant contre lui la pointe acérée de son acier.
Dans un cri d'effort, l'érudit écarta les mains, laissant un arc électrique jaillir vers son assaillant. Ce dernier se fendit de justesse en interrompant son assaut, et laissa le tonnerre le manquer de peu. La voûte foudroyante ratissa le sol en ligne droite, dessinant un sillon cataclysmique le long de la roche. Comme dépassé par sa propre puissance, l'arceau se tordit en grondant, et balaya un bâtiment de bas en haut, éventrant ce dernier dans un déluge de pierre en fusion.
Loin de se laisser impressionner par les capacités de son adversaire, le spadassin encore armé se jeta à nouveau sur lui, mais l'orque se jeta de côté, stupéfait par la vivacité de son agresseur. La rapière passa juste à côté de son cou en émettant un sifflement strident, et son orbe de foudre laissa échapper un nouvel arc ravageur, hors de contrôle. Il voulut s'éloigner davantage, mais déjà, le coup suivant arrivait, imparable.
Voyant les deux hommes aux prises avec l'Orsimer, la goule se jeta en avant, dépassant sans mal la course du rougegarde élancé à l'aide de son confrère. Résigné, Aris comprit qu'il n'arriverait pas à temps.
Le vrombissement d'une corde d'arbalète emplit l'arène improvisée durant un instant, et une petite forme sombre traversa les airs à toute vitesse.
Alors que l'acier commençait à s'enfoncer le long de l'omoplate de Nash, un carreau d'argent se ficha dans l'épaule de son assaillant, interrompant brusquement son mouvement. La première silhouette bondit en arrière pour éviter un nouvel éclair projeté par l'orque à l'aveugle, laissant juste assez de temps à l'arcaniste pour mettre de la distance entre lui et le duo meurtrier.
brièvement, tous les regards se tournèrent vers l'origine du projectile.
À moitié fondu dans l'ombre d'une habitation, Dakin, un genoux posé à terre, venait de jeter au loin l'arbalète avait laquelle il venait de faire feu. Deux autres se tenaient sous son bras gauche inanimé, déjà armée. Il en saisit une, visa, et la corde chanta une fois de plus, embaumant l'air de sa vibration caractéristique.
Le second trait fusa vers sa cible, mais une force étrange sembla dévier sa trajectoire. Le projectile tomba contre le sol, et ricocha contre ce dernier avant d'atterrir aux pieds de Nash.
En observant le carreau, l'Orsimer réalisa avec stupeur que celui-ci avait chuté non pas par erreur, mais parce qu'un objet y était attaché. Tous les hommes, à l'exception d'Aris situé derrière la goule, purent voir le morceau de tissu enroulée autour de la pointe ferrée du dard. Dessus, une série de runes étaient alignées, brûlant d'une clarté incandescente.
Des pas rapides alertèrent l'érudit. Roulant sur lui-même en sentant l'air vibrer au-dessus de lui, gro-Shagol écarta le tissu d'un coup de botte, et passa de justesse sous la lame du premier assaillant, qui semblait miraculeusement avoir récupéré son arme. Malgré ses précautions, il se retrouvait sérieusement handicapé par l'orbe de foudre au creux de ses mains, et le second assaut s'avéra trop vif pour lui. La pointe de la rapière lui taillada la poitrine lorsqu'il fit volte-face, faisant jaillir une gerbe de sang de son pectoral. En s'écartant dans un grognement, il aperçut du coin de l'œil que le second individu masqué avançait droit sur lui, insensible à la douleur du carreau planté dans son épaule.
Attaché à la pointe de la flèche, il y remarqua un autre morceau de tissu brillant, en tout point similaire à celui qu'il venait d'envoyer valser. Il savait exactement ce qu'il avait à faire.
La goule arriva à son niveau au moment exact où il puisait dans ses dernières forces. Laissant les arcanes déborder de son corps par chacun de ses pores sans plus chercher à la retenir, l'Orsimer irradia l'espace l'entourant d'un reflet mystique. Surgissant de nulle part, une égide translucide se dressa entre lui et la créature, à peine assez large pour recouvrir la surface de ses serres. Les griffes du monstre s'arrêtèrent à un mètre de son visage déformé par l'effort, et la protection crissa dans un son de verre fissuré. Sans faillir, les deux hommes s'approchaient dans son dos, lames en avant. Il tenta de prolonger sa barrière dans leur direction, mais son corps ne répondit pas, et les flots magiques restèrent mortellement silencieux à son appel.
Un fuseau de blancheur éclatante passa à côté de lui, traversant l'épaule du premier homme au masque. Alors que ce dernier s'immobilisait, découvrant Evenaar Laas plantée jusqu'à la garde dans son articulation, une aiguille d'argent vint perforer son abdomen, le pliant en deux dans un grognement étouffé.
L'Orsimer se tourna au moment où la goule frappait à nouveau, pulvérisant son abri éthéré pour de bon. Derrière la créature enragée, il distingua à peine les silhouettes de ses deux camarades. Ayant projeté son épée vers l'ennemi pour lui venir en aide, Aris accourait dans sa direction, désarmé, un sentiment d'urgence sur le visage. Dakin, bien plus loin, s'était mis debout, et attendait sans un mot, ses trois arbalètes déchargées reposant sur le sol.
Tandis que la protection magique de l'orque se dissipait dans la nuit en une nuée d'éclats miroitants, la goule, le visage déformé par un abominable rictus de joie macabre, leva ses quatre membres, se préparant à le réduire en une charpie sanguinolente.
Devant l'imminence de sa propre mort, Nash proféra alors ces mots, s'adressant directement à ses adversaires pour la première fois de l'affrontement :
- Hors de ma vue.
Puis, le visage animé en une expression colérique, il planta ses doigts dans son orbe de foudre, avant d'écarter les mains, faisant exploser ce dernier dans une grande déflagration électromagnétique.
La première ombre masquée sentit les runes chauffer contre son épaule, et empoigna brusquement le carreau pour le retirer. La seconde, sentant l'énergie affluer au creux de son abdomen, leva sa lame au-dessus de l'orque de son unique bras valide, cherchant à l'achever dans l'espoir de mettre fin au sortilège.
Enfin, secouée par la décharge d'énergie, la goule se figea, et baissa la tête, fixant de son œil vide le troisième morceau de tissu reposant au sol, juste en-dessous d'elle.
Lorsque les fragments de sa tunique s'activèrent, l'explosion fut si puissante qu'ils perdirent tous connaissance avant même de l'entendre.
Chapitre 53
https://www.youtube.com/watch?v=cRzQuPvLjdU
Aris sentait le monde gronder autour de lui dans un tumulte surpuissant. Chaque parcelle de son corps semblait prête à brûler sous la chaleur, et pourtant, il ne sentait presque rien. Perdu dans les limbes d'une conscience vacillante, il avait l'impression qu'une chappe de plomb s'était abattue sur lui pour anesthésier ses sens. Des sons lourds et imprécis lui parvenaient de très loin, séparés de lui par un voile intangible. Les membres engourdis, comme enchaînés au sol, il resta ainsi pendant plusieurs minutes, plusieurs heures peut-être.
Sous ses paupières, palpitant avec lourdeur à mesure que son cœur paraissait se démener pour battre, un nid de douleur diffuse creusait l'intérieur de son crâne. Si du fer en fusion avait été déposé à la surface de ses yeux pour les ronger lentement, il n'aurait pas senti la différence. Il ne pouvait pas crier. Peut-être n'était-il juste pas en mesure d'entendre ses propres hurlements ? Il ne sentait pas son visage.
Quelque part, un son indescriptible lui parvint, si puissant et profond que la surface sur laquelle il reposait sembla s'effondrer sur elle-même. La sensation de basculer en arrière lui donna la nausée. Il avait l'impression d'être enfermé dans son propre corps, piégé à jamais hors de la réalité qui prenait place autour de lui.
Alors qu'une seconde douleur le gagnait, au thorax cette fois-ci, le bruit s'éteint dans un grand sifflement, mais revint quelques secondes plus tard, plus proche, plus net, plus pesant. Il finit par comprendre. Il s'agissait d'un râle, le râle caverneux d'une inspiration, suivi par un souffle éraillé. Le son était si proche qu'il l'aurait presque confondu avec celui d'un gigantesque soufflet, vidant son air contre une montagne de braises incandescentes. Le rougegarde pensa un instant qu'il s'agissait de sa propre respiration, mais la douleur dans sa poitrine lui fit réaliser que son torse se soulevait bien plus rapidement que ce halètement à l'amplitude invraisemblable. Il devait provenir d'une masse immense, luttant pour attirer l'air à elle autant que pour le propulser hors de ses enrailles.
Il ouvrit les yeux, mais un fouillis de lueurs irrégulières et confuses fut tout ce qui accueillit son regard. À travers le brouillard de douleur et de sang qui lui obscurcissait l'esprit, il tenta de se redresser, et sentit vaguement ses bras fourmiller contre le sol, comme s'il s'était assis dessus pendant des heures. Quand il voulut s'appuyer sur ces derniers, une douleur aiguë gagna tout son torse, le forçant brutalement à reprendre sa position allongée. Il hurla, mais n'entendit qu'un vague cri perdu dans le lointain, si déformé qu'il ne reconnut pas sa voix.
Il ne distinguait rien, mais les tâches qui brouillaient sa vision étaient toutes noires ou rouges. Il faisait chaud. Des flammes, tout autour de lui, ou bien l'étreinte de l'Oblivion, l'attirant vers ses royaumes de tourments infinis. Il ne savait pas. Il lécha les contours de sa bouche. Ses lèvres étaient couvertes de sang, chaud, épais et acide. L'obscurité, de nouveau.
Un second son remplaça le premier. Plus rapide et plus net, cette fois-ci. Plus léger aussi. Des pas. Quelqu'un s'approchait. Il aurait aimé savoir qui, mais rien ne s'offrit à lui lorsqu'il rouvrit les yeux, mis à part la mosaïque apocalyptique, vague et sans contours que ses pupilles semblaient décidées à lui imposer. Quelque chose le souleva du sol, avec une fermeté qui raviva la douleur de ses blessures. La souffrance l'envahi, faisant chavirer la cohérence de ses pensées dans un abîme de supplice. Il endentait du bruit à travers le tiraillement qui déchirait son corps. Une explosion, peut-être des cris. Puis plus rien.
Lorsqu'il revint à lui, une auréole bleu-grise se tenait devant lui, percée de deux abîmes rougeoyantes. Était-il déjà mort ? Non, quelqu'un le regardait. Il pensa qu'il n'avait probablement pas la force de bouger, ou du moins n'osa-il pas essayer de peur de réveiller la douleur. La forme s'agita. Une petite sensation désagréable sur le côté du visage lui parvint, suivie d'une autre, plus forte, qui lui fit presque mal. Quelque chose résonnait dans sa tête, comme le craquement d'une coque de voilier se déchirant sous les hurlements des marins.
Des cris, encore et toujours. Était-ce ce qui lui parvenait, en ce moment même ? Des cris ? De nouveau, le flou fit disparaître ce qu'il contemplait, la douleur irradia chaque parcelle de son corps, et un voile noir s'abattit sur sa conscience, le laissant sombrer dans l'obscurité.
Il cligna des yeux plusieurs fois. Les contours imprécis de Dakin se dessinaient, à quelques centimètres de son visage. Penché au-dessus de lui, le Dunmer poussait des exclamations incompréhensibles, auxquelles il ne répondit que par un faible gémissement. Lentement, les sons se précisèrent, et tout cessa peu à peu de s'agiter dans son champ de vision.
Il entendit des mots, ou crû du moins en reconnaître certains : «Aris», «goule», «partir»... De quoi l'elfe parlait-il donc ?
Une autre silhouette, plus petite, apparut dans un coin de son champ de vision. La peau blanche. Du sang sur les bras. Il ne reconnut Nash gro-Shagol qu'au bout de quelques instants. Puis il se souvint. L'arrivée de la créature, leur fuite, les stratagèmes de l'orque, sa fuite, la ruelle, l'être de lumière, la fuite de Nash, le combat, les silhouettes... et le vide. La douleur ressurgit simultanément dans ses jambes, sa poitrine et son crâne, enserrant son corps comme un étau. Il avait mal, mais la souffrance lui rappela qu'il avait visiblement survécu à cette nuit délaissée par les dieux, sans trop savoir comment.
Le Dunmer le reposa au sol. Cette fois, lorsque ses pieds touchèrent les pavés de déchaussés, la douleur sembla plus vive et plus réelle. Ses jambes parurent se briser sous son poids, vidées de toute énergie, et ses genoux ployèrent si fort qu'il pensa qu'ils allaient se disloquer. Il tituba durant quelques instants, sans savoir s'il s'effondrerait de nouveau, mais tint finalement bon. Ses pieds crissèrent sur le sol lorsqu'il fit son premier pas en avant. Il pouvait entendre ses enjambées, clairement cette fois-ci.
- Tout va bien ? lui demanda le Dunmer en le soutenant par l'épaule.
Aris hocha la tête, et son crâne se mit à tanguer furieusement. Il sentit sa vision s'étrécir, et ferma les yeux en gémissant. Après quelques inspirations, il sentit que le monde cessait peu à peu de s'agiter. Doucement, il rouvrit ses paupières, contemplant l'endroit où il se trouvait.
Autour de lui, le feu, à perte de vue. Sur le sol, sur les murs, et jusque dans le ciel, sortant des toits carbonisés dans une longue plainte dévorante. Les langues embrasées jaillissaient de chaque fenêtre, de chaque porte et de chaque cheminée avec un grondement apocalyptique. Partout où se portait son regard, tout n'était plus que flammes et chaleur. Les constructions semblaient onduler à cause de la température incroyable qui régnait, et la chaux des bâtiments avait intégralement fondu, laissant apparaître le squelette charbonneux de leurs façades démolies. Plus de neige dans les nuages, plus de pluie contre leur peau, rien que l'éclat du brasier, ou celui de Masser. Il ne voulait pas savoir. Visiblement, ils n'avaient pas quitté la place des Artisans, et cette simple pensée suffisait à le mettre mal à l'aise.
Le rougegarde baissa les yeux pour atténuer son mal de crâne, et ses yeux assaillis de lumières et de couleurs s'apaisèrent en se réfugiant dans la coloration terne du sol. Ce dernier était devenu noir, et se trouvait maintenant parcouru de longues fissures chaotiques. La chaussée avait été retournée comme la terre labourée d'un champ, dévoilant sa carcasse d'un brun âcre et sablonneux. Des débris de toutes sortes les entouraient : tuiles, morceaux de murs, caisses de bois brûlé... Un véritable cataclysme semblait s'être abattu ici.
Une chaleur plus vive que celle de l'air environnant attira son attention : sa manche était en feu. Il la couvrit de sa main, presque machinalement, et étouffa les flammèches sans sentir la moindre douleur. Ses ongles étaient fendus, et en les observant, il réalisa que ses mains étaient couvertes de sang séché. Était-ce le sien ?
- Sortons d'ici, dit Nash gro-Shagol en faisant un pas à côté de lui. Aris, tu peux avancer tout seul ?
- Je dois... savoir... souffla le rougegarde, soudain rivé vers quelque chose droit devant lui.
Au centre de la place, une fosse gigantesque avait été creusée dans la pierre.
Pressé par un désir inexplicable de se pencher au-dessus du renfoncement, il se mit à avancer, sans entendre les avertissements de ses compagnons retentir derrière lui. Chaque pas était un enfer. Ses jambes pliaient sous lui bien plus facilement qu'elles ne se levaient, lui donnant l'impression de peser des tonnes. Le sol était irrégulier, parcouru de crevasses immenses, et la pierre s'effritait facilement. Plusieurs fois, son pied s'enfonça dans la roche pulvérisée ou buta contre un bloc de pierre noirci, mais il continua jusqu'à atteindre son objectif, faisant taire du mieux qu'il pouvait la sensation de fatigue extrême qui lui intimait de se laisser tomber au sol pour y demeurer éternellement.
Il parvint jusqu'au cratère. Le trou était assez grand pour qu'il s'y laisse tomber, ce qu'il fit sans hésitation. Ici, la chaleur était étouffante, comme si une masse énorme et invisible continuait de s'y consumer. Ici, plus de pierres, plus de débris... juste le sol ravagé. Il plissa les yeux. D'un côté, il discerna de petites formes pointues encastrées dans la terre asséchée. Cela ressemblait à des écailles. Il se tourna, et découvrit quelques lambeaux de chair brûlée, trop grands pour être ceux d'un homme. Il s'agissait des restes de la goule.
Le rougegarde secoua la tête, sans savoir ce qu'il avait espéré trouver ici.
Il ne se souvenait encore que vaguement de son combat. Depuis quand Dakin était-il ici ? Pourquoi s'était-il évanoui ? Et pourquoi toutes ces flammes ? Il avait aperçu les deux silhouettes surgir de l'obscurité pour attaquer Nash, avait tenté de l'aider, puis avait senti la goule le percuter de plein fouet. Ensuite, plus rien.
Il s'immobilisa. Si la goule avait péri dans cette fosse, que faisait-il à l'autre bout de la place à son réveil ?
En se hissant avec difficulté hors de la crevasse, il fut saisit d'un étrange pressentiment. Personne ne semblait avoir été réellement blessé, et leurs assaillants n'apparaissaient nulle part au sein de ce paysage désolé. Pourtant, les mines de ses camarades étaient graves, figées en un sérieux qui n'était pas celui de la victoire.
En se dirigeant vers eux pour s'enquérir de leur état, il remarqua qu'il venait de pénétrer dans une zone étrangement épargnée par les débris carbonisés. Intrigué, il s'arrêta. À ses pieds, le sol était couvert de suie sur un rayon de deux mètres, et la surface de la pierre était parfaitement lisse, comme si ses moindres imperfections avaient été chassées par un souffle surpuissant. Rien n'attira son œil, excepté l'éclat d'un morceau de métal à moitié incrusté dans les pavés. Il se pencha, et se rendit compte qu'il s'agissait du fragment d'un masque, terni par la poussière. Il tenta de saisir l'objet, mais recula vivement devant la chaleur de l'acier, manquant de peu de se brûler. Insistant, il commençait lentement à frotter le fragment de la pointe de sa sandale dans un espoir de le déloger de sa prison rocheuse, lorsqu'un détail le figea brusquement.
Soudé au rebord de l'effigie argentée par la chaleur, un morceau de crâne humain affreusement déformé le dévisageait en silence de son orbite morte. Horrifié, il bondit presque en arrière, manquant de s'écrouler contre le sol brûlant. La violence de l'explosion avait été telle que le crâne semblait avoir fusionné avec la pierre, éradiquant ses reliefs osseux en même temps que la vie qui s'y abritait.
- Aris, tout va bien ? lança Dakin en s'approchant.
- Que s'est-il passé ? se contenta-t-il de répondre en claudiquant vers eux.
Nash gro-Shagol haussa les épaules, visiblement indifférent au chaos les cernant de toutes parts.
- Bonne question. J'ignore à quel point notre assaut a payé, mais force est de constater que nous sommes encore en vie. S'ils ont survécu, alors ils devaient être trop mal en point pour finir le travail. Dans tous les cas, il nous faut partir. Aucun de nous n'a intérêt à être ici quand les premiers témoins viendront fureter, et les dieux savent ce qui pourrait nous attendre plus loin. Restons sur nos gardes.
- Mon... mon épée, ajouta le rougegarde pour chasser sa macabre découverte de son esprit. Où est-elle ?
Le Dunmer haussa les épaules avec une grimace d'inconfort due à son bras gauche encore raide.
- Sûrement quelque part sous les décombres. Nous avons peu de temps, en tout cas trop peu pour la retrouver. Nash a raison, nous devrions nous éloigner d'ici.
La gorge du rougegarde se serra à l'idée de se séparer d'Evenaar Laas. Ses retrouvailles avec la prestigieuse éteigneuse de vie s'étaient avérées de courte durée. Amer, il hocha cependant la tête. Il ne saisissait pas pleinement la situation, mais ils n'avaient probablement pas le luxe de s'attarder.
Les trois hommes prirent l'embranchement le plus proche hors de la place, laissant derrière eux un décor apocalyptique qu'ils mettraient probablement un certain temps à oublier.
Ils empruntèrent la petite rue depuis laquelle ils avaient tendu un piège à la goule, et la chaleur laissa rapidement place à un froid glaçant. Ils poursuivirent, sans un mot de plus, frissonnants entre les murs griffés par les serres de l'abomination. Tout le corridor avait été réduit en une allée de fenêtres brisées et de façades fondues.
- Il s'en est passé, des choses, fit remarquer Dakin en regardant les vestiges runiques qui couvraient les murs au fil de leur progression.
Gro-Shagol se contenta de hocher la tête, et le calme retomba lourdement. Leur état d'épuisement les ralentissait, et ils continuèrent d'avancer dans la ruelle durant plusieurs minutes.
Incapable de garder le silence plus longtemps, le rougegarde finit par prendre la parole :
- Je ne comprends pas, dit-il en désignant la place désormais loin derrière eux. Je ne me souviens pas de grand-chose. Ces explosions... Qu'est-ce que c'était ?
- La perspicacité de ton ami, voilà ce que c'était.
Aris se tourna vers l'orque, remarquant par la même occasion que ce dernier possédait une estafilade rosâtre le long de l'épaule. Le souvenir de l'assaut des deux êtres masqué lui revenait peu à peu, mais les détails refusaient encore de faire surface.
Au regard décontenancé que lui lançait l'épéiste, l'érudit comprit qu'il devait détailler.
- Je portais une chemise gravée en faisant votre rencontre. Je l'ai enlevé quand nous avons commencé à courir. Tu te souviens ?
- Je... Oui, je m'en souviens.
- Eh bien, les runes tracées dessus sont les mêmes que celles-ci, fit l'Orsimer en indiquant les marques presque invisibles qui lui recouvraient la poitrine. Elles servent à assurer le transit de ma magie dans mon corps, mais aussi entre mon corps et d'autres objets runiques. Ma tunique en était un, et faisait office de réserve. C'est ce que notre cher Dolovas a su exploiter. Et plutôt brillamment, je dois dire.
- Cette forme d'inscriptions m'était familière, enchaîna l'elfe noir sans rougir de ce compliment inattendu. Je n'ai pas réussi à tout lire correctement, mais c'était suffisant pour comprendre le rôle de l'artefact. Quand le vêtement a été tranché en deux par la goule, certains motifs ont dû s'abîmer et le rendre instable, et l'énergie s'est mise à fuir petit à petit. Subir un choc trop violent dans ces conditions aurait pu relâcher d'un seul coup toute l'énergie emmagasinée dans les motifs. J'ai du mal à concevoir le degré d'expertise nécessaire à confectionner un tel objet, mais la quantité de magie émanant de ce bout de tissu a suffi à me rendre nauséeux rien qu'en l'ayant à côté de moi. J'ignore comment il est possible de déplacer avec sans s'évanouir. Enfin, l'important est que la détonation d'une telle réserve d'énergie est capable de raser un quartier.
- En résumé, cette réserve peut se changer en bombe...
Fixant Aris, le Dunmer confirma de la tête.
- J'ai retrouvé mon épée brisée, et avec mon bras blessé, j'aurais été incapable de me battre de toute façon. Quant à la magie...
Le Alik'r remarqua le regard entendu que lui lança son ami. Il se contenta d'acquiescer, comprenant que ce dernier ne souhaitait pas partager les évènements de leur récente traversée avec Nash.
- Quoi qu'il en soit, il me fallait vous venir en aide, d'une manière ou d'une autre. J'ai découvert par hasard la tunique, et ait comprit à quoi elle servait. Je comptais utiliser l'explosion pour terrasser la goule, mais l'énergie était déjà presque hors de contrôle. La déplacer à l'aide d'un sort était trop risqué, et il aurait été impossible de l'approcher manuellement de la créature sans se retrouver pris dans le choc avec elle. Non, il me fallait trouver un moyen de l'atteindre sans l'approcher. J'ai pensé à utiliser une arme à distance, mais sans mon bras gauche, je ne pouvais même pas bander un arc.
L'Orsimer esquissa un sourire satisfait, et se tourna vers Dakin, les traits organisés en une expression ressemblant presque à de la fierté.
- C'est alors que j'ai pensé aux assassins dont Nash s'était débarrassé, dans la ruelle près de l'auberge. Ils avaient de petites arbalètes sur eux, et par chance, la neige avait su protéger leurs corps du regard des rares passants. Les cordes n'étaient pas très tendues, alors il m'a fallu détacher le tissu en plusieurs parties pour pouvoir tirer convenablement. J'ai bien cru que j'allais y passer en voyant les runes briller dans ma main, mais les coutures étaient suffisamment larges pour que je puisse les délier avec un seul bras.
Aris, honteux d'être parti en solitaire alors que son camarade parcourait la ville entière pour lui venir en aide, dévisageait le Dunmer avec une amitié sincère. La chance n'avait rien à faire dans cette histoire : seul le sens de déduction du magelame leur avait permis de survivre.
- Rejoindre votre position n'a été qu'une formalité vu la force des hurlements de cette créature, reprit Dakin. J'ai prié pendant tout le trajet pour ne pas arriver trop tard, mais il semblerait que je vous aie retrouvé juste à temps. Désolé pour la... brutalité du choc. J'aurais voulu pouvoir me préparer davantage, mais l'irruption de ces deux hommes m'a pris de court.
Le rougegarde haussa un sourcil.
- En tout cas, tu n'as pas raté ton coup. À vrai dire, je ne sais toujours pas comment je m'en suis tiré sans finir complètement disloqué, et je n'étais pourtant pas le plus proche de l'explosion.
- Comme je savais Nash en mesure de se protéger, j'ai préféré tirer loin de toi, quitte à laisser la goule en vie. J'ignore exactement qui ils sont, mais ces spadassins étaient liés à cette chose, alors j'ai voulu m'assurer de me charger d'eux en premier. Tu en as déjà vu en ville ?
L'elfe noir s'était tourné vers l'Orsimer.
- Non, jamais. Mais il est probable qu'ils soient pour quelque chose dans les attaques qui me visent depuis un moment.
À l'entente de ces mots, Dakin et Aris s'immobilisèrent comme un seul homme.
- Tu veux dire que tout ceci est peut-être le fait de ceux qui cherchent à éradiquer l'Ordre... souffla le premier. C'est bien ça ?
- Peut-être. Je ne sais pas.
La réponse de l'érudit était plus qu'évasive. Néanmoins, l'elfe ne releva pas.
De son côté, Aris ne dit rien, trop pensif pour parler. Il avait considéré cette éventualité dès l'irruption de la créature, mais n'avait pas jugé primordial d'en parler avant qu'ils soient sortis d'affaire.
Maintenant qu'il prenait le temps d'y réfléchir, cette perspective changeait absolument tout.
«Si notre ennemi envoie de telles créatures à la traque des Marcheurs..., pensa-t-il, soudain sourd à la douleur qui occupait ses pensées depuis son réveil. Eh bien, autant dire que l'ampleur de nos pertes fait plus de sens à présent. Bon sang ! Si cette chose était arrivée avant que je ne rencontre Dakin, je n'aurais pas fait long feu...»
Redressant la tête, il se plaça devant Nash, s'adressant à lui d'un ton grinçant.
- Je sais que tu es fatigué, mais il va falloir être plus loquace si tu veux t'en sortir à si bon compte. Tu hantes cette ville depuis bien trop longtemps pour ne rien savoir.
- Dommage pour vous, mais je vous assure que cette situation est aussi nouvelle pour moi que pour vous.
- Tu te fous de moi ?
Le haussement d'épaules indifférent de l'orque avait achevé d'agacer le rougegarde.
- Dakin, il faut que tu saches quelque chose à propos de cette enflure, jeta-t-il avec animosité. Il ne joue pas franc jeu. Depuis le début, il...
- Pas maintenant, s'il-te-plaît, le coupa le mage en accompagnant sa remarque d'un regard noir. Nous avons des choses plus importantes à faire, à savoir sortir d'ici.
- Ah oui ? Et quoi donc, je te prie ?
- Nous débarrasser de ça.
Suivant le bras tendu de l'Orsimer, les deux Marcheurs se tournèrent vers le prolongement de la rue.
Ils l'entendirent avant de le voir. Ténu, le son des bottes ferrées frappant les pavés se renforça bien vite, annonçant l'inexorable arrivée des renforts royaux.
- Merde ! jura Aris. Il ne manquait plus qu'eux !!
Une seconde plus tard, une cohorte de gardes déboucha de l'angle d'une rue connexe au pas de course, et se mit à progresser dans leur direction. Le bataillon d'acier maintint la cadence jusqu'à se trouver à une dizaine de mètres, puis s'immobilisa brusquement au milieu de l'allée enneigée, laissant une quarantaine de soldats les dévisager depuis les fentes noires de leurs bassinets. Tous portaient lances, piques, boucliers lourds et protections intégrales. Pas de bannière, pas d'écussons honorifiques ni de tambourins... Ces hommes avaient été dépêchés ici sans aucun des artifices pompeux qu'exhibaient les escouades se pavanant d'ordinaire en ville. Ils avaient été envoyés ici pour se battre, et uniquement pour cela.
Aris aurait cédé au soulagement en temps normal, mais la situation ne s'y prêtait pas : s'il était rassuré de savoir que nul danger ne les avait encore fauché, la présence des hommes de Daric dans ces conditions ne lui inspirait rien de bon pour autant. Avec les actes révolutionnaires des derniers jours et la récalcitrance de la population à respecter les gardiens de l'ordre, se proclamer agent du roi ne les mènerait nulle part, et risquait plus d'énerver des hommes déjà à cran en raison des hurlements qui déchiraient les cieux de la ville depuis une heure. Mais comment leur expliquer ce qu'ils faisaient dehors après le couvre-feu, tâchés de sang et d'hématomes, au milieu d'une rangée de bâtiments détruits et de toitures foudroyées ? Certainement, de telles preuves faisaient d'eux des témoins de choix, sinon des suspects. Et si le rougegarde avait retenu une chose de sa vie en Hauteroche, c'était celle-ci : les dignitaires brétons adoraient la paperasse inutile lorsqu'il s'agissait de faire croire qu'ils se souciaient de leur peuple. Assurément, une histoire comme la leur régalerait la cour de fausses rumeurs jusqu'au prochain scandale.
Eux, à bout de forces, contre trois douzaines de chevaliers royaux. Dans leur état, il ne voyait qu'une issue à cette escapade nocturne : un séjour en cellule, accompagné d'un passage à tabac en règle s'ils résistaient. Étant donné sa forme actuelle, le Alik'r n'était de toute façon pas sûr de pouvoir sentir la différence. Mais rester une nuit derrière les barreaux était absolument impensable. La menace planant sur eux n'avait pas complètement disparue, et ils n'avaient pas le luxe d'attendre que leurs geôliers se décident miraculeusement à vérifier leurs identités pour les laisser sortir. Quand bien même ces gardes accorderaient du crédit à ses dires, il était peu judicieux de révéler leur présence au sein des prisons royales : sitôt averti, Daric voudrait ajouter son grain de sel à l'équation, et se mêler aux plans du monarque ce soir-là était une idée à exclure. Si l'Orsimer avait bien trempé dans les affaires révolutionnaires comme il le pensait, les choses risquaient de devenir simplement intenables. S'ils étaient arrêtés, il était quasiment certain qu'ils ne se reverraient jamais gro-Shagol.
Tandis qu'il pesait le pour et le contre, toisant le cortège de métal au travers des flocons, il constata que Dakin avait porté une main à sa ceinture par réflexe. Voyant que son fourreau était vide, le Dunmer se tourna vers lui, les laissant partager leur inquiétude silencieuse d'un regard.
Contre tout attente, Nash fut le premier à bouger. Il s'éclaircit la gorge, et s'avança vers les gardes d'un pas tranquille. Au bout de quelques mètres, le meneur du bataillon sortit de son rang pour se diriger vers lui, dégainant son glaive.
- Je vous somme de vous arrêter ! lança-t-il sous son casque d'acier hérissé de plumes. Cette zone est interdite au public ! Placez vos bras en croix, ouvrez les mains, et gardez le silence !
Malgré son allure imposante, la voix de l'homme était incertaine. Voyant que l'Orsimer persistait à s'approcher, il tendit son arme devant lui, dressant un barrage d'acier entre lui et sa cible comme s'il avait craint que cette dernière ne se jette dans sa direction. Parvenant à un mètre des soldats, l'orque parut enfin s'exécuter, et écarta les bras à la surprise de ses deux camarades. Mais lorsqu'il ouvrit ses paumes, un flash de lumière en jaillit, noyant la ruelle dans un éclat aveuglant. Des cris s'élevèrent chez les gardes, qui reculèrent dans un sursaut de plates entrechoquées. Puis leurs mains se portèrent à leurs fourreaux, déchainant le crissement du métal dans un concert strident.
Aris rouvrit les yeux, et tourna la tête vers le Dunmer, ne sachant que faire. Les premiers hommes se refermaient sur Nash. Trop tard pour fuir. Dakin et lui pouvaient se déplacer, mais il leur serait impossible de distancer un groupe d'hommes lancés au pas de course.
- Vous pouvez passer.
La voix du capitaine avait résonné avec clarté contre les parois de la rue, laissant les deux camarades ouvrir de grands yeux devant ce revirement inespéré. La troupe, encore déconcertée par le flash, se mit à échanger à voix basse, et un murmure dubitative traversa l'escouade, jusqu'à ce que leur meneur ne la fasse taire :
- Ces hommes ont été engagés par le roi pour enquêter sur la créature qui hante notre belle ville ! Laissez-les traverser, et suivez-moi au combat !
Le silence retombé, il se retourna vers les trois combattants, et releva la visière de son heaume, révélant un teint tanné percé de deux petits yeux sévères.
- Allez-y, je n'ai pas toute la nuit, dit-il en agitant son épée derrière lui pour que ses hommes libèrent l'accès. Vous avez un rapport à faire. Et nous avons un monstre à occire !
Les gardes se séparèrent en deux rangées, ouvrant ainsi un passage au trio. D'un signe de tête, Nash enjoignit ses confrères à le suivre, et ces derniers s'exécutèrent, encore incertains de ce à quoi ils venaient d'assister. Ils passèrent entre les soldats immobiles comme des statuettes de cire, et dépassèrent le cortège alors que ce dernier se refermait derrière eux dans un chahut de cliquetis métalliques. Dix secondes de plus, et les soldats s'étaient fondu dans le lointain, dévorés par la ville.
L'érudit continua d'avancer tout droit sur une quinzaine de mètres, puis s'arrêta au coin d'une petite échoppe pour s'asseoir sur le sol. Les deux amis arrivèrent à son niveau, et s'immobilisèrent en découvrant ses traits.
Le bas de son visage se perdait dans un badigeon de sang, inondant ses canines et son menton d'un vermillon vibrant. Stupéfaits, ils accoururent tant bien que mal à son chevet, cherchant une explication non verbale dans la teneur de son regard, mais ses yeux cerclés de larges veines proéminentes ne fixaient que le vide. De son nez, un filet d'hémoglobine coulait en continu, colorant déjà sa gorge et le haut de son torse.
Dakin se pencha vers lui, mais la main de l'orque se leva pour l'arrêter dans son geste.
- Ca va aller, laissa-t-il échapper dans un souffle rauque. Laissez-moi juste une minute pour me relever.
- Qu'est-ce que tu as fait ?
- J'ai lancé un sort sur leur meneur pour qu'il pense avoir croisé trois de ses éclaireurs. Mais le problème avec les soldats brétons, c'est qu'ils sont trop perméables à la magie. Alors je les ai tous aveuglés pour qu'ils ne se rendent compte de rien. Je ne pensais pas être capable de lancer un seul sort de plus, mais il faut croire que la contrainte rend possible tout un tas de choses...
Sa phrase se mua en une toux sanglante, et il s'écoulèrent de longues secondes avant que sa respirations ne se calme. Après que le silence ne soit revenu, il arrêta le saignement du coin de son pouce, secoua la tête comme pour se sortir de sa torpeur, et se redressa doucement.
Devant la mine mi-préoccupée, mi-inquisitrice des deux camarades, il reprit :
- Désolé. Je n'ai pas vraiment pensé à la route que nous empruntions, et nous sommes passés par des avenues bien trop fréquentées par les hommes du roi. Nous ne serions jamais tombé sur eux en empruntant de petites rues. Enfin, ils nous ont laissé passer, voilà l'essentiel.
- Tu aurais au moins pu nous avertir au lieu d'agir de ton côté, dit Dakin d'un air sombre. Enfin, quittons cet endroit, maintenant que nous savons.
- Très bien, murmura Aris à l'attention du mage une fois que l'elfe noir se fut éloigné de quelques pas. Tu as gagné quelques minutes pour trouver comment justifier tes magouilles. Mais tu ne payes rien pour attendre...
En guise de réponse, l'orque ne lui adressa qu'un regard dur.
Sans perdre plus de temps, ils se remirent en route, laissant les minutes s'égrener au rythme de leurs pas. Ils avançaient bien moins vite qu'ils ne l'auraient voulu. La fatigue des derniers jours pesait sur les épaules des deux voyageurs avec une force grandissante, et Nash paraissait se retenir de tomber en avant plus qu'il ne marchait. Plusieurs fois, le rougegarde du se mordre l'intérieur des joues jusqu'au sang pour ne pas s'endormir. La douleur lancinante de ses blessures s'était faite plus diffuse, se généralisant à son corps tout entier comme pour le terrasser d'un seul coup, et il lui semblait que le son de leurs bottes se démultipliait en heurtant le sol, résonnant à ses tympans comme une entêtante parade soporifique.
Ils atteignirent bientôt l'endroit où la goule s'était posée. Ici, les habitants s'étaient déjà cloîtré chez eux depuis un moment, et seul le silence les accueillit. Ils dépassèrent un premier bâtiment effondré, puis le cadavre noirci d'un second, et empruntèrent le premier embranchement qui se présenta à eux, remontant à chaque pas le cours de leur affrontement. Dans cette rue, les cris de la goule avaient fait exploser toutes les sources de lumière potentielle, et les bâtiments, écrasés sous un voile de noirceur, voyaient leurs hauteurs se perdre dans les ténèbres de la nuit. Au-dessus d'eux, la voûte céleste n'était pas d'une plus grande aide. Les flocons de neige couvrant les cieux un peu plus tôt avaient laissé place à un néant d'une profondeur cauchemardesque, et Masser semblait s'être éteinte, laissant toute trace de son éclat cruel se fondre dans le nadir.
- Nash, je me pose une question... fit Dakin, observant d'un regard intrigué la peau immaculée de l'Orsimer. Pourquoi avoir tant attendu avant de révéler ta véritable apparence ? Tu aurais pu faciliter notre tâche en te montrant sous ton vrai jour dès le début.
- Es-tu sérieusement en train de me demander pourquoi je cache mes traits physiques distinctifs dans une ville où je suis recherché ? jeta l'arcaniste comme s'il s'était adressé à un simple d'esprit. Crois-moi, si j'avais pu rester camouflé toute la nuit, je ne m'en serais pas plaint. Mais maintenir un sortilège de transfiguration tout en me battant contre un nécrophage de trois mètres de haut et six de long demande une concentration que je n'ai malheureusement pas.
- Pourtant, tes cheveux n'ont pas changé...
Passant une main le long de sa tignasse orageuse, gro-Shagol fronça les sourcils.
- Mes cheveux sont de cette couleur depuis toujours, Dolovas. Je ne vois pas où tu veux en venir.
- Les albinos ont les cheveux décolorés, non ? Les tiens sont noirs.
L'érudit plissa le visage en une expression répulsive.
- Attendez... Vous plaisantez, j'espère ?
L'elfe et le rougegarde se regardèrent sans saisir. Il les dévisagea de plus belle, avant qu'un éclair de compréhension ne traverse finalement ses pupilles.
- Oh. Vous ne savez pas. C'est vrai que nous n'en avons jamais parlé.
- Quoi, tu n'en es pas un ? s'étonna Aris. Il me semblait que c'était un fait établi...
- Je ne l'ai jamais été. Vous m'avez toujours connu avec la peau et les poils blancs parce que l'usage de la magie de foudre décolore les pigments de mon corps. Je vous signale que les albinos ont les yeux bleus, pas noirs.
- Alors, tes cheveux sont devenus résistants à ta magie ?
Abasourdi par la spécificité de leurs demandes, Nash pressa le pas, comme s'il ne supportait pas leur vision.
- C'est l'un des nombreux usages de mes runes. Elles empêchent la magie de complètement me traverser, et m'évitent ainsi de m'électrocuter si je ne fais pas attention. Mais contrairement à mes cheveux, ma peau mettra encore de longues années à récupérer sa couleur naturelle. Vous avez fini avec ces questions stupides ?
L'Orsimer continua de les devancer pendant le reste du trajet. Ce dernier toucha d'ailleurs bien vite à son terme : parvenus devant cette intersection qu'ils ne connaissaient que trop bien, leur guide s'immobilisa, et tendit la main vers une petite ruelle.
- Cette fois-ci, acceptez-vous de me suivre ? J'adorerais passer le restant de mes jours à discuter avec vous de la couleur de mes ongles ou de je-ne-sais quoi d'autre, mais j'aimerais dormir un peu, et il me faut encore ouvrir la porte.
- Ouvrir la porte ?
Pour ce qui leur sembla être la centième fois de la soirée, Aris et Dakin se regardèrent en silence, décontenancés. Sans développer la question de peur de rajouter une couche à l'exaspération de l'orque, ils se contentèrent de s'engouffrer à sa suite dans l'allée.
Au sein de ce qui s'avéra vite être un cul-de-sac d'à peine deux enjambées de large, seuls trois accès venaient contraster avec le gris morne et fissuré de la pierre suintante. Le premier battants de bois se profilait sur la droite juste après avoir pénétré dans le corridor de pierre, tandis que le second se découpait sur le flanc du bâtiment gauche, quelques pas plus loin. Enfin, il y avait une dernière entrée, tout au bout, ancrée dans la brique comme une trappe au fond d'un couloir.
Vu le rythme des pas de Nash, ils comprirent qu'ils se dirigeait vers celle-ci. Le suivant sur près de trente mètres, ils le virent s'agenouiller devant le passage, s'immobiliser, puis se retourner vers eux.
- Il y a un léger problème.
L'elfe et le rougegarde se raidirent. Derrière lui, le portillon semblait vibrer d'un éclat singulier.
- Je vous rassure, ajouta l'orque. C'est simplement que cette porte ne s'ouvre qu'avec une clé magique. Comme je suis épuisé, il va me falloir un peu de temps pour la matérialiser.
Le mercenaire soupira longuement, et s'adossa à un mur en se massant les paupières.
- Par Diagna, j'ai l'impression que je vais m'écrouler sur place. On en a pour combien de temps ?
Le mage ne répondit pas tout de suite.
- Disons que je vais faire de mon mieux.
Dakin s'assit en tailleur, s'étalant volontairement sur un monceau de neige fondue. L'eau glacée lui mordit les cuisses avec avidité, mais cette sensation désagréable contribuerait à le maintenir éveillé.
Il ne restait plus qu'à attendre.
Après que plusieurs minutes se soient écoulées dans un silence total, il se tourna vers Nash. Ce dernier n'avait pas l'air d'avoir progressé, et paraissait transpirer à grosses gouttes malgré le froid hivernal.
- Tu penses que je pourrais m'en charger ? hasarda l'elfe noir. Je n'excelle pas dans les sorts de protection, mais je sais commen-
- Inutile, le coupa l'intéressé. Cette chose ne réagit qu'à ma magie, et une tentative d'effraction arcanique ne ferait que renforcer l'intensité du sortilège qui garde cet endroit. Je crains que tout ceci ne prenne un peu plus longtemps que prévu.
Aris tiqua, nerveux.
- À ce rythme, c'est entourés des troupes de la couronne que nous allons nous réveiller demain matin ! C'est un miracle que cet endroit ne grouille pas déjà de corbeaux royaux, et c'en sera un autre si nous rentrons dans ce foutu abri avant le lever du soleil !
- Plus généralement, la situation commence à m'inquiéter, dit Dakin en laissant ses mots rejoindre la nuit dans un nuage de brume froide. Les hommes que nous avons croisés étaient au moins une trentaine, et tous étaient bien équipés. Je ne comprends pas pourquoi cet endroit est toujours vide, mais quelque chose me dit que d'autres groupes rôdent dans les parages. Et cette fois, nous n'aurons aucun artifice pour leur échapper.
- Daric raffermit sa poigne sur la ville, acquiesça l'orque sans se détourner de sa tâche. Puisque les révoltes ne se calment pas, il organise maintenant des rondes nocturnes dans chaque quartier de la cité. Cela est inutile, puisque les rebelles se terrent dans les égouts, mais les choses sont en train de prendre une tournure inquiétante. Il emploiera bientôt la force pour rétablir l'ordre.
- C'est déjà le cas, répondit Dakin en repensant aux nombreuses patrouilles qu'il avait vu au cours des derniers jours. C'est pour cela que nous nous apprêtions à partir, Aris et moi. Les choses seront bientôt hors de contrôle.
- Être pris dans une révolution ou une autre guerre civile ne me plait pas non plus, approuva l'érudit. J'avais initialement prévu de partir avant votre arrivée en ville, mais... vous connaissez la suite.
Aris se remit sur pieds d'un sursaut, suffoqué.
- Répète ça, Nash.
- Je te demande pardon ?
- Ce que tu viens de dire. Répète-le.
- Laissons-le se concentrer, dit le Dunmer. Plus vite il aura fini, plus vite nous pourrons parler en sécurité.
- Tu as menti, souffla le rougegarde sans prêter attention à son camarade. Quand tu m'as dit que tu t'apprêtais à retrouver une vie tranquille après notre départ... Tu savais déjà que tu allais partir !
L'arcaniste garda le silence, et ce silence sonna comme le plus loquace des aveux.
- Mais alors, réalisa le mercenaire, tout ce que tu m'a raconté était faux ! Quand tu as affirmé t'être servi de nous, ce n'était qu'un prétexte ! Tu n'avais rien prévu de tout cela !
Cette fois-ci, gro-Shagol se tourna vers lui, grondant.
- Rien prévu ? Pas d'idioties, je te prie. Tu peux garder tes insultantes petites certitudes dans un coin de ton esprit, là où elles ne gênent personne.
Mais le Alik'r était déjà lancé. Désormais parfaitement éveillé, il parlait en secouant la tête et en faisant de grands gestes, comme s'il parvenait à peine à suivre le fil de ses propres pensées.
- Quand tu m'as incité à partir, tout n'était que mensonges ! Tu ne m'as pas dit cela parce que ma présence te gênait, ni parce que tu pensais pouvoir triompher seul, mais parce que tu voulais que je pense que tu nous avais trahi ! Tu essayais nous protéger, Dakin et moi, et tu préférais mourir seul pour nous permettre de fuir plutôt que de risquer nos vies à tous les trois !
- Je ne vois pas de quoi tu parles, grogna Nash avec une grimace qui en disait long sur la véracité des propos du rougegarde. Simplement... il s'agissait de mon combat. Pas du vôtre.
- Eh bien, fit Dakin d'un air sarcastique, je vois que vous avez eût l'occasion de taper un brin de causette en affrontant cette goule. Vous avez des choses à me dire, peut-être ?
- Non, rétorqua l'orque. L'alcool qu'il a ingurgité tout à l'heure doit encore lui embrouiller l'esprit. Il divague complètement.
Cela ne lui suffit visiblement pas. La main du l'elfe noir se posa sur son épaule, comme pour exiger une réponse immédiate.
- Depuis quand nous observes-tu ?
Avant même de s'être retourné pour contempler les pupilles de feu du Dunmer, Nash su que les soupçons de ce dernier allaient se confirmer. Quand il le regarda dans les yeux, l'elfe demeura pantois quelques instants, puis eut un mouvement de recul.
- Je le savais. Par le sang des Daedra, j'en étais sûr !!
Dakin avait presque crié. Tout était dans les yeux de l'Orsimer, depuis le début.
- Cette servante, c'était toi ! Quand je parlais avec le roi dans le palais, tu es venu espionner ma conversation sous l'apparence de cette femme !
Aris bondit vers eux, une expression outrancière sur le visage.
- Tu as reparlé au roi !?
Cette fois, ce fut au tour du magelame d'ignorer son ami.
- Je savais que ce regard avait quelque chose d'étrange. Quant à cette intonation, j'aurais dû la reconnaitre à l'instant où tu as entrouvert les lèvres ! Depuis combien de temps est-ce que tu...
Il s'interrompit, garda le silence comme pour chercher ses mots, puis se releva.
- Nash.
- Quoi encore ? répondit l'érudit en tentant désespérément d'éluder les questions pour retourner au décryptage de sa porte.
- Tu savais que nous serions là ce soir, devant cette auberge. Je suis conscient que tu nous a observé un moment, et probablement pas seulement sous les traits de cette servante. À vrai dire, je me fiche bien de savoir. Le fait est que tu as fini par te montrer, et que nous sommes maintenant tous les trois réunis. J'imagine que tu as compris que nous étions venus à Daguefilante pour te retrouver, et que tu sais également pourquoi ?
- Oui, articula l'orque. Je sais pourquoi. J'en savais probablement même plus que vous, jusqu'à ce soir. Mais maintenant, je ne suis plus si sûr. Quoi qu'il en soit, vous devez probablement avoir de nombreuses questions à me poser pour pouvoir recoller tous les morceaux. Je conçois cela. Je vous dirait ce que je sais, si tant est que je puisse répondre à vos interrogations.
Il fit une pause, hésitant. Quand il reprit, sa voix était ténue, écrasée par les parois de sa gorge comme si mettre de côté son implacable fierté le couvrait de honte.
- Moi aussi, j'aurais beaucoup de choses à vous demander.
Le regard de Dakin paru s'illuminer. Aussitôt conscient de l'avantage considérable que représentait une telle confidence de la part de l'Orsimer, il s'orna d'un sourire sardonique :
- Ainsi, Nash se retrouve enfin à quémander notre aide ! Après des semaines à nous scruter avec envie, le voilà qui s'effondre devant nous, révélant sa curiosité cupide devant ses alliés d'antan ! Dois-je en conclure que ce dernier est disposé à tenir compagnie à de vieux camarades durant quelques temps ?
Aussitôt, le concerné se détourna d'eux avec un rictus méprisant, faisant à nouveau face à son battant de bois. Dans l'obscurité pesante de la ruelle, son faciès maculé de sang semblait faire de lui la représentation littérale de Malacath. Mais, s'il devait les maudire presque autant que ne l'aurait fait le Daedra en cet instant, il n'en avait pas moins fini par révéler ses cartes une à une.
- Ne vous faites pas d'idées, maugréa-t-il en leur jetant un regard en coin. Vos intérêts et les miens s'entrecroisent pour le moment, mais je ne suis pas votre allié. Je profite de vous, et inversement. C'est bien clair ?
Sans un regard de concertation, Aris et Dakin hochèrent la tête.
- Bien. Maintenant que ce point est réglé, vous allez enfin m'aider à défoncer cette foutue porte, ou vous voulez vraiment passer la nuit dehors en attendant que je me vide de mes forces ?
À travers le fin voile nuageux qui couvrait l'horizon au-dessus d'eux, Secunda venait de surgir des murailles de la ville, marquant un terme à cette nuit d'horreur.
Chapitre 54
Névérar rouvrit les yeux, laissant la plénitude de l'obscurité de dissoudre dans la lueur morne du paysage.
Autour de lui, les branches décrépites des sapins s'agitaient sans conviction sous un ciel fade et sans couleur. Les cabanes, à demi effondrées par des années d'intempéries, paraissaient vouloir se disloquer d'elles-mêmes, comme si le souffle souffreteux du vent suffisait à en démantibuler peu à peu les planches.
Il baissa les yeux vers le sol, un mètre quatre-vingts dix plus bas, dans une résignation presque coupable. Tout autour de lui, une vingtaine de corps sans vie jonchaient le lit enneigé de la toundra, l'éclat terne de leur sang à peine capable de refléter la punition du soleil. Pas un n'avait survécu. Et bien sûr, pas un n'avait comblé le vide dévorant qui le hantait depuis le Livre.
Suite à sa rencontre avec Shazam, il s'était tenu si démesurément au-dessus des autres mortels que plus rien ne semblait avoir de sens.
Non. Il s'était déjà tenu au-dessus des hommes bien avant de rejoindre le continent, mais les événements de Saarthal avaient porté ce mal-être à un tout autre niveau.
Se penchant vers le sol pour essuyer une tâche d'hémoglobine ayant coagulé au pied de sa cape, il poussa un long soupir. Il avait été plein d'ambition, autrefois. Désormais, il se sentait inconséquent face à la tyrannique machinerie du temps. Chaque fois qu'un de ses rouages monstrueux s'entrechoquait, le rythme agonisant de la réalité semblait se figer davantage encore, comme pour mieux l'empêtrer dans cet état exsangue dont il ne savait comment s'extraire.
Il observa le liquide carmin et poisseux avec lequel il venait de contaminer le bout de ses gants. Il avait haï les hommes, mais même ce ressentiment brûlant semblait s'être couvert de rouille. La vue du rouge contre le cuir noir ne réveilla ni colère ni dégoût chez lui. Mais à la place, un pénible sentiment de tristesse sembla refaire surface. Cette couleur ne l'avait jamais ému. La toile du monde était faite de cette peinture sanglante. Mais entre ses doigts, l'épaisseur de cette dernière paraissait maintenant prête à révéler un secret plus funeste que celui de la création elle-même.
Tout n'était que vide et souffrance.
Un son métallique et un choc étouffé vinrent perturber le râle mourant de la brise. Il se retourna.
Juché au sommet d'un épineux comme un oiseau de proie, Shazam le fixait en silence, laissant le contre-jour obscurcir complètement sa silhouette. Il aurait eu du mal à comprendre qu'il le regardait s'il n'avait pas senti peser sur lui cette paire d'orbes orageux, perçant les ténèbres humanoïdes de leur porteur comme deux astres furieux. Accroché au tronc à la seule force de ses jambes, le rougegarde voyait son bras unique se prolonger sur l'éclat de sa chaine, dont l'extrémité se balançait dans le vide avec régularité, tel un pendule rythmant la mort de ses ennemis. Au pied du conifère, la forme sans vie dont il venait de se délester avait soulevé un petit nuage de neige dans sa chute, marquant l'accomplissement de sa sentence.
Malgré le lien indéfinissable qui les unissait à présent, une partie de Névérar ne pouvait s'empêcher de frémir à la vue de cet être sinistre dont la simple présence semblait défier toutes les lois de na nature. Mais après tout, n'était-ce pas l'espoir de déjouer l'œuvre des dieux qui l'avait lui-même poussé à venir s'échouer sur les rivages de la mer des fantômes ?
Le rougegarde se laissa tomber sans un bruit, passant au travers des branchages foudroyés dans un silence mortuaire. Il tomba à côté du cadavre défiguré, et parcouru l'horizon de ses yeux brûlants. Au loin, rien que l'infini gelé des plaines et le vert sombre des lisières. Ils attendaient les renforts ennemis depuis trois heures, mais personne n'était venu. Dès que la foudre et le son des chaines avaient embaumé les cris des malfrats, les autres avaient fui sans demander leur reste.
- Est-ce donc ce que nous sommes devenus ?
Le Compagnon se mit à marcher vers l'Altmer, sans comprendre sa question.
- Des porteurs de mort, poursuivit l'elfe. Des hérauts de carnage. Est-ce dans le but d'assumer ce rôle ingrat que tu m'as fait venir ici ?
Un rire discret souleva la poitrine de Shazam. D'ici, son visage apparaissait plus clairement, révélant des traits décontractés. Son air était aussi paisible que le reste de son être n'était inquiétant, chose à laquelle l'ex-justiciar ne parvenait toujours pas à s'accoutumer.
- N'y vois pas là de grande œuvre purgatoire, dit le rougegarde dans un haussement d'épaules indifférent. Il y avait simplement du ménage à faire dans le coin. Si personne ne vide les alentours, le cortège de Rigel sera repéré avant même d'avoir atteint le camp ennemi.
- Et c'est à un forgeron et un mage qu'ils confient le travail ?
La contradiction de la situation ne semblait guère étonner le Alik'r. Sans ciller, il déposa son sac à dos contre le sol, et plongea son bras dedans tout en reportant les yeux vers lui.
- Nous ne participons pas à l'expédition. Il est normal que nous soyons les seuls encore disponibles à ce stade des opérations.
- Dans combien de temps seront-ils ici ?
- Une journée, peut-être. Je ne pense pas qu'ils auront suffisamment de montures pour équiper tout le groupe.
Le silence se remit à les cerner lorsqu'ils s'arrêtèrent de parler, mais Névérar refusait de laisser ce dernier renaitre.
- Ils te refourguent la basse besogne. Tu vaux mieux que cela.
- Me ? sourit Shazam en continuant de faire gesticuler sa main dans les profondeurs de sa besace. Ils nous refourguent la basse besogne. C'est un travail nécessaire, et je ne connais personne de mieux placé pour l'effectuer avec tant d'efficacité.
- Ton Héraut préfèrerait se couper la langue plutôt que de m'inclure dans ses projets, n'essaye pas de me berner. Je ne suis toléré que pour deux raisons. D'une, parce que je confine ma présence à l'enceinte de Jorrvaskr. Et de deux, parce que Balgruuf a reçu les fausses directives d'Alinor que j'ai fait parvenir à Solitude avant mon arrivée. Il est persuadé qu'un incident diplomatique viendra mettre la paix en péril s'il m'arrive quoi que ce soit.
- Tu es d'une prévoyance à toute épreuve. Avec de tels préparatifs, tu aurais pu couler des jours heureux dans n'importe quelle ville de la région.
- Et à la place, je me retrouve mêlé à vos sordides histoires de guerre territoriale, à me contenter de cette... punition.
- D'où te vient une telle réticence à prendre la vie d'autrui ? Ce n'est pas la première fois que cela t'arrive.
Il grimaça. Le rougegarde faisait référence à Sirius.
L'homme n'avait pas fait long feu face à lui. En rompant à jamais le lien rattachant le malfrat à Aetherius, il avait rendu inopérantes ses facultés magiques, le renvoyant à la forme impuissante et infantile sous laquelle il avait vu le jour : un tas de chair vulnérable et sans artifice, condamné à se démener en vain jusqu'à ce que la mort ne l'emporte. Devant le désarroi incrédule de sa victime, il n'avait pas jugé nécessaire de l'exécuter. Après tout, un tel homme aurait tôt fait de se noyer dans sa rancœur et de précipiter sa fin lui-même. Dès le lendemain, il avait estimé le problème définitivement réglé.
Cependant, les Compagnons ne le voyaient visiblement pas de cet œil, en particulier Titus et son protégé Rigel. En apprenant successivement l'irruption puis la survie du meneur des Libérateurs, le Héraut avait traversé une demi-douzaine d'émotions toutes plus viscérales que les autres en l'espace de quelques secondes. Visiblement, les descendants des Cinq-Cents estimaient qu'il avait commis une erreur, et se gardaient bien de dissimuler leur ressentiment à son égard depuis ce jour. La chose lui importait peu, mais il devait reconnaitre qu'il s'agissait de la première fois qu'il prenait un ennemi en pitié au point de l'épargner.
- Ça n'a pas d'importance, balaya-t-il avec nonchalance. À moins qu'ils aient découvert quoi que ce soit de comparable au Livre, ce que veulent tes camarades m'importe toujours aussi peu qu'avant. Qu'ils me jugent si cela les amuse. Avec ce que nous savons, après ce que nous avons vu, nous devrions-
Le rougegarde s'éclaircit la gorge d'un air entendu, le coupant au passage.
- Tu fais bien d'aborder le sujet de Saarthal et du Livre. C'est à ce propos que je t'ai demandé de m'accompagner.
- Oh ? Tu t'es résolu à parler ?
Le vampire fit oui de la tête.
- Notre moment d'agir est venu, dit-il simplement. Peux-tu... cesser cela ?
Le regard de l'homme était rivé en direction de sa main gauche.
L'Altmer le toisa de toute sa hauteur durant un moment, puis clos les paupières en terme d'acceptation. Lorsque le violet profond de ses yeux disparu sous sa peau rendue blême par l'éclat du jour, son illusion s'évanouit complètement. Immédiatement, sa manche se vida de son contenu, laissant le vent ramener cette dernière contre sa poitrine dans un claquement de drap ballotté. Observant le tissu battre mollement contre la cape de son interlocuteur, Shazam sourit chaleureusement en réponse à l'air contrarié de son interlocuteur.
- Merci. J'ai pensé que mon membre fantôme méritait bien un peu de compagnie, et tes artifices commençaient presque à me faire croire que le tien avait vraiment repoussé.
Malgré le ton léger du forgeron, le visage de l'elfe se durcit davantage. L'atmosphère venait de s'alourdir. Les occasions de parler des évènements de Saarthal s'étaient faites exceptionnellement rares pour eux depuis leur arrivée à Blancherive. Si Shazam avait insisté pour le trainer à des kilomètres de toute civilisation afin d'aborder le sujet, alors quelque chose devait se tramer. Dévisageant sans ciller son interlocuteur, Névérar se laissa tomber en tailleur, et l'invita à parler d'un haussement de menton.
- Dis-moi tout.
- Lorsque tu as touché le Livre du Dragon, je pense que... que quelque chose de terrible s'est produit.
Il haussa un sourcil, dubitatif.
- Plus terrible que l'annihilation d'un Divin ?
- Je ne sais pas. En tout cas, il est certain que tu n'es pas parvenu à tes fins ce jour-là, autrement nous ne serions pas en train de mener cette discussion. Le Dragon vit, cela est certain.
L'elfe eut un soupir faussement vexé. Le rougegarde semblait prendre un malin plaisir à lui mentionner son échec chaque fois que l'opportunité se présentait.
- Et ensuite ? Tu as du nouveau ?
- Mis à part ces étranges visions qui m'assaillent depuis notre retour, un étrange pressentiment m'habite. C'est presque comme si...
Voyant qu'il cherchait ses mots, Névérar s'apprêtait à le relancer, mais l'expression du combattant l'arrêta. Shazam ne souriait plus du tout. Son regard accrocha brièvement le sien, et pour la première fois, il lui sembla apercevoir quelque chose derrière ces yeux, quelque chose que l'éclat vampirique avait jusqu'alors toujours suffit à étouffer. Derrière l'éternel voile de ténèbres solaires qui occultait ses pupilles, une profonde mélancolie semblait poindre. Dans leurs orbites, la lueur était devenue terne, comme éteinte par un deuil incommensurable.
La main droite du rougegarde vint se refermer autour du vide laissé par son bras manquant, puis rejoignirent son menton pour se perdre dans sa barbe dévorée par les flocons. Malgré la durée insignifiante du geste, l'elfe constata que ses doigts s'étaient brièvement arrêtés à la surface d'une peau imaginaire avant de se clore complètement. Il s'agissait bien là de la première fois qu'il voyait cet homme laisser transparaitre le moindre signe de tristesse.
- J'ai l'impression que quelque chose m'a quitté ce jour-là, susurra pensivement le vampire. Et ce n'était pas juste quelques kilos de chair. C'était quelque chose de terriblement plus important.
Leurs regards se croisèrent à nouveau. Il savait.
- Tu as ressenti la même chose, n'est-ce pas ? Ce vide dévorant ?
L'Altmer acquiesça d'un air sombre en voyant Shazam s'asseoir face à lui. Désormais, il apparaissait clair qu'ils souffraient des mêmes symptômes, tant sur le plan physique que psychologique. Prostré dans un immobilisme presque religieux, le mage laissa néanmoins comprendre au Compagnon qu'il ne parlerait pas le premier.
- En arrivant à Blancherive, commença le rougegarde, j'ai enfin mis la main sur la pièce qui me faisait défaut. Malgré tout ce que j'avais vécu, malgré l'Ordre et ses directives, ce sont les enseignements d'Eorlund qui ont comblé cette faille en moi. La Forgeciel a rempli mon cœur d'un feu plus brûlant encore que celui de la bataille, et aucune exaltation n'a saisi mon esprit avec autant d'ardeur que quand je me trouvais à œuvrer près de celle-ci. Quand Kodlak m'a demandé de superviser les fouilles de Saarthal avec lui si je voulais hériter de la forge, je n'ai pas hésité l'ombre d'un instant. Mais désormais... je ne ressens plus rien. Ni pour la chaleur des flammes, ni pour la bataille, ni même pour l'Ordre... C'est comme si cette part de moi avait quitté mon existence quand j'ai touché ce grimoire.
Névérar ricana, mais son intervention semblait dénuée de moquerie. Levant le front vers les cieux voilés, il laissa un instant la neige s'abattre sur son visage fermé, puis répondit.
- Autrefois, j'aurais probablement rasé Jorrvaskr moins d'une minute après y avoir mis les pieds. Je n'en ai plus envie. En réalité, je n'en ai pas eu envie une seule fois. Je voulais lire ce livre, plus que tout au monde, quitte à précipiter la chute de nations entières s'il le fallait ! Mais tout a disparu. Ma détermination, ma quête, et tout ce qui lui donnait un sens.
Il réalisa que le forgeron le fixait avec une intensité redoublée. Lui aussi avait probablement attendu avec impatience l'occasion de pouvoir échanger d'un sujet qu'ils étaient les seuls à pouvoir comprendre.
- Shazam, je crois que je suis devenu incapable de haïr. Que ce soit les hommes, l'Empire ou même Akatosh, ma colère semble incapable de ressurgir, peu importe ce qu'il se produit. Et je n'arrive pas à déterminer si cet état me plait ou non.
- Impressionnant, articula le Alik'r en mesurant le poids des mots qu'il venait d'entendre. De ce que j'en sais, ton existence toute entière s'est fondée sur les préceptes du ressentiment et du rejet des autres. Après avoir été esclave de ces pensées durant des décennies, il doit être décontenançant de t'en retrouver dépossédé.
- Le mot est faible. J'ai l'impression d'être devenu un étranger à moi-même. Je préfèrerais encore y être, je crois. Je n'étais peut-être pas libre, mais je savais au moins ce que j'avais à faire. Que reste-t-il pour nous, à présent ?
Le rougegarde prit une grande inspiration.
- Me croirais-tu si je te disais que tout ceci n'a pas réellement disparu ?
- Sois plus précis.
- Je pense que tu n'as pas échoué. Du moins pas complètement.
Un sourire amer traversa les traits de l'elfe. Même son amour-propre semblait désormais insuffisant pour s'agacer du non-accomplissement de son plan. Pourtant, c'était bel et bien à cela que l'intervention indésirable du forgeron l'avait confronté dans les vestiges de la première cité nordique : l'échec, dans toute son irrémédiable fatalité. Le Livre avait disparu, et avec lui, toute chance de jamais pouvoir réparer ce que les hommes avaient fait du temps.
Lorsque Shazam extirpa ce même Livre de son sac, juste devant ses yeux, Névérar comprit qu'il n'était pas au bout de ses surprises.
- Comment est-ce que tu as...
La fin de sa phrase fut noyée dans un râle silencieux, le laissant chercher l'air que l'étonnement venait d'arracher à ses poumons.
- Le bureau de Titus regorge de curiosités en ce genre, poursuivit le rougegarde. Tu imagines bien que je n'ai pas pu m'empêcher de fouiner un peu quand j'ai découvert que notre ex-Héraut possédait l'ouvrage dont je lui avait à peine révélé l'existence dans mes rapports.
- Tu es fou ? s'exclama l'elfe en bondissant sur ses appuis. Titus était déjà une véritable plaie à éviter parmi les Compagnons, et il n'a pas cessé de te questionner à propos de Saarthal ! En apprenant qu'une telle chose leur a échappé, il va retourner ciel et terre pour...
- Sois sans crainte, notre vieil ami n'aura pas l'occasion de poursuivre cette quête. Quant à Rigel, il aura bien plus important à faire que de courir après des bibelots d'ici quelques jours.
- Et qu'est-ce-que tu en sais ?
- Je le sais. C'est tout.
- Une autre de tes prémonitions ?
Le forgeron hocha la tête, puis se releva à son tour.
- Elles ont toujours dit vrai jusqu'à présent. Parfois, les visions sont si fortes que j'en perd le sommeil. Je sais qu'il t'arrive d'en avoir, à toi aussi.
L'immanquable discernement du rougegarde aurait dû le mettre mal à l'aise, mais il éprouva un soulagement indicible en comprenant qu'il n'était pas le seul à voir son esprit ainsi tourmenté.
- Ces images n'ont aucun sens, Shazam. Tu sembles entrevoir l'avenir, mais je ne perçois que des visions d'horreur. Des royaumes à la réalité difforme, des étendues mortes peuplées d'abominations, des nuit aux horizons froides, sans étoiles ni lunes...
Le rougegarde plongea à nouveau la main dans son sac, et en ressorti un carnet de notes.
- Il m'a fallu du temps pour mettre de l'ordre dans les miennes. Mais c'est à force de les noter que j'ai commencé à réaliser la vérité. Ces visions... Tantôt décousues, comme des rêves, tantôt aussi familières que s'ils s'agissait de souvenirs. Eh bien, je suis persuadé que c'en sont bel et bien. Ce à quoi j'assiste n'est rien de plus que les souvenirs de l'Autre.
Névérar frémit imperceptiblement. Ce terme réveillait en lui un malaise inexplicable.
- L'Autre ?
- C'est le nom que je donne à celui à qui j'ai donné naissance. À cette autre part de moi, que tu as renvoyé dans les flots du temps en même temps que mon bras gauche. Il est vraisemblable que ces cauchemars que tu fais soient également issus de la mémoire de ton alter-égo.
- Tu dis que certaines visions sont plus claires, répondit l'Altmer. Encore une fois, ce n'est pas mon cas. Je n'ai encore rien observé de cohérent, et je me fiche bien de savoir ce qu'il en retourne. Il y a plus important : que comptes-tu faire du Livre ?
- Vois par toi-même.
Ouvrant la reliure gravée de l'ouvrage, le Compagnon présenta ce dernier à l'elfe. Soudain, la proximité du grimoire raviva un semblant de dessein au plus profond de lui. Il le saisit avec brusquerie, sentant l'excitation parcourir ses doigts avec une intensité qu'il n'avait pas connu depuis des mois. Sous l'œil attentif de Shazam, il plongea son pouce au milieu des feuilles, et l'ouvrit à la volée.
Les pages étaient complètement vides. Il demeura ainsi un instant, scrutant la surface du papier d'un œil vide, puis eut un bref mouvement de recul.
- Non, souffla Névérar. Non, il y a erreur. Quand je l'ai lu, le Livre était couvert de...
L'Altmer tentait en vain de formuler une phrase cohérente dans son esprit. Tout ceci n'avait pas le moindre sens.
Haussant un sourcil, son camarade le relança :
- Couvert de...?
- C'est difficile à expliquer ! s'emporta l'elfe, brisant son masque de calme impérieux. Ce n'était pas un alphabet à proprement parler ! Il y avait ces étranges symboles mouvants, partout, sur chaque ligne de chaque page, mais ils semblaient fuir le regard quand on tentait de les déchiffrer. Tout s'est illuminé lorsque j'ai insufflé ma magie à l'intérieur. Je me souviens que tout s'est révélé alors. Mais ceci... ce ne sont que des pages vierges !
Posant une main sur son épaule en guise d'apaisement, le rougegarde se pencha à son oreille.
- Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, ni comment Titus et Rigel se sont retrouvés en possession du Livre du Dragon. Mais il s'agit sans aucun doute du même. Les notes du vieillard sont sans équivoque : il reposait exactement sur le même piédestal que celui sur lequel je t'ai trouvé.
Le mage hocha la tête.
- Oui, il n'y a pas d'erreur. Je ressens la même chose en le regardant. Je ne comprends pas... Enfin, c'est impossible !!
Il s'interrompit, puis secoua la tête, dépité. Il venait de sentir les braises de sa destinée s'éteindre une seconde fois.
- Non, je me trompe, ricana-t-il d'un air sinistre. Cet artefact joue avec l'écoulement du temps, après tout, et nous en avons fait une utilisation complètement chaotique. Dans de telles circonstances, aucun coup du sort n'est trop cruel ou extravagant. Pas même celui-ci.
- Nous devons le reconstituer. C'est pour cela que je l'ai amené ici, et c'est également pourquoi je t'ai fait venir avec moi.
Névérar leva les yeux vers lui comme s'il s'était adressé à un fou.
- Et comment comptes-tu procéder sans matériel ? Tu as l'habitude de triturer des reliques plurimillénaires en pleine nature, je présume ?
- Non, et je doute qu'une armoire entière d'outils nous éclaire davantage. C'est précisément là que je voulais en venir. Nous ne parviendrons à rien seuls, car la réponse se trouve chez les Autres. Chez le tien, plus précisément.
- Qu'est-ce que j'ai à voir avec ce...
- Si ce qui nous a été arraché est bien passé à travers ce Livre, alors c'est chez eux que nous le trouverons. Je n'ai pas encore tout saisi de mes visions, mais je suis certain d'un point : celui dont j'observe malgré moi les faits et gestes cherche désespérément les membres de l'Ordre. J'ignore pourquoi, mais c'est un fait intéressant. Si notre second homme a lui aussi hérité d'un fragment de toi, alors il doit sans nul doute être en quête de ce que tu tiens entre les mains. En le localisant, nous pouvons peut-être réparer le cours des choses.
- Facile à dire. Je ne sais rien de lui.
L'éternel sourire du rougegarde refit surface, chassant les derniers vestiges de gravité de son visage.
- Eh bien, j'ai une piste, et pas des moindres : il était à Saarthal, bien avant que tu n'y parviennes. Et je l'ai manqué de peu.
- D'où tires-tu cela ?
- Figure-toi que c'est lui qui a permis aux Compagnons de trouver ce Livre. Les notes de Titus parlaient d'un érudit, probablement de sang elfe, à la recherche de quelque chose dans ces ruines.
- S'il les a conduit au Livre, comment peut-il l'avoir laissé en leur possession ? Un être partageant ne serait-ce qu'une infime trace de mon essence les aurait exterminé sans attendre et se serait enfui avec la relique sans demander son reste.
- Pas s'il a découvert l'ouvrage dans cet état. Puisque tu es encore en mesure de détailler comment l'activer, il est probable que ce fameux érudit n'aie pas hérité de ton savoir. Et quand bien même, le Livre semble ne plus répondre à tes tentatives de le décoder. Il me semble peu probable qu'il ait pu en faire quoi que ce soit.
- Si c'est le cas, murmura l'Altmer, il a dû comprendre que quelque chose lui manquait, et l'a laissé à la garde des Compagnons en attendant de trouver une solution... Hmm. Ce n'est pas inconcevable. Mais il y a un autre problème.
- Quoi donc ?
- Tout le Cercle de Jorrvaskr doit être au courant, et ce que tu exiges risque de prendre bien plus que quelques semaines. Comment comptes-tu faire si trop de temps s'écoule et qu'ils finissent par découvrir la vérité ? Notre disparition ne fera que renforcer les soupçons, et je suis déjà un suspect idéal à leurs yeux.
- Aucun risque. J'ai dit à Titus que le Livre du Dragon se situait dans une toute autre section des ruines. Il n'a aucun moyen de vérifier, et pour ce qui est de lancer une nouvelle expédition ou de partir à notre recherche... Eh bien, comme je te l'ai dit, ça n'arrivera pas.
Névérar plissa les yeux. Le ton du Alik'r se faisait étonnamment grave lorsqu'il abordait ce point précis.
- Soit. Et pour le reste ? J'imagine que Rigel et l'impérial ne sont pas les seuls à être dans la confidence.
- D'une certaine façon, si. Les éléments extérieurs ignorent trop de choses. Aux dernières nouvelles, Farengar Feu-Secret peine encore à déchiffrer la couverture, et leurs recherches patinent depuis presque un an. Personne ne peut contacter l'Académie; ce serait admettre que les Compagnons ont mené des fouilles interdites au beau milieu de leur zone d'influence, et ce serait très, très mauvais pour les affaires. Pour ce qui est du reste, ils ne savent rien. Ni pour ton bras, ni pour ce que je t'ai révélé aujourd'hui. Sois tranquille : nous pouvons pleinement nous consacrer à nos recherches sans craindre d'être importunés.
- Je vois. Ainsi, si nous nous mettons la main sur ces "Autres" dont tu parles, et que nous réactivons le Livre avec leur aide...
- Alors, nous pourrons peut-être comprendre ce qu'ils sont en train de faire, et saisir ce qu'il s'est vraiment passé ce jour-là.
Faisant volte-face, le rougegarde lui reprit le Livre d'un mouvement faste. Avant qu'il ne puisse dire un mot, l'ouvrage avait déjà regagné sa place dans le sac, et le sac la sienne dans le dos du Compagnon.
- Même si nous avons une vague idée de ce qu'ils recherchent, nous ignorons tout de leurs objectifs véritables. Mes visions indiquaient des plaines arides, sans doute Elsweyr ou Martelfell. Nous partons immédiatement vers l'Ouest, et aviserons en cours de route. Le temps presse.
Névérar ne pouvait que partager cet avis. Si un fragment de lui s'était réellement perdu dans le passé lors de sa lecture, où exactement avait-il atterri ? Un nouvel être avait-il été créé de toutes pièces ? Sa volonté avait-elle échu à un parfait inconnu ?
Il n'aimait pas cela. Son ambition avait toujours été une force dangereuse que seul une façade impeccable parvenait à dissimuler. Si son savoir et ses motivations étaient parvenues à quelqu'un d'autre, si une personne mal avisée s'en était saisi... alors il venait de se trouver un rival des plus compromettants.
- Tu n'as rien laissé derrière ? Nous ne rentrons pas à Blancherive.
Arraché à ses réflexions, l'elfe secoua la tête, amusé par la remarque du forgeron. Il n'avait jamais eu d'attache matérielle de son vivant, et son brusque revirement de personnalité n'y avait rien changé.
- Et toi ? Pas d'adieux à faire ?
- Les membres de Jorrvaskr vont me manquer. Mais je ne tarderai pas à les retrouver, j'en suis certain.
Passant sa main valide contre son cou, il murmura, trop bas pour que l'Altmer ne l'entende.
- Après tout, c'est bien l'un d'eux qui m'ôtera la vie...
Bonsoir mesdames et messieurs, envie de lecture ?
Eh bien...
Après presque un an d'absence pour des raisons de santé assez peu sympa que je vous épargne, je vous annonce mon grand retour ! La fic reprendra là où elle s'est arrêtée sans attendre, j'ai 3-4 chapitres à peu près terminés pour amortir mais je vais essayer de poster le plus régulièrement possible
Chapitre suivant en fin de semaine pour vous laisser vous remettre des émotions causées par l'annonce de la reprise de votre feuilleton préféré
Chapitre 55
- Renji ! Mais tu vas te lever, par Talos ?!
- Hmmph, marmonna le khajiit, pelotonné sous les fourrures du lit.
- ALORS NE TRAÎNE PAS !!!
Une vive douleur vrilla les côtes de Renji. Les dernières bribes de somnolence qui l'habitaient furent chassées par la souffrance, et il bascula par terre en gémissant, sentant la pierre froide du dortoir lui marquer la joue. Levant les yeux, il reconnut enfin la voix qui l'avait arraché à ses songes. Njada se tenait bras croisés devant sa couchette, son visage dur plissé par un agacement sinistre.
- Cinq, dit-elle simplement.
- Cinq...? hoqueta la recrue, terrassée par le coup. Qu'est-ce-que...
- Quatre...
Le pelage tigré de la recrue se hérissa d'horreur en comprenant.
- Trois... Deux...
- A-attendez !!! s'écria-t-il en se mettant précipitamment debout. C'est bon, je suis levé !
- Bien. Dans trois minutes, je veux te voir dehors avec les autres. Sinon...
- J'ai compris, soupira le khajiit, les mains cramponnées sur les genoux.
Njada sorti, mais il resta plié en deux pendant plusieurs secondes avant que la douleur lui compressant la poitrine ne s'estompe.
Alors qu'il s'affairait pour remettre de l'ordre dans ses pensées, Nemira fit irruption dans le dortoir. La jeune elfe noire portait une splendide armure de chitine légère, dont la lueur des lanternes exacerbait les reflets ambrés jusque dans leurs détails les plus timides. Comme à son habitude, elle ne portait pas de casque, mais les cheveux d'ébène chutant habituellement en cascade sur ses épaules avaient cette fois été domptés en un chignon tressé, dont l'extrémité venait orner le sommet de son crâne comme une pointe de lance. Sous la lueur tamisée du dortoir, Renji fut frappé d'un évidence qui lui avait jusqu'alors échappé : la beauté de l'elfe n'était pas simplement le fruit de ses traits aquilins, ou de sa somptueuse chevelure, mais également celui de sa prestance guerrière. Ainsi parée à la bataille, la jeune Dunmer arborait au creux de ses yeux verts le regard décidé de ceux que rien n'arrêtait.
- Où est-ce que tu as trouvé une merveille pareille ? fit-il en la dévisageant.
Un sourire espiègle fendit les lèvres de la combattante.
- Je l'ai dénichée en ville il y a quelques temps, mais je ne voulais pas risquer de l'abîmer avant une occasion pareille. Un arrivage de Solstheim, d'après ce qu'on m'a dit. J'y ai mis toutes mes économies, mais je ne regrette rien ! Bien dormi ? Tu as encore la fourrure ébouriffée.
Le khajiit passa une main hagarde dans la masse d'épis grotesques trônant sur son crâne, et hocha les épaules :
- Un cauchemar, puis Njada. Je te laisse deviner...
La Dunmer eût un sourire compatissant, et s'approcha de lui :
- La réalité est parfois pire qu'un mauvais rêve ! Comme tu peux le constater, il y a eu un changement de programme.
- Je pensais que le départ était prévu pour bien plus tard dans le mois... Cela doit à peine faire une semaine que Rigel nous a parlé de toute cette opération.
- Il semblerait qu'il ait été plus que précautionneux à propos de ces histoires de traitres. Si nous ignorions la date du départ, l'ennemi ne risquait pas d'être au courant !
- En parlant de départ, tu sais où nous allons ?
- Je ne sais pas exactement où se déroulait la mission de Vilkas. À vrai dire, seuls lui et le reste du Cercle doivent le savoir. Tout ce que Rurick et moi avons réussi à tirer de Titus tout à l'heure, c'est que nous devons agir demain à l'aube. Quant à Rigel, il est impossible de s'en approcher : il fait des allées et venues depuis la tombée de la nuit avec une escorte de soldats, et il n'a pas la tête aux explications.
- Rurick ? Il est levé ?
- Levé ? Il sautille comme une sauterelle des cendres depuis presque une heure ! Je le connais depuis des années, mais je ne pense pas l'avoir déjà vu bondir hors de son lit à une telle vitesse. Tu n'aurais pas raté ça si tu n'étais pas resté avec lui à boire comme un trou hier. Votre tolérance à l'alcool est tout sauf comparable.
- Normal, maugréa le félin en se massant les paupières. Il pèse presque une fois et demie mon poids.
- Étrange... Quand j'ai évoqué ce fait hier, tu as préféré lancer une troisième tournée plutôt que de rentrer à une heure décente pour me raccompagner à Jorrvaskr.
Les remontrances de la jeune Dunmer étaient nuancées par un ton amusé.
Renji sourit. Les dernières semaines les avaient réellement rapproché, et dorénavant, le jeune khajiit ne manquait plus une occasion de se joindre à ses deux camarades, que ce soit pour festoyer comme lors de presque tous leurs déplacements. En réalité, les gens qui s'adressaient à eux utilisaient désormais le mot "trio", tant il se faisait rare de voir les trois recrues séparées.
L'elfe noire lui rendit son sourire, puis disparu à moitié dans l'encadrement de la porte.
- Je te laisse nous rejoindre en haut ?
Il hocha la tête en guise de réponse, et observa la Dunmer disparaître dans l'obscurité vacillante du couloir.
Seul, il parcouru le dortoir des yeux. La pièce était complètement vide, et le silence semblait régner, à peine entravé par le brouhaha sourd emplissant l'étage. Visiblement, tout le monde était en train d'achever ses préparatifs. Profitant de sa tranquillité momentanée, il bailla à s'en décrocher la mâchoire, puis se mit à lisser pensivement son pelage, réprimant un soupir exténué. Il fut un moment effleuré par l'éventualité de se recoucher, mais les menaces de la nordique lui revinrent en mémoire comme pour achever de le convaincre. Mieux valait risquer sa vie auprès des siens que mourir à coup sûr sous les coups de Njada...
Le khajiit tendit une main approximative sous sa couche, et saisit la poignée du tiroir qui s'y trouvait au niveau du sol. Tirant d'un coup sec, il dégagea le caisson de bois brut de son encoche, révélant l'ensemble de cuir qui y était entreposé. Sous la lueur des bougies malmenées par les courants d'air, la tenue luisait d'un éclat mat.
Encore une fois, les réparations de Shazam avaient de quoi faire pâlir de jalousie la moitié des artisans de la région, mais la recrue était trop épuisé pour s'émerveiller des prouesses du rougegarde. Enfilant à la hâte son plastron, ses épaulières, ses gantelets et ses cuissardes, il repensa à ce qui les attendait.
Localiser les ruines situées sous le campement ennemi, en condamner tous les accès, et en ressortir aussitôt. Cela sonnait simple en théorie, mais Titus s'était montré plus que clair sur le fait qu'ils ne devaient pas s'attendre à s'en tirer sans combattre. Les cryptes nordiques étaient bien connues pour les créatures maudites qui les hantaient, et il n'était pas à exclure que les éclaireurs du camp patrouillent dans ce dédale antique pour y préparer une retraite éventuelle. Peut-être ne seraient-ils pas sur le champ de bataille comme le déplorait Rurick, mais dire qu'il s'agirait d'une partie de plaisir pour autant semblait hasardeux.
S'accroupissant pour lacer ses bottes, il réalisa que cela ne faisait que renforcer la pugnacité des interrogations qui s'étaient récemment frayé un chemin dans son esprit. Chaque fois qu'il s'était aventuré en mission, il avait failli y laisser la vie : les marques à sa gorge et son abdomen en témoignaient mieux que n'importe quel journal, et les tombes encore fraîchement fleuries d'Alexandre, Brennus et Fjori ne lui donneraient pas tort.
Il n'avait pas peur; les choses avaient été claires dès qu'il avait posé le pied à Jorrvaskr. Depuis longtemps déjà, il s'était résolu à voir la mort en face, qu'elle fut venue pour ses ennemis, ses alliés ou lui-même. Mais voilà, il aimait les Compagnons. Il les aimait, et craignait que chaque victime parmi les leurs ne creuse un peu plus le vide qui s'était ouvert en lui lorsqu'il avait compris que le deuil viendrait salir chacun de ses triomphes.
Il repensa à Fjol et Ja'Hiza. La perte des deux frères impériaux lors de leur dernière mission avait probablement du saper leur moral. Même si ces derniers s'étaient bien gardés de lui en parler, la perte de leurs amis d'antan n'était sans doute pas pour rien dans leur départ précipité vers Épervine. Si ceux qui l'entouraient continuaient de mourir, serait-il encore capable d'aimer ? Ou bien devrait-il, comme les autres, voiler son regard de ce filtre d'indifférence si caractéristique, quitte à ne plus voir en ses nouveaux frères d'armes que des malheureux condamnés par avance ?
À cela s'ajoutait un questionnement à peine plus confortable concernant les réelles motivations de toute cette opération. L'hiver approchait, et les bandits restaient rarement seuls dans le froid en attendant la mort. Comme les membres du cercle l'avaient dit à plusieurs reprises, la plupart des hors-la-loi regagnaient les villes et faisaient profil bas en attendant le printemps. Seuls les groupes les plus endurcis demeuraient unis après que les premières neiges aient recouvert les plaines centrales, et pillaient les réserves des villages alentours pour survivre. D'ordinaire, des détachements étaient envoyés par chaque châtellerie pour renforcer la sécurité des hameaux les plus vulnérables, et les Compagnons avaient toujours participé à cette tâche en décentralisant leurs activités à l'approche des premières neiges. C'était d'ailleurs cette raison qu'avaient prétexté Ja'Hiza, Sheik et Fjol avant de quitter la région. Et pourtant, quelque chose semblait ne pas coller.
Il en était sûr : cette année, aucun autre groupe proche du Cercle n'avait quitté Blancherive. Il était de toute façon impossible que les Compagnons puissent assurer la protection de l'entièreté des hameaux de Bordeciel sans compromettre le déploiement de force qui secouait en ce moment Jorrvaskr. Mais alors, pourquoi envoyer trois de leurs meilleurs guerriers loin du combat ?
Il avait finalement réuni quelques éléments de réponse quelques jours plus tôt, en ruminant au sujet de leur entrevue avec Rigel. Le Héraut attendait des renforts ennemis, et ne craignait pas de le dire. Bien qu'ayant œuvré contre la fuite d'information en fragmentant les informations données à ses hommes et en gardant secrète la date de leur départ, il savait que l'ennemi finirait par être mis au courant. Plus étrange encore, il semblait convaincu que leurs opposants n'hésiteraient pas à déployer le gros de leurs forces afin d'entraver leur progression sitôt qu'ils auraient connaissance de leurs véritables intentions. Il ignorait toujours pourquoi les trois Compagnons avaient quitté Blancherive. Mais une chose était certaine : la mission qui incombait à ceux restés sur place n'avait pas d'objectif protecteur. C'était une tentative d'extermination, pour laquelle aucun sacrifice n'était jugé trop grand. Et il avait été sciemment décidé de laisser le reste de Bordeciel sans défense afin de mener cette dernière.
Dès lors, les mots de Frognir n'avaient plus cessé de le hanter.
«On nous paye pour faire des choses. On vous paye pour faire les mêmes choses. Quelle différence cela fait-il ?»
Il secoua vigoureusement la tête, comme chaque fois que le doute l'assaillait. Non, sa mission était tout autre que celle de ces assassins. Même s'il risquait sa vie en dépit de tout danger, même s'il en venait à tuer... Il le faisait pour une cause qu'il savait grande. Lui luttait pour la paix. En quelle paix pouvaient donc bien croire ceux qui incendiaient des fermes et tuaient les plus vulnérables ?
Au fond, il espérait ne jamais obtenir la réponse à cette question.
Renji lança un dernier regard à la cotte de mailles l'attendant encore au fond du tiroir, puis fit disparaitre ce dernier sous le lit d'un léger coup de pied. Il réajusta son pourpoint de cuir, vérifia les attaches de ses genouillères, boucla son ceinturon et passa son capuchon de toile autour de son cou.
Il était fin prêt. Fébrilement, il s'aventura dans le couloir désert du sous-sol, puis se rendit au niveau de l'escalier. Ici, la double porte ornée lui semblait plus massive et menaçante que jamais. Le grondement intelligible venant de l'étage lui semblait émaner directement des battants de l'entité, comme une ultime mise en garde. Une fois ce seuil passé, il n'y aurait pas de retour possible. Les Compagnons partaient en guerre, pour la première fois depuis deux ans. Et il s'apprêtait à partir avec eux.
Un pressentiment singulier le saisit. Nauséeux, il tourna les talons, et se rua à nouveau dans le dortoir. Quelque chose lui manquait.
Il était là, à l'attendre sans bruit. Posé sur le rebord d'une commode depuis de longues semaines, son arc de chasse était à peine visible, camouflé par la couche de poussière qui l'avait recouvert.
Il s'approcha, mû par la honte soudaine d'avoir ainsi délaissé son compagnon d'antan. Après avoir subsisté durant des mois grâce à la chasse, il avait entièrement abandonné la pratique de l'archerie en arrivant en ville. Par chance, le bois semblait toujours en état ; les souterrains de Jorrvaskr faisant office de cellier, l'humidité y était relativement basse. La corde, en revanche, sembla gémir quand il la pinça du bout des griffes. Il ne réussit pas à se rappeler si cette dernière était dans cet état à son arrivée. Mais cela importait peu. Aujourd'hui, il s'en servirait.
D'un ultime coup d'œil, il balaya la pièce du regard, se demandant distraitement s'il ferait partie de ceux qui n'y remettraient jamais les pieds. Puis, pour de bon cette fois, il tourna les talons, laissant ses bottes faire résonner le son du cuir plié contre les parois du corridor souterrain. Il parvint devant la porte, la poussa des deux mains, et monta fébrilement les marches menant à l'étage.
Contrairement à ce que le vacarme sourd laissait entendre depuis le sous-sol, l'agitation sonore n'était pas due aux discussions ni même aux harangues, mais aux préparatifs militaires. Partout, des hommes et des femmes aiguisaient leurs lames, ajustaient leurs sangles, raffermissaient la poignée de leurs boucliers, lissaient le poil de leurs capes, resserraient les lacets de leurs brassards et lustraient l'acier de leurs casques. Dans un bruissement surnaturel de fer, de bois, de peau et de mains humaines, l'armada des Compagnons s'affairait avec une frénésie méticuleuse, comme animée par une volonté unique. Et le plus surprenant, dans tout cela, était peut-être que ce spectacle singulier se faisait sans qu'aucun mot ne soit échangé.
La seconde chose à le prendre de court fut le froid. Remontant instinctivement le col de fourrure ornant son gorgerin, il constata que les portes du hall étaient grandes ouvertes. Il s'étonna de la chose, et s'approcha avec curiosité.
À peine parvenu à mi-chemin, il compris. Jorrvaskr vomissait de guerriers et, incapable d'en contenir la masse, laissait se déverser ces derniers par le perron de la cour interne. La salle croulait déjà sous le poids des hommes, mais ce n'était rien en comparaison de l'innombrable foule qui se tenait au-dehors, encerclant silencieusement le légendaire édifice.
«Par Ysgramor, combien sont-ils ? pensa le khajiit. Il doit y avoir une soixantaine de personnes rien qu'ici... et au moins le triple sur le promontoire ! Je devrais trouver les autres avant de me perdre...»
D'un regard incertain, Renji sonda la grande-salle à la recherche de ses camarades, mais presque chaque visage sur lequel ses yeux se posèrent lui parut parfaitement étranger. Pour la première fois depuis son arrivée au sein de cet ordre, une sensation déroutante remonta le long de son échine. Un sentiment d'étrangeté à tous ces hommes et toutes ces femmes, avec lesquels il semblait en cet instant ne rien avoir en commun... mais aussi un sentiment d'excitation. Lui qui pensait avoir cerné les effectifs des Compagnons, tant en termes nombre que d'identité, il se retrouvait à nouveau submergé de silhouettes, de visages et de regards nouveaux. Mais cette fois, ils n'étaient pas les traits inaccessibles d'un groupe auquel il rêvait d'appartenir. Cette fois, ils étaient ses frères et sœurs, unis dans une lutte commune par un lien plus fort encore que celui du sang qu'ils s'apprêtaient à verser.
Il poursuivit sa recherche sans succès pendant quelques instants encore, laissant son museau se gorger de nouvelles odeurs. Puis, entre les faces burinés, les balafres et les barbes hirsutes, une silhouette familière lui apparut enfin.
Titus aurait sans mal pu se faufiler entre les montagnes de muscles et d'acier qui parsemaient l'espace comme autant de statues monumentales. Pourtant, tous les corps s'écartèrent sur son chemin, et toutes les têtes se courbèrent dans un élan révérencieux, bordant ses enjambées véloces de deux rangées silencieuses ployées par le respect. Entre lui et le félin, une véritable haie d'honneur venait de se dresser en quelques secondes. Les coins de sa vision désormais bordés par d'inamovibles remparts d'armures et de membres enchevêtrés, la recrue déglutit profondément. Cette vision avait quelque chose de surnaturel, et voir l'ancien Héraut se déplacer ainsi entre les échines pliées de guerriers pesant le triple de son poids éradiquait tout doute concernant les aptitudes du vieillard. Renji n'osait même pas imaginer par quel moyen l'impérial s'était doté d'un tel pouvoir fédérateur, mais une chose était certaine : une telle démonstration de fidélité ne pouvait pas s'usurper dans un ordre comme celui des Compagnons.
Achevant son chemin d'un pas devenu plus tranquille, le vieillard parvint à son niveau. Dans un silence plus complet que jamais, il s'approcha de son oreille, et lui dit à voix basse :
- Tes amis t'attendent dehors. Ne lambine pas, je crois qu'ils t'attendent avec impatience.
Son ton, aussi ferme qu'à son habitude, n'en demeurait pas moins imprégné d'une douceur paternelle.
Les effets de son air rassurant s'évanouirent immédiatement lorsqu'il releva la tête. Désormais, tous les yeux étaient rivés sur eux. Écrasé par la masse invisible des regards, le khajiit hocha la tête d'un air gauche, et se mit à marcher le long de l'allée cérémonielle, le cœur étrangement saccadé. Sur son passage, aucun mot ne fut d'abord proféré, mais quelques chuchotis naquirent bientôt une fois que Titus se fut fondu dans l'assemblée.
- Les khajiits ne courent pas nos rangs. Qu'est-ce qu'il fabrique ici ?
- Un jeune retardataire insouciant... Ça me rappelle mes premiers jours.
- Tenez-vous bien. Il paraît que c'est ce petit qui a repoussé Sirius.
- Sirius ?! Oh, voilà que les choses se corsent...
Faisant de son mieux pour ne pas prêter attention aux discussions montant lentement de la foule, il pressa le pas, et s'extirpa à l'air libre en quelques foulées supplémentaires.
Chose rare pour une matinée d'hiver, le temps était radieux. Le voile nuageux qui surplombait la ville depuis des jours s'était effacé sous les assauts d'un soleil perçant, projetant des reflets irisés contre la pellicule de glace cassante qui recouvrait tout. Éblouie, la recrue détourna le regard le temps de s'accoutumer à la luminosité ambiante. Sa chute suspendue, la neige s'était fondue en copeaux de boue givrée, investissant jusqu'aux interstices des pavés.
Bravant le sol glissant, Renji s'avança de quelques mètres. Au loin, les étals du marché encore vides se devinaient à peine sous les silhouettes, bien plus proches, des innombrables guerriers rassemblés sous la silhouette gargantuesque de Fort-Dragon. D'ici, on pouvait clairement deviner les harangues tonner dans l'air glacial depuis le pont-levis de la forteresse. À en juger ses intonations féroces rendues intelligibles par la distance, le chef de garde avait entamé un discours intransigeant à l'attention de ses hommes. Remplacer Caïus n'était pas chose aisée, mais il semblait que le nouveau préposé à cette fonction comptait bien faire oublier le regretté général à force de vociférations.
Le khajiit détourna son attention du palais. En période de trouble, la vue du majestueux édifice avait toujours suffit à faire régner un sentiment de sécurité dans le cœur des citoyens. Mais désormais, il en fallait plus pour le rassurer.
Il jeta un regard alentour. Le peu de paroles échangées autour de lui était pour le moins déconcertant, particulièrement dans un endroit d'ordinaire aussi animé que n'importe quelle taverne. Quelques Compagnons discutaient bien çà et là, mais tous semblaient attendre quelque chose.
«Pas quelque chose, se corrigea-t-il. Quelqu'un.»
En dépit du nombre rassemblé au promontoire, Rigel semblait manquer à l'appel. Et force était de constater que le Héraut brillait par son absence. La disparition du bréton, bien qu'anticipée, semblait à elle seule faire planer l'expectative sur les fils de Jorrvaskr, et les regards portés en silence par ces derniers paraissaient tous teintés de la même question.
En éternel chanceux, Renji n'eut pas à attendre aussi longtemps que la plupart de ses confrères pour y obtenir la réponse.
Sous l'arche du quartier des Plaines, une forme caractéristique se découpa soudain, attirant immédiatement l'attention de l'assemblée. Tous les regards et tous les doigts se pointèrent en direction de l'arrivant, tandis qu'une rumeur collective se mit à courir parmi les rangs. Derrière cet homme, une colonne de soldats aux blasons innombrables marchait, imperturbable, au rythme de la cadence martiale imposée par leur meneur. Même de loin, la mine de Rigel n'avait rien d'incertaine. Recouvert de pied en cap d'une armures d'écailles et de métal poli, l'élu des Compagnons avançait, casque sous le bras, révélant un visage empreint d'une fierté grave. Alors qu'il s'approchait dans leur direction, la distance rendit peu à peu discernables les couleurs de sa troupe. Et ces dernières avaient de quoi surprendre.
Aux côtés des remparts de Fordhiver trônaient les lames croisées de Faillaise, suivies de près par le fier destrier de Blancherive. Plus invraisemblable encore, la troupe se poursuivait sur une association aux tons marins et écarlates, que les rangs mêlés de leurs participants faisaient vibrer à la cadence des pas dans une ondée spectaculaire.
Rigel venait de réussir l'impossible. Car, à sa suite, les ours de Vendeaume et les loups de Solitude semblaient ne plus faire qu'un. Avançant aux commandes de cette armée miniature aux couleurs inexplicablement mêlées, le Héraut ne ralenti pas avant d'avoir atteint le bas des marches le séparant de Jorrvaskr. Puis, une fois que l'ensemble des gardes eurent achevé de le rejoindre et que la place du Vermidor fut complètement noyée sous le poids de leurs bottes, il leva le poing d'un seul coup.
Le rugissement collectif qui monta de la terre fut si puissant que Renji crût un instant que la fin des temps s'était abattue sur eux. Le sol vibra sous l'écho tonitruant des voix, tandis qu'autour de lui, chaque homme et chaque femme se mettait à hurler à gorge déployée. Emporté malgré lui par cette euphorie aussi soudaine qu'inattendue, le khajiit cria à s'en vider les poumons, mais n'entendit même pas le son de sa propre voix au milieu du mugissement commun. La clameur, effrayante de puissance, sembla fracturer les cieux eux-mêmes, et gagna encore en intensité comme pour repousser les limites du concevable.
Cela lui avait pris des mois. Mais il comprenait enfin. Ici, sur cette place gelée, s'éraillant les cordes vocales en chantant sa détermination à l'unisson, face aux emblèmes de ces centaines d'hommes venus guerroyer ensemble malgré l'incompatibilité apparente de leurs allégeances, il comprenait. Devant leurs yeux à tous, Rigel venait de rallier ceux qui s'étaient entre-déchirés des années durant, ceux dont les idéaux les plus fondamentaux avaient forcé l'affrontement dans des conflits sans fin ni victoire. Et, ce faisant, il venait d'éclipser ce que ses prédécesseurs avaient accompli, réussissant l'exploit qu'aucun d'eux n'avait jugé possible.
Exception faite de Blancherive, seules quatre des huit châtelleries semblait avoir contribué à cette garnison salvatrice. Mais cela n'avait guère d'importance. Car, en ce jour, le combat des Compagnons venaient de dépasser le cadre de leur propre ordre. En ce jour, le joyau de Bordeciel résonnait de fond en comble, tremblant à s'en fissurer sous les cris des hommes venus le défendre.
Lorsque le brouhaha fut enfin redescendu, les visages avaient changé. Le mutisme avait cédé place aux bavardages, l'immobilisme aux allées et venues, l'incertitude à la détermination. L'éclectique cortège de Rigel s'éleva à sa suite dans le grand escalier, puis poursuivit sa course jusqu'à s'engouffrer à travers les battants de Jorrvaskr, sans fin apparente.
- Renji ! l'interpella une voix enjouée au milieu de la cohue.
Il mit un moment à réagir. D'une part parce qu'il était pleinement absorbé par le défilement de la cohorte, et d'autre part parce que son interlocuteur était méconnaissable, malgré sa voix familière.
- Rurick ? tenta le khajiit à tout hasard en se tournant vers une carapace d'acier mouvante.
- Bien sûr ! Qui d'autre ?
Le nordique semblait ne plus faire qu'un avec son armure. Revêtu de plates rutilantes, le jeune homme avait fait disparaître presque chaque centimètre carré de son corps sous le métal, et voyait sa sempiternelle housse de toile orner son dos comme la carapace démesurée d'une tortue.
Si l'équipement de Renji laissait ses articulations à découvert, son camarade avait quant à lui choisi une toute autre voie. Ses épaulettes lourdes se prolongeaient en brassards, puis en gantelets d'acier trempé, probablement plus solides que tout ce que l'on pouvait trouver en ville. Plus bas, ses membres inférieurs avaient reçu un traitement similaire, encastrés dans des grèves surmontées de cuissardes à la propreté presque maladive. Un casque aux reflets sombres lui enserrait le crâne, et s'affinait en une pointe descendant le long de son arrête nasale comme épouser la chute du maillage qui lui recouvrait la nuque et les cheveux. N'offrant que la partie inférieure de son visage au froid mordant de cette fin d'année, le nordique aurait été impossible à reconnaître sans l'éclat pétillant de ses yeux marrons, perçant les fentes de son heaume comme deux jaspes éclatants.
À peine remis des émotions relatives à l'arrivée de Rigel, le khajiit contempla un moment Rurick, interdit :
- Je... C'est la première fois que tu enfiles une armure aussi lourde ?
- Eh bien, figure-toi que non ! Njada m'a entraîné à me mouvoir plus aisément avec au cours des dernières semaines. Je ne suis pas sûr que le métal protège bien du froid, mais au moins, je ne risque pas de vous lâcher en pleine bataille ! Pour sûr, ça change du vieux tas de cuir dans lequel je suis arrivé ici.
- Et où sont tes armes ? Tu ne vas quand même pas te battre à mains nues ?
- Ne t'en fais pas, j'ai tout ce qu'il me-
- La Forgeciel a encore fait des merveilles ! s'exclama quelqu'un derrière eux.
Il s'agissait de Nemira, qui venait de surgir en jouant des coudes au milieu d'un groupe de gardes. Cette dernière était désormais équipée de ses deux lames fétiches, dont les contours acérés venaient sans pitié obstruer la courbure de ses hanches.
- J'ose deviner que tu es plus réveillé ? s'exclama-t-elle à l'attention du félin en suivant son regard d'un air amusé.
- Je pense que nous sommes d'accord sur ce point, répondit le khajiit en étouffant un sourire coupable. Pour ce qui est de l'armure de Rurick... Effectivement, c'est un travail d'exception.
L'intéressé hocha la tête avec excitation, faisant tinter la cascade de mailles lui ornant le col.
- Shazam s'est surpassé. Je commençais tout juste à être jaloux de l'arme de Renji, et me voici gâté comme un gosse du quartier des Nuées !
- D'ailleurs, tu ne l'as pas avec toi ?
Le khajiit secoua la tête devant la question de la Dunmer.
- Ma pertuisane est dans le hall. J'irai la prendre avant de partir.
Il mit un moment avant de comprendre que Nemira ne le dévisageait pas, mais portait en réalité son regard quelque part juste derrière son épaule. Lorsqu'il compris vers quoi était tournée son attention, il saisit son arc par la corde, et le présenta à ses camarades.
- Je ne suis même pas sûr de m'en être déjà servi avec vous. Je ne sais pas trop pourquoi je l'ai emporté aujourd'hui, mais je ne pouvais pas me résoudre à l'abandonner définitivement.
- Tu n'as jamais tué d'homme avec, pas vrai ?
Comme trop fréquemment au cours des dernières semaines, la question de l'elfe le prit complètement au dépourvu.
- Je... Non, bien sûr que non. Je l'utilisais seulement pour chasser. Anoriath m'a donné deux ou trois conseils de tir quand je suis arrivé en ville, mais... eh bien, je n'ai même pas chassé depuis que je suis ici.
- C'est parce que ce n'est pas une arme. C'est un outil.
Il hocha la tête. Elle avait parfaitement raison. D'une certaine façon, il avait toujours craint que verser le sang d'un autre avec cet objet ne ternisse sa vocation première. À ses yeux, cet arc était conçu pour la chasse, pas pour le combat. Il n'était pas fait pour régler les différents personnels, mais pour assurer la subsistance de son porteur. Maintenant qu'il y pensait, le simple fait de l'utiliser pour ôter une vie humaine suffirait probablement à le dissuader définitivement de chasser avec.
Il réalisait soudain que le sentiment de nécessité qu'il avait éprouvé en posant les yeux dessus était peut-être moins anodin qu'il ne l'avait pensé. Avait-il, en ce jour fatidique, l'impression de devoir traquer ses ennemis, comme si le fait de les combattre avait fini par susciter en lui la même culpabilité prédatrice qu'il éprouvait chaque fois qu'il dépeçait une proie ? Ou bien avait-il simplement cessé de voir ces derniers autrement que comme des obstacles à la volonté des Compagnons ? Les révélations de Frognir auraient-elles joué un rôle, même infime, dans ce brusque changement de paradigme ?
Il n'en savait trop rien, mais ces questions allaient devoir attendre qu'il s'y penche de façon plus approfondie pour être résolues. Pour l'heure, seule comptait l'opération, et la sécurité de ceux aux côtés desquels il allait la mener.
Désireux de s'éloigner du tumulte en train de gagner le quartier, le trio se décida bien vite à trouver un peu de tranquillité sous les branchages du Vermidor. Aveugle au froid et sourd aux intempéries, l'incommensurable pourtour de l'arbre millénaire avait vu la fonte des neiges le doter d'un éclat aurique presque aussi profond que celui de son feuillage de cuivre. Ses rameaux innombrables brillaient de mille feux, comme embrasés par le soleil, et reflétaient aux alentours un halo chaleureux qui enveloppait tout le centre de la place. D'ordinaire, ce vestige des premiers âges les impressionnait. Aujourd'hui, il les subjuguait tout bonnement. Aux réactions d'émerveillement muettes de ses amis, Renji su que ce majestueux colosse d'écorce et de sève avait réveillé en eux le même désir de protection que celui qu'il sentait éclore en lui.
S'asseyant entre les alcôves confortables créées par les racines de l'arbre, ils conservèrent un silence contemplatif durant plusieurs minutes. Cette journée s'annonçait déjà sans conteste comme la plus impressionnante et mémorable qu'ils s'apprêtaient à vivre depuis leur arrivée à Jorrvaskr.
- Alors, nous y voilà.
Le khajiit et la Dunmer dévisagèrent Rurick durant un moment, attendant la suite.
- Nous y voilà, répéta-t-il finalement en les regardant à tour de rôle. Le moment de vérité, pour les Compagnons comme pour nous.
Nemira poussa un soupir discret.
- Tu as raison. Si nous l'emportons aujourd'hui, les efforts de Rigel porteront leurs fruits. Les châtelleries voisines ne pourront que s'accorder sur notre efficacité, et cette bataille menée sous l'égide d'Ysgramor fera bien vite parler d'elle dans toute la provin... non, peut-être même dans tout l'Empire.
Un coup de vent à la vigueur insoupçonnée vint ébouriffer les trois recrues de son étreinte froide, comme pour leur rappeler que ce combat les concernait avant tout. Le nordique frissonna dans son armure, et Renji ne put retenir un éternuement frigorifié. De son côté, l'elfe ne sembla même pas remarquer le courant d'air, perdue dans ses pronostics.
- À l'inverse, reprit-elle, tout échec nous relèguerait au second plan pour les années à venir.
- Tout le monde perd, objecta Rurick. Nous nous lèveront de nouveau, comme toujours. C'est ce qui fait notre force.
- Ce n'est pas simplement une question de perdre ou de gagner. Sans l'argument d'une victoire écrasante, les autres régions ne se risqueront plus à nous envoyer des hommes, et pourraient même se montrer hostiles à nos activités si leurs forces essuient des pertes trop lourdes aujourd'hui. Nous nous retrouverions alors incapables d'étendre notre activité. Et je ne parle même pas de l'impact qu'aurait une seconde défaite en l'espace de trois hivers. L'assassinat de Kodlak Blancrin et la disparition de la moitié du Cercle a fait couler de l'encre. Si quelque chose de cet acabit venait à se reproduire, la réputation de Jorrvaskr en serait entachée pour les décennies à venir.
- Quelque part, je me demande si certains ici ne s'en porteraient pas mieux.
Cette fois, ce fut à Nemira de contempler le félin d'un air surpris.
- Que veux-tu dire ?
- Tous ne souhaitent pas que les Compagnons deviennent ce que notre Héraut essaye d'en faire. Je partage la vision de Rigel, mais les échos que Fjol et Ja'Hiza m'ont rapporté de leurs premiers conseils de guerre semblaient mitigés. Si nous restions à jamais cantonnés aux frontières de Bordeciel, certains s'en contenteraient parfaitement.
Renji était conscient de trahir sa promesse. Le nordique et la khajiit lui avaient fait jurer de ne pas ébruiter ces informations, craignant que toute rumeur ne nuise durablement à l'intégrité des Compagnons. Mais il devait la vérité à ses camarades. Lors des dernières entrevues du Cercle élargi, de nombreux vétérans de leur ordre s'étaient formellement opposés à la perspective d'une collaboration avec les forces de Cyrodiil, et pensaient qu'une telle union renverrait un message bien trop politique au peuple nordique, qui verrait d'un très mauvais œil le fait de voir un groupe aussi traditionnel que le leur faire ami-ami avec ceux qui avaient maté la rébellion Sombrage moins de deux ans plus tôt. À vrai dire, le khajiit ne pouvait que comprendre de telles positions. La situation était délicate, et s'ils partaient un jour en Cyrodiil comme Rigel le prévoyait, il serait dur de faire croire aux habitants de Bordeciel qu'ils partaient guerroyer au nom de leur peuple.
- Enfin, les rassura Rurick lorsqu'il leur eut exposé la situation. Pour ce qui est du temps présent, tout le monde semble ravi d'en découdre. Si j'en crois ce que Njada disait, cela fait bien longtemps que les fils d'Ysgramor n'ont pas œuvré simultanément dans un même but. J'ai toujours du mal à croire que nous soyons autant... Je pensais que nous étions une cinquantaine, mais il y a des centaines de guerriers réunis ici !
Renji sourit face à l'excitation soudaine de son camarade. L'optimisme du jeune nordique était intarissable, et la lourde armure qui enveloppait son corps semblait peiner à canaliser son surplus d'énergie. Presque chaque mot de chacune de ses phrases était ponctué d'un geste de main, d'un hochement de tête vigoureux ou d'un tortillement de pied. Amusé, le félin se demanda si cela n'était pas encore plus effrayant que de le voir calme pour les adversaires qui auraient le malheur de croiser son chemin.
Leur repos fut de courte durée : alors qu'ils commençaient seulement à aborder des sujets plus légers, Titus vint interrompre leurs pensées, accompagné de quelques hommes aux mines patibulaires.
Les membres du cortège qui l'encadrait avaient le visage buriné et la peau tannée, à l'instar de ceux qu'il avait aperçu dans le grand Hall en montant. Si leurs tenues de peau laissaient planer le doute, la pâleur de leur chevelure et le bleu de leurs yeux indiquaient qu'ils étaient bien nordiques en dépit de leur étrange carnation. Ne les ayant jamais vu en ville, le khajiit compris sans mal que ces Compagnons-là ne mettaient jamais le pied dans Jorrvaskr. Il pouvait sans mal deviner pourquoi. Parfaitement muets, ils avaient dans leur regard l'éclat que seuls les vétérans pouvaient arborer, et rien chez eux n'inspirait le réconfort ni la moindre trace de sympathie. Ils n'étaient que quatre, et pourtant, Renji se sentait presque aussi mal à l'aise que si une douzaine de personnes étaient en train de le dévisager.
- Je vois que mes hommes vous font de l'effet, rit l'impérial d'une voix limpide. Ça fait un moment qu'ils n'ont pas eu de contact avec la ville, pardonnez leur incivilité. Rankor ?
Sans un mot, l'un des hommes s'avança vers le trio, et s'immobilisa juste en face du félin. Entre ses mains, une hampe de bois surmontée d'une grande lame gisait immobile, captant chacun des reflets du jour à sa surface.
Renji contempla sa pertuisane sans comprendre d'où lui venait une telle attention.
- Vous êtes venus me l'apporter. Je, hum... C'est aimable de votre part.
Le sourire du vieil impérial s'élargit et son regard se fit plus vague, comme si une pensée venait subitement de lui revenir.
- Au cas où ce serait la dernière fois que nous nous voyons, je tenais à vous féliciter pour votre bravoure et votre courage. Tout ne se sera pas vraiment déroulé comme prévu pour vous, et pourtant vous êtes là, parmi les guerriers les plus déterminés de cette contrée, prêts à marcher avec nous. Vous êtes de la famille, désormais. Peu importe ce qui arrive à partir de maintenant, nous vous accueillerons à bras ouvert chaque fois que vous aurez besoin d'un feu pour vous réchauffer ou d'un toit sous lequel passer la nuit. À votre retour, Rigel a prévu d'organiser une cérémonie. Et il compte bien mentionner vos noms.
Les paroles du vieillard émurent les trois recrues. Ces mots pourtant simples venaient d'affirmer la valeur de tous leurs accomplissements, comme si leur simple profération venait d'ancrer leurs existences dans la pierre de Blancherive elle-même. Ce que venait de dire Titus était très clair : lorsqu'ils mettraient de nouveau le pied ici, ils seraient sacrés Compagnons pour l'éternité, érigés en héros par un titre que même la mort ne suffirait pas à leur ôter. Emplis de gratitude, ils remercièrent l'ancien Héraut en silence. Le caractère impartial de Titus ne faisait que renforcer la validité de ses éloges, et ils prenaient peu à peu conscience que son implication permanente dans le bien-être des guerriers de leur ordre se faisait autant par son amabilité honnête que par ses compétences martiales.
S'éloignant de sa démarche glissante, il leva une main dans leur direction en guise d'au revoir, et disparu derrière la colonne de muscles de ses suivants, les laissant de nouveau seuls.
Lorsque le grand cortège s'anima finalement, ils se précipitèrent en tête. Simplement devancés par la procession de Rigel et du Cercle étendu, ils quittèrent la place du Vermidor, et dévalèrent d'une traite les marches que leur Héraut avait gravi une heure plus tôt. La superbe du bréton n'avait pas décru depuis, bien au contraire. Composée de Vilkas, Njada, Torvar, Athis, Oka, Zede-Tei et de deux autres hommes dont ils ignoraient l'identité, l'équipe de tête semblait absolument inarrêtable. Et, à en juger par sa démarche volontairement théâtrale, leur meneur le savait bien. Dans la lente escalade du jour, le métal de son armure reflétait le soleil avec une intensité désormais aveuglante, faisant courir des faisceaux de blancheur immaculée autour de lui comme si la lumière qu'il renfermait débordait par chaque pore de son être. Les écailles ornant ses brassards et ses bottes, en revanche, restaient complètement imperméables à l'éclat du jour, et la teinte vert sombre attestant de leur authenticité ne semblait vouloir dire qu'une chose : la confiance de cet homme paradant avec une fierté presque insolente n'était pas usurpée. Et si les sceptiques venaient se dresser sur sa route afin de prouver le contraire, le Héraut viendrait réaffirmer sa supériorité avec la poigne d'un dragon.
De part et d'autre de la lente cavalcade martiale, deux haies bruissantes de spectateurs avaient déjà achevé de se dresser. Ce qui avait commencé comme une procession silencieuse à l'intimité solennelle se faisait maintenant sous les chuchotis et les regards mi-admirateurs, mi-incrédules d'une cohorte de citadins. Que se passait-il ? Pourquoi les soldats de tout Bordeciel se trouvaient-ils ici, marchant à la suite des Compagnons ? Vers quel objectif lointain pouvait bien se tourner les yeux de ces centaines d'hommes à la présence inexplicable ? Toutes ces questions se bousculaient sur les lèvres des habitants, mais se muaient bien vite en acclamations victorieuses en l'absence de réponse plausible. Peu importait, finalement, le pourquoi du comment. Une chose était sûre : en ce jour, leurs protecteurs s'en allaient accomplir leur devoir, et c'était en hourras que se payait le tribut des foules. Les enfants s'écriaient sur leur passage, les femmes leur lançaient des fleurs, et les plus braves fredonnaient un chant guerrier rendu intelligible par le vacarme.
La situation se dotait d'une allure féerique pour les recrues. Contemplatif, le trio n'avait pas échangé un mot depuis leur conversation avec Titus, de peur de briser l'aura si particulière de cet instant. Le peuple ne savait rien de leurs victoires ou de leurs échecs passés. La plupart se fichaient bien les noms de Renji-ra, Rurick et Nemira, tout comme ils se fichaient bien des récents événements qui avaient secoué Jorrvaskr. Malgré tout, ils avaient tous trois l'impression que les encouragements qui emplissaient l'air des embruns d'un espoir ignorant s'adressaient à eux en particulier.
Et ainsi, ils marchèrent, sans un bruit, sans un souffle, pour la première fois couverts de gloire.
En atteignant la porte Est de la ville, l'armada ralentit, puis s'immobilisa complètement. La vue bloquée par les battants de bois gigantesques normalement débordants de marchandises, ils mirent un moment à réaliser ce qui se passait. Impatient, Rurick se mit sur la pointe des pieds et leva la tête à s'en disloquer les cervicales pour tenter d'apercevoir au-delà de l'entrée, mais la silhouette interminablement haute d'Oka juste devant lui interdisait toute perspective de compréhension. Lorsqu'ils se remirent en marche et passèrent à leur tour les murailles, ils comprirent.
Logés le long des remparts extérieurs depuis longtemps écroulés, une quarantaine de soldats impériaux s'étaient réunis. Parmi eux, ils dénombrèrent pas moins de quinze centurions lourdement équipés, prostrés dans un mutisme de discipline.
- Ben voyons, grogna Rurick en secouant la tête d'un air désapprobateur. C'est seulement maintenant qu'ils se pointent...
- Tu n'es pas sans savoir que c'est le Conseil des Anciens qui dirige Cyrodiil, répondit Nemira. En attendant le successeur de Titus Mede II, ce sont eux qui prennent les décisions. S'ils veulent se réconcilier avec Bordeciel, l'occasion est toute trouvée.
Renji acquiesça.
- De toute manière, je ne vois pas Rigel refuser un soutien militaire, même mineur.
En réalité, le jeune félin n'aurait pas pu être plus surpris. Rigel, autrefois soldat des armées d'Ulfric, faisant front commun avec des soldats de l'Empire ? Rallier les troupes de Solitude était une chose, mais marcher avec un détachement droit venu des frontières de Cyrodiil serait une décision politique hautement controversée. Peut-être était-ce d'ailleurs la raison pour laquelle les hommes les attendaient hors de la ville, à l'abri des yeux de la population.
Depuis que Renji avait découvert les affiliation du bréton, l'attitude de ce dernier vis-à-vis de l'Empire et de son influence n'avait fait que le décontenancer davantage de jour en jour. Rurick et Nemira avaient choisi de dissimuler leur premier contrat aux membres du Cercle par peur que leur Héraut ne désapprouve une mission venant de la Guilde des Guerriers, mais ils s'étaient retrouvés sous la filature de Titus presque immédiatement, signe que leur comportement avait été largement anticipé. De nouveau, leur expédition aux côtés d'Alexandre et Brennus s'était faite en marge des opérations que menait les Compagnons, mais la réprobation qu'avaient subi Fjol et Ja'Hiza semblait moins due à leur initiative cosmopolite qu'à la conclusion tragique de cette dernière. Ensuite s'étaient mises à courir des rumeurs selon lesquelles Rigel aurait conclu un pacte avec la Guilde des Guerriers nibenaise. Et aujourd'hui, voilà que la légion s'invitait aux côtés de son ordre, prête à leur prêter main-forte.
Pour un ancien rebelle, le bréton avait sans conteste le mérite de savoir tromper les apparences. S'il était capable de renvoyer une telle image malgré son passé, les dieux seuls savaient ce qu'il pouvait cacher d'autre.
Frognir, de nouveau. Il ne parvenait pas à s'ôter celui-ci de la tête. Il avait beau tenter de se persuader du contraire, les mots acides du captif s'étaient infiltrés en lui aussi sûrement que la lame qu'il avait autrefois plongé dans sa chair.
Ses camarades parurent noter cet instant d'absence, car une tape magistrale dans l'omoplate vint lui décoller les bronches. Étouffant une quinte de toux brusquée, le khajiit se tourna vers Rurick avec un air désapprobateur. Ce dernier lui adressa un grand sourire sous son casque, avant de réaliser qu'il portait toujours ses gants.
- Tu essayes de tuer Renji avant qu'il ne te pique toute la gloire ? rit Nemira. On raconte qu'il te talonne davantage de jour en jour.
Le nordique secoua la tête dans un crissement de mailles, puis porta une main à la grande housse dans son dos. Desserrant légèrement le cordon la maintenant fermée, il laissa furtivement apparaître son contenu en se penchant vers eux.
Le khajiit avait déjà émis plusieurs hypothèses sur le trajet, mais il savait désormais avec certitude pourquoi son ami n'emportait quasiment jamais d'arme avec lui. À l'intérieur du sac, le manche d'une arme étrange dépassait à peine, laissant ses formes indéfinissables se fondre dans la toile de son contenant comme pour échapper à la tyrannie du regard.
- Renji me rattrape, c'est vrai. Mais pas aujourd'hui. Cette fois, je sors le grand jeu. Et laissez-moi vous dire que je compte bien faire de nous les recrues les plus impressionnantes que notre hall ait jamais accueilli !