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Sujet : [Fic] Au coeur de la tempête

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TheEbonyWarrior TheEbonyWarrior
MP
Niveau 35
17 juin 2021 à 00:44:31

Vilkas serra les poings, donnant à sa peau l'apparence d'une surface de marbre craquelé parcouru de veines bleutées.

- C'était donc bien Shazam... grogna-t-il. Des années passées à me retenir de l'étriper sous prétexte que cela salirait la mémoire de Kodlak... C'en est trop. Cet enfoiré va voir ce que je-

Le vieillard leva une main apaisante dans sa direction.

- Je t'arrête. Il est impossible que ce dernier ait été sur place durant les évènements de la première expédition, puisqu'il travaillait à la Forgeciel auprès d'Eorlund à cette période. Il aurait d'ailleurs du nous accompagner, en sentinelle officielle de l'endroit. Mais lorsque Grisetoison est tombé malade et que le deuil de sa famille a envahi Blancherive, il a travaillé jour et nuit pour compenser la perte du meilleur forgeron de la région. À vrai dire, je ne suis même pas sûr qu'il ait quitté la ville avant que Rigel n'ordonne la dernière expédition en date. Et... même aujourd'hui, je fais confiance à Kodlak. S'il a décidé que le rougegarde était le plus à même de veiller sur les ruines de nos ancêtres, je ne peux que respecter sa parole.

- Je... Oui, tu as raison... mais ce salaud pourrait au moins parler ! La vie des notres est peut-être en danger parce qu'il nous cache des informations ! Même si ce n'est pas Shazam, il y a bien parmi nous quelqu'un qui s'amuse à nous piéger. Quelqu'un qui souhaite voir la fin des fils d'Ysgramor. Et je jure de retrouver cet enflure pour lui faire payer la mort de nos camarades.

- Je ne saurais que te conseiller la prudence, Vilkas. Si la force qui se dresse actuellement contre nous est également celle qui a manigancé à notre encontre à Sarthaal, alors ils ont une longueur d'avance bien plus ample que nous ne le pensions sur le plan militaire. Si tel est bien le cas, alors il ne fait nul doute que les autres groupes se sont aussi retrouvés confrontés à des difficultés imprévues.

- Il va falloir ruser, vieil homme. Et la partie s'annonce difficile.

- Oui. Et cette fois, qu'Hircine m'emporte si je ne fais pas couler le sang de ceux qui pensent pouvoir nous mettre à genoux.

<><><>

Nemira passa timidement la tête au dehors, puis sortit tout à fait. L'intensité du vent avait nettement diminué, et la neige ne tombait plus que par endroits, laissant apparaitre l'immensité du paysage endormi par le froid.

- La voie est libre ! fit-elle à l'attention de ceux restés dans l'abri.

Rurick sortit d'un pas hésitant, encore mal réveillé.

- Désolé de n'en avoir fait qu'à ma tête, dit-il sans la regarder dans les yeux. Je sais que je n'ai rien arrangé.

- Nous parlerons plus tard, soupira la Dunmer.

Suivirent Ja'Hiza, Renji et Fjoll. Nemira fronça les sourcils en voyant la moniale transporter la forme inconsciente du jeune khajiit.

- Son état empire.

- Il est froid, grinça la guerrière. Il ne nous reste que peu de temps avant qu'il ne meure.

- Cautérise la plaie, Nemira.

La Dunmer se tourna vers Fjol. Le Compagnon avait mauvaise mine, lui aussi. Malgré sa posture droite et son ton inflexible, il semblait exténué. Son corps était recouvert de sang et d'étranges marques noires, et ses muscles semblaient tressauter d'eux-mêmes, comme si chacun de ses membres menaçait de le lâcher d'une minute à l'autre. Elle ne comprenait pas comment il avait survécu, mais ce retour miraculeux signifiait une chose : sauver Renji était son unique chance de s'assurer qu'aucun membre de Jorrvaskr ne trouve la mort au cours de cette mission.

- Dépêche-toi. S'il perd plus de chaleur à cause de la plaie, c'est fini pour lui.

Elle hocha de la tête.

- Je vais le faire. Préparez de quoi le transporter.

Tandis que le groupe s'affairait avec empressement, une langue de flammes naquit des paumes de l'elfe. Cette dernière saisit une poignée de feuilles et de terre humides, et la déposa au creux de la flamme jusqu'à ce que le tout forme une mixture incandescente. Elle souleva la tunique déchirée du khajiit, enfonça le mélange dans l'interstice de la plaie, puis appliqua ses mains contre sa peau. Le feu irradia les contours de la blessure dans un souffle brûlant, provoquant un immonde crépitement, accompagné d'une odeur de chair carbonisée. Renji fut pris d'un spasme, et se cambra violemment en gémissant. Puis il sombra de nouveau, alors qu'une volute de fumée noire s'élevait de sa blessure.

Nemira contempla ses poils tigrés se dissoudre sous la chaleur avec un air peiné.

«J'espère que tu sauras me pardonner, pensa-t-elle. Si j'avais été plus rapide lors du combat, nous aurions tous les deux pu nous en sortir sans une égratignure…»

Les quatre frères d'armes encore debout chargèrent leurs maigres bagages, déposèrent le jeune félin sur un brancard de fortune, et partirent d'un pas rapide vers l'Ouest.

Une demi-heure plus tard, ils aperçurent les contours de Fort-Dragon se dessiner à travers les étendues neigeuses. Ils hâtèrent encore le pas, et arrivèrent sans tarder au niveau des premières habitations.
Ils progressaient aussi vite que possible, conscients que la vie du khajiit ne tenait qu'à un fil. Son corps avait tout à fait cessé de bouger, et même les couches de vêtements dont ils s'étaient séparés pour le couvrir ne semblaient rien arranger. Heureusement, les passants et les gardes s'écartaient sur leur passage, aussi purent-ils entrer en ville sans avoir à s'arrêter inutilement.

<><><>

Les portes du grand hall s'ouvrirent si violemment que Titus crut bien qu'elles allaient se dégonder. Les Compagnons attablés suspendirent leur festoiement aussi sec, jetant de grands yeux au rectangle de lumière aveuglante qui venait de percer la pénombre chaleureuse de leur salle de banquet.
D'ordinaire, l'ex-Héraut aurait passé un savon aux membres mettant en péril l'intégrité immobilière du siège de leurs ancêtres. Mais en voyant Ja'Hiza et son équipe faire irruption, il décida de garder ses remontrances pour plus tard. Le groupe semblait tout droit revenu d'Oblivion, et pas un de ses membres n'avait l'air indemne.

- Titus ! fit Fjol sans une seconde de flottement. J'ai besoin de tes meilleurs breuvages, le petit ne va pas tenir !

L'impérial observa les nouveaux arrivants, et aperçu le corps de Renji, pendant aux épaules de Rurick et Nemira. Le félin ne bougeait pas.

- Pourquoi n'est-il pas au temple !? répondit-il. Où sont Alexandre et Brennus ?

- Danica n'a plus de quoi le soigner ! Le reste peut attendre !

- Bon sang ! Oka ! Va me chercher de quoi faire, tout de suite !

L'argonien ne se fit pas prier. Occupé l'instant précédent à engloutir un morceau de venaison, il venait de se lever, avec une telle brusquerie que les attaches du banc sur lequel il se tenait avaient rompu dans un craquement sonore. Il s'élança d'un pas puissant vers la chambre de Vignar, bousculant et renversant au passage deux nordiques en armure complète comme s'ils ne pesaient rien.

- Allongez-le tout de suite sur le buffet ! s'exclama une voix féminine.

Le vieillard vit avec surprise Danica entrer dans le grand hall, un lourd sac d'herbes et d'outils à la ceinture.

- Vous l'avez entendu ! cria Ja'Hiza. Débarrassez-moi tout ça !

Les guerriers de Jorrvaskr s'écartèrent du banquet comme un seul homme, réunissant choppes, plateaux de victuailles et bourses d'or à la hâte afin de faire de l'espace.
L'argonien revint bientôt de la pièce voisine, les bras chargés de fioles de diverses teintes. Vignar passa à son tour l'entrebâillement de la porte, contemplant avec incrédulité le colosse qui venait de saccager ses quartiers.

- C'est tout ce que j'ai trouvé ! lâcha le lézard en déposant tout au sol. Ça ira ?

Tandis que tous s'activaient à suivre les directives de la prêtresse pour sauver le jeune khajiit, Titus se dirigea vers Fjol d'un pas ferme.

- Alors c'était toi... dit l'impérial d'une voix lente.

Le nordique regarda d'abord le vieillard avec étonnement. Puis, saisissant l'éclat si particulier de son regard et le ton grave de ce dernier, il comprit.

- Oui. Oui, c'était moi.

- Si j'avais su que le lycan dont l'identité nous échappait depuis des mois se cachait juste sous les yeux du Cercle... J'imagine que cette petite opération ne s'est pas montré de tout repos, si même un loup solitaire comme toi en vient à révéler son existence.

- Je ne compte pas me cacher davantage. Et je n'hésiterai pas à le refaire si le besoin s'en faisait sentir.

- Rejoins-moi en bas. Nous et Vilkas, nous avons à parler de certaines choses.

- Et Renji ? Il va s'en sortir ?

- Il s'en tirera, si Danica est à son chevet. Mais nous avons frôlé la catastrophe...

En descendant vers le sous-sol, Titus retint un rictus de colère.

Sans que personne d'autre ne s'en rende compte, Jorrvaskr venait de passer à un cheveu de l'anéantissement.

TheEbonyWarrior TheEbonyWarrior
MP
Niveau 35
17 juin 2021 à 00:46:47

Chapitre 37

Rurick s'élança, armant sa frappe à une vitesse étourdissante.
La lame frôla Renji, qui s'éclipsa sous l'assaut avant de plonger vers le flanc droit du nordique.
D'un vif coup de pied au genou du félin, il coupa net l'élan de ce dernier, qui fut momentanément déséquilibré. Pour autant, il ne battit pas en retraite. Loin de bondir en arrière, il riposta presque immédiatement, visant la gorge. Le jeune Compagnon se détourna juste à temps pour rester indemne, et voulu saisir son adversaire par le col, mais ce dernier chassa son bras d'un puissant revers de pertuisane. Le choc fit vibrer ses os de la main à l'épaule, irradiant son membre d'une brusque douleur. Plein d'une fougue guerrière, il contre-attaqua d'un coup de pommeau. Renji n'avait pas le temps d'esquiver. Il bloqua avec son coude, mais la crosse s'enfonça dans le nerf cubital au niveau de son coude, lui arrachant un cri de douleur.
Profitant du répit, Rurick bondit en arrière. Il massa son propre bras, encore tremblant, et étouffa un juron. Si Renji avait touché son membre avec l'autre extrémité de sa pertuisane, il lui aurait sectionné net au niveau du biceps. Décidément, son camarade était devenu redoutable.

«Camarade ? se corrigea-t-il. Non. Aujourd'hui, Renji est mon ennemi.»

Il effectua un moulinet de son épée, détendit ses cervicales, puis se remit en garde, de profil.
Ce n'était pas la manière dont un nordique se battait. Un véritable guerrier, comme se plaisaient à le dire les anciens, se serait élancé de front, prêt à encaisser un choc direct avec l'adversaire et à contre-attaquer de plus belle. Mais il n'était ici pas question de mourir au combat. Non, il était question de triompher.
Cette fois, ce fut au khajiit de passer à l'offensive. Tenant sa pertuisane à deux mains, il plongea droit sur lui, visant au niveau du torse.

«Facile, pensa-t-il. Athis nous a appris à ne pas frapper trop haut en chargeant, mais c'est exactement ce qu'il fait !»

Avec un sourire, Rurick se pencha légèrement, campé sur ses appuis, déjà focalisé sur son propre coup.
Soudain, alors que la large lame de son opposant semblait prête à fondre sur lui, elle vira brusquement vers la gauche. Le nordique avait anticipé un changement de trajectoire de dernière minute, mais ici, la lame ne se dirigeait pas vers lui. Non, elle allait...
Le choc le cueillit en pleine tempe. À mesure qu'il chutait, le jeune homme comprit que Renji n'avait jamais prévu de toucher avec un assaut aussi prévisible. Le revers avait été rapide et puissant, et l'autre extrémité de sa pertuisane l'avait heurté en plein visage.

Sentant la sphère d'obsidienne enfin dépasser sa mâchoire pour continuer sa course, le nordique réagit. Il avait mal, mais il en faudrait plus. Le temps que le khajiit ramène sa lame à lui, lui était déjà sur pied, prêt à frapper de nouveau. Il taillada le bord du pectoral adverse de la pointe de sa lame, mais le félin avait reculé juste à temps, et s'en tira avec un simple gémissement. Comme prévu, il s'avérait trop rapide pour être défait si aisément.
Engaillardi par sa première frappe réussie, le nordique pressa néanmoins son avantage sur-le-champ, noyant la recrue sous un déluge de frappes. Renji déviait ses coups avec une aisance presque injuste, mais il ne cessa pas d'attaquer, usant de sa position de force pour enchainer sans lui laisser le temps de songer à la moindre forme de riposte.
Celle-ci finit pourtant par venir. Après deux estocs un peu trop énergiques, sa posture s'en retrouva légèrement fragilisée. Le félin passa d'une posture défensive à un angle de soixante-quinze degrés vers le sol, se glissa sous la frappe suivante en un instant, et chargea de toutes ses forces en empoignant le manche de sa hampe. Nettement moins doté en puissance brute que son ami nordique, il pouvait malgré tout capitaliser sur sa vitesse, et avait su efficacement exploiter la première faille venue. Sa vivacité d'esprit était à n'en pas douter un outil tout aussi mortel que l'arme qu'il maniait.

Mais Rurick était loin de se laisser prendre de court de la sorte. Pliant les genoux, il lâcha sa propre épée sans une once d'hésitation, et attrapa la pertuisane en mouvement à deux mains, stoppant net la charge du khajiit. D'un grognement, il cambra le dos, et souleva littéralement Renji en l'air.
Ce dernier, gainé de façon impressionnante, ne chancela même pas une fois hissé à un mètre du sol. Profitant de sa hauteur, il se balança sur son arme à la manière d'un équilibriste, et plongea en arc de cercle vers le nordique, enfonçant ses deux pieds dans son estomac. La force du choc renforcé par l'élan brouilla la vision de ce dernier, dont les appuis chancelèrent sévèrement.
Renji se laissa retomber au sol, avant de saisir son adversaire à bras le corps, l'entrainant au sol. Toutes deux désarmés, les recrues entamèrent une lutte acharnée à base de diverses prises complexes, tentant tant bien que mal de prendre le dessus. Les techniques du félin étaient d'une efficacité redoutable, mais le nordique possédait une force colossale le rendant difficilement maitrisable. S'il parvenait à le renverser, tout était fini, il le savait.

Observant la scène en retrait, Nemira et Athis assistaient avec attention à l'affrontement qui se déroulait. À leur table, deux choppes d'hydromel et une partie de cartes à moitié terminée gisaient sans espoir d'y trouver conclusion, voyant l'intérêt du jeu et de la boisson supplantés par un nouveau passe-temps autrement plus captivant aux yeux des deux Dunmer.
Ils n'étaient d'ailleurs pas les seuls : la table voisine avait également vu ses occupants se détourner de la beuverie pour se pencher vers le duel, et des exclamations enjouées ponctuaient chaque coup ou renversement de situation. Shazam se tenait également là, perché sur son promontoire rocheux, accompagné par la silhouette stoïque mais pas complètement indifférente de Joldir.

- Qu'en penses-tu ? demanda la jeune elfe noire à son ainé.

Athis ne répondit pas tout de suite. Renji avait réussi à entraver Rurick d'une clé de cheville, et se contorsionnait difficilement pour récupérer l'épée que le nordique avait fait tomber, dans l'espoir de mettre fin au combat avant que les coups furieux que ce dernier lui adressait pour se soustraire à son emprise n'aient raison de lui.

- Je dois dire que je suis impressionné, articula finalement l'instructeur. Depuis leur retour, leurs progrès se sont montrés... notables.

Nemira hocha silencieusement du chef. Venant d'un vieux-jeu comme lui, le compliment était de taille. Désormais, les deux recrues s'entrainaient toutes deux avec de vraies armes, et n'hésitaient pas à frapper avec l'intention de toucher leur cible. Bien sûr, ils ne se battaient pas pour tuer, mais l'intensité de leur formation avait définitivement grimpé d'un cran. L'issue de leur mission en compagnie de Ja'Hiza et Fjol n'y était sans doute pas pour rien : il s'agissait d'un échec retentissant à leurs yeux. Car, même si aucun Compagnon n'y était finalement mort, cette défaite ne concernait plus simplement leur ordre : Alexandre et Brennus, alliés de longue date des héros de Jorrvaskr et anciens membres de la guilde des Guerriers de Cyrodii, avaient trouvé une fin des moins enviables. Si Rurick et Renji avaient survécu, c'était exclusivement grâce à la prise de décision rapide et efficace de leurs supérieurs.
La Dunmer serra les dents. S'ils n'avaient été que trois, il était peu probable qu'elle soit rentrée à Jorrvaskr autrement qu'en trainant les deux corps sans vie de ses amis derrière elle... à compter qu'elle-même ait pu s'en tirer.

Au sein de l'ordre, tous partageaient cette impression de semi-victoire qui avait, sur l'ensemble de leurs opérations, coûté la vie à plus d'une dizaine de combattants. Pas un jour ne passait sans que chacun s'interroge sur les raisons de ces pertes. L'ennemi était préparé, bien préparé. Et le souvenir de l'attaque du Lys d'Argent mené par ce Sirius le mois précédent ne faisait qu'accentuer le sentiment d'insécurité qui avait gagné les plus inquiets malgré leurs efforts.

Par chance, tout ceci ne s'était pas révélé vain. Aux yeux du Héraut comme de presque tous les Compagnons, il n'y avait désormais plus de place au doute : quelqu'un, avait des yeux parmi eux, et la chasse aux traitres ne s'était pas fait attendre. Cette dernière allait s'avérer longue et ardue, mais avoir conscience de leur vulnérabilité était l'un des fondamentaux qui leur avait fait défaut par le passé.

En parallèle, le nombre d'attaques de convois marchands ou de voyageurs avait sensiblement chuté dans la région. En adoptant une stratégie agressive, les Compagnons avaient fait passer un message clair : désormais, nul ne pouvait plus agir impunément en Bordeciel, sous peine d'être jeté sous Fort-Dragon dans le meilleur des cas et éviscéré dans le pire.
Et le message s'était propagé comme une traînée de poudre. Depuis Hauteroche, Martelfell et Cyrodiil, des messages d'encouragement et des requêtes avaient fusé des derniers vestiges de la Guilde des Guerriers. D'après les quelques informations que Titus avait daigné leur accorder, ils avaient reçu plusieurs propositions intéressantes susceptibles de remodeler à jamais la structure de leur ordre.
Certes, Vilkas et les membres du groupe de Fjol avaient gardé un souvenir amer des derniers évènements en date, et Rigel s'acharnait jour et nuit à percer à jour l'identité de celui ou ceux qui les avaient infiltré. Mais savoir que leurs efforts n'avaient pas été vains avait permis à la plupart de reprendre du service avec un cœur plus léger.

C'est dans ce contexte partagé entre l'inquiétude et l'espoir que Nemira observait ses amis s'entrainer l'un contre l'autre, chaque matin, notant leurs erreurs et progrès de son regard d'émeraude.
La Dunmer aurait jugé correct de dire que leur vie avait commencé à reprendre son cours. Mais aujourd'hui, un nouveau bouleversement les attendait : en fin d'après-midi, Renji, Rurick et elle-même étaient convoqués par le Héraut.

- Athis. Il est l'heure.

L'elfe noir la jaugea en silence.

- Tu ne t'es guère entrainée, fit-il simplement observer.

- En ai-je vraiment besoin ?

Son mentor ricana.

- Je sais bien que non, mais ne lambine pas pour autant. Très bien, vous pouvez filer. N'oublie pas de leur poser ma question pendant le repas.

Elle hocha la tête, et s'en alla récupérer ses deux camarades gisant au sol, à bout de souffle.

- Allez, déblayez-moi ça, vous deux. Vous vous êtes assez ridiculisés comme ça.

Le duo la dévisagea d'un air révolté.

- Répète un peu, face de Netch ?

Renji pouffa sous la pique lancé par le nordique, mais blêmit dès que Nemira posa un regard glacial sur lui.

- Je vois que cet imbécile de Rurick t'as transmis son déplorable sens de l'humour, dit-elle.

Le khajiit eu un sourire gêné en guise de réponse.

- Qui a gagné, cette fois-ci ?

Le khajiit demeura immobile, tandis que son camarade se renfrogna davantage.

- Je pensais que tu nous observais !

- J'étais perdue dans mes pensées, désolé. Alors ?

- C'est moi qui ai gagné.

Rurick avait bombé le torse d'un air fier. Jusqu'à présent, Renji n'était pas encore parvenu à lui arracher la victoire. Mais chaque fois qu'ils croisaient le fer, sa résilience semblait augmenter, ce qui, au vu du traitement impitoyable de ce dernier, prenait des allures d'exploit.

Ils se dirigèrent dans le grand hall sur les coups de midi, plus désireux d'apaiser la faim que de s'épandre sur leur énième duel. Nemira s'éclipsa vers les cuisines afin de trouver de quoi sustenter les deux recrues, tandis que ces dernières s'effondraient sur la table de banquet, tête dans les coudes. Le khajiit sentait sa tête tourner sous les à-coups du sang battant à ses tempes. Il entrouvrit une paupière ensommeillée, pour contempler la tâche rouge couvrant sa tunique. Cette taillade au pectoral allait peut-être lui laisser une marque s'il n'appliquait pas d'onguent rapidement, mais pour l'heure, il n'avait qu'un bon lit en tête.
Il leva brièvement le menton pour contempler la salle. Cette dernière était assez animée, chose devenue rare ces temps-cis : bon nombre de Compagnons avaient trouvé attache dans les diverses familles et auberges de la ville, et ne passaient plus que pour récupérer leurs contrats. Il aperçut Oka et Zede-Tei se disputer un match de dés, dont l'issue demeurait dissimulée par une pile de plateaux couverts de restes. Les deux frères n'avaient pas grand-chose en commun, mais leur passion pour le jeu et leur esprit de compétition inégalable faisaient exception à la règle. Il n'était pas rare que leurs querelles animent les oreilles des fêtards à la nuit tombée, et la consommation conséquente d'alcool du plus grand des jumeaux n'était pas sans rapport avec leurs confrontations récurrentes.

Le khajiit tendit une main vers son camarade.

- Rurick ?

- Renji ?

- Tu m'as dit que tu avais parlé à Zede-Tei l'autre jour. À quel sujet était-ce ?

- Il voulait me poser des questions sur Nemira, marmonna-t-il sans lever la tête vers lui.

- Tu crois...

- Qu'il est intéressé ? Allons, Renji, la moitié de Jorrvaskr la reluque et l'autre hait les Dunmer. De quel côté penses-tu qu'un argonien puisse-t-il se trouver ?

- S'il éprouve du ressentiment envers les elfes noirs, pourquoi questionner l'un de ses amis ?

- J'en sais trop rien, je l'ai envoyé paitre. Si tu avais vu ses yeux !

- Il t'aurait massacré si vous en étiez venus aux mains... Il paraît qu'il maitrise la magie de glace à un tel niveau que même les nordiques n'y résistent pas.

- Je sais aussi qu'il a une peur bleue d'être réprimandé par le Cercle. Depuis que lui et son frère sont arrivés, ils n'ont que cet objectif en tête. Alors, utiliser un sort sous le toit d'Ysgramor et se mettre à dos tous les vieux traditionnels du coin ? Très peu probable.

Le félin failli rétorquer en citant Rigel pour exemple, mais il s'interrompit à temps. Le Héraut n'était pas dans un état des plus calmes lorsqu'il avait daigné employer la magie, et la recrue n'avait pas réellement pu le questionner à ce sujet. Serait-il possible que tous parmi les Compagnons ignorent le bien-fondé des rumeurs concernant le bréton ?

TheEbonyWarrior TheEbonyWarrior
MP
Niveau 35
17 juin 2021 à 00:48:32

Une autre question le taraudait.

- Tu dis qu'Oka et lui craignent d'être évincé du Cercle. Comment...

Le visage espiègle du nordique surgit d'entre ses bras.

- C'est Njada qui me l'a dit.

Renji ne répondit pas, trop surpris pour rétorquer. Il lui semblait inconcevable que cette brute balafrée aie pour quelconque autre occupation que de hurler sur les recrues ou enfoncer les poings dans les côtes d'Athis. D'un autre côté, il commençait à comprendre que la société nordique fonctionnait de façon aussi communautaire que tout autre qu'il avait pu visiter : Rurick était un de ses pairs, il n'était donc pas illogique que ces dernier aient pu échanger quelques paroles cordiales vu le temps qu'ils avaient passé en ville.

Nemira revint bientôt, les bras chargés de deux bols de ragout et d'une pile de fruits. Elle leur tendit d'un air cérémonieux, haussant un sourcil circonspect en attente de remerciements. Renji accepta gracieusement, mais le nordique refusa d'un hochement d'épaules, avant de se tourner vers sa droite. Son voisin de table était parti sans faire grand-chose de ses victuailles, et le jeune homme rabattit son dévolu sur deux côtes de bœuf, qu'il engloutit sans la moindre once d'hésitation. L'elfe noire soupira, et s'assit à côté du félin sous le regard indisposé de ce dernier. Sans qu'il s'explique pourquoi, l'odeur de la viande lui donnait la nausée depuis quelques temps. Il devrait songer à remédier à cela s'il voulait récupérer correctement, mais le combat avait de toute manière la fâcheuse habitude de lui couper l'appétit... Il jugea que certaines choses pouvaient attendre, et se mit à manger ses fruits en silence.
Leur repas se déroula sans évènement notable. Rurick lui fit une brève leçon sur l'entretien des armes, durant laquelle il s'affaira plus à rester éveillé qu'à réellement tenter de comprendre ce que tentait de lui enseigner son ami. Finalement, le nordique parti en ville, en quête subite de potions de vigueur, et la Dunmer s'empressa de le suivre afin de lui éviter une ruine complète et irrémédiable. Délivré de toute interaction orale, Renji se traina vers le dortoir d'un pas amorphe, et s'endormi presque aussitôt.

Malgré la fatigue, il ne trouva pas le sommeil bien longtemps : une recrue fit irruption dans la chambre moins d'une heure plus tard, et se mit à astiquer ses bottes en fredonnant, faisant du sommeil un réconfort aussi obsédant qu'inaccessible. Au bout d'une dizaine de minutes d'éveil et plusieurs tentatives de se replonger dans le royaume des songes, il réalisa qu'il lui serait tout bonnement impossible de se rendormir tant que l'intru à son confort demeurerait ici. N'y tenant plus, il se redressa d'un seul mouvement brusque, et fusa hors de la pièce, non sans ponctuer son départ d'un regard noir en direction de son camarade de dortoir.

L'air était toujours frais au-dehors, mais la bise glaciale voyait son ardeur entravée par la marque du soleil, trônant roi dans un ciel radieu et sans nuages.

«Pas de neige aujourd'hui, hein...» pensa le khajiit pour lui-même.

Il ne demeura pas immobile bien longtemps : l'odeur de ceux qu'il était venu chercher était forte dans l'air. Une khajiit, et un nordique.

Il n'eut qu'à s'avancer dans la cour d'entraînement pour les entrevoir, à côté d'une pile de fourrures et de sacs de voyage. Fjol et Ja'Hiza se tenaient assis face à face, à même le sol de la zone de tir. L'endroit était d'ordinaire riche en aventuriers venus mettre leur précision à l'épreuve contre les cibles, mais cette fois, un vide respectueux entourait le duo, et les quelques Compagnons présents se tenaient à bonne distance. Visiblement, personne ne souhaitait les déranger pendant leurs préparatifs. À y penser, cela n'avait rien d'étonnant. Même en l'absence de Sheik, la tête de leur groupe, les deux camarades n'étaient pas n'importe qui.

Il s'approcha. La moniale parlait à son camarade d'une voix passionnée, faisant de grands gestes autour d'elle.

- Franchement, tu imagines ? Un instant, ce gros tas était là, pimpant comme un jouvenceau, et le suivant... le noir complet. Il n'y a pas à dire, ce Lys d'argent me semble redoutable !

- Et donc, comment as-tu compris qu'il s'agissait d'un sortilège ? s'enquit le nordique, les lèvres pincées en une mine attentive.

- Sheik m'a raconté une de ses aventures de la Légion. Lorsqu'il servait dans les monts de la Queue de Dragon, à la frontière de Hauteroche, un chaman parjure avait utilisé d'un maléfice similaire. D'après lui, l'escadron entier était tombé comme une nuée de mouches ! Ils n'ont souffert aucune perte, mais le salaud avait filé depuis belle lurette à leur réveil. Visiblement, notre ami n'a pas appris de ses erreurs. Tu pourras te moquer à ta guise lorsque nous l'auront rejoint à Épervine, mais je ne prendrai pas ta défense s'il se met en rogne !

Fjol grogna.

- Tout de même... Coucher une trentaine de guerriers Compagnons comme ça, et à distance par dessus le marché ! Je n'ai vu qu'un seul mage capable d'une telle prouesse parmi les assaillants... Même défait, ce satané masque de fer nous aura bien esquinté.

- Défait, c'est vite dit ! Si l'elfe en avait fini avec lui, nous n'en serions peut-être pas là aujourd'hui...

- Et sans ce même elfe, nous ne serions peut-être pas là tout court.

- Tu n'as pas tort. Je me demande...

La moniale avait interrompu sa phrase. Elle venait de remarquer la recrue, et s'était tournée dans sa direction, le regard plein de surprise.

- Renji ! Viens donc ici ! Je ne t'ai pas croisé depuis, quoi, cinq jours ? J'ai l'impression que cela fait une éternité !

Ne sachant comment réagir, il s'approcha avec déférence.

- Allons bon... Tu as perdu ta langue ? Je ne vais pas te manger, tu sais ?

C'était la première fois qu'il leur adressait véritablement la parole depuis qu'ils étaient revenus de leur expédition. Le simple fait de les voir lui donna presque envie de s'excuser de ne pas avoir été à la hauteur, mais il s'abstint d'aborder le sujet. Rouvrir des blessures encore fraîches pour se donner bonne conscience ne lui ressemblait pas, et il était de toute manière venu leur poser une question bien différente.

- Alors, c'est bien ce qu'on dit... Vous quittez Blancherive ?

Ils se turent un instant.

- On dit vrai, dit Ja'Hiza. Nous partons rejoindre Sheik pour assister le Jarl Siddgeir dans ses affaires. Épervine est une région forestière, bien plus que Blancherive.

- Et de fait, plus de bandits, c'est bien ça ?

Fjol regarda le jeune khajiit d'un air neutre, mais avec une insistance qui suffit à le mettre mal à l'aise. Le nordique avait probablement décelé la pointe de ressentiment flottant dans sa voix.
Sans eux, la vie à Jorrvaskr serait différente. Ils faisaient tous deux partie des membres avec lesquels il s'entendait le mieux, exception faite de Nemira et Rurick. Les voir quitter la région pour ce qui risquait bien de durer des mois le rendait morose.

- C'est exact, répondit finalement le nordique sans se départir de sa mine curieuse. Ils manquent cruellement de main-d'œuvre sur place, avec l'arrivée de l'hiver. Les éboulements font de vrais ravages sur les sentiers marchands à cause de la neige, et le plus gros de leur force armée est occupé à assurer la sécurité des routes principales. Ce qui fait qu'une bonne partie des problèmes auxiliaires restent sans réponse.

- Les gens vous apprécient ici. Pourquoi Rigel n'envoie-t-il pas quelqu'un d'autre ?

- Ce n'est pas lui qui nous dépêche. C'est nous qui avons choisi de rejoindre le gros vert. Il ne s'en sortira pas tout seul, et j'ai bien envie de voir du pays !

- Mais... Et le Cercle ?

Le regard des deux camarades s'assombrit. La moniale dévisagea son ami, puis se retourna vers la recrue.

- La situation a changé. Notre victoire lors de la dernière expédition n'a pas été des plus reluisantes, et le Héraut n'a pas la tête à réunir le conseil dans les conditions actuelles. Quant à Titus, il n'est pas d'un grand secours. Le vieil homme semble préoccupé, mais j'ignore si son inquiétude est liée aux mêmes causes que celles de son successeur. À cela s'ajoute l'inéligibilité de Fjol...

- Quoi ?! Mais pourquoi ?

Le nordique se contenta de siffloter.

- J'ai par inadvertance failli à l'une des conditions essentielles pour se présenter. Je pourrais retenter ma chance, mais pas avant d'être allé régler certaines choses... Certaines choses qui devront attendre le printemps prochain. Alors, tant qu'à faire, autant arpenter un peu Bordeciel et revenir quand le mal du pays nous saisira !

- Une condition essentielle ? Laquelle ?

Le combattant esquiva sa question avant tant d'assurance qu'il failli douter de l'avoir posé à voix haute. À la place, il regarda le khajiit dans les yeux :

- Dis-moi... Tu as passé les dernières années à voyager, je me trompe ?

Renji hocha la tête.

- J'ai quitté Elsweyr quand j'avais... Huit ou neuf ans, peut-être ? Jusqu'à maintenant, je chassais dans Val-Boisé et Cyrodiil. Je ne m'étais pas arrêté aussi longtemps quelque part depuis mon départ.

Le guerrier lui sourit.

- Je suis content que Blancherive et notre petite famille se soient avérés être dignes de toi. J'espère que tu te plais ici ?

Il se trouva pris au dépourvu par la question, et ne laissa échapper qu'un grognement intelligible en guise de réponse. Même s'il avait toujours su que les deux camarades avaient un bon fond, il s'agissait là de la première fois qu'on lui demandait s'il appréciait cette vie.
Il conserva ce silence un instant, observant le duo le dévisager comme pour imprimer cet instant dans sa rétine. Une fois que ce fut chose faite, il hocha du chef d'un air grave.

- Alors... C'est un au revoir ?

- Bah, rit Fjol. Le printemps n'est pas si loin ! Dans cinq lunes, nous serons rentrés avec tant d'histoires qu'il nous en faudra une de plus pour tout raconter !

- Frimeur...

La claque de la moniale résonna contre le crâne chauve du nordique avec un bruit sourd, faisant esquisser un sourire à Renji.

- Ne traine pas trop ! Je crois que le bréton voulait te voir, non ?

- Oui, répondit-il à la féline. J'ai encore une chose à faire avant cela, et je rejoins les autres en bas !

<><><>

À mesure qu'il progressait dans le corridor, le khajiit scrutait les cellules avec attention. Dans son dos, la pertuisane battait contre l'arceau métallique de sa botte avec un cliquetis régulier, portant l'annonce de sa venue jusque dans les confins obscurs du donjon.
Les geôles de Fort-Dragon étaient aussi inhospitalières que le palais les surplombant n'était somptueux. Les murs humides et dévorés par la mousse semblaient se refermer sur lui, avides de visiteurs, car l'entité caverneuse n'accueillait pas grand monde durant l'hiver. Avec le froid, les villes fermaient leurs portes à la plupart des activités commerçantes, et nul Jarl ne souhaitait nourrir un captif supplémentaire quand certains honnêtes travailleurs peinaient à subvenir à leurs besoins. Les malfrats étaient tués, ou laissés pour mort dans la nature, où les bêtes de la saison froide se chargeaient d'eux. Seul les prisonniers d'importance capitale étaient gardés dans le donjon, et ces derniers devaient actuellement se compter sur les doigts d'une main.

En conséquence, le khajiit n'avait jusqu'à maintenant trouvé que des cellules vides, comme si la vie avait bel et bien déserté cet endroit. Lorsqu'il était entré, les gardes ne lui avaient même pas demandé qui il était, et avaient pointé du doigt l'aile gauche de la prison sans dire un mot. Même s'il ne s'agissait que de sa seconde visite, l'objet de la venue d'un Compagnon ne laissait aucun doute quant à l'identité du captif recherché.
D'une main, il caressait pensivement le pourtour de sa gorge, sur laquelle trônait encore la marque que lui avait laissé le bandit. Cette dernière n'avait pas disparu, et collerait probablement à sa peau comme la marque de son cuisant échec jusqu'à la fin de ses jours.

La recrue sursauta quand un son de toux secoua le silence guttural du couloir, quelques mètres plus loin. Cela venait d'une cellule. Il s'approcha, prudent.

- Frognir ?

L'homme ne répondit pas. Et, s'il n'avait pas relevé une paire d'yeux hagards vers lui, le khajiit aurait probablement crû s'être trompé tant le prisonnier avait changé.

Son visage ressemblait plus au sol d'un champ retourné qu'à l'adversaire que la recrue avait connu. Son nez, enflé comme un fruit trop mûr, paraissait avoir été brisé et remis en place à de multiples reprises. Son crâne était couvert de coutures, par-dessus lesquelles des mèches de cheveux poisseux à moitié rasés s'emmêlaient comme un nid de serpents en décomposition. Sa lèvre supérieure était fendue en tant d'endroits qu'elle faisait disparaitre l'ombre de sa voisine dans un amas de croutes noirâtres. Et, au milieu de cette vision funèbre, ses yeux bleus perçaient deux poches de chair violacée, vacillant comme s'ils parvenaient à peine à contenir l'âme de celui qui les possédait.
Dans ses pupilles, seul l'éclat d'une joie malsaine suffisait à assurer Renji qu'il avait bien en face de lui l'un des malfrats les plus recherchés de la région.

- Alors ? Tu es finalement venu te repaître de ma misère ? Fais donc à ta guise !

Renji ne frissonna même pas en entendant ce timbre si particulier qui hantait pourtant ses nuits seulement quelques mois auparavant : sa stupeur était trop grande.

- Frognir ? Que t'est-il arrivé ?

Le nordique ricana, puis cracha dans sa direction. Il se tenait prostré dans un coin de sa cellule, un bras posé sur le genou. Le second semblait déboité au niveau de l'épaule.

- Rigel, voilà ce qui m'est arrivé. Votre grand Héraut, dans toute sa bienséante splendeur !

Le khajiit plissa les yeux, tentant de déterminer s'il disait la vérité. De toute évidence, ce dernier n'avait aucun intérêt à mentir.

- Il vous interroge, dit-il finalement.

Un sourire sinistre vint assombrir le visage de Frognir.

- Oh, alors c'est ce qu'il vous dit ? Qu'il "m'interroge" ? Ne me fais pas rire, gamin. Il vient plus ici pour se défouler que pour questionner qui que ce soit. Il sait très bien que je ne parlerai pas.

- Vous êtes un monstre. Vous n'aurez pas ma pitié.

- Talos soit loué ! As-tu d'autres réconfortantes pensées à me communiquer avant de repartir la queue entre les pattes ?

Il ne répondit pas immédiatement. Une part de lui souhaitait simplement entrer dans la cellule et lui planter sa pertuisane dans le corps pour venger les souffrances qu'il avait infligé à lui et les siens. Une autre désirait fuir, loin des geôles du fort, et ne plus entendre parler de l'existence du nordique. Mais une dernière souhaitait savoir...

- Depuis quand vient-il vous rendre visite ?

- Qu'est-ce que ça peut te faire ?

- Ça ne me fait rien. Je veux juste savoir.

- Il passe tous les deux jours, quelque chose comme ça. Tu devrais le voir quand il entre, tout pimpant devant les gardes ! L'étoffe d'un vrai guerrier ! Puis, après ses petites courbettes magnanimes, il redevient celui qu'il a toujours été. Un bourreau. Un meurtrier. Un déserteur.

Message édité le 17 juin 2021 à 00:51:16 par TheEbonyWarrior
TheEbonyWarrior TheEbonyWarrior
MP
Niveau 35
17 juin 2021 à 00:52:39

Renji tiqua.

- Les termes que vous employez semblent étrangement vous correspondre.

- Et penses-tu que cela soit dû au hasard ? Rigel et moi sommes bien plus comparables que ses petits soldats ne peuvent l'imaginer. Et cela ne s'arrête pas aux têtes pensantes de votre ordre décrépit... Toi aussi, tu es comme moi.

- Vos parallèles fumeux ne m'impressionnent pas. Nous n'avons rien en commun, parce que nous, les Compagnons, nous évertuons à protéger ce que vous essayez de détruire.

- Protéger ? Et comment vous y prenez-vous ? En nous tuant, je me trompe ? On nous paye pour faire des choses. On vous paye pour faire les mêmes choses. Quelle différence cela fait-il ?

- Nous ne sommes pas des assassins. Nous ne massacrons pas d'innocents.

- De quels innocents me parles-tu donc ? Des recrues, réunies à la va-vite sans que personne ne se soucie d'où elles viennent et ce qu'elles ont fait de leur vie ? De Joldir et de son frère, promptement envoyés à la mort par votre grand chef en toute connaissance de cause ?

- Si vous n'aviez pas été là, les choses auraient été différentes.

- Oh, mais j'étais là, vois-tu. Et cela n'a été possible que parce que des soi-disant vétérans m'ont laissé vous infiltrer sans se soucier du sort des victimes que j'aurais été forcé de causer pour sauver ma peau. D'ailleurs, comment va Joldir ? Profite-t-il du deuil de son cher frère ?

- Une minute. Comment savez vous qu'il est en vie ?

Le sourire que le nordique esquissa lui glaça le sang.

- Vous avez fait exprès de l'épargner, souffla Renji, interdit.

- Bien. Tu n'es pas aussi candide que tu en as l'air. Serais-tu devenu un homme depuis notre dernière rencontre ?

Une rage froide envahi le jeune félin, éclipsant jusqu'à l'inconfort qui le tenait à distance de la cellule. Cet homme était le mal incarné. Et soudain, toute la crainte qu'il ressentait envers le captif se mua en ressentiment. Il s'agrippa aux barreaux pour glisser y son visage, déformé par la colère.

- Tout ça pour le voir agoniser... Et vous attendez de moi que je reconnaisse une quelconque ressemblance entre vous et les Compagnons ? Vous êtes une ordure, Frognir, et vous méritez chaque seconde de votre sort.

Cette fois, le captif explosa.

- ET RIGEL, ALORS !? Je parie qu'il se fout bien de savoir à quel point le malheureux doit souffrir ! L'as-tu déjà vu, une fois, rien qu'une fois, prendre de ses nouvelles ? L'as-tu déjà remarqué au chevet des malades, autrement que pour exiger quelque chose d'eux ? Franchement... tu as beau voir la nuit comme en plein jour grâce à tes sens, tu restes un chaton aveugle ! Tout ce qui compte pour lui est de tuer ! Il ne dirige ses coups vers les hors-la-loi que pour se donner bonne conscience, car la misérable enveloppe qu'il arbore fièrement devant les Compagnons n'abrite qu'une bête assoiffée de violence !

- Vous n'avez aucune preuve de cela !

Le nordique voulu rire, mais une quinte de toux lui déchira la voix, précipitant ce dernier face contre terre. Dans l'obscurité moite de la prison, le reflet fugace d'un filet de sang quitta la commissure de ses lèvres enflées pour s'écouler au sol, avant de se volatiliser dans les fissures de la pierre.
De toute évidence, le Héraut n'y était pas allé de main morte. Intérieurement, le khajiit ne put s'empêcher de se questionner devant cette vision grotesque : aussi abjecte et méprisable soit cet homme, pourquoi s'acharner à le tourmenter s'il ne parlait pas ?

Il lui fallu plusieurs secondes pour reprendre son souffle, mais il reprit presque aussitôt.

- Et... et pourtant si... Vois-tu, cette cellule fut un jour la sienne. C'est même sur sa demande qu'ils m'y ont déplacé... Une geôle parfaitement adaptée aux anciens Sombrages.

- Aux... Sombrages ?

Renji ne savait plus quoi penser de cet échange. Il était venu dire à son ancien adversaire que le traumatisme était passé, qu'il ne le craignait plus. Mais il se retrouvait là, immobile, en proie à un mélange de haine, et de curiosité qu'il ne savait comment assouvir. Était-ce là le dilemme auquel le Héraut était confronté lorsqu'il venait ici ? Était-il partagé entre sa volonté de le tuer et son besoin de le maintenir en vie pour l'interroger ?

- C'est un secret bien gardé, dit Frognir, mais il n'est pas étonnant que tu n'en saches rien. Rigel s'en cache comme s'il en avait honte, mais il ne peut fuir son passé. C'est en tant que soldat de l'armée d'Ulfric qu'il est entré en ville. De force, lors de la bataille de Blancherive... puis sous les fers, après notre défaite cuisante aux mains des Impériaux.

La recrue ne dit rien. L'intuition qu'il avait eut se confirmait : les deux hommes se connaissaient, et apprendre qu'ils avaient servi dans la même armée durant la guerre civile expliquait beaucoup de choses. Beaucoup... mais pas toutes.

- Il est devenu Héraut des Compagnons. Pendant ce temps, vous êtes devenu membre d'une organisation criminelle, et vous-

- Criminelle ? Laisse moi rire, Renji. Les Libérateurs, la main d'argent, le Lys... Nous sommes des nordiques, et contrairement à ce ridicule semblant de tradition que vous faites mine d'honorer à Jorrvaskr, nous respectons réellement les voies de nos ancêtres.

- Qu'y a-t-il d'honorable à incendier des moulins et massacrer des fermiers ? Est-ce là la tradition nordique dont vous êtes si fier ?

- Oh, mais cela a toujours été ainsi ! Depuis que les elfes nous ont chassé de Saarthal en nous montrant que seul le plus fort écrivait l'histoire, le message est passé : si tu veux quelque chose, il te faut le prendre, mon garçon. Que ce soit de gré ou de force, quitte à violer, tuer, piétiner ou trahir ! C'est ainsi que vivent les hommes d'Atmora !

- Peut-être suis-je en train de me méprendre au sujet des nordiques, mais je pense qu'Ysgramor aurait sans doute honte de vous entendre dire cela.

- C'est peut-être vrai. Mais regarde-les. Kodlak, Titus et Rigel pensent peut-être que pactiser avec des démons ou bafouer le code d'Ysgramor pour maintenir leur ordre à flot est une solution... Grand bien leur fasse ! Nous les crèverons comme les chiens galeux qu'ils sont, avant de mettre feu à votre bicoque ternie par des lustres d'hérésie ! Et alors seulement, tous comprendront que les sacrifices que les Libérateurs voulaient vous imposer permettent en réalité d'amorcer une paix durable.

- La paix, c'est justement ce que nous essayons de maintenir. Et, quand nous vous aurons traqué jusqu'au dernier, tout sera en ordre.

Soudain, Frognir se leva d'un bond étonnamment souple, puis se jeta vers la grille. Le khajiit sauta en arrière, surpris, puis s'immobilisa.
Le captif avait collé son visage devant les barreau, et le dévisageait fixement. Ses yeux étaient injectés de sang.

- Combien de fois devrai-je te le dire? haleta-t-il, visiblement épuisé par ce bref effort. Ce que Rigel veut, ce n'est pas la paix. C'est la guerre. Sitôt qu'il aura réglé notre cas, il se jettera dans la mêlée, plus fort, plus grand, plus loin. Hauteroche ? Cyrodiil ? Peu importe, il mènera le combat là où bat le sang d'un être vivant qui ne partage pas ses convictions. Et quand il aura fini, il passera à la région suivante, puis la suivante, et encore celle d'après !

Renji recula d'un pas supplémentaire, décontenancé. Concernant les futures opérations de Cyrodiil, les prédictions du nordique étaient correctes.

- Et pourquoi ? repris Frognir. Pourquoi ne s'arrête-t-il pas ? Parce que tout ce qu'il désire, c'est d'entendre les hurlements de douleur, de sentir l'odeur des viscères et de plonger sa lame dans le cœur d'un mourant suppliant, comme lorsque nous et son frère Sirius servions dans le bataillon d'Ulfric !

Et la recrue compris. Sirius. Brusquement, les souvenirs affluèrent dans sa mémoire. Le visage de Rigel, déformé par l'angoisse en entendant ce nom durant l'attaque. Son insistance presque hystérique, alors qu'il le questionnait dans les dortoirs de Jorrvaskr. L'attitude nonchalante du dirigeant des assaillants, qui semblait presque... attendre quelqu'un lors de son assaut.
Sirius... Le chef du Lys d'argent était le frère de son Héraut. Même sans preuve, cela lui apparut soudain comme une évidence. Savoir que Frognir avait côtoyé Rigel expliquait des choses... mais cela en expliquait trop.

Depuis sa geôle sombre, le nordique semblait jubiler devant son incertitude. Il souriait grand, révélant l'émail rougi de ses dents fêlées par les coups de Rigel. Si la douleur devait déchirer son corps au moindre mouvement, il n'en montrait rien. Rien, sauf ce rictus malsain, qui s'agrandissait de seconde en seconde, et semblait maintenant dépasser le cadre de sa simple personne pour venir ramper sur le sol jusqu'aux pieds de la recrue.

- Ton idole est un homme brisé ! poursuivit-il d'un ton extatique. Sa vie n'est que souffrance et remord, jour après jour, et savoir qu'il ne pourra jamais m'infliger une souffrance aussi grande que celle qu'il ressent le plonge dans une rage encore plus misérable ! Regarde la vérité en face, Renji !

- Ne m'appelle pas comme ça !

Le simple fait d'entendre son nom prononcé de la bouche de cet homme lui paraissait salissant. Il était entré ici plein de certitudes, et voilà que les fondations en lesquelles il croyait s'effondraient les unes après les autres.

- Tu sais, je vais te dire une chose ! Quand cet enfoiré de bréton se pavane devant Balgruuf et les autres, il semble intouchable, mais ce n'est qu'une coquille vide ! Et quand, après m'avoir battu à sang comme une enclume, il réalise que je crèverais avant d'avoir dit un mot, la terreur le reprend ! Il vient ici en se persuadant qu'affronter son passé fera de lui un homme nouveau, mais la simple existence de Sirius l'empêche de dormir le soir ! Alors il crie, il crie à la lune comme le chien qu'il est, espérant qu'une âme en peine viendra lui apporter la délivrance de la mort !

Désormais, le nordique hurlait presque. Les tendons de sa gorge ornaient son cou de saillies vibrant au rythme de sa voix, dont l'écho résonnait avec une puissance dévastatrice contre les parois du donjon.

- Il pense se défouler en venant ici, mais ce n'est plus lui qui s'amuse ! C'est moi ! La détresse qui envahi chaque pore de ce putain de traitre est la seule raison qui fait que je ne me suis pas encore ôté la vie dans cette cellule ! Parce que voir qu'il existe un être aussi pitoyable à la surface de Mundus est une farce des plus délicieuses ! PARCE QUE SA SOUFFRANCE M'EXTASIE !!!

Renji tourna les talons et s'en alla dans le corridor de la prison, presque en courant. Deux gardes arrivèrent face à lui.

- Qu'est-ce qui se passe ? On a entendu des cris !

Le khajiit allait répondre, mais un violent bruit de feraille retentit derrière lui, au bout du couloir. Presque aussitôt, un second résonna, difficilement déterminable du premier, suivit d'un éclat de rire rauque.

- Par Mara, cet enfoiré est devenu complètement fou ! Il va se briser le crâne contre les barreaux !

Les deux matons s'élancèrent dans le noir pour calmer le forcené, tandis que le félin reprenait sa route, ne se concentrant que sur la lueur de l'entrée droit devant lui.

Autrefois, il avait eut peur de Frognir pour l'ennemi qu'il représentait. Mais désormais, c'était sans doute l'âme qui se cachait derrière son sourire malade qui le terrorisait le plus.

Lorkhaj Lorkhaj
MP
Niveau 35
20 juin 2021 à 16:24:55

Du coup :hap:

Gros retour de motivation en ce moment, je vous avoue que je comptais sur un recton complet de ma fic avec l'E3 2021 et une annonce concernant TESVI, ce qui me déprimait un peu.
Mais finalement, pas d'annonce, mes vacances d'été qui s'annoncent plutôt libres en temps, et mon meilleur pote avec qui je dilue mes journées dans League of Legends part pendant un an à l'étranger, ce qui va me permettre de convertir pas mal de temps de jeu en écriture.

Enfin, j'estime que mon histoire vaut la peine d'être racontée (et fuck les retcon, c'est pas ça qui va me décourager surtout dans un univers à la réalité aussi flexible que les Elder Scrolls), et le dernier chapitre sorti est plus ou moins le dernier où j'étais en improvisation partielle.
Vous l'avez compris, à partir de maintenant TOUS les chapitres jusqu'au 50/60 seront d'anciens chapitres (dont je vais évidemment améliorer la forme et auxquels je vais ajouter des éléments pour que les évènements collent aux modifications que j'ai réalisé jusque là).

J'ai donc hâte de pouvoir vous bombarder de chapitres (non, on sait très bien que je vais trainer MAIS BON :noel:). Pour tous ceux qui suivaient la fic d'origine, après 3 longues années, votre attente touche (presque) à sa fin, on va arriver à du nouveau contenu et à des choses que je voulais vous montrer depuis un moment :fete:

À très vite pour le 38 :up:

Message édité le 20 juin 2021 à 16:26:22 par Lorkhaj
TheEbonyWarrior TheEbonyWarrior
MP
Niveau 35
27 juillet 2021 à 15:21:22

Chapitre 38 bouclé, chapitre 39 en finalisation :ok:

EsZanN EsZanN
MP
Niveau 26
06 août 2021 à 01:41:54

Je up

TheEbonyWarrior TheEbonyWarrior
MP
Niveau 35
14 octobre 2021 à 17:37:40

Bon vous avez été sages, je vous en met trois :hap:

TheEbonyWarrior TheEbonyWarrior
MP
Niveau 35
14 octobre 2021 à 17:47:44

Chapitre 38

Les trois recrues longèrent le couloir et pénétrèrent dans la pièce, où les attendait Rigel. Le bréton était assis à son bureau, sirotant une corne d'hydromel en arborant une mine sérieuse.

En entrant, ils se trouvèrent nez-à-nez avec Titus, qui se tenait adossé au mur de gauche, juste à côté de la porte.
De par son âge et son calme omniprésent, il semblait presque juste de dire que le vieillard faisait partie du mobilier tant ce dernier paraissait pouvoir surgir d'à peu près n'importe où dans l'enceinte de Jorrvaskr. Évidemment, aucun membre du trio ne formula cette pensée singulière à haute voix. À force de les voir ensemble, le Héraut et son prédécesseur semblait presque ne former qu'un, et il était à peu près certain qu'ils n'étaient pas venus ici pour échanger des plaisanteries.

Rigel posa sa boisson, essuya une traînée de mousse de la comissure de ses lèvres d'un revers de main, puis leva les yeux dans leur direction.

- Comment allez-vous ? demanda-t-il d'une voix calme. Vous pratiquez régulièrement, j'espère ?

- Rurick est un peu rude à l'entraînement, répondit le khajiit avec un sourire, mais tout va bien.

Titus sourit à son tour.

- Parfait. Cela tombe au mieux, car vous allez devoir mettre les répétitions de côté pendant un moment...

- Enfin ! bondit Rurick. Si vous saviez depuis combien de temps je...

- Laisse-le finir, maugréa Nemira en secouant la tête.

Rigel marqua une pause pour dévisager les trois camarades.

- Vilkas est passé nous voir tout à l'heure. Après concertation, nous avons convenu de lancer l'assaut sur le campement de la Souche Dormante, au Nord, là où nous avons perdu son groupe il y a quinze jours. Tout se jouera pendant la nuit de Sundas, cette semaine.

Le trio adopta un silence perplexe.

- L'assaut ? fit finalement Renji. Vous voulez dire que...

Le Héraut acquiesça.

- Nous avons décidé de sortir le grand jeu, oui. Un coup fatal, porté droit au cœur de l'ennemi.

- N'est-ce pas risqué ? hasarda la Dunmer. Déplacer un grand groupe risque de les alerter. Ils auront sans doute des renforts, cette fois-ci.

- Je compte bien dessus.

Devant l'air circonspect des recrues, un rictus amusé parcouru le visage pâle du bréton.

- Contrairement à nos petites visites de courtoisie de la dernière fois, nous n'attaquerons pas en groupes réduits, mais avec la plupart de nos membres. De plus, nous emprunterons quelques troupes aux chatelleries voisines. Nous serons à la tête de trois cent hommes, peut-être un peu plus. Pendant l'assaut, une quarantaine de Compagnons et de gardes resteront ici, afin de défendre la ville d'une éventuelle attaque. Le reste partira avec nous.

- Et vous, vous allez nous accompagner, compléta le vieillard.

- Une minute. Vous comptez nous envoyer sur le front ?

Titus fit passer une main le long de son interminable barbiche, puis secoua la tête.

- Soyez sans crainte, vous avez peu de chances de tomber sur un vétéran là où nous vous envoyons.

La mention de Sirius mit Renji mal à l'aise durant un instant. Il revit le visage tuméfié de Frognir, puis regarda la main de Rigel, fermement ancrée autour de son hydromel. Ces poings bienveillants étaient-ils réellement capables d'infliger de telles choses à un homme par simple désir de vengeance ?
Ses camarades ne relevèrent pas ce détail, mais Rurick semblait également mal à l'aise. Après quelques regards hésitants à ses deux amis, le nordique s'avança d'un pas.

- Je ne comprends pas. Pourquoi nous écarter ainsi du combat principal ? Nous avons plus que prouvé nos capacités !

La carrure du jeune homme était déjà impressionnante à son arrivée en ville, mais il avait encore grandi depuis. Désormais, il était presque aussi grand que Rigel, et deux fois plus épais que Titus. Pourtant, un regard sévère de l'impérial suffit à le faire taire presque immédiatement.

- Toi, tu as surtout démontré une aptitude hors du commun à désobéir, grinça-t-il d'un ton réprobateur. Si tu n'avais pas bénéficié d'une chance insolente en tombant sur Fjol, tu serais mort à l'heure qu'il est.

Le nordique garda le silence, l'air amer.

- Il y aura beaucoup des notres sur le front, poursuivit Rigel. Votre amie Dunmer a parfaitement raison : je ne peux pas vous impliquer dans une bataille rangée sans préparation conséquente, et le temps nous fait clairement défaut ici. D'un autre côté, je ne peux pas non plus vous clouer ici à compter les mouches pendant que l'action se déroule. D'autant plus que Balgruuf ne me laisserait jamais confier la garde de la cité à des adolescents. Il y a une différence entre chasser des loups et défendre les murailles d'une ville, et même les plus aptes guerriers n'ont pas toujours su mener à bien cette difficile tâche... Comme vous avez pu le voir avec le défunt commandant Caïus.

Renji hocha la tête. Leur explication faisait sens. Et, contrairement à Rurick, rester loin des grandes batailles lui convenait parfaitement. Après tout, comment jouer de son agilité ou de sa discrétion au sein d'une mêlée générale où la mort pouvait surgir de n'importe quel côté ? Si un guerrier de la trempe de leurs derniers adversaires obtenait l'effet de surprise sur l'un d'entre eux, tout était fini.

Il regarda Rigel. Le bréton n'avait pas bougé d'un centimètre, si ce n'était le trajet que répétait à l'identique son avant bras chaque fois qu'il venait porter sa corne d'hydromel à ses lèvres. Chacun de ses gestes semblait calculé au millimètre près, en une infaillible machinerie de muscles et de tendons n'autorisant pas la moindre perspective d'erreur.

Le khajiit avait passé le plus clair de sa vie à errer de village en village en subsistant grâce à la chasse. En Val-Boisé, il avait même pu recevoir les enseignements de quelques maitres chasseurs concernant l'anatomie animale, ce qui lui avait valu de s'améliorer considérablement malgré son jeune âge à l'époque. La musculature, les articulations et les façons de dépecer un chevreuil ou un cerf n'avaient plus pour lui le moindre secret... et ce savoir n'était pas sans utilité au combat. Une fois que l'on savait quel muscles et quel tendons permettaient à une main de se refermer autour du manche d'une hache, il devenait bien plus aisé de désarmer son adversaire.
Mais chez le bréton, quelque chose l'avait toujours chiffonné. Là où il avait pu remarquer une multitude de différences entre les mouvements de ses congénères humanoïdes et ceux des animaux qu'il avait chassé, tout s'effondrait face au Héraut.

En voyant breuvage du guerrier faire des allers-retours entre sa table et son visage, la recrue parvenait enfin à mettre le doigt dessus. Ses biceps ne gonflaient pas lorsqu'il levait le bras. Ses épaules, en revanche, se dotaient d'un volume impressionant. Presque... comme un quadrupède. Rigel ne se comportait pas comme un humain. Non, il se mouvait avec une aisance presque prédatrice, dans une série de mouvements rappelant plus ceux d'une bête que d'un combattant.

Il n'avait encore jamais vu le Héraut à l'œuvre, mais il ne faisait aucun doute que son corps était un outil d'une précision mortelle. Son instinct le lui disait : son style de combat était tout sauf ordinaire, mais il devait être terriblement efficace. Car en dépit de son jeune âge, il était unanimement reconnu comme l'un des guerriers les plus expérimentés et les plus dangereux de Jorrvaskr.

Le félin s'éclaircit les pensées en secouant la tête. Il devait rester concentrer sur la situation présente.
Il s'avança à son tour dans la salle, rejoignant le niveau de Rurick.

- Alors, quel rôle jouerons-nous ?

L'homme eut un sourire en le regardant. Son trouble ne lui avait visiblement pas échappé. Cependant, il ne dit rien, et hocha la tête d'un air satisfait, comme s'il espérait que la question soit venue de lui.

- Vous partirez vers le Nord, comme nous. Mais votre mission sera un peu différente de la nôtre. Vous voyez, le Cercle soupçonne la présence de vastes galeries souterraines dans les environs du campement. Vilkas devait s'en assurer après avoir nettoyé l'endroit, mais la tournure des évènements ne lui en a pas donné l'occasion. Malgré tout, ses indications nous ont permis de faire de bonnes estimations. Votre rôle consistera à dénicher ces galeries, à les explorer autant que possible, mais surtout à trouver un moyen de les condamner pour empêcher la retraite de l'ennemi.

- Alors, nous aurons droit à un peu d'action ? demanda le jeune nordique, une lueur d'espoir dans le regard.

- Oui, sans doute. Le gros de leurs troupes devrait être prêt au combat lorsque nous lancerons l'assaut, mais il est probable que leurs éclaireurs soient présents dans les sous-sol pour mener leur fuite. Et même si vous ne croisez pas âme qui vive sur le trajet, la région regorge de cairns et de vieilles ruines. Il y a peu de doute quant au type de lieu par lequel vous allez devoir vous faufiler.

- Vous aurez droit à votre lot de morts-vivants, il faut croire, fit Titus en riant de manière lugubre. J'espère que vous n'avez pas de problème avec la poussière et les vieux os ! Enfin, avec moi, vous devez déjà avoir l'habitude !

Imperturbable, Rigel leva sa corne.

- Ce sera tout. Nous vous ferons signe quand tout sera prêt, vous pouvez vaquer à vos occupations d'ici-là à condition de ne pas vous blesser. Des questions ?

- Une seule.

Le bréton dévisagea Nemira.

- Je t'écoute.

- Trois cents hommes. Cela n'est-il pas un peu excessif pour un campement de quelques dizaines ?

Il ne dit rien, et fit tourner son brevage dans son récipient durant quelques secondes, le regard perdu dans le lointain. Quand il reporta son attention sur l'elfe, ses yeux étaient durs et son ton catégorique.

- Ils seront plus.

- Pourquoi pensez-vous cela ?

- Je ne pense pas, vois-tu. Je sais. Je sais, parce qu'ils savent.

- Alors, ces histoires de traître étaient bien fondées... murmura Rurick. Vous savez de qui il s'agit ?

- Je sais avec certitude qu'il ne s'agit pas de vous trois, et c'est tout ce que vous saurez pour le moment. Le Héraut n'est pas habilité à donner des ordres aux autres Compagnons sans l'aval du Cercle, mais soyons clairs sur le fait que vous avez la formelle interdiction de parler du contenu de cette entrevue à qui que ce soit. Sinon... Eh bien, vous ne parlerez pas de toute façon, alors pas besoin d'aborder des sujets plus macabres, hmm ?

Le sourire affable du bréton ne suffit pas à empêcher les trois amis de déglutir. Ce n'était pas réellement une menace, mais savoir que ce que leur interlocuteur réservait à ceux qui trahissait sa confiance faisait probablement partie des choses qu'ils étaient le moins pressés de découvrir.

Sans attendre, le guerrier conclut :

- Pour résumer, l'ennemi est au courant que nous allons frapper, mais ils ne savent pas où ni quand tant que l'information n'aura pas parcouru nos rangs. Nous allons utiliser cela à notre avantage. Les autres pensent que nous nous rendons à l'est, en direction des plaines, mais nous allons bifurquer en cours de route. Lorsque l'information de nos plans exacts fuitera, parce qu'elle le fera immanquablement, ces ordures n'auront pas le temps de se préparer correctement. Nous nous attendons néanmoins à des renforts conséquents... croyez-moi quand je vous dit qu'ils ne resterons certainement pas les bras croisés. D'où les trois cent hommes.

Titus et lui échangèrent un regard entendu, avant que l'impérial ne hoche la tête. D'un geste du bras, il leur indiqua le couloir du dortoir.

- Puisque tout ceci semble avoir été éclairci, nous vous libérons !

Les trois amis profitèrent de cette sommaire invitation à décamper, et sortirent profiter de la fin de journée.

Quand ils furent de nouveaux seuls à seuls, le vieillard ferma doucement la porte, puis vint s'adosser à côté de son Héraut.

- Il est rare de te voir prendre autant de risques.

Le bréton lui tendit son alcool sans rien dire. Titus vida la corne d'une traite, puis la reposa sur la table.

- Tu penses que c'était une bonne chose de les prévenir ?

Rigel fit craquer les articulations de sa nuque en soupirant.

- Je fais confiance à la jeunesse. Ce sont les recrues les plus prometteuses que nous ayons eut depuis un moment.

- Ils ne sont même pas là depuis six mois. Et ils ont à peine survécu à la dernière mission.

- Ils ont survécu à mon frère. C'est plus que ce dont beaucoup peuvent se vanter. Et puis, laisser un Orphelin dans le flou ne ferait que nous desservir.

Au départ des recrues, le regard de Rigel s'était fait plus sérieux. Désormais, il était dur comme l'acier. Les sourcils froncés en une expression impénétrable, il fixait la porte par laquelle le trio les avait quitté.

- Je dois à tout prix le garder éloigné de la guerre, murmura-t-il. Plus ils en sauront lui et ses amis, moins ils seront susceptibles de désobéir ou de prendre des risques inconsidérés. C'est ce qui est arrivé au camp où ils ont trouvé Shazam, et c'est aussi ce qui s'est produit la dernière fois. Je ne reproduirai pas cette erreur.

Un rire caverneux souleva la poitrine de l'impérial.

- Les tenir dans la confidence pour solliciter artificiellement leur sens du devoir... Tiens-tu cela de ton père ?

- Assez de boutades, mon vieil ami. Tu es mal placé pour me faire la leçon après ce qui s'est passé avec Vilkas.

Un court silence se fit chez l'homme. Toute l'habitude du monde ne rendait pas le mensonge facile pour autant lorsqu'il s'agissait de l'employer envers un frère d'armes.

- Je ne pouvais pas lui révéler toute la vérité. Pas quand il s'agit de Sarthaal, cela ne ferait que le tourmenter inutilement.

- Je le sais bien. Ce fardeau a emporté Kodlak Blancrin, il serait malhereux de voir son pupille y succomber à son tour.

- De nous tous, il est probablement celui qui lui ressemble le plus. Il est fort, sage... et empreint de tristesse. Faisons en sorte de ne pas ajouter un regret de plus à la longue liste de ceux qui le hantent.

- De toute manière, l'histoire entre cet étrange livre et Shazam ne nous explique ni ce qu'il s'est passé dans ces ruines, ni ce que ce foutu érudit cherchait réellement lors de notre première expédition.

- Ne penses-tu pas qu'il pourrait avoir été à la recherche de ce même artefact ?

- C'est impossible. Le bras de notre forgeron a littéralement disparu en le touchant. L'ouvrage devait regorger d'une énergie magique incommensurable pour produire une telle réaction. Certainement, un arcaniste ne serait pas passé à côté d'une telle chose s'il en avait eut connaissance. D'autant plus que la pièce dans laquelle Shazam a rejoint Névérar n'était pas situé dans la même section des ruines que celle que nous avions initialement fouillé...

- Le mystère s'épaissit... Peut-être qu'un peu d'hydromel nous aidera à y voir plus clair ?

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Niveau 35
14 octobre 2021 à 17:48:57

Sorti de nulle part, un fût venait de surgir d'entre les mains du vice-Héraut.

Rigel tendit sa corne, pensif.

- Peut-être, Titus... Ou peut-être nous aidera-t-il à oublier toute cette histoire. Parfois, je me demande s'il ne vaudrait pas mieux...

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Sans surprise, la décision de Rurick et Renji s'était portée sur la Jument Pavoisée, et les efforts de la Dunmer afin de les dissuader de fêter leur nouveau contrat avaient tourné court.
Au fil des semaines et des mois, la taverne était rapidement devenue leur lieu de rendez-vous favori, et ils s'y retrouvaient toutes les semaines pour y dépenser une partie de leur salaire durement acquis.

À peine avaient-ils pénétré dans l'intérieur chaleureux de l'auberge que Dresnil, la serveuse, vint prendre leur commande.
Rurick et Nemira taquinaient souvent le khajiit à propos des regards charmés que lui lançait la Bosmer, et cette froide fin d'après-midi ne faisait pas exception : après trois bonnes heures de discussions mondaines, le nordique revint une énième fois à la charge, plus décidé que jamais.

- Elle est folle de toi, mon vieux, balbutia-t-il entre deux hoquets. T'es s-s-sur que tu v-veux pas pass... passer la nuit i-i-ici !?

- Enfin, un peu de tenue, mon ami, faisait la Dunmer, sans pour autant retenir un sourire taquin.

Les tourments de l'alcool avaient déjà fait leur effet sur l'esprit de Rurick, et ne semblait pas épargner ses deux camarades pour autant. Fréquemment, les regards de Renji et Nemira se posaient sur leur ami après une réplique un peu trop osée, provoquant une quinte de rire incontrôlable chez le trio.

Malgré son état d'ébriété, Renji faisait de son mieux pour éviter de croiser le regard de Dresnil. Maintenant qu'il avait pris ses marques à Jorrvaskr, il n'était plus très emballé à l'idée de sympathiser avec des inconnus, et son envie de fricoter avec les locaux s'en était retrouvée plus que diminuée. De toute façon, s'éprendre d'une serveuse à quelques jours d'une opération aurait été parfaitement stupide. Sa tête était déjà suffisamment pleine ces derniers temps pour qu'il s'épargne une raison supplémentaire de divaguer...

Au-dehors, la nuit venait de tomber, et les citadins frigorifiés achevaient tout juste leur journée de labeur. La taverne se remplit d'avantage, et les chants des bardes et des rires emplit rapidement l'air. Sans vraiment le réaliser, il s'était mis à chérir cette ville. Tel un enfant ne trouvant pas le sommeil sans sa peluche, il était devenu incapable de se projeter hors des remparts de la cité. Il était bien loin d'être intégré, mais il avait trouvé quelque chose qui s'apparentait plus à des camarades que tout ce qu'il avait pu connaître au cours de sa vie. Que serait-il en train de faire, en ce moment même, sans les plaisanteries de Rurick, les mots avisés de Nemira ou les conseils de chasse d'Anoriath ? La réponse à cette question n'avait jamais été claire depuis qu'il avait commencé à se la poser... mais le fait qu'il n'aie jamais réellement souhaité la découvrir par lui-même lui semblait être un signe encourageant.

Une heure de plus passa, et leurs sujets de conversation devinrent plus sérieux à mesure que la soirée battait son plein. Après un interminable débat sur les conquêtes nordiques, le khajiit décida d'embrayer sur un sujet nettement plus personnel.

- Vous saviez que Frognir avait servi chez les Sombrages aux côtés de Rigel ?

Rurick recracha à moitié sa boisson en s'étouffant dans un gargouillis inquiétant, et Nemira ouvrit des yeux grands comme ceux d'une chouette.

- Je peux savoir d'où tu tiens ça ? s'enquit la Dunmer d'un air inquisiteur. Tout le monde sait que Rigel a rejoint les Compagnons après avoir été emprisonné à Fort-Dragon, mais de là à être un rebelle...

- Je l'ai entendu dire par un soldat qui patrouillait, s'empressa-t-il de mentir. J'imagine que Frognir a du parler sous la torture... En tout cas, le garde avait l'air d'y croire...

- C'est un bréton, s'indigna le nordique entre deux quintes de toux. Ca n'aurait absolument aucun... aucun sens qu'il prenne... parti pour Ulfric !

L'elfe noire contempla le fond vide de sa choppe, circonspecte.

- D'un autre côté, c'est un bréton, comme tu l'as si bien dit. On dit qu'aucun printemps ne passe en Hauteroche sans qu'une révolte n'éclate. Personnellement, cela ne m'étonnerait guère que l'un d'eux puisse trouver ses raisons et rejoindre la cause des Sombrages.

Le nordique hocha vigoureusement la tête, manquant de peu de se fracasser le crâne contre la table.

- C'est vrai qu'il est... n-n-né en Bordeciel... Ce serait comp... hips... compréhensible de sa p-part !

- Quoi qu'il en soit, fit la Dunmer, c'est de l'histoire ancienne. Il n'a probablement plus grand-chose d'un partisan Sombrage. Quant à ce cinglé sanguinaire de Frognir... eh bien, j'imagine que tout est un bon prétexte pour continuer de piller et tuer une fois la guerre terminée.

Le félin se maudit intérieurement. L'alcool avait délié sa langue, et il avait bien failli en révéler davantage. Si les deux amis se rendaient compte qu'il était allé payer une visite de courtoisie au captif, il aurait bien du mal à leur expliquer ses raisons... et plus encore à leur cacher ce que ce dernier lui avait révélé.

- Il faut que je choisisse une armure plus résistante avant Sundas, reprit-il pour changer de sujet. La dernière fois, celle-ci ne m'a pas empêché de finir dans un sale état.

- Pourquoi ne pas aller voir Shazam ? dit Nemira. Il fait du bon travail, meilleur que la plupart des artisans en ville. Et il aura sans doute de quoi aiguiser ta lame.

- Oui, bonne idée. Rurick, tu voudras m'accompagner ?

- Oui, gémit le nordique, le visage enfoui entre ses coudes. Oh, j'ai mal à la tête...

L'elfe noire leva les yeux au ciel.

- Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même. D'ailleurs ! Ça m'avait complètement échappé ! J'aurais une question à vous poser de la part d'Athis.

Les deux recrues levèrent la tête pour la regarder.

- Il voulait savoir où en étaient tes réflexes, Renji.

- Mes... réflexes ?

Rurick voulu répondre, mais du s'y reprendre à trois fois avant d'articuler une phrase compréhensible.

- Il doit parler de la... de la bataille. Quand tu as affronté le type au masque, tu es devenu aussi... Aussi... Aussi vif que... Que le...

L'elfe noir le fit taire d'une tape au front.

- Tu l'as compris. Tu as fait beaucoup de progrès ces dernières semaines, mais ce qui s'est passé pendant l'assaut demeure incomparable avec le reste. Il se demandait simplement si quelque chose t'étais revenu.

Le khajiit sembla hésiter.

- Je ne sais pas trop. Mes souvenirs sont toujours un peu flous, et je n'ai rien noté d'anormal depuis.

- Rurick !

L'exclamation de la Dunmer avait fait sursauter le nordique malgré le vacarme ambiant. Un sourire narquois s'était dessiné sur le visage de la guerrière.

- Quoi ? maugréa ce dernier. Non, je connais cette expression, je refuse de–

- J'ai soif. Va nous chercher à boire.

- Et puis quoi encore, que je t'astique les bottes ?

- Une proposition à laquelle je me dois de réfléchir... Va nous trouver un pichet d'hydromel, et je m'occupe de payer ta soirée.

Le jeune homme ouvrit de grands yeux, puis se dota d'un sérieux complet. Il hocha la tête, se leva, pivota d'une façon approximative, et parti tituber en quête de son nouvel objectif, alléché par l'offre de son amie.

- Les serveurs sont débordés à cette heure du soir. Ça devrait lui prendre un moment...

Renji la regarda, muet. Il ne voyait pas où elle voulait en venir, mais elle ne lui laissa pas vraiment le temps de chercher réponse à cette question.

- ...ce qui nous laisse du temps pour discuter tous les deux ! fit-elle en posant une botte sur la table.

Le félin déglutit en silence. S'il savait une chose de la Dunmer, c'est que celle-ci ne laissait jamais rien au hasard.

Elle reprit :

- Quand nous étions tous les deux lors de la dernière mission... Il t'es arrivé quelque chose. La même chose que contre Sirius.

Il ne répondit pas. Malgré l'attitude décontractée de son amie, sa question était sérieuse. Très sérieuse.

- Ce bandit... Il t'as presque empalé avec sa lance, mais tu n'as même pas cillé. J'étais en train de me battre, mais j'ai bien vu que ton comportement a changé l'espace d'un instant.

Renji ignorait si les khajiits pouvaient pâlir, mais il ne faisait nul doute que si cela était possible, il était probablement devenu livide. Qu'avait-elle bien pu remarquer ? De quoi parlait-elle ? Si elle était vraiment au courant de quelque chose, devait-il...?

Il tendit la main vers sa choppe pour gagner du temps, mais interrompit brusquement son geste. Où avait-il la tête ? Boire au milieu d'une taverne bondée comme s'il pouvait se permettre de parler à cœur ouvert ? Quelle idée puérile ! Il avait été stupide. Stupide de penser qu'il pouvait vivre dans l'insouciance après Val-Boisé, après Elsweyr. Il était des choses qu'il valait mieux garder enfouies indéfiniment, et ce sujet ne faisait pas exception. Cette nuit était sans doute la première où il s'était laissé aller de la sorte. Ce serait aussi la dernière.

- Tu n'es pas vraiment conscient quand cela arrive, n'est-ce pas ?

Il regarda encore son verre, puis la Dunmer, et à nouveau son verre. La façon dont elle le fixait devenait insupportable. Il aurait dû se contenir. Il aurait...

Une sensation étrange contre son bras le tira hors de ses pensées. Il baissa les yeux vers la source de chaleur subite, décontenancé.

Nemira avait posé sa main contre son poignet, et serrait ce dernier avec douceur. Il la regarda.

- Tu n'as pas à parler, dit-elle, presque dans un murmure. Tu as du remarquer que j'avais aussi mes secrets, mais tu as eu la délicatesse de ne jamais me questionner à ce propos. J'imagine que je me dois de te rendre la pareille.

Elle soupira, et retira son pied de la table avant de se pencher vers lui.

- Désolé d'avoir demandé ça de façon si directe. Je n'ai plus l'habitude de prendre des pincettes, Rurick a du déteindre sur moi. Il n'est pas comme nous. Quels que soient ses secrets ou ses traumatismes, il est capable de parler de tout sans craindre ce que l'on dira à son sujet. Pouvoir être si ouvert à propos de ses fardeaux... c'est une force que j'admire chez lui.

Renji avait presque arrêté d'écouter. Ses yeux étaient magnifiques. Les contours altiers de ses pommettes, le tracé presque opaque de ses cheveux, la courbe discrète de ses lèvres... Il n'avait jamais dévisagé sa camarade de la sorte, mais la beauté d'ordinaire déjà frappante de celle-ci venait de le toucher de plein fouet. Les sons des choppes s'entrechoquant, des pas faisant grincer le plancher et tonner le comptoir, des chants et des cris autour d'eux... Tout lui semblait s'effacer devant la marque de cette main aux doigts fins, refermée contre son bras en une étreinte indescriptible.

- Je... Je n'en ai jamais parlé à personne. Je ne sais pas comment faire.

Ce furent les seuls mots qu'il parvint à prononcer. Il se sentait perdu. Le tournant inattendu de la situation l'inquiétait, mais la proximité de son amie le déstabilisait encore davantage. Pourtant, la gravité de ces deux choses n'aurait pas pu être plus éloignée. L'alcool lui faisait tourner la tête, et ses pensées lui semblaient déconstruites.

En fin de compte, l'elfe ne sembla pas tenir rigueur de sa maladresse.

- Cela viendra un jour. Peut-être pas avec moi, ni avec Rurick... Mais cela viendra. Quoi qu'il en soit, tu n'as pas à te cacher si la même chose se reproduit. Que tu m'en dises plus ou non, je n'en parlerait pas. Jamais. À personne.

Il hocha la tête, ne sachant quoi répondre. Après quelques secondes supplémentaires qui lui parurent durer une éternité, elle retira sa main, laissant à la surface de son pelage un froid démesuré.

Par chance, Rurick revint avant que la gêne ne s'installe. Il fit trembler la table en y abattant un pichet débordant d'alcool, le visage illuminé d'un éclat radieux.

- Soixante septims pour le comptoir, ri-t-il comme un enfant au visage de la Dunmer. Je te laisse t'en charger !

- Tu as les comptes bien en ordre pour un poivrot, siffla-t-elle avec un regard assassin. Ne me dis pas que tu simulais le fait d'être raide mort ?!

- Tu sais, Nemira, tes petites manigances commencent à se faire vieilles ! triompha-t-il d'une voix étonnamment claire. Tu ne pensais quand même pas que j'allais m'effondrer après cinq bières ?

L'elfe haussa les sourcils, le regard déformé par un rictus inquiétant.

- Ce n'était pas de l'hydromel ?

- Rien ne m'oblige à te dire ce que je bois, si ? Enfin, dépêche-toi, Ysolda doit déjà bien être embêtée avec tout ce monde, il serait rude de la faire attendre !

Le sourire victorieux du nordique s'estompa instantanément lorsqu'il réalisa que la main de son amie avait quitté la table.

- Nemira ? Haha, Nemira, pose ce poignard s'il-te-plaît. S'il-te-plaît ? Nemira ? NEMIRA, NON, JE–

La scène qui s'ensuivit fut si brouillonne que le khajiit n'en suivit pas grand-chose, si ce n'était le fait que les cris de Rurick, noyé sous les coups de l'elfe, ressemblaient finalement plus à des pleurs qu'à des cris.

Lorsqu'elle en eut terminé avec lui, elle se leva d'un bond agile, et s'en alla d'un pas rapide vers le comptoir, la bourse du nordique en main. Ce dernier se hissa sur la table en gémissant, et tâtonna à la recherche du pichet, sous le regard attentif des fêtards ayant assisté au fiasco.

- Elle va me ruiner... Tout était pourtant bien parti...

Inquiet, le khajiit se leva pour aider son ami à se relever, cherchant des traces de coupure sur son corps.

- Ne t'en fais pas, Renji, elle n'a fait que couper la lanière de ma bourse...pour cette fois. Ça ne fait pas encore mal, mais il va vite falloir que je me saoule si je veux éviter le pire... En fait, j'ai déjà l'impression d'être passé sous un chariot... Par Shor, cette fille a la force d'un netch !

- L'idée était bonne, rit la recrue de bon cœur. Mais jouer la comédie un peu plus longtemps t'aurait rendu service.

- Une victoire dont personne ne sait rien n'est pas une victoire... Comment tu te sens ?

- Mieux que toi, je dirais ?

Le blessé lui adressa un sourire à demi crispé par la douleur, et lui tendit l'hydromel.

- Accompagneras-tu ma descente jusque dans les profondeurs de l'Oblivion ? Cette cuvée date du printemps dernier. Il parait qu'on n'en a pas eu de meilleure depuis plus de dix ans !

La journée s'était avérée épuisante sur le plan physique comme psychologique. Toutes les informations récentes se bousculaient dans sa tête, sans que son esprit engourdi ne parvienne à en faire sens. Quand il pencha la tête sur le côté pour réfléchir à la proposition déraisonnable de son camarade, le monde tangua subitement. Les courbatures de leur affrontement du matin ne le lançaient plus. En fait, il ne sentait plus grand-chose. Il sourit.

Il connaissait Rurick. Quand il se mettait à boire de façon déraisonnée, il ne se souvenait absolument de rien le lendemain. Que risquait-il à révéler une ou deux choses à son sujet, après tout ? De toute façon, peut-être serait-il mort ce Sundas. Peut-être même le seraient-ils tous les trois. Quoi qu'il se produise, rien n'avait plus d'importance. Il n'avait rien à perdre.

Euphorique, il tendit sa choppe en avant en acquiesçant, faisant se confondre le sol et le plafond en un amas de formes floues.

- L'Oblivion ? Enfin, ressaisit toi ! C'est en Sovngarde que nous nous élèverons cette nuit !

Renji ne garda guère de souvenir précis de cette aventure. Mais s'il était bien une chose qu'il pu noter en s'écroulant raide mort dans son lit au lever du jour, c'était celle-ci : pour la première fois depuis longtemps, il se sentait à sa place.

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Niveau 35
14 octobre 2021 à 17:49:21

Chapitre 39

Dans la taverne, les hurlements des ivrognes se mêlaient aux éclats de rire et aux conversations animées, noyant la lutte que menaient les deux compétiteurs dans un vacarme étouffant.

Shazar observa son adversaire sous le bord de la capuche qui lui masquait le haut du visage. Il affrontait un grand khajiit brun au pelage tigré et aux bras épais comme des troncs. Le colosse devait le dépasser de trois têtes et peser le double de son poids, ce qui n'était sans doute pas dénué de sens étant donné son titre de champion de bras de fer. Effectivement, la poigne de Jal-Aiq était à peu près aussi incroyable que ses dimensions, et il regagnait peu à peu du terrain sur le rougegarde, dont les pieds s'ancraient profondément dans le sol dans un ultime espoir de lutte. Sa stratégie de tout miser sur les premières secondes s'était avérée payante face à ses premiers adversaires, souvent surpris par la force inhabituelle que cachait sa carrure en apparence ordinaire... Mais le finaliste était d'une tout autre trempe. Quelques degrés de plus, et le khajiit serait remonté à la verticale, réduisant à néant ses chances de l'emporter.

Avec une grimace, Shazar enfonça davantage son coude dans le buffet, provoquant une sensation douloureuse au niveau de son épaule. Face à lui, le front du titan était désormais parcouru d'énormes veines, sous le coup de la force et de la concentration déployées. Malgré les efforts du voyageur pour l'en empêcher, il se mit à sourire, certain de sa victoire. Le rougegarde lui rendit, masquant une grimace d'effort. Il banda ses muscles de toutes ses forces, et parvint à regagner un ou deux centimètres au prix d'un effort démesuré. Les bras des deux finalistes s'immobilisèrent alors, à mi-chemin entre les bords du comptoir. La sueur leur coulait le long des tempes, mais leurs regards demeuraient ancrés l'un dans l'autre, les piégeant dans une étreinte guerrière dont un seul pourrait sortir victorieux. Autour d'eux, les spectateurs en transe acclamaient joyeusement leur participant favori, faisant trembler les murs de la taverne. La récompense avait de quoi faire plus d'un envieux, et la finale rassemblait deux hommes ayant respectivement écrasés tous leurs adversaires précédents. En apparence, il ne s'agissait que d'une question de réputation, mais le rougegarde ne considérait pas les choses ainsi.

Malgré son apparence de brute épaisse, son opposant était loin d'être un imbécile. Ce genre de compétitions était plus qu'un simple concours de force, et nécessitait un mental et une prévoyance à toute épreuve. Le chat avait encore de la réserve, et faisait sans doute durer l'affrontement plus longtemps que nécessaire pour que les paris et l'excitation augmentent avant sa victoire. Chaque fois qu'une personne se dirigeait vers la table des comptes pour miser sur l'un d'eux auprès du tavernier, la pointe de ses oreilles frémissait légèrement, signe qu'il prêtait attention à chaque mot qui s'échangeait autour de lui malgré le vacarme. Visiblement, il n'était pas encore satisfait de sa cote... et ainsi, leur affrontement durait. Mais le rougegarde ne se fourvoyait pas : sitôt qu'il en aurait eu assez, son opposant l'écraserait au premier signe de faiblesse.

Il devait donc agir immédiatement, tant que ses forces le lui permettaient encore.
Soudain, il cessa brusquement de lutter contre le géant, et adopta une poussée plus défensive. Durant moins d'une seconde, le khajiit ne sentit plus la résistance de son adversaire, et fronça imperceptiblement les paupières. Profitant de ce court laps de temps, Shazar chuchota, de manière à ce que seul son adversaire puisse l'entendre :

- J'abandonne.

Au moment où les yeux du colosse s'entrouvraient sous la surprise, le voyageur enfonça de plus belle ses talons dans ses bottes, posa la main gauche sur sa cuisse, et poussa de toutes ses forces. Ancré dans le sol face à un opposant à la concentration entamée par ses stratagèmes, ses chances de victoire venaient d'exploser. Jal-aiq contra de son mieux en réalisant qu'il avait été piégé, mais trop tard. En un quart de seconde, la main du félidé vint s'écraser contre la table avec un grand bruit, tandis que la sienne y restait fermement agrippée, comme pour assurer sa victoire. Après un instant de silence, les exclamations reprirent de plus belles, décuplées par cet imprévisible revirement de situation.

- Impossible ! s'indigna immédiatement un vieillard qui assistait à la compétition. Jal-Aiq, perdre contre cette brindille ? Et ta réputation alors ? Ressaisis-toi, mon vieux !

- Non, répliqua le rougegarde en se levant. Il s'est simplement mesuré à plus expérimenté que lui. Et moi qui osais espérer que le champion de Skaven valait mieux que celui de Rihad.

- Toi... marmonna le khajiit en adoptant un rictus carnassier. Tu n'as pas joué de manière loyale ! J'exige une revanche !

- Je vais me contenter d'une victoire, rétorqua distraitement Shazar en attrapant au vol la récompense que lui avait lancé le preneur des paris.

Le félin renifla bruyamment, écumant d'orgueil. Il ouvrit sa besace, en tira une bourse pleine à craquer, et la brandit face au vainqueur d'un geste brusque. Posée au creux de la main du colosse, la prime semblait dérisoire, mais elle comptait au moins deux cents septims. C'était plus de deux fois la somme que le rougegarde venait d'empocher. Lorsqu'il s'en approcha, Jal-Aiq la retira vivement hors de portée en lui adressant un geste obscène, avant de l'envoyer au tenancier.

- Main gauche, grogna le perdant en se mettant en position, un regard assassin sur le visage. Tu veux ton or ? Viens le prendre !

Le rougegarde sourit, estima un instant la somme qu'il venait de contempler, et prit finalement place sur son tabouret. Il agrippa fermement la main de son adversaire, presque deux fois plus grosse que la sienne. Autour de lui, la taverne s'était changée en une marée humaine de cris et de choppes levées à bout de bras. Les hommes voulaient de l'action, du sensationnel, et voir un voyageur inconnu détrôner le champion local avait achevé de rameuter jusqu'aux plus dubitatifs. Les fêtards se pressaient autour de la table, venant même se coller contre le bord du comptoir à seulement quelques centimètres d'eux. Cette fois-ci, la ruse ne fonctionnerait pas : le vacarme rendait ses chuchotis intelligibles, et s'il criait, c'était la disqualification immédiate. De toute façon, son adversaire n'était pas un imbécile. Il ne commettrait jamais deux fois la même erreur.

- Main gauche, tu en es certain ? fit Shazar en souriant.

- Ne te fous pas de moi, grogna le félin. Tu acceptes ?

- Eh bien, avec plaisir !

Le khajiit retroussa sa manche, révélant un avant-bras couvert de tatouages et de petites cicatrices. Contrairement à son autre main, cette dernière était parsemée de cals, et la protubérance de certaines phalanges trahissait de nombreuses fractures.

- Aurais-je affaire à un gaucher ?

- Ambidextre, figure toi. Il est difficile d'écrire après avoir dérouillé de petits arrogants dans ton genre jusqu'à en avoir les doigts en charpie... alors j'ai dû apprendre à me servir de ma droite. Mais ça n'a pas que des inconvénients. J'ai de l'expérience pour déterminer quel bras utilisent les gens, et je vois comme tu es bancal dans cette posture. Tu n'utilises pas cette main très souvent, n'est-ce-pas ?

- Non, c'est le moins qu'on puisse dire...

- On dirait bien que tu as abandonné tes petits stratagèmes ? Je ne sais pas ce qui t'es passé par la tête quand tu m'as défié, mais penser que tu pourrais t'en tirer en un seul morceau après avoir triché... Écoute, si tu t'agenouilles après le combat en avouant tout au public, je promets de ne pas te disloquer le bras. Ça te convient ?

Alors que l'assemblée se mettait à échanger fébrilement sur l'issue de l'affrontement, l'aubergiste s'avança et frappa dans ses mains, coupant court à leurs tergiversations.

- Braves guerriers de Skaven, ce nouveau et mystérieux champion remet immédiatement son titre en jeu face au démon tigré ! Que leur affrontement fasse tonner la ville entière ! Allez-y !

Un choc sourd accompagné d'un vague gémissement retentirent, mais tout fut noyé par les acclamations du public, surexcité par le début du match. Cependant, les cris laissèrent place aux murmures en quelques secondes seulement. Tout le monde s'était figé.

Le khajiit, hébété, baissa les yeux et contempla sa main, enfoncée de plusieurs centimètres dans le bois de la table par celle du rougegarde. Contre son pelage, les doigts du vainqueur avaient laissé une marque sanglante d'une netteté parfaite, creusant la chair à la manière d'un fer incandescent.

- Que...

Jal-Aiq tenta de retirer sa paume, mais cette dernière resta inerte face à sa commande, comme déconnectée de son corps. Il ne sentait plus rien en-dessous du coude, rien qu'une chaleur étrange qui semblait gagner le reste de son bras.
Shazar se leva avec un sifflement satisfait, s'empara de la bourse que tenait le gérant avant qu'il ne puisse réagir, rabattit un peu plus sa capuche sur son visage, s'inclina sobrement devant le cercle de spectateurs inquiets qui s'étaient réunis autour de la scène, et quitta la taverne sans un mot, laissant son adversaire crier après lui dans un mélange de rage, et de stupeur.

Le ciel qu'il retrouva s'était considérablement assombrit, et la fin d'après-midi durant laquelle il s'était engouffré dans la taverne avait laissé place à une nuit d'hiver glaciale dont seul le désert avait le secret. Neloth l'attendait à la sortie, adossé contre la façade d'une maison en ruines à moitié éclairée par la lumière jaillissant des battants grands ouverts de l'auberge.

Le jeune Dunmer avait changé depuis leur départ de Sentinelle, presque deux mois plus tôt. Son visage à l'embonpoint juvénile s'était durci sous les conditions du voyage, révélant les contours anguleux de ses pommettes hautes et d'une mâchoire étonnamment saillante pour un elfe. Autrefois adouci par le léger arrondi de ses joues, son menton prognathe était à présent assailli par les poils d'un bouc naissant, le faisant paraître des années plus vieux. Afin de résister à l'inconfort et aux démangeaisons du sable se coinçant dans ses cheveux, il s'était rasé les tempes, ne laissant de sa soyeuse chevelure mi-longue qu'un vestige de mèches emmêlées au sommet de son faciès amaigri.
Seul son nez court et droit semblait avoir échappé à l'étrange et radicale métamorphose qui s'était jouée durant leur long périple. Car, si ses grands yeux rouges emplis par la curiosité n'avaient pas vu leur éclat faiblir, la nature de ce dernier avait indubitablement changé : la curiosité d'enfant qui les habitait avait laissé place à l'analyse prudente et méthodique d'un survivant. A sa ceinture, le glaive entaillé et la targe reposant de part et d'autre de ses hanches ne faisaient que corroborer cette observation, apportant une touche guerrière au portrait désormais méconnaissable de l'adolescent.

Malgré sa carrure ordinaire compte tenu de ses dix-neuf printemps, Neloth dégageait quelque chose de singulier. Sa posture était vigilante, à la manière d'un animal qui se savait traqué... mais il ne faisait aucun doute que celui-ci savait se défendre. Depuis la capitale, son pourpoint de cuir noir n'avait pas été entaillé une seule fois, et les seules déchirures marquant sa pèlerine étaient celles dont ils avaient écopé en traversant les forêts denses de Lainlyn. Plus que jamais, il ressemblait à Dakin. Mais si le lien l'unissant à ce dernier semblait pour le moins flou au rougegarde, il ne pouvait se permettre de le questionner sans se compromettre. S'il avouait qu'il avait connu le Dunmer, les choses pouvaient très rapidement prendre une tournure dramatique... et il ne souhaitait pas finir ce voyage tout seul.

Lorsqu'ils avaient quitté Sentinelle, leur groupe était composé de sept personnes. Sept inconnus, assez déterminés ou assez fous pour braver la tempête qui faisait rage et traverser le désert Alik'r à pieds. Aujourd'hui, il ne restait qu'eux. Et, s'il n'était guère étonnant que les plus frêles succombent aux conditions particulièrement extrêmes qui avaient ponctué leur route, il l'était bien davantage que ce jeune garçon s'en tire sans la moindre égratignure. À coup sûr, le sang Dolovas coulait dans ses veines. Cela, il l'avait constaté de ses propres yeux face aux prouesses de l'elfe.

Aussi silencieux qu'à son habitude, ce dernier quittait justement sa position pour se diriger droit vers lui.

- Alors ? fit-il en arrivant.

Shazar sourit en révélant son butin.

- Je pense qu'il y a de quoi échanger nos chameaux pour de nouvelles montures plus fraiches ! Que dirais-tu de chevaux, mon garçon ?

Le jeune voyageur garda le silence un instant.

- Je ne suis jamais monté à cheval.

- Ca n'a rien de bien sorcier, je te rassure. Pour quelqu'un capable de tailler un smilodon en pièces, cela devrait même être un jeu d'enfant !

Son protégé dissimula maladroitement son inconfort. Il avait beau faire des merveilles au combat, la conversation n'était clairement pas son domaine de prédilection. Peu dérangé par le côté renfermé de son camarade, le rougegarde inspira un grand coup pour profiter de l'air frais. Les soirées s'étaient considérablement refroidies ces dernières semaines : partout sur le continent, l'hiver avait atteint son paroxysme. Sans se départir de son sempiternel sourire, il regarda l'elfe dans les yeux.

- Nous allons pouvoir repartir d'ici demain, si le temps le permet. Blancherive est presque à portée de main pour toi !

- Nous avons à peine fait un tiers du chemin en plus d'un mois. Et les monts de la Queue de Dragon sont encore devant nous...

- Il est vrai que le chaleureux souffle des Aïeux n'a guère agrémenté notre chemin jusqu'à présent. Mais la chance tourne toujours, mon garçon. Et les ressources acquises en cette soirée me semblent d'excellent augure ! Allez, ne trainons pas. Malgré ces réjouissantes nouvelles, j'ai bien peur de ne pas m'être fait que des amis dans ce charmant établissement.

D'une tape dans l'épaule, le Alik'r se mit en route en l'invitant à le suivre.
Lorsqu'il eut le dos tourné, l'elfe noir émit un soupir de soulagement. Ils allaient pouvoir continuer leur route sans passer plus d'une nuit à Skaven.

Étant donné le peu de succès qu'avaient rencontré leurs efforts au cours du voyage, ils avaient récemment opté pour une nouvelle stratégie, afin de pouvoir progresser à moindre risque sans trop rallonger leur périple. Dès qu'ils pénétraient dans une nouvelle ville ou un nouveau village, ils se séparaient, et traversaient la cité chacun de leur côté. Tandis que Shazar se chargeait de repérer tout ce qui pourrait leur assurer une somme convenable pour se réapprovisionner en vivres, Neloth écumait les quartiers marchants à la recherche d'une auberge. Celle-ci devait être suffisamment chère pour qu'ils échappent aux rixes et aux vols, mais suffisamment abordable pour qu'ils puissent conserver une certaine sécurité financière en cas d'imprévu. En raison de la vigilance exceptionnelle du rougegarde, pas une tentative de larcin les ciblant n'avait abouti, et ils pouvaient passer la plupart de leurs nuits d'escale au chaud, sans craindre les potentiels dangers des quartiers modestes une fois le soir tombé.

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14 octobre 2021 à 17:49:39

Mais Skaven était la première grande ville dans laquelle ils faisaient escale depuis leur départ de Sentinelle, et le nombre astronomique de passants s'avérait être un sérieux problème lorsqu'il s'agissait de conserver sa bourse. En conséquence, les deux voyageurs avaient écarté les zones marchandes noires de monde, ainsi que les quartiers aisés, au sein desquels l'asile se révélait bien trop coûteux à leur goût. Une décision qui les avait conduit à l'extrême nord de la ville, vastement fréquenté par les chasseurs de primes, les mercenaires aux allégeances douteuses et les espions en service. Les gardes qu'ils croisaient sur leur route étaient en alerte, la main au fourreau, et pas un passant n'avait le regard tranquille. Mis à part sa proximité avec la porte nord, cet endroit n'avait que peu d'avantages à leur offrir.

Ici, l'odeur de la misère se mêlait ici à celle du meurtre et du vol, embaumant les rues d'un parfum âcre et sordide. Malheureusement pour eux, la nuit approchait à grands pas, et il était exclu de la passer dehors dans ces conditions. En dépit de leurs précautions, ils allaient devoir trouver une auberge rapidement, au détriment de la sécurité.

Devant eux, un rougegarde déboula d'une taverne aux allures de débarras, une bouteille vide à la main. Il tituba à toute vitesse, manquant de percuter le Dunmer de plein fouet, puis recadra sa trajectoire de justesse avant de s'étaler de tout son long contre les pavés délogés de la chaussée.

- Oh ! P-p-pardonnez mon imp...rudence, fit-il en se relevant. V'nêtes pas du co... pas du coin, n'est-ce pas ?

- Nous voyageons sur les routes de Tamriel depuis sept ans afin de former les volontaires aux arts martiaux, mentit Shazar avec un surprenant mélange d'assurance et de spontanéité. Mais nous préférons éviter de faire des histoires et conserver l'anonymat.

Le regard entendu qu'il jeta à Neloth lui indiqua qu'il ferait mieux de rester en retrait pour le moment. L'ivrogne reprit, un grand sourire en travers de la figure.

- Oh... Oui, nat'rellement, l'ano.... L'anonym... Enfin, vous faites b... bien. C'pas un... coin pour les voyageurs, ici.

L'inconnu hocha la tête dans un geste si exagéré qu'il sembla presque caricatural, et se traîna de nouveau vers la taverne, ayant réalisé que plus une goutte d'alcool ne se trouvait en sa possession. Neloth jeta un coup d'œil à son compagnon.

- Les arts martiaux ? Vous n'auriez pas pu trouver mieux ?

- On n'est jamais assez prudent, fit ce dernier. dernier. Un peu d'intimidation implicite ne sera pas de trop, et nous n'en seront que plus serein cette nuit. Allez, ne traînons pas. Il va commencer à faire froid.

La température chutait en effet rapidement, et la pensée des dernières nuits de froid intense passées dehors suffit à faire frémir d'anticipation le Dunmer. À en croire le bout de ses doigts encore engourdis, n'importe quel taudis vaudrait mieux que les plaines rocheuses.

Ils reprirent leurs recherches, et se fondirent entre les bâtiments délabrés, bifurquant autant que possible à travers les ruelles pour s'assurer que personne ne les suivait. L'architecture splendide des quartiers riches laissait ici place à un style plus ancien, qui aurait pu avoir son charme si la zone n'avait pas été laissée à l'abandon. Le sol était fissuré, parsemant parfois leur chemin de longues ouvertures remplies de sable. Les bâtiments, dont certains étaient au bord de l'effondrement, semblaient tassés par le poids de la misère, et leurs façades craquelées étaient couvertes d'avis de recherche illisibles ou déchirés. Les passants étaient rares et leur pas rapide, changeant leurs ombres en longues traînées fantomatiques glissant sous les lumières éparses des torches déjà mourantes.
Alors qu'ils débouchaient sur une rue à peine plus large que les précédentes, un écriteau attira l'attention de Neloth, qui donna un discret coup de coude à son voisin pour l'avertir.

La façade de l'auberge, une vieille bicoque en bois, n'était illuminée que par la lanterne rouillée accrochée à la poignée de la porte. Sur le panneau était écrit «Bienvenue au Vasard Mouvant».

Shazar poussa doucement la porte de sa main gauche. Avec un frisson, le jeune elfe noir remarqua qu'il gardait l'autre crispée sur le pommeau de son épée. Il se pensait en sécurité relative après avoir triomphé des étendues sauvages et désertiques, mais peut-être n'avait-il pas saisi la mesure de la situation. Si le rougegarde était si précautionneux, c'était sans doute parce qu'il avait vu des âmes moins prévoyantes succomber dans de pareilles situations... Probablement même des camarades.
Après tout, un coup de poignard s'avérait souvent bien plus vif et inattendu qu'une bête sauvage, et la fourberie humaine pouvait de loin dépasser celle des plus vicieuses créatures. Car, si sa brève rencontre avec Aris lui avait appris quelque chose, c'était que les survivants les plus aguerris ne laissaient rien au hasard. Malgré son désir de fermer les yeux sur sa situation actuelle, ce simple fait le forçait à se rendre à l'évidence : désormais, il ne pouvait plus se permettre d'agir de façon insouciante. Pas avant d'avoir atteint Blancherive, en tout cas.

La gorge serrée, Neloth saisit également sa lame, et s'engouffra à son tour dans le bâtiment.

La pièce était sombre. D'une dizaine de mètres de côté seulement, elle était meublée en tout et pour tout de deux tables rondes et d'un comptoir, sur lequel un homme dormait, la tête entre les bras. Le plafond, très bas, était à seulement quelques centimètres de leurs têtes, ne leur laissant que peu de mobilité.
Le rougegarde jeta un œil à la salle : un long manteau sur une chaise, une dague plantée dans un tas de cartes, et beaucoup de poussière. Il n'y avait visiblement aucun autre client. Il s'approcha du gérant, et donna un petit coup de pied dans le buffet, réveillant ce dernier en sursaut. L'homme redressa la tête, révélant un visage buriné aux dents gâtées.

- Bienvenue au Vasard Mouvant, fit ce dernier d'une voix éteinte par la somnolence. Je vous sers quelque chose ?

- Deux chambres pour la nuit, dit le rougegarde. Ça fera combien ?

- Quatre pièces par personne en temps normal. Mais vu que vous déboulez aussi tard et que vous avez pas l'air franchement décidés à pioncer dehors, ça fera seize septims pour vous deux. Et puis, vous avez l'air louche avec vot' capuchon, vous. Moi, j'veux pas d'ennuis !

Shazar déposa douze pièces sur la table en prenant soin de dissimuler l'étendue de leur petite fortune, et monta l'escalier sans attendre de réponse. Le propriétaire acquiesça vaguement, s'empara de la somme, et observa Neloth suivre son compagnon d'un regard suspicieux.

L'auberge n'avait probablement pas reçu de visiteurs depuis plusieurs semaines. Au premier étage, les marches donnaient sur un corridor sans éclairage, dont chaque côté s'ouvrait sur deux chambres. Au fond, l'accès au palier supérieur était condamné par une planche percée de trous et couverte de moisissures.

- On dirait bien que l'entretien n'est pas son fort, soupira le rougegarde en se dirigeant vers la porte du fond. Tu préfères prendre la chambre côté rue ?

- Non, ca ira, refusa l'elfe.

Son interlocuteur haussa les épaules, et s'engouffra dans la pièce de gauche. Neloth fronca les sourcils, et rejoignit son compagnon.

- Je... C'est ma chambre, il me semble...

- Ne sois pas stupide, répondit Shazar. On ne se sépare pas. Pas dans un quartier comme celui-ci. Et, bonne nouvelle pour toi, il y a deux lits.

Le Dunmer approuva. Payer pour deux chambres pour n'en prendre qu'une limitait le nombre de résidents supplémentaires au sein de l'auberge. En cas d'attaque, leurs éventuels agresseurs risquaient même de forcer une porte donnant sur une chambre vide, ce qui ne manquerait pas de les alerter avant que le danger ne soit sur eux.

- Au fait, ta migraine va mieux ?

Neloth passa pensivement la main sur son front. Depuis leur départ, il souffrait fréquemment de douleurs à l'arrière du crâne, tant et si bien qu'il avait déjà passé plusieurs nuits de suite sans dormir lors de leur périple à travers la jungle. Ironiquement, ces maux de tête qui le privaient de repos lui avaient peut-être sauvé la vie, une de ses insomnies lui ayant permis de surprendre une attaque de chiens sauvages sur leur campement pendant qu'il montait la garde.

- Je n'ai rien sentit depuis deux jours, répondit-il en s'allongeant sur son matelas de paille. À condition de ne pas me fracasser le crâne contre un mur en pierre, je pense que je n'aurais plus de problèmes.

- Et bien, fit le voyageur en s'étendant sur sa couchette, nous pourrons avancer sans retenue, dans ce cas ! Il semblerait que cette bonne nouvelle conclue notre journée.

Un silence se fit. D'ici, ils n'entendaient presque plus aucun son. Les rues étaient silencieuses, et aucun son ne filtrait de la salle du rez-de-chaussée. Cela était rassurant. Vu l'épaisseur dérisoire des murs, ils s'éveilleraient probablement au moindre signe de passage.

Voyant qu'il était resté pensif, Shazar soupira.

- Essaye de dormir un peu. Nous nous levons à l'aube, demain.

Ce n'est qu'en méditant sur le programme à venir que l'elfe noir prit conscience qu'il tombait de fatigue. Malgré l'inconfort que lui procurait la couche de paille, il se mit bientôt à bailler, puis ferma les yeux. En passant la main le long de son omoplate, il sentit la lettre que Dakin lui avait confié, dissimulée dans la doublure de sa tunique. Il avait songé à l'ouvrir durant un temps, mais s'était finalement retenu. Il avait déjà assez à penser pour ne pas s'encombrer l'esprit davantage, et si ce Shazam était aussi peu commode qu'Aris, la décacheter risquait de lui valoir un sale quart d'heure auprès de son destinataire.

Le Dunmer eût une pensée pour les deux Marcheurs. Ils étaient probablement déjà arrivés à Daguefilante depuis plusieurs jours... Il espérait les revoir le plus vite possible. Il avait des questions. Beaucoup de questions.

- Shazar , je peux te demander quelque chose ? glissa le Dunmer en posant sa tête sur son bras replié.

- Bien sûr, répondit celui-ci à voix basse. Un problème ?

- Non. Je voudrais juste savoir où tu allais. Tu m'as prévenu que nous nous séparerions le moment venu, mais la route marchande menant vers Cyrodiil est loin derrière nous, et atteindre Hauteroche va se révéler difficile puisque nous en sommes maintenant séparés par les montagnes de la Queue de Dragon. J'en déduis que tu fais aussi route vers Bordeciel ?

- Eh bien...

Le rougegarde sembla hésiter. Dans la pénombre, Neloth crû le voir se retourner brusquement, et entraperçut la lueur de son regard perçant, en dessous de son éternelle capuche de jute.

- Je suis né sur l'île de Balfiera, mais je fus recueilli par une famille de commerçants avant de pouvoir garder le moindre souvenir de mes géniteurs. La vie étant ce qu'elle est, je n'ai pas eu l'occasion de rester à leurs côtés très longtemps. Et si je suis ici aujourd'hui, c'est parce que j'ai échoué à faire quelque chose de très important durant la guerre.

- La... guerre ? Vous n'êtes pas assez âgé pour avoir servi durant la résistance de Martelfell... À moins que...

- J'étais un enfant soldat.

L'elfe blêmit. Bien qu'invisible, sa réaction ne sembla pas échapper au Alik'r.

- Et je n'étais pas le seul, tu sais. Loin de là. Nombreux sont ceux qui ont dû prendre les armes à la mort ou la disparition de leurs parents. Tu n'es pas si différent.

- Mes parents ne sont pas...

- Tu ne les as jamais vu. Ou du moins, tu ne t'en souviens pas. J'ai été orphelin plusieurs fois, pour ainsi dire. Alors ne t'embête pas à mentir. Je sais reconnaître mes semblables.

Le silence du Dunmer accueillit ses propos. Il était vrai que Dakin était loin de faire l'office d'un père. Il ne l'avait de toute façon jamais espéré : son cousin avait lui-même été privé de ses géniteurs à un jeune âge, et aucun d'eux ne souhaitait substituer à leur relation l'illusion d'un lien de parenté plus proche que celui les unissant déjà.

Comme s'il avait patiemment attendu que sa réflexion arrive à son terme, Shazar se remit à parler presque immédiatement :

- Pour des raisons que tu m'excuseras de vouloir garder secrètes, j'ai fini capturé par des individus que j'aurais bien du mal à qualifier de "famille". Après plusieurs années de servitude, je fis la rencontre de quelqu'un, un jeune rougegarde, comme moi arraché à une enfance heureuse. C'est grâce à lui que j'ai pu m'échapper vers la Cité Impériale. Mais il a dû rester en arrière pour couvrir ma fuite. C'était il y a plus de dix ans maintenant. Comme tu t'en doutes, je ne l'ai jamais revu.

Le voyageur se redressa sur son lit, faisant grincer le plancher dans une plainte étouffée. Dans l'obscurité, sa silhouette semblait étrangement imposante, comme si la pénombre qui régnait dans leur exigu dortoir l'avait enveloppé pour mieux accroître son envergure. Étant tout comme lui de taille moyenne, Neloth n'avait jamais réellement fait attention au physique du rougegarde, mais il était vrai qu'une fois sa pèlerine et sa capuche ôtées, il s'avérait plus que convenablement bâti.

De son baraton grave et limpide, il poursuivit son récit :

- Si je suis ici, faisant route vers le nord, c'est en raison d'une promesse que nous nous étions faite autrefois. Cet ami qui a donné sa vie pour moi, je ne l'ai pas retrouvé ni à Lenclume, ni nulle part en Hauteroche. Mais je dois persévérer, et je ne m'arrêterai pas avant de l'avoir remercié. D'ici-là, je compte bien rester en vie. Et puisque mes recherches à l'ouest se sont avérées vaines, c'est en effet vers Bordeciel et Cyrodiil que mes recherches me mènent désormais.

L'écho des cordes vocales du rougegarde vibrait lentement entre les fins murs de bois de la pièce, aussi clair que celui d'un cristal résonnant contre le sol d'une caverne. Pourtant, sa voix d'ordinaire si assurée avait semblé faiblir imperceptiblement. Bien que peu disposé à se livrer à de longues conversations solennelles, le Dunmer voyait sa curiosité piquée par un tel récit : c'était bien la première fois que son acolyte se livrait à ce point.

- Et s'il n'y est pas ?

- S'il n'y est pas, je retournerai chaque poignée de cendres de Morrowind, j'écumerai chaque marais dans lequel un Argonien aie jamais mis les pieds, je grimperai à chaque arbre de Val-Boisé. Et, si je ne parviens toujours pas à mettre la main sur lui, alors je me rendrai en Elsweyr. Ma destination finale. Là-bas, je pourrai errer sans relâche, jusqu'à ce que mes pas me mènent enfin à lui ou que les sables chauds effacent toute trace de mon passage sur Nirn.

Son ton s'était fait plus amer. Indisposé par le tournant lugubre de cette conversation, l'elfe noir ne dit rien.

- Désolé. Je suppose que tu devais t'attendre à un tableau moins sombre venant de moi.

- C'est... Étonnant. Vous avez toujours le sourire, mais vous semblez résigné à mourir si vous échouez. Comment pouvez-vous continuer à espérer alors que votre sort est probablement déjà jeté ?

- Tu sais, mon garçon... Quand on a vu ce que j'ai vu, l'espoir, aussi ténu soit-il, est parfois la seule chose qui permet de se raccrocher au monde.

Neloth ne répondit pas, terrassé par la fatigue cumulée de plusieurs semaines consécutives de voyage. Son camarade sourit, et demeura ainsi une minute, à le regarder s'endormir.

- Tu sais quoi ? Je n'arrive pas à fermer l'œil. Je vais faire un tour dans le quartier, mais ne t'en fais pas. Je ne vais pas bien loin.

Le Dunmer acquiesça vaguement, à peine conscient de ce que lui disait son compagnon de route. Quand ce dernier sauta par la fenêtre pour se réceptionner en contrebas avec une agilité féline, ses yeux étaient déjà clos depuis longtemps.

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14 octobre 2021 à 17:50:11

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Le réveil du lendemain fut brutal.

Visiblement engaillardi par une consommation d'alcool excessive, le gérant ouvrit la porte d'un puissant coup d'épaule, faisant voltiger des échardes tout autour de l'entrée.

- Bienvenue au Vasard Mouvant ! Allez, vot' nuit est passée, bande de salauds ! F-f-foutez-moi le camp maintenant ! Vous allez m'attirer la garde, je l'sens bien ! Cassez-vous maint'nant !

Les deux compagnons, passablement brusqués par un tel vacarme, se levèrent en gémissant, et plièrent bagage au plus vite afin d'éviter que le vieillard ne réveille tout le quartier de si bon matin. Lorsqu'ils sortirent, les infimes reflets dorés caressant le sommet des plus hauts édifices les informèrent que le soleil entamait tout juste son entrée dans la voûte céleste, quelque part derrière l'horizon pierreuse des murailles de la ville.

- Bien, acquiesca Shazar. Maintenant, des chevaux. Je te confie la moitié de la somme, au cas ou nous nous perdrions de vue.

Neloth bailla, cligna des yeux plusieurs fois pour s'éclaircir la vision, et hocha péniblement la tête en saisissant une bourse presque pleine qu'il dissimula consciencieusement.

- Tu as quelque chose de particulier à faire en ville ? reprit le rougegarde. C'est notre dernier arrêt avant un moment...

- Non, je pense que ça ira. Plus vite nous serons partis, plus vite nous arriverons.

- Alors en route ! s'exclama Shazar en adoptant son éternel sourire.

Ils partirent sans plus tarder.
Étrangement, le Dunmer ne ressentait plus le malaise qui l'avait envahi le soir précédent. Il ne baissa pas sa garde pour autant, mais il lui semblait que l'air vicié du quartier avait disparu, comme si les premières lueurs du jour avaient chassé les ombres en même temps que ceux qui s'y cachaient. Le soleil ne resta d'ailleurs pas dissimulé bien longtemps : avant qu'ils le réalisent, le ciel, jusqu'alors d'un gris pâle et sans entrain, se retrouva envahi de nuages rougeoyants aux contours déchirés par les vents d'altitude, créant une véritable mer de flammes au-dessus de leur têtes. Le temps qu'ils parviennent aux rues bordant les remparts, le jour les inondait d'une lumière chaleureuse, forçant le rougegarde à entrouvrir sa pèlerine. Dans le ciel, les lambeaux cotonneux semblaient fondre comme de la neige, s'effaçant face au bleu profond et infini de Mundus. Neloth sourit en pensant au spectacle aussi éphémère que spectaculaire qu'il aurait manqué s'ils s'étaient levés dix minutes plus tard, mais se ravisa bien vite. À n'en pas douter, cette journée allait s'avérer d'une chaleur particulièrement intense, et il se surprenait déjà à regretter les nuits glaciales des jours précédents.

- Huh... soupira-t-il. Ce satané désert aura ma peau...

Ils atteignirent les zones de transit de la cité au bout de quelques minutes supplémentaires, et poursuivirent en direction des portes d'un pas plus tranquille, désormais certains qu'ils ne s'aventureraient dans aucun traquenard. Les premiers voyageurs, d'abord en nombre timide, s'étaient rapidement et multipliés au fil de leur progression, comme si la ville revenait lentement à la vie à mesure que le soleil l'abreuvait de son éclat radieux. Comme eux, beaucoup de pèlerins et d'aventuriers profitaient de la matinée pour quitter Skaven, poursuivant leur chemin ou leur quête de fortune avant que le zénith ne s'installe.
Brusquement, alors qu'ils débouchaient sur une artère plus importante au tournant d'une petite échoppe, la foule se déversa sur eux. L'animation était telle qu'il leur sembla redécouvrir les sons, les odeurs et les couleurs propres aux vivants. Partout, des étals d'épices, de tissus, de vêtements et de fruits s'offraient à leurs regards, encombrés par des centaines d'acheteurs. Les bâtiments, reposants sur d'imposantes colonnes de pierre rouge, formaient autant de galeries à l'abri de intempéries, dans lesquels musiciens et cracheurs de feu fourmillaient joyeusement. Au milieu de la rue, une charrette passait, remplie de sel et de poissons, faisant s'écarter la cohue tel l'aileron d'un requin fendant les vagues d'une mer agitée.

- Eh bien ! J'ignore quel jour nous sommes, mais cette animation me semble pour le moins inhabituelle ! cria le rougegarde pour couvrir le brouhaha de la foule. Fais attention à ta bourse !

- Comment ? hurla Neloth, sans parvenir à se faire entendre davantage.

Shazar secoua la tête, et tapota sa ceinture, permettant au Dunmer de comprendre le message. Ce dernier hocha du chef, et fit nerveusement passer son sac de voyage contre sa poitrine, afin d'écarter tout risque. Ils traversèrent la cohue, et parvinrent de l'autre côté de l'avenue, leur donnant l'occasion de respirer.
Neloth commençait à comprendre pourquoi Dakin avait la foule en horreur. Trop de regards, trop d'individus, trop près, trop souvent.

Il fit mine de s'arrêter pour souffler, mais Shazar hâta au contraire le pas, sans même jeter un œil dans sa direction. Soudain saisi d'un étrange pressentiment, il s'élança à sa hauteur pour le rattraper. Le rougegarde, qui s'était détendu en arrivant à proximité de leur objectif, marchait désormais d'un rythme rapide, le regard fixé sur l'horizon. Avait-il remarqué quelque chose ?

Ce dernier sembla prendre conscience l'inquiétude de son acolyte, et pencha légèrement la tête vers lui :

- Ne t'arrêtes surtout pas. Et ne regarde pas en arrière.

Neloth écarquilla les yeux. La voix du rougegarde venait de résonner directement dans sa tête, lui emplissant la boîte crânienne avec une intensité incroyable. Ce genre de sortilège, bien que basique en apparence, demandait des années d'entraînement à moins d'avoir un professeur digne de ce nom.

- Ne pas me retourner ? Mais... Pourquoi ? articula le Dunmer en fronçant les sourcils, une fois la surprise passée.

Sans un mot, son compagnon le traîna brusquement sur le côté, et le fit passer dans une ruelle, avant de l'arrêter entre le mur d'un bâtiment et la cargaison d'une charrette que l'on déchargeait. Shazar s'accroupit, et fit signe à l'elfe noir d'en faire de même.

- Nous sommes suivis, fit le rougegarde avec empressement. Depuis que nous sommes sortis de l'auberge dans laquelle nous avons passé la nuit, il y a quelqu'un derrière nous.

- Mais... Quoi ?

- Je n'en était pas certain, mais c'est maintenant le cas. Regarde discrètement de ce côté... S'il t'aperçoit, n'agit pas brusquement, et détourne lentement le regard.

Le Dunmer déglutit, passa prudemment la tête au-dessus de la charrette, et balaya la rue marchande des yeux. Il ne vit d'abord rien, jusqu'à ce que le flot de passants se tarisse pendant un court moment d'accalmie. En effet, un groupe de personnes semblait inexplicablement se détacher du reste.
Une trentaine de mètres en avant, deux femmes à la peau blanche discutaient tranquillement avec un Altmer, près d'un étal d'antiquités tenus par un grand rougegarde en tenue pailletée. Ce dernier effectuait de grands gestes, cherchant sans doute à écouler sa marchandise au trio. Tout avait l'air normal. Cependant, cette impression de malaise ne quittait plus le jeune Dunmer, comme si quelque chose les guettait. Peut-être était-ce juste l'effet de la déclaration de son compagnon, mais il se sentait bel et bien épié.

- C'est l'elfe, lui chuchota Shazar sans se redresser. Ne bouge pas trop brusquement, il pourrait nous surprendre...

Neloth observa de nouveau l'inconnu. Vêtu d'un long manteau blanc dont les deux pans se séparaient à mi-cuisse, il portait une épée à la ceinture, et le col de son vêtement était déformé par ce qui pouvait ressembler à un sac de parchemins ou de bandages. Ses cheveux blancs cassants lui coulaient sur la nuque comme un voile nacré, et tombaient dru le long de ses tempes, masquant ainsi les contours précis de son visage.

L'elfe noir plissa les yeux, et se rendit compte que l'individu ne parlait pas aux femmes, ni même au marchand qui le dévisageait. Il se tenait simplement debout, droit comme une tombe, et n'esquissait pas le moindre mouvement. Alors qu'un nouveau torrent de passants déferlait le long de la rue, Neloth se baissa de nouveau, et adressa un regard interrogatif au rougegarde.

- Il est du Thalmor.

La réponse creusa instantanément un nœud dans le ventre du Dunmer. Non. Non, c'était impossible.

- Du Thalmor !? Mais... Pourquoi est-il ici !? Qu'avons-nous...

- La question est de savoir après lequel de nous deux cet enfoiré en a réellement...

Shazar ne l'écoutait plus. Sans un son, le Alik'r avait fait jaillir l'épée de son fourreau, et se tenait campé sur ses appuis, prêt à bondir.

- Je crois que celui-ci était à Sentinelle, ajouta-t-il en serrant les dents. Bordel, je ne pensais pas qu'il avait survécu.

- Comment...

Neloth se retint de trembler. Durant d'incalculables mois, il avait vu Dakin, l'un des combattants les plus extraordinaires du continent, se renfermer à petit feu sous la menace des agents aldmeris dans la région. Si le Dunmer avait pris des précautions aussi extrêmes durant les dernières années, c'était parce que ce dernier avait peur. Et s'il avait peur, alors le risque devait être incommensurable.

- Tu n'as pas remis en cause mon jugement. Tu as des affaires avec eux ?

Le jeune elfe hocha la tête. Il pouvait le sentir. Quelque chose dans la silhouette de cet individu n'allait pas. C'était inexplicable. L'atmosphère était lourde, poussiéreuse, et chaque respiration lui semblait plus difficile que la précédente. Cet agent ennemi allait-il se jeter sur eux d'un moment à l'autre ? Avaient-ils une chance à deux ?

Le rougegarde l'interrompit en lui tendant sa bourse. Sans un mot, il la prit dans ses mains et demeura figé, ne sachant quoi en faire. Son compagnon de route se tourna vers lui.

- Pardonne-moi. Je n'ai pas suffisamment couvert mes traces hier soir. C'est probablement à cause de moi s'il nous a retrouvé.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? Pourquoi est-il ici ?

- Je le reconnais. Il s'appelle Adénor Arenim. Et c'est une connaissance de longue date.

Neloth allait répliquer, puis il vit la sueur perler au front de son compagnon. Ce dernier n'était pas simplement prudent : il était terrifié. Et vu le blanchissement des jointures de ses doigts autour de son épée, il s'apprêtait à passer à l'action.

- Il ne nous a pas vu, plaida-t-il en espérant le dissuader d'attaquer. Si nous bougeons maintenant...

- Ca n'a pas d'importance. Plus maintenant. Prends un cheval et pars.

Il se contenta de regarder le rougegarde, hébété.

- Quoi ?

- Je vais le retenir. Et il va y avoir des morts. Alors, mets-toi sur tes foutues jambes, rends-toi dans cette foutue écurie, et quitte cette foutue ville avant que ta tête ne finisse au bout de son sabre.

- Attends, tu ne peux pas...

L'épée de Shazar parcouru la distance séparant le sol de sa gorge en un laps de temps si court que le son de sa lame sifflant dans l'air sembla lui parvenir après la sensation de froid contre son cou.

- Pars. S'il t'attrape, alors mieux vaut pour toi que je t'aie déjà tué. Tu ne veux pas savoir ce qu'il fait aux gens comme toi et moi.

Les yeux du voyageur se fermèrent brièvement. Quand ils se rouvrirent, ils étaient tournés vers le bout de la ruelle, juste dans son dos. Et l'éclat qu'ils renvoyaient était celui de l'horreur.

- Comme on se retrouve, petit traitre !

Neloth voulu se tourner vers l'origine de la voix. Il n'en eut pas l'occasion.

L'onde de choc le projeta à travers la charrette avec la force d'un boulet de canon, et il se retrouva propulsé à travers la ruelle jusque dans l'avenue marchande. Il percuta une mer de membres, de torses et de sacs à une vitesse étourdissante, réalisant à peine ce qui lui arrivait jusqu'à ce qu'un mur ne s'oppose à son vol plané. Il senti son corps se tordre sous la force immense de l'impact, faisant courir un sursaut de douleur insoutenable le long de sa colonne vertébrale. L'arrière de son crâne lui sembla tripler de volume, et un enfer de sons et d'images déferla dans son crâne. Après ce qui lui parut être une chute de plusieurs secondes, le sol frappa son visage avec une violence impitoyable, provoquant une seconde vague de souffrance dans sa tête.

Les quelques instants suivants se déroulèrent dans un ordre qu'il lui fut impossible de déterminer. Il vit ses mains, hérissées d'échardes, de sable et d'éclats de verre, couvertes d'un sang qui semblait lui goutter directement du nez. Autour de lui, il ne voyait que des corps. Un liquide chaud se répandait dans son dos, et les regards de dizaines de personnes étaient pointés sur lui. Il lui sembla voir le monde basculer de l'horizontale à la verticale, probablement sous l'action de ses propres jambes. Dans la ruelle, un épais nuage de fumée lui bloquait complètement la vue. En regardant son entourage, il ne trouva nul réconfort. Les visages des passants se tordaient en une myriade de hurlements silencieux, fixés au niveau de ses pieds. Il ne remarqua même pas l'énorme morceau de verre planté dans son épaule, et fit un premier pas avant de buter contre un cadavre. Ce qui avait sans doute été un habitant avait été réduit en une bouillie de chair informe et couverte de trous béants, dont des lambeaux d'organes jaillissaient de façon grotesque, comme trop à l'étroit dans leur défunt propriétaire. Il voulut tendre la main en avant pour se lever, mais une étrange forme blanche sortant de son avant-bras attira son attention alors qu'il s'effondrait, probablement pour la troisième fois. C'était étrange. Il ne se souvenait pas s'être cassé quelque chose. Il voulut parler, mais il ne sentait plus le bas de son visage. Sans doute avait-il pu crier à l'aide, mais la panique qui venait de prendre contrôle de la foule avait probablement étouffé ses mots.

Puis, assez soudainement, il se retrouva au milieu de la rue, sur ses deux jambes. Sur sa droite, une fumée rouge sang avait remplacé la poussière dans la ruelle. Sans pouvoir déterminer exactement ce qui s'y passait, il eut la sensation de voir plusieurs formes sombres moduler la lueur pourpre émanant du corridor. Empêcher ses yeux de se fermer était étrangement difficile. Il n'était même pas certain d'avoir les deux paupières ouvertes. Ni de les avoir encore. Son esprit était embrumé, sa respiration à peine régulière, ses oreilles encore sourdes à cause du choc. Mais à en croire les quelques mètres qu'il venait de faire, une chose était devenue sûre.

Il pouvait courir. Et c'est bien ce qu'il comptait faire.

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14 octobre 2021 à 17:57:10

Chapitre 40

Lorsque Dakin se réveilla, le soleil baignait sa chambre d'une lumière chatoyante, filtrant au travers des rideaux rouges en de larges rayons vaporeux.

Le Dunmer pivota lentement sur son flanc droit, et s'assit sur son lit dans un gémissement exténué. Dehors, même depuis le premier étage, l'activité de la foule était déjà audible. Il profita quelques minutes de l'ambiance singulière que dégageait le mobilier poussiéreux mais néanmoins hors de prix qui l'entourait, puis soupira pensivement. Il lui restait beaucoup de travail.

D'une démarche rendue hésitante par le manque de sommeil, il se leva, déambula quelques instants, torse nu, entre une table couverte d'ouvrages et une bibliothèque pleine à craquer, et s'écroula sur la première chaise qui passa à sa portée. Il s'étira, contempla d'un regard exténué le plafond couvert de fresques florales dorées, et se pencha sur son bureau afin d'y saisir une plume.
Cela faisait déjà trois semaines et demie qu'ils étaient arrivés à Daguefilante et y avaient conclu un pacte avec le roi Daric. Depuis, il n'était plus entré en contact ni avec Aris, ni avec le souverain. Un majordome venait parfois lui rendre visite pour lui apporter les manuscrits qu'il achetait, ainsi que le strict nécessaire lui permettant de s'alimenter. Bientôt trente jours à vivre dans le quartier le plus luxueux de la ville, passant la moitié de son temps à supporter la noblesse locale en assurant la protection d'Ernard, et diluant l'autre dans l'étude infructueuse de ses ouvrages, quitte à en passer des nuits blanches. Il estimait que sa résilience lui permettrait de tenir environ une semaine de plus, après quoi il serait forcé de prendre du repos, perdant ainsi un temps bien trop précieux pour être gâché de la sorte. Il n'avait pas fait le moindre progrès concernant la traque de Nash gro-Shagol, et cela ne faisait qu'aggraver son humeur déjà massacrante. À force de s'épuiser en courbettes et en formules pompeuses pour satisfaire les seigneurs que visitait Afranius, il lui semblait petit à petit perdre de vue son réel objectif, dont l'accomplissement paraissait chaque jour plus hypothétique que le précédent.

Car, si lui et Aris s'étaient séparés, ce n'était pas pour se faciliter la tâche. L'elfe noir ne se méprenait désormais plus sur la question : la part de travail assignée à chacun était bien plus importante que prévu, et le fait d'être seul, en plus de le ralentir considérablement, soulevait un autre problème : Aris était parti résoudre sa tâche en solitaire, et s'était avéré impossible à contacter pour une raison qui lui échappait encore.

Il ne faisait nul doute que le rougegarde profitait de son excursion dans les quartiers pauvres de la ville pour tenter d'y comprendre comment certains habitants pouvaient conserver la mémoire de ce qu'il s'était passé quinze ans plus tôt, lors de la révolution ayant mis Hauteroche à feu et à sang. La guerre civile avait été habilement effacée de la mémoire de chaque habitant à l'aide de la tour Direnni, cela ne faisait plus l'ombre d'un doute. Mais avec le temps, ces souvenirs resurgissait maintenant dans leur esprit, les poussant à la révolte contre un système qu'ils estimaient corrompu jusqu'à la racine. Et, s'ils n'avaient sans doute pas complétement tort, ils étaient bien loin d'imaginer à quel point une nouvelle rébellion risquait de dégrader la paix fragile qui avait su s'installer entre temps.
Malgré la promesse du roi, le Dunmer ne pouvait se permettre de patienter oisivement jusqu'à ce qu'Aris aie rempli ses obligations monarchiques. Leur ancien camarade de l'Ordre se trouvait ici, et le conseil d'arcanistes que le souverain comptait réunir en cas de réussite de leur part ne serait sans doute pas suffisant. Aris espérait qu'en se séparant, ils pourraient faire d'une pierre deux coups, en résolvant à la fois leur problème et celui du roi.

Mais dès les premiers jours, l'elfe noir était parvenu à la conclusion que l'Orsimer ne se cachait pas dans les hautes sphères politiques de la ville. S'il était en vie, c'était dans les tréfonds de la ville, là où tous agissaient dans l'ombre.
Lui, Dakin Dolovas, se retrouvait donc cloîtré entre la cour brétonne et les manuscrits qu'il étudiait, ligne par ligne, dans l'espoir de découvrir le signe qu'il cherchait. Si sa première visite trois ans plus tôt l'avait laissé hésitant à ce sujet, il en était désormais convaincu : Nash, l'un des mages et érudits les plus éminents auxquels l'Ordre des Marcheurs aie donné le jour, ne s'était pas réfugié dans une capitale au bord de l'émeute par hasard. Après tout, leur première rencontre remontait au siège de la ville d'Abondance, alors que lui et Aris n'étaient que des adolescents... Et même s'ils n'avaient que peu échangé depuis, ils partageaient tous, malgré eux, cette fascination pour l'événement qui avait changé leur destin ainsi que celui de tant d'autres de leurs camarades. Si une personne devait être en train de chercher des indices afin de déterminer la cause de ces révoltes, c'était bien lui. Et, indéniablement, il devait y avoir des indices quelque part.
Les ouvrages de la cour dataient pour la plupart de plus de deux cent ans, mais certains étaient nettement plus récents, ainsi l'elfe noir pouvait-il espérer trouver un manuscrit rédigé à l'aube des événements précédant la guerre civile. Si l'un eux avait échappé aux purges littéraires de l'ancienne cour monarchique, alors il pouvait contenir des preuves, habilement dissimulées sous sa couverture.
Malheureusement, il ne parvenait pas à grand-chose. Les livres qu'il étudiait se révélaient tous vides, sans intérêt, et la recherche d'un message caché à l'intérieur de l'un d'eux était un objectif plus qu'hasardeux. Quelles chances avait-il vraiment ? Une sur mille ? Une sur dix mille ? Il continuait à chercher, mais commençait à douter de la probabilité d'aboutir à une découverte quelconque.

Il avait donc dû trouver autre chose pour se rendre utile.

À Sentinelle, il lui avait déjà été difficile de retrouver la présence de l'orque. Les cartes de Diagna, heureusement, étaient porteuses d'un enchantement surpuissant qui lui avait permis, après des jours de manipulations arcaniques acharnées, de localiser avec une précision relative certains points de passage des Marcheurs en Tamriel. Au prix d'un mois de travail supplémentaire, il avait réussi à déterminer que seul Nash pouvait être sciemment retourné sur la région de leur rencontre. Mais, une fois la zone où il se situait révélée, ils n'avaient pas de choix que de s'y rendre eux-mêmes pour le dénicher. Et les membres d'une organisation aussi ancienne savaient se cacher, pour le meilleur comme pour le pire.
Dakin n'espérait plus mettre la main sur Nash, et il savait qu'Aris partageait sa pensée. Voilà pourquoi le destin les avait réellement séparé, voilà pourquoi l'elfe noir avait utilisé la totalité des fonds que lui avait magnanimement confié Daric pour acheter des milliers d'ouvrages historiques et vider des sections entières de l'histoire brétonne dans les bibliothèques : pour faire autant de bruit que possible, chacun de leur côté. Pour attirer l'attention de leur camarade, et le convaincre de les rejoindre avant que quelque chose de terrible n'arrive. Car quelque chose de terrible allait à coup sûr se produire dès que Daric serait renversé par un peuple furieux. Si le Dunmer se fichait bien de savoir ce qu'il adviendrait de ce roi, il devait reconnaître que quelqu'un de mal intentionné y trouverait probablement son intérêt. Si le Thalmor avait provoqué la guerre civile de Hauteroche avant de poursuivre son œuvre en Bordeciel, c'était que quelque chose d'imminent se tramait, quelque part, sous la surface insondable d'une série de guerres et de catastrophes.

N'étant requis à la protection du vieux bréton qu'en fin de journée, Dakin passa le reste de la matinée à travailler sur le livre qu'il avait laissé la veille. Ce dernier s'intitulait "Direnni : ascension et déclin", et se résumait à de longues et fastidieuses explications sur les événements relatifs au plus grand clan elfique de Brétonie de l'ère première.

Quelqu'un frappa à sa porte aux alentours de midi, le faisant brusquement sursauter.

- Entrez ! lança-t-il distraitement en enfilant à la hâte une chemise de soie blanche pour se couvrir.

Le battant s'ouvrit, laissant apparaître un couloir encombré de dizaines de piles d'ouvrages. Un Altmer d'âge moyen, ayant probablement derrière lui deux ou trois siècles, se glissa par l'entrebâillement, et se tourna vers Dakin. Vêtu d'un pantalon de toile serrée, d'un uniforme bleu et blanc, et portant les armoiries de la cour sur le côté de ses manches, l'elfe arborait une mine sévère, accentuée par les longs cheveux blonds qui lui encadraient froidement le visage.

- Monseigneur, fit ce dernier en s'inclinant respectueusement.

- Épargnez-moi vos stupides courbettes, rétorqua le Dunmer en refermant le livre posé sur son bureau. Je n'ai rien d'un courtisan.

Le majordome se racla la gorge de manière si élégante qu'il sembla à l'elfe noir que la pratique avait été méticuleusement peaufinée des milliers de fois dans le seul but d'atteindre la perfection. L'Altmer reprit :

- En tant qu'invité privilégié de Sa majesté Daric, vous traiter avec égard est bien le moins que je puisse faire. Êtes-vous prêt ?

- Je... Quoi, déjà ?! s'exclama le Dunmer en se précipitant à la fenêtre. Quel jour sommes-nous donc ?

- Sundas de Soufflegivre, messire.

- Et merde... jura t-il en secouant la tête.

Il était impossible qu'Aris aie déjà rapporté le fruit de ses recherches au roi. Même s'il avait rempli sa part du marché en un temps si réduit, la prudence voulait qu'il cherche au moins à le contacter avant d'engager avec le souverain. Si ce n'était pas pour les récompenser de leurs services, pourquoi lui accorder une audience ? Cela risquait de compromettre ces plans, et cette entrevue forcée représentait un gâchis de temps inestimable.

- Monsieur est-il prêt ?

- Oui, oui, bien sûr que je suis prêt, ricana Dakin sans plus masquer son agacement. Je suppose que sa Sainteté Suprême est ô combien impatiente de m'honorer de sa présence divine ? Allez, ne traînons pas davantage... J'ai déjà perdu de précieuses secondes à bavarder avec vous.

Les deux hommes sortirent de la pièce, et traversèrent le corridor en faisant de leur mieux pour ne pas y provoquer l'effondrement des montagnes de manuscrits qui y étaient entreposées.

- Vous savez, soupira le majordome en se cognant la tête contre une encyclopédie, Sa Majesté ne vous a pas confié cette demeure pour que vous y instauriez une telle anarchie chaotique... Il y a deux pièces dans le grenier, aménagées pour y entreposer tous ces bibelots. Pourquoi en acheter autant, enfin ? Toute une vie ne vous suffirait pas pour venir à bout de tout ce désordre littéraire...

- Je sais me débrouiller, merci, fit le Dunmer dans un vague grognement.

L'elfe s'arrêta bientôt devant une porte latérale, et la poussa du bout du pied en se protégeant la tête, craignant qu'un tas de livres ne s'écrase sur lui au cours de l'opération.

Ils pénétrèrent dans une petite salle remplie d'armoires d'acajou et de miroirs de toutes formes, éclairés par la lumière rougeâtre émanant des rideaux à la fenêtre. Dakin avait déjà jeté un bref coup d'oeil à cette pièce, au début de son séjour, mais s'était rapidement découragé de faire le tour du propriétaire, préférant ses recherches à cette tâche aussi inutile que chronophage.

- Prenez place, je vous prie, lui demanda l'Altmer.

- Vous avez un nom, ou je vais devoir passer le restant de mes jours à vous vouvoyer ?

- Je m'appelle Arano, pour vous servir, répondit l'intéressé après une demi-seconde d'attente. Voudriez-vous bien prendre place ?

- Quoi, ne me dites pas que vous allez me déguiser en une de ces choses grotesques qui se baladent dans la rue, couvertes de dentelles et de bijoux ?

- Vous ne passerez pas la porte du château dans cet accoutrement, je le crains, fit l'elfe avec un regard sans appel envers son interlocuteur. Mais, il me semblait que monsieur n'avait pas de temps à perdre à bavarder...

Dakin soupira, et se plaça face à un grand miroir rectangulaire, les bras en croix. Le servant vint se placer derrière lui, et lui palpa les côtes d'un geste expert.

- Vous faites de l'exercice ? demanda finalement le servant.

- Si par "exercice" vous voulez dire "éliminer toute menace susceptible de menacer ma sécurité ou celle de mes compagnons", alors oui, je fais de l'exercice.

Arano hocha la tête avec lenteur, masquant sa surprise sans difficulté.

- Je vois. J'ignorais avoir affaire à un... chasseur de prime ?

- Et puis quoi encore ? grogna le Dunmer en se retournant. Pourquoi pas assassin, aussi, pendant que vous y êtes ? Moi et Aris ne sommes pas venu ici pour cela. Nous faisons simplement partie des individus qui préfèrent sauver leur peau eux-même plutôt que de payer d'autres pour le faire. Mais ça, ce bon vieux Ernard n'a sans doute pas manqué de vous le faire comprendre.

- Cette tenue vous siéra à merveille, ignora l'Altmer en sortant une imposante tenue à collerette d'une armoire.

- Vous vous fichez de moi ? fit Dakin en jetant un regard écœuré au vêtement. Cette... chose doit peser le quart de mon poids, et je dois me trouver auprès du conseiller juste après cette entrevue. Comment suis-je censé défendre Afranius si mes manches sont aussi lourdes que mes bras ?

- Il n'y aura nul besoin de vous défendre. Après tout, vous n'avez rien d'un criminel, n'est-ce pas ?

La lueur d'ironie dans les yeux de l'elfe ne passa pas inaperçu pour le voyageur, qui serra convulsivement les poings. En un instant, il se dirigea vers le meuble le plus proche, l'ouvrit sans ménagement, et en sortit une robe de soie rouge vif après quelques instants d'hésitation.

- Je vous déconseille celle-ci, annonça calmement le majordome. Messire Daric reçoit aujourd'hui la baronne de Glénumbrie, et cette dernière tient le rouge en horreur. J'éviterai soigneusement de la contrarier, si j'était à votre place.

- Elle tolère les majordomes les plus agaçants du royaume, dussent-ils être les représentants de la race la plus fière qui soit. Et elle refuserait un Dunmer parce qu'il porte une tenue rouge ?

- Ce n'est pas ce que je vous ai dit, répliqua le servant, soudain sur la défensive. Je vous signale simplement...

- Alors c'est parfait, fit l'elfe noir avec un sourire moqueur. Voulez-vous aussi que je me poudre le nez afin d'éclaircir mon teint ? Autrement, son Altesse pourrait le trouver trop sombre, vous ne pensez pas ?

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La préparation dura encore une bonne heure, durant laquelle le majordome lui fit essayer des dizaines de coiffures, de vêtements et de parures différentes.

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14 octobre 2021 à 17:57:42

Son choix se porta finalement sur de fines bottes de cuir, un pantalon de toile noire tressée, et un veston rouge très semblable à la chemise qu'il avait précédemment choisi. Ce fut en rajustant les lanières de lin refermant son col devant une glace qu'il s'aperçut à quel point il avait changé en l'espace de quelques mois. Plus fin qu'auparavant, il était devenu moins impressionnant physiquement, mais avait gagné en prestance, tant de par la dureté nouvelle de son visage que de par ses nouveaux vêtements. Si ces changements n'avaient pas respectivement été dûs au manque de sommeil et aux caprices de la noblesse, il s'en serait sans doute réjoui.

Ses cheveux d'ébène, qu'il n'avait pas coupé depuis près d'un an, étaient rabattus en arrière et attachés en un chignon à moitié défait, laissant plusieurs mèches lui tomber le long du visage, de la nuque et des oreilles. Le léger bouc qu'il portait s'était étendu, et lui couvrait désormais les côtés du menton, laissant à nu la peau de ses joues, où rien n'avait jamais poussé. Ses arcades sourcilières prononcées et son nez droit contrastaient subtilement avec ses lèvres effacées, lui conférant un air pensif et un charme inexplicablement raffiné. Enfin, ses yeux, d'un rouge toujours aussi profond qu'à l'accoutumée, laissaient transparaître sur son visage une expression de profonde mélancolie.

Oui, il avait beaucoup changé. Mais pour l'heure, il avait mieux à faire que de soucier de son apparence.

- Ça ira, j'imagine... soupira-t-il en commençant à s'étirer, avant de se raviser précipitamment en entendant les plaintes sinistres que son vêtement venait d'émettre au niveau des épaules.

- Messire, vous y êtes encore ? s'impatienta l'Altmer en surgissant de derrière une colonne d'ouvrages à moitié écroulée. Vous savez que nous sommes en retard, n'est-ce pas ?

- Oui, oui, grogna Dakin en se retournant. Le temps de mettre la main sur mon poignard, et j'arrive.

Le majordome leva les yeux au ciel d'un air exaspéré, mais laissa au Dunmer le temps d'achever ses préparatifs. Une fois tout en ordre, ils se dirigèrent vers l'escalier donnant au rez-de-chaussée.

- Je me vois forcé de faire le point avec vous, reprit bientôt l'elfe, d'un ton inquiet. Je suis au service de sa lignée depuis plus de cinquante ans, et jamais je n'ai eût à supporter pareille situation... Pour tout vous dire, je doute que la baronne soit ravie notre excès de traînardise. Elle va être d'une humeur glaçante, et je vous garantis que cela pourrait avoir des conséquences diplomatiques désastreuses !

- Cinquante ans, hein...

L'elfe noir s'était arrêté. Le majordome fronça les sourcils, et se retourna, passablement agacé :

- Saisissez vous pleinement la situation ? Vous vous apprêtez à être reçu hors de la ville par une personne à la lignée trop noble pour oser se mêler à la populace ! La maîtresse de l'une des ramifications les plus éminentes sur le plan politique et militaire accepte de recevoir le roi en compagnie d'un parvenu de votre espèce, et vous restez planté là comme si vous alliez payer une visite de courtoisie à un ami ?

- Cessez de pleurnicher. Je viens d'avoir une idée.

- Une idée ? Sithis emporte vos idées, enfin ! Dépêchez-vous !

- Répétez ce que vous venez de dire. Tout de suite.

Avant que l'Altmer n'ai le temps de protester, la main de Dakin se referma sur son visage avec fermeté, réduisant à néant un juron étouffé. Une brève incantation brisa le silence, et un flash de lumière émeraude envahit le couloir un court instant. La lueur se dissipa en quelques secondes, laissant autour des deux hommes une fine barrière d'air vibrant. Le voyageur retira prudemment sa paume du front du servant, révélant ce dernier, figé en une expression ahurie.

Le contrôle mental. Cela faisait des années qu'il n'avait pas fouillé dans la mémoire d'une autre personne, et il avait agi avec précipitation compte tenu de la fulgurance de son plan. Par chance, le sortilège avait fonctionné sans mal.

Dakin soupira, maudissant sa propre étourderie. C'était pourtant évident. Les ouvrages constituaient une source de données précieuse, mais cela n'était rien en comparaison de la mémoire d'un être en chair et en os. La situation était inespérée. Le peuple Altmer avait toujours entretenu des relations particulières avec la tour Direnni, et scruter les effets de cette dernière chez un elfe de sang pur allait s'avérer bien plus aisé que chez un humain. Il ne savait pas pourquoi l'idée de consulter directement les souvenirs d'un habitant ne lui était pas venue plus tôt, mais cela importait peu à présent : il ne lui restait plus qu'à choisir judicieusement ses questions, car elles étaient comptées.

- Vous avez parlé de l'influence de la baronne dans la région, dit Dakin. Pouvez-vous développer ?

Un gémissements sourd monta de la poitrine de l'elfe à mesure que les informations et souvenirs affluentaient dans son esprit. Ses yeux clignèrent sept fois d'affilée, puis il acquiesca, et répondit d'une voix atone, le regard vide :

- La baronne de Glénumbrie est la dirigeante des administrations militaires de toute la partie sud du pays. Elle possède une armée conséquente. Quarante mille hommes, triés sur le volet dès leur naissance. Sept cent mages et mille quatre cent trente-cinq érudits officiels. Quatorze alchimistes de renom. Seize généraux. Trois vassaux directs parmi lesquels Arslan le Juste, héros de la Grande Guerre, et Gelethor Aldmeri, émissaire du Thalmor et gardien de l'ordre public à l'ambassade. La province comporte six millions de...

- Merci, fit le Dunmer en levant sa main au niveau des yeux de son interlocuteur, qui se tut instantanément. Maintenant, parlez-moi de vos souvenirs d'il y a dix-sept ans. Sur le plan politique et social uniquement. Je veux savoir ce qu'il se passe en ville, ce que font les gens, ce que complotent les rois.

Arano cligna six fois des yeux, et reprit d'un ton amorphe, comme vidé de toute substance :

- L'ordre règne. La Grande Guerre est peu abordée par les citoyens, et une campagne de paix est lancée à l'occasion des quatorze ans de la fin de la dernière guerre civile en date. Le roi Damian a nommé Daric, son petit neveu, comme successeur légitime. Selon les rumeurs, la reine Béatrice serait dans l'incapacité de procréer, mais il refuserait d'adopter une maitresse pour nouvelle épouse.

- Merci, fit Dakin en réduisant de nouveau l'elfe au silence. Avancez de quatre ans. Mois de Sombreciel, année 188 de la quatrième ère. De quoi vous rappelez vous ?

Les paupières du majordome battirent cinq fois supplémentaires, et un rictus béat apparut sur son visage aux muscles désormais complètement décontractés.

- Une nouvelle retentit dans toute la region : l'assassinat du roi Damian et de sa femme. Les commanditaires sont inconnus, mais onze corps sont retrouvés sur les lieux du crime, parmi ceux de deux Dunmer absents des registres. Les autres ont tous été identifiés comme appartenant à ceux de jeunes gens âgés de quatorze à dix-neuf ans, sans antécédents. Il s'agit, à l'heure actuelle, du plus grand assassinat de Hauteroche dont les commanditaires sont toujours inconnus de la justice.

- Attendez... Comment avez-vous accès à ces informations ? questionna le Dunmer d'un voix peu assurée, en répétant une nouvelle fois la procédure.
Cette fois, les yeux du majordome mirent plusieurs secondes avant de cligner, quatre fois. De petites cernes s'étaient dessinées sous ces yeux, étrangement rougis. Le servant oscilla de gauche à droite durant quelques secondes, après quoi il reprit normalement.

- La justice règne. La paix règne. Je ne suis qu'un majordome. Je sers la baronne, Mira Gloucester de Glénumbrie. Mes intérêts sont les siens. Ma vie est la sienne.

Dakin jura intérieurement, et saisit par les épaules l'elfe avant de réitérer sa question, en haussant le ton. L'Altmer cligna deux fois des yeux, et de nombreuses veines se dessinèrent soudain au coin de ses yeux, se répandant à vue d'œil jusqu'au niveau de ses joues et ses tempes. Le Dunmer se mit à faire les cent pas dans le couloir en se tenant la tête, en proie à une intense réflexion. Autour de lui, la barrière d'air s'était mise à vibrer avec une force menaçante, et certains livres avaient commencé à léviter autour d'eux. L'elfe semblait loin de supporter les effets du contrôle mental. Il s'agissait de la dernière question qu'il pouvait se permettre de poser sans risquer de se mettre en danger, lui et son destinataire. Il prit une longue inspiration, calmant au mieux son anxiété naissante, et avança de nouveau vers Arano.

- À combien s'élève le nombre de morts non naturelles en Hauteroche durant les années 186 à 188 de notre ère ?

Cette fois, Arano tituba, et Dakin dût l'adosser contre le mur afin de l'empêcher de chuter. En s'apercevant qu'il tremblait, le voyageur faillit mettre fin au sortilège, mais l'elfe parla enfin :

- Environ cinq cent mille la première année, à la suite d'une épidémie de peste qui forca la fermeture momentanée des frontières. Les chiffres exacts sont ensuite inconnus, bien que très vraisemblablement très inférieurs durant les deux années qui ont suivi.

Le servant cligna des yeux, une seule fois et demeura immobile, alors que les veines sur ses joues disparaissaient peu à peu. Dakin gémit sous l'effet d'une violente douleur crânienne, qu'il chassa d'un petit coup sur la tête. Il était épuisé, mais toujours en pleine réflexion, cherchant à comprendre ce qu'il venait d'entendre. Quelque chose n'allait pas du tout... L'épidémie de peste n'avait jamais existé, il le savait bien. L'Altmer ignorait tout de la guerre civile, et pourtant d'autres avaient déjà recouvré la mémoire en ville. Il était de plus absolument impensable qu'un majordome ait pu accéder à des informations si précises concernant l'assassinat du roi Damian. Tout avait été méticuleusement caché, et la version officielle faisait état d'une maladie fulgurante ayant touché le couple royal. Il le savait, les Marcheurs avaient agi seuls en mettant fin aux jours du roi. Alors comment la cour de Glénumbrie aurait-elle pu être au courant ? Comment une telle manipulation de masse pouvait-elle être à la fois si défaillante et si précise ? Pourquoi ses effets variaient-ils tant d'un individu à l'autre ?

Il fut tiré de ses pensées par la quinte de toux spectaculaire du majordome. Arano gémit, puis se leva prestement, ayant brusquement recouvré ses esprits. Il resta figé comme une statue, une fraction de seconde, avant de froncer les sourcils et de jeter un coup d'oeil intrigué au couloir dans lequel il se trouvait. Lorsque ses yeux se posèrent sur le Dunmer, il sembla s'offusquer et prit un air alarmé.

- Messire, vous y êtes encore ? Vous savez que nous sommes en retard, n'est-ce pas ?

Dakin ne répondit pas, perdu dans ses pensées.

- Je me vois forcé de faire le point avec vous. Je suis au service de sa lignée depuis plus de cinquante ans, et jamais je n'ai eût à supporter pareille situation... Pour tout vous dire, je doute que la baronne soit ravie notre excès de traînardise. Elle va être d'une humeur glaçante, et je vous garantis que cela pourrait avoir des conséquences diplomatiques désastreuses !

- Impossible... souffla le Dunmer en écarquillant soudain les yeux.

- Saisissez vous pleinement la situation ? Vous vous apprêtez à être reçu hors de la ville par une personne à la lignée trop noble pour oser se mêler à la populace ! La maîtresse de l'une des ramifications les plus éminentes sur le plan politique et militaire accepte de recevoir un parvenu de votre espèce, et vous restez planté là comme si vous alliez payer une visite de courtoisie à un ami ?

- Oui, vous m'avez déjà dit tout cela, fit le voyageur en faisant volte-face et en se dirigeant à pas pressés vers son bureau.

- Je... Je vous demande pardon ? répondit l'elfe en accourant à sa suite.

- Combien de morts entre les années 186 et 188 de l'ère quatrième ? Répondez, c'est important.

- Je... Quoi ?

- Répondez-moi. Maintenant.

- Mais je ne m'en souviens pas, enfin ! À quoi diable rime une telle question ?

Une lueur victorieuse passa dans les yeux de l'elfe noir, qui hocha précipitamment la tête.

- J'en était sûr, murmura-t-il.

- Vous êtes certain d'aller bien, jeune homme ?

- Non, bien sûr que non ! s'exclama Dakin, soudain envahi du désir pressant de mettre les pieds hors de son logement de fonction.

- Sa Majesté possède bon nombre d'herboristes à sa suite. Ils se chargeront de vos maux, alors ne nous attardons pas plus, je vous en prie !

- La baronne attendra.

Le majordome bafouilla sous l'effet de la remarque, et écarquilla les yeux de stupeur avec une expression si offensée qu'elle aurait pu paraître comique dans d'autres situations.

- Vous... vous n'êtes pas sérieux ?!!

- On ne peut plus sérieux, au contraire. Où est Ernard ? C'est une urgence.

- Prenez-vous pleinement conscience de...

- Par les huit, je vous ai demandé de me répondre ! hurla le Dunmer, à bout de nerfs.

Le voyageur venait d'hausser le ton de manière si brusque et puissante que la phrase suivante d'Arano fut noyée dans un flot intelligible d'excuses.

- Le... Je... Il y a une représentation théâtrale près de la place de l'Académie. Il comptait s'y rendre, mais je...

Le Dunmer hocha froidement la tête, saisit le second poignard posé sur la table de chevet, et tourna les talons.

- Dites à votre baronne que la personne dont j'assure la protection court un grave danger, et que je suis désolé de vous avoir fait mander pour rien, lança-t-il au majordome en descendant les escaliers. Et, avant que vous ne me le demandiez, oui, c'est un mensonge.

Lorsqu'il déboucha dans la rue, il ne prêta même pas attention à la foule et se mit à courir sans attendre. À mesure qu'il dépassait les passants, les bâtiments, les rues et les croisements se confondaient les uns avec les autres, noyés dans le flot de pensées déferlant dans son esprit. Aris s'était probablement fourré dans une situation improbable, et au vu de la prudence qu'exigeait la situation, il allait lui falloir au moins jusqu'au lendemain pour lui mettre la main dessus. Il ne savait pas s'il parviendrait à retrouver le rougegarde à temps, mais il était certain d'une chose : qu'il s'agisse du roi Daric, de la cour, de cette ville ou de ses habitants, tous étaient condamnés. Ils devaient partir. Et vite.

EsZanN EsZanN
MP
Niveau 26
15 octobre 2021 à 02:55:37

Le 14 octobre 2021 à 17:37:40 :
Bon vous avez été sages, je vous en met trois :hap:

Je pense recommencer ta fic depuis le début, ça fait un moment que je suis les chapitres en étant un peu paumé à cause du rythme de parution assez irrégulier, mais dès que je trouve le temps je me refais tout depuis le début. :hap:
Merci pour ces pavés de qualité en tout cas, hâte de les lire ! :noel:

TheEbonyWarrior TheEbonyWarrior
MP
Niveau 35
15 octobre 2021 à 11:39:47

Pas de problème, la je me suis mit des rappels pour me forcer à tourner sur minimum un chapitre par semaine depuis que je m'y suis remis, je vais tenter de continuer comme ça :noel:

EsZanN EsZanN
MP
Niveau 26
15 octobre 2021 à 16:52:28

Yes, bonne chance au vu des pavés que tu ponds :rire:
Et merci accessoirement. :noel:

Heavy-Tribes Heavy-Tribes
MP
Niveau 9
15 octobre 2021 à 17:18:25

Jolie comeback, je lis ça ce soir.

Khenarthi Khenarthi
MP
Niveau 9
17 octobre 2021 à 20:33:57

Il est temps de tout relire on dirait :hap:

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