Écrasé par la fatigue, le khajiit roula sur le dos, suffoquant d'épuisement. La douleur de sa blessure se faisait encore discrète. Mais, même si la coupure était moins profonde qu'il ne l'avait redouté, il lui serait difficile de combattre dans cet état.
Dans l'immobilisme paisible et muet qui s'était emparé de la forteresse, une étrange sensation venait de poindre en lui. Un mélange indescriptible de joie, d'enivrement et de culpabilité l'étreignit tout entier, détachant complètement le seul survivant de la lutte de son corps faible mais victorieux.
Comme dans un rêve, le khajiit observa longuement sa silhouette haletante, profondément indécis. Il venait de tuer trois hommes. Mais si la mort de l'argonien n'avait éveillé en lui que la satisfaction d'un chasseur ayant touché sa cible, celle des nordiques, et plus particulièrement du second, lui laissait un goût amer dans la bouche. Dorénavant, tout serait différent, car il ne faisait plus aucun doute que chaque seconde de son existence se déroulerait désormais aux dépends de ces trois êtres inanimés. Il avait attendu avec anxiété l'instant décisif qui le ferait passer du côté des innocents à celui des meurtriers. C'était désormais chose faite.
Latente, la fatigue fit enfin son irruption, et l'entoura d'une étreinte réconfortante. Il clos les paupières, laissant les battements de son cœur accompagner le ralentissement de sa respiration. Tout était calme.
Puis les pas retentirent. Peu à peu, la lente rythmique ambulatoire du nouvel arrivant fit son chemin jusque dans les méandres de sa conscience, le ramenant à la réalité. Au prix d'une grimace, la recrue se remit sur pied, sentant son sang goutter sur le sol à un rythme inquiétant. Le combat n'était pas terminé, pas encore. Un cœur palpitait encore dans une poitrine autre que la sienne, et il savait pertinemment que la cohabitation ne pourrait durer bien longtemps.
Mais Frognir ne descendait pas des marches menant vers le sommet de la tour, comme il s'y était attendu.
Au lieu de cela, il découvrit la silhouette du nordique là où il ne l'aurait jamais imaginé.
S'avançant dans le corridor latéral, rendue difforme par les torches oscillant contre les parois, l'ombre de son ultime adversaire se traînait jusqu'à lui avec une lenteur d'épouvante.
Lorsque la lumière le révéla de front, Renji se sentit défaillir.
Le visage, non, l'armure toute entière du nordique ruisselait de sang et d'eau, ponctuant chacun de ses pas d'une bruine sinistre s'échappant de son col, son ceinturon, ses solerets et ses grenouillères.
Traînant le long de son ombre monstrueuse, sa lame vétuste se dotait de proportions gigantesques, traçant un long sillon pourpre entre les dalles humides du donjon.
Arrivé à quelques pas de lui, Frognir s'arrêta. Une large entaille barrait le coin de son nez et poursuivait son chemin jusqu'à sa pommette, couvrant de vermillon la moitié de son faciès exalté. Son bras gauche pendait selon un angle étrange, comme déserté de toute vie, et sa démarche claudiquante indiquait qu'il s'était probablement foulé la cheville. Sa gorge et ses mains étaient pareillement couvertes d'hématomes, et les taillades entamant son plastron témoignaient de la violence de la lutte à laquelle il venait de prendre part.
Loin derrière lui, la noirceur du conduit béant surplombait le battant d'égout, délogé de ses attaches.
Il venait de tuer Joldir et Fjori. Et, au regard qu'ils échangèrent alors, le khajiit comprit qu'il était le prochain sur sa liste.
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Rurick accueillit la lame du premier assaillant d'un revers fougueux, écartant l'homme, qui fut immédiatement remplacé par son voisin. La pointe d'une hallebarde surgit de la masse ennemie et vint chatouiller les attaches de ses épaulières, forçant le jeune nordique à se dégager précipitamment pour éviter de se retrouver incapacité.
D'une botte agile, il vint dévier un coup d'épée supplémentaire, destiné à sa gorge, puis bondit de côté pour éviter que masse de l'Orsimer ne lui broie la boîte crânienne.
Désormais presque dos-à-dos avec Nemira, il jeta un bref coup d'œil à la porte désespérément close que la Dunmer tentait de déverrouiller pour permettre leur retraite.
L'un des deux rougegardes était tombé dans le piège tendu par sa camarade dans les escaliers, et avait succombé avant de réaliser son imprudence. Mais la situation s'était brusquement dégradée lorsque les deux recrues s'étaient aperçues que leur échappatoire, pourtant parfaitement accessible l'instant précédent, s'était changé en un cul-de-sac sans prévenir.
Voyant que son ami ne parviendrait jamais à tenir leurs ennemis en retrait, l'elfe noire fit volte-face, lame en avant.
À deux contre cinq, leurs chances semblaient presque raisonnables.
Le rougegarde projeta sa hallebarde en avant, séparant les deux recrues l'une de l'autre. Bien que maladroite et facile à punir en combat singulier, cette attaque ne leur offrit pas la moindre ouverture, et les deux amis se contentèrent de s'écarter prudemment. Dès lors que leurs adversaires se couvraient mutuellement, exploiter leurs erreurs s'avérait être une tâche laborieuse, sinon fantaisiste.
Rurick examina ses deux opposants, scrutant toujours le rougegarde et sa vouge du coin de l'œil.
L'Orsimer offrait une cible facile de par sa carrure, mais la masse et le bouclier incurvé qu'il tenait ne laissaient planer que peu de doute sur son sort s'il commettait la moindre faute de positionnement. L'autre nordique, le visage dévoré par une tignasse hirsute et une large barbe, le fixait de ses yeux de rapace en agitant impatiemment deux lames courtes dentelées entre ses doigts squelettiques. L'homme ne portait qu'un pantalon de toile rapiécé, révélant la carrure sèche et agile de son corps couvert de cicatrices. Si la lenteur de son premier adversaire lui laissait la possibilité de se mouvoir à peu près aisément, celui-ci lui compliquait la tâche. Si une seule de ces épées le touchait, il risquait bien de se vider de son sang avant même que le combat ne s'achève.
Sans s'étendre davantage en regards menaçants, l'orque bondit de côté, puis effectua une courte charge en avant, bouclier levé.
Face à lui, la herse de muscles et de puissance du colosse. À gauche, les irrégularités ferreuses de sa masse. À droite, le nordique et ses deux lames.
Le choix était vite fait.
Rurick s'écarta sur la gauche, s'offrant au marteau de l'Orsimer, puis se colla brusquement à lui comme pour l'enlacer. Dans la frénésie du combat, ses appuis se confondirent avec ceux de l'orque, et s'orientèrent à droite, invisibles au regard ennemi.
Au moment où le titan s'apprêtait à se refermer sur lui, la recrue s'engouffra sous son bras, et se rua sur son second adversaire, partiellement aveuglé par la masse de son propre allié.
Sa lame exécuta un moulinet menaçant pour forcer la garde du nordique, puis balaya ses lames sans effort en remontant le long de son torse, tranchant tout sur son passage. L'homme fut en mesure de bondir en arrière à temps pour empêcher le fil de l'acier de lui déchirer la gorge, mais le mal était fait. Qu'il continue de combattre où non tant que ses forces le lui permettaient, le malfrat était condamné à un trépas imminent.
Derrière lui, l'Orsimer pivotait tout juste. Et, cette fois encore, sa masse dissimulait un second danger.
La hallebarde du rougegarde apparut de nulle part, et percuta l'armure du jeune nordique au niveau du poumon droit, le faisant faire un écart de côté. Le souffle coupé, il faillit poser genoux à terre, mais l'orque chargeait de nouveau, ne lui laissant pas le moindre répit.
Se jetant en arrière, Rurick se retrouva étalé sur le dos, mais échappa de peu à un coup de masse dévastateur, qui fractura le sol en projetant des éclats de roche tout autour de son point d'impact.
Tâtant avec déplaisir son flanc blessé, le jeune combattant comprit qu'il venait d'écoper de plusieurs côtes fêlées.
À peine ce sombre constat s'était-il installé dans son esprit que la silhouette du nordique titubant se dressa au dessus de lui. Malgré sa blessure, le hors-la-loi parvenait à tenir debout.
Mais, même dans son état actuel, Rurick était plus rapide.
Avant que les deux lames ne le clouent au sol en lui ôtant du même coup la vie, il roula sur le ventre, et fendit l'air avec force, sectionnant net la jambe de son ennemi. Submergé par la douleur, le nordique tomba à la renverse, et perdit connaissance dans un râle agonisant.
Imperturbable, l'Orsimer s'avança. Cette fois, un air victorieux illuminait ses traits.
Lui rendant avec amabilité son sourire, Rurick songea avec amusement que faire confiance à ses alliés pouvait à la fois être la plus grande force et la plus terrible faiblesse de tout guerrier.
De l'autre côté de la pièce, une exclamation hébétée retentit. Brusquement, une forme ténébreuse fendit les airs à toute allure, et frôla le colosse Mer comme une bourrasque. Lorsque Nemira se réceptionna entre son adversaire et son jeune acolyte, le rictus contenté de l'orque s'inversa. Trois plaies parallèles barraient le cuir de son plastron, révélant le brun sombre de sa peau et l'écarlate chatoyant de son sang.
- Lève-toi, dit la Dunmer sans un regard pour lui en se retournant vers son nouvel adversaire.
- Facile à dire, grogna le nordique en tentant tant bien que mal de se remettre sur pied.
Un constat nuancé de la situation se présentait à la recrue. Au fond de la pièce, le corps tressaillant d'un bandit se vidait silencieusement de l'essence s'échappant abondamment de chacune des dizaines de blessures entamant sa chair.
D'un autre côté, le rougegarde semblait encore en forme, et le nordique dernièrement aux prises avec l'elfe noire était essoufflé, mais visiblement pleinement disposé au combat.
Rurick jeta un regard à sa comparse. La fatigue se discernait difficilement sur ses traits fins, et une fougue sans pareille émanait de chaque centimètre carré de sa stature altière.
Lui était loin de pouvoir en dire autant. La souffrance naissant dans son torse était devenue étouffante, transformant chaque inspiration en un véritable supplice. Et, si ses jambes avaient encore la force de le porter, il doutait de pouvoir ne serait-ce qu'asséner le moindre coup sans que la douleur ne devienne insurmontable.
Inquiet, il reporta son regard sur le trio se refermant autour de la Dunmer dans un arc de cercle menaçant. L'Orsimer avait sans mal encaissé la morsure de ses lames, et pourrait sans doute braver plusieurs atteintes supplémentaires avant de rendre son dernier souffle.
Enhardis par la mort de leurs camarades, les deux autres venaient d'entrer dans un état second, à mi-chemin entre rage et calme. Pour avoir fait l'expérience d'un tel phénomène, Rurick savait qu'un combattant n'était jamais aussi dangereux que dans ces moments-là. Même s'ils étaient maladroits, leur habileté au combat venait de monter d'un cran.
Individuellement, Nemira les surclassait indiscutablement. Mais était-elle capable de l'emporter face à trois adversaires ?
Le nordique n'obtint jamais de réponse à sa question, car le destin en décida autrement.
La porte verrouillée explosa littéralement sur ses gonds, faisant sursauter chaque belligérant dans une exclamation commune. Le battant traversa les airs à toute vitesse, et faucha l'orque avec lui dans un choc surpuissant. Le malfrat, emporté par la masse du projectile, percuta le mur opposé de la pièce dans un grand fracas alors que le bois volait en éclats, projetant une nuée d'escarbilles à travers les airs.
Dans l'encadrement, trois individus venaient de faire irruption, menés par une khajiit au pelage immaculé comme l'hiver.
Les yeux de Rurick s'agrandirent d'espoir en reconnaissant les recrues supposément restées à l'extérieur du fort.
La khajiit au pelage blanc s'avança la première, adressant un salut du menton aux deux recrues. De puissantes volutes d'énergie d'un bleu électrique ondulaient avec férocité le long de ses paupières closes, produisant un crépitement audible même à plusieurs mètres de distance. Lorsque son visage se tourna vers le second malfrat, un filament d'azur se matérialisa autour de son bras levé. Comme si des cordages invisibles s'étaient refermés autour du nordique, ses membres furent brusquement ramenés contre son corps, et il traversa les airs pour rejoindre son camarade Orsimer au fond de la salle dans un craquement d'os brisés.
Les deux camarades de la combattante n'attendirent guère pour passer à l'action.
À peine informé des forces en présence, le nordique encapuchonné se rua sur le rougegarde. Brandissant son bâton aux extrémités ferrées, il fondit sur son adversaire en un clin d'œil, et le noya sous un déluge de coups. Malmené comme dans le rouleau d'une vague de tempête, le malfrat n'eût ni la force, ni le temps de riposter, et sa peau se mit à se couvrir de bleus, puis de rouge. Ses articulations grinçèrent, puis se brisèrent, ses dents se fendirent avant de tomber en miettes, sa mâchoire se détacha à moitié de son crâne, et ses pommettes explosèrent dans un ballet d'acier sanglant.
Lorsque la macabre danse s'acheva, le nordique leva son arme, et pivota l'une de ses mains autour du manche. Une lame jaillit à l'extrémité du bâton devenu lance, et se ficha avec fermeté dans la cage thoracique du mourant, le laissant choir inerte.
Un rugissement furieux enfla dans un coin de la pièce. L'Orsimer surgit entre les deux fragments de porte, écumant de rage, et se jeta sur la première chose qui passa à sa portée.
Malheureusement, il s'agissait de l'orque venu secourir ses futurs frères d'armes, et la colère du pillard fut réduite au silence lorsque son point s'écrasa contre ce dernier dans un bruit caverneux.
- Je m'appelle Sheik, lâcha la recrue en se redressant de manière à révéler qu'il n'était pas simplement plus large, mais aussi bien plus grand que son compatriote.
L'autre ne répondit pas, et recula de façon à saisir sa masse restée au sol. Cette fois, il chargea en hurlant, les épaules gonflées par l'effort.
La main du Compagnon se leva, et stoppa net la course du fléau, se refermant sur la masse comme un éteignoir sur la flamme d'une lanterne.
- Je m'appelle Sheik, répéta l'Orsimer. Et vous allez mourir.
Lorsqu'il saisit le colosse sous les épaules et le souleva comme s'il ne pesait rien, Rurick retint son souffle.
Aussi éberlué que ne l'était le jeune nordique, le malfrat ne commença à se débattre que lorsqu'il fut collé au mur de la tour.
Sheik l'attira à lui et le plaqua contre la pierre à une, deux, puis trois reprises.
La violence de l'impact coupa le souffle des deux amis. Lorsque le cadavre à la colonne vertébrale pulvérisée du hors-la-loi tomba au sol, il fallu plusieurs secondes aux jeunes recrues pour assimiler ce à quoi elles venaient d'assister.
Les pas du nordique au bâton firent presque sursauter Nemira, qui hésitait visiblement à rengainer.
- Je suis Fjoll, et voici Ja'Hiza, annonça l'homme d'un air avenant en désignant la féline. Rassurez-vous, je ne vais pas vous broyer contre un mur sans prononcer un mot, je trouve ca terriblement impoli. Et en parlant de politesse, je pense qu'une présentation plus formelle s'annonce...
Reculant d'un pas, Fjoll se pencha en avant, et exécuta une révérence pompeuse, sous le regard sans équivoque de ses deux camarades.
- Frères dans la vie comme dans la mort, dans la beuverie comme dans la fureur du combat, fils de ceux qui ne furent nos pères, mais desquels nous portons chaque jour la mémoire comme étendard infaillible de notre volonté. Nous sommes les Compagnons, à votre humble service.
Petit pour signaler que le chapitre suivant ne devrait pas tarder
Alors elle viens cette suite ?
Dans la journée normalement
Désolé d'insister mais
☠️☠️☠️
Sweet
Chapitre 11
La chaleur envoûtante qui berçait son sommeil se dissipa lorsque la guérisseuse leva ses mains, plongeant le khajiit à peine éveillé dans un océan de picotements si désagréables qu'il fut forcé d'ouvrir les yeux.
- Vous pouvez vous lever, fit-elle d'une voix douce.
Les jambes lourdes comme des pierres, Renji se redressa sur la couche du temple, et fut aussitôt prit de nausée. Fermant les yeux, il entreprit de faire le vide dans son esprit, se cramponnant vigoureusement à son drap de tissu couvert de sueur jusqu'à ce que les fourmillements cessent. Lorsque les vertiges se dissipèrent, il leva les yeux vers la femme.
Aussi avenante qu'à l'accoutumée, Danica Pure-source colla doucement la paume de sa main sur son front, avant de hocher la tête.
- N'hésitez pas à revenir en cas de besoin. Et évitez de vous battre avant quelques jours. Même la guérison connait ses limites.
Le félin prit congé de la prêtresse, mais ne quitta pas le temple de Kynareth pour autant.
De l'autre côté de la salle, séparé de lui par les majestueux rais de lumière dorée tous droit venus des cieux d'une après-midi clémente, un homme se tenait au chevet de Joldir, lui aussi allongé sur une couchette de granite taillée à même le sol.
Le jeune combattant réalisa qu'il ne portait qu'un simple drap immaculé en guise de vêtements, mais se dirigea néanmoins vers les deux individus, faisant résonner la plante de ses pieds contre le sol de pierre.
Les échos de ses pas avaient quelque chose de reminiscent et de particulièrement inquiétant, mais il chassa au plus vite ces troubles pensées de son esprit.
- Comment va-t-il ? demanda faiblement le khajiit en s'arrêtant derrière l'homme.
- Il survivra, par je ne sait quel caprice divin.
Lorsque l'individu se retourna, Renji reconnu le visage du bréton qui l'avait accueillit au pied de la forteresse, avant que l'inconscience ne l'emporte. Ses cheveux bruns mi-longs lui tombaient tout juste sur la nuque, laissant poindre les oreilles effilées trahissant son héritage elfique. Sa tenue avait tout de celle d'un jeune noble de son affiliation, et le cuir noir de ses bottes s'accordait a merveille avec le pourpre de son veston de tissu et le brun tendre de ses chausses.
Son nez flûté, ses lèvres fines et sa mâchoire à peine plus large que la moyenne lui conférait quant à eux un air tout à fait quelconque, compliquant momentanément la tâche au félin, aux pensées encore embrumées par les soins chargés qu'il venait de recevoir. Cet homme aurait pu être chambellan du Jarl, commerçant ou barde que cela ne l'aurait guère étonné.
Mais en dépit des apparences, il se rappela bientôt qu'il s'agissait là du fraîchement proclamé Héraut des Compagnons, disposant de facto du respect le plus absolu des membres de Jorrvaskr, lui inclut.
Un nom paru dans l'esprit du félidé.
Rigel,pensa-t-il. Il s'appelle Rigel
Le maitre Compagnon soupira, et posa une main ferme mais précautionneuse sur son épaule.
- Tu as eût de la chance d'en réchapper. Mais lui, c'est un véritable miracle qu'il ait survécu. Et il va avoir droit à des balafres aussi grandes que sa bonne fortune.
La recrue baissa les yeux, et contempla un instant un Joldir méconnaissance. Son visage encore tuméfié n'avait pas désenflé malgré l'ouvrage soigné des prêtres au cours de la nuit, et de larges traces blanches couvraient ses joues, son menton et sa gorge là où la lame de Frognir avait laissé son empreinte impitoyable. Le travers de son torse était recouvert d'un baume jaunâtre partant de l'épaule à la hanche, achevant la cicatrisation de ce qui aurait du être le coup fatal du malfrat.
Malheureusement, les blessures les plus profondes dont il avait à souffrir étaient de celles qui n'apparaitraient jamais à la surface de sa peau.
- Où avez-vous enterré Fjori ? demanda le khajiit à voix basse, comme s'il craignait que la macabre nouvelle ne réveille le blessé.
- La cérémonie se tiendra à la Forgeciel, comme à chaque fois que l'un des nôtres périt au combat. Même s'il n'a pas officiellement été reconnu comme un Compagnon, chacun de vous a plus que mérité sa place parmi nous. Cela vaut aussi pour lui.
Renji hocha tristement du chef. S'il était resté aux côtés des deux nordiques, peut-être que Fjori aurait survécu et que Joldir se tiendrait fièrement à ses côtés, contant avec émerveillement leurs exploits guerriers. Mais alors, peut-être que Nemira et Rurick se seraient trouvés à sa place sur les couchettes de pierre, ou pire, sur le bûcher funéraire de Jorrvaskr.
Nul ne saurait jamais s'il avait agi de la bonne façon. Mais il connaissait le responsable de cette regrettable tragédie, jusque dans sa chair.
Pensivement, le khajiit caressa le côté de sa gorge, et descendit jusque sur le long de son pectoral gauche. Bien que très fine, la cicatrice empêcherait tout poil de repousser à cet endroit-là, marquant physiquement sa vie de ce qui aurait bien pu y mettre un terme.
La blessure de son ventre s'était en revanche complètement refermée, et il fut bien incapable de se remémorer l'endroit exact où la lame du bandit l'avait touché. La trace de sa première victoire -et de ses premières victimes- demeurerait un vague souvenir.
Mais mieux valait oublier les morts pour concentrer son attention sur les vivants.
Sheik, Ja'Hiza et Fjoll leur avaient menti, ou du moins n'avaient-ils pas précisé qu'ils n'appartenaient nullement aux recrues de Vilkas, mais à l'émérite Cercle des Compagnons. Naturellement, ils étaient les meilleurs guerriers de leur ordre, et s'en étaient en conséquence tirés sans une égratignure, si tant est qu'ils n'aient pas été attaqués sur la route de Blancherive. Nemira et Rurick ne se trouvaient pas dans le temple à son réveil, ce qui signifiait qu'ils avaient sans doute également évité le pire.
Du côté ennemi, ne restait que le coupable, et les sept lettres de son nom, imprimées dans son esprit plus que ne le serait jamais la marque de sa lame à la surface de son épiderme.
- Je vais rester avec Joldir encore un moment, fit Rigel d'un air grave. Je préfère lui annoncer en personne ce qui est arrivé, mais je te dois aussi quelques explications. Retrouve-moi dans mes quartiers ce soir si tu souhaites en discuter.
- Où est Frognir ?
La surprise agrandit les yeux du bréton, qui demeura perplexe durant plusieurs secondes.
- Pourquoi cette question ?
- Je voudrais lui parler, lâcha le khajiit sans laisser transparaître la moindre émotion.
Le bréton sembla hésiter, soupesant les conséquences de sa réponse. Toutefois, si tant est que la perspective que le khajiit ne se venge l'inquiétait, il n'en montra rien, et acquiesça finalement.
- Il doit croupir quelque part sous les pieds de Balgruuf, derrière de solides barreaux. Il ne reverra pas la lumière du jour de sitôt, alors ne tente pas le diable lorsque tu le verra, et tâche de te contenir. Aucun de nous n'est habilité à faire sa propre justice là-bas, et je préfère éviter de devoir te sortir moi-même d'une des geôles puantes de Fort-Dragon.
Renji fit volte-face, saisit ses affaires dans l'armoire prévue à cet effet, et sortit du temple sans un mot, consciencieusement suivit du regard par son Héraut.
Sur le chemin de la demeure seigneuriale, les passants et les chaumières se fondirent les uns dans les autres, replongeant la recrue dans les sombres événements de la nuit précédente.
Le nordique n'avait fait qu'une bouchée de lui. Sa lame ébréchée l'avait frôlée à maintes reprises, ne le manquant que parce que son porteur le voulait bien. Tandis qu'il se battait pour sa vie, Frognir avait joué avec lui comme il l'avait fait avec ses autres victimes. Bien que privé de l'usage de son bras gauche, le pillard l'avait désarmé trois ou quatre fois en l'espace de quelques minutes, laissant volontairement des ouvertures dans sa garde pour le berner. Chaque fois qu'il pensait pouvoir retourner la situation à son avantage, Renji s'était retrouvé au sol, crachant ses poumons en attendant un coup d'épée qui ne venait pas, ou rampant vers son arme sous les ricanements moqueurs de son adversaire.
Pouvait-il seulement parler de combat ? Joldir et Fjori avaient réussi à opposer une résistance farouche à leur agresseur, mais lui n'avait sû lui porter la moindre frappe fructueuse. Il n'avait pas seulement été humilié : dans ce fort, loin de tout, il avait ressenti le désespoir d'un combattant impuissant, piégé dans la défaite sans jamais pouvoir fuir ni l'emporter.
Lorsque son bourreau avait daigné lui fendre la clavicule d'une taillade fulgurante, Renji avait presque accueillit la mort comme un soulagement. Lorsque les autres étaient parvenus à défoncer la porte qu'il avait lui même verrouillé, il avait perdu tant de sang que la suite de l'affrontement ne lui revenait plus que par bribes. Les trois Compagnons s'étaient simultanément jetés sur le malfrat, ne lui laissant aucune chance. Le félin ignorait tout de la durée de l'affrontement, mais se souvenait encore de sa silhouette, plaquée au sol dans un rire hystérique.
Un frisson sinistre le secoua. Il s'était attendu à trouver sa fin là-bas, contre le sol rugueux et inhospitalier du bastion ennemi. Mais il se tenait là, bien vivant, gravissant les marches de pierre sous la silhouette gargantuesque du palais de Blancherive, sentant contre sa peau ce même vent frais qu'il ne pensait jamais revoir. Tout ne s'était joué qu'à un fil.
Lorsqu'il se retrouva sur le pont de Fort-dragon, la somptuosité architecturale du bâtiment le subjugua. D'immenses voûtes de bois millénaire se hissaient des eaux et du sol, gravissant les cieux en larges torsades poncées par les vents. Sous les gigantesques arceaux, la masse finement ciselée des chapiteaux et des toitures se découpait avec une précision incroyable que leurs propres ombres sublimaient encore davantage, dissimulant des pans entiers de façade dans un lit de ténèbres.
Le contraste des créneaux et des silhouettes semblant engloutir le palais avait quelque chose de presque artistique, achevant de perfectionner l'image grandiose que les bâtisseurs de la forteresse avaient érigé autour des figures mythiques de Numinex et du roi Olaf.
En d'autres circonstances, le félin se serait sans doute attardé davantage devant la beauté des lieux, mais il avait bien d'autres préoccupations en tête.
Un garde l'arrêta alors qu'il bifurquait vers la droite afin de rejoindre la prison du fort.
- C'est pour quoi ? s'enquit le soudard d'un air las.
- Je viens parler à un prisonnier, annonça le khajiit d'une voix assurée.
Le soldat réajusta son casque, et contempla Renji sans davantage de conviction.
- Et vous êtes ?
La recrue désigna la garde de son épée -qui l'avait visiblement suivit depuis qu'il s'en était emparé dans le fort- tout en rendant à l'homme son regard morne. Étonnamment, ce dernier comprit où il souhaitait en venir, et se redressa brusquement sur sa pique comme s'il venait de se trouver face à son commandant.
- Oh, je vois. Vous êtes venu pour l'hystérique qui rit comme un damné dans son trou depuis ce matin ? Si vous voulez le prendre avec vous à Jorrvaskr, ne vous gênez surtout pas. Il ne manquera à personne ici.
Le khajiit poursuivit sa route, et poussa la porte entrebâillée des geôles.
Il ne perdit pas son temps auprès des matons, et se dirigea directement vers le couloir des prisonniers. La plupart des cellules étaient vides, et leur sol détrempé couvert de paille humide et noircie collait plutôt bien avec l'idée que les citadins se faisaient des prisons de la châtellerie. En saisissant du regard l'ombre furtive d'un rongeur se glissant piteusement sous une couche de laine trouée, la recrue en vint presque à regretter les canalisations du fort et leur absence de vie.
Il trouva Frognir quelques geôles plus loin, prostré tête entre les bras. Couvert d'un habit de jute grossièrement ficelé, le nordique se tenait accroupi, se balançant lentement sur ses chevilles pour faire passer le temps. Avec surprise, la recrue comprit que le captif avait également bénéficié de soins à son arrivée en ville. L'idée que cet homme ait partagé le temple de Kynareth avec lui durant son sommeil le fit grincer d'horreur, mais il posa néanmoins une main nerveuse aux barreaux, débordant de défiance.
Alerté, le nordique releva la tête. Un sourire narquois fendit l'espace entre ses deux joues, avant qu'un rire cruel ne monte de sa gorge.
- Tiens tiens, regardez qui voilà ! jubila le malfrat en applaudissant silencieusement. C'est bien la première fois que je vois l'un de mes adversaires venir jusqu'à moi pour me demander de finir le travail. Colle-toi donc contre les barreaux, que je t'égalise une bonne fois pour toutes.
Le khajiit se tut, et dévisagea froidement son adversaire. Leurs regards se fixèrent l'un sur l'autre, laissant le silence les entourer.
Après un moment, le nordique se leva, et s'approcha de lui.
- Alors, tu es venu me narguer ? souffla-t-il de son haleine âcre en plaquant son visage entre deux barres. Il t'en faut, du courage, pour venir te gausser de moi comme d'un singe en cage. Dis-moi, sais-tu combien de temps cette grille te protégera de moi ?
- Suffisamment longtemps, laissa échapper le khajiit en déployant toute sa volonté pour ne pas bondir en arrière.
- Nous verrons. Sur une touche plus dramatique... Les funérailles de tes deux amis nordiques étaient-elles à ton goût ?
Le poing de la recrue se crispa violemment autour du barreau, ce qui n'échappa bien sûr pas au nordique, qui émit un gloussement narquois.
- Elles n'ont pas encore eût lieu, lâcha finalement le félin. Et Joldir n'y participera qu'en tant que spectateur. Il faut croire que vous avez manqué de fermeté en tentant de le tuer.
Le prisonnier recula d'un pas, le visage cassé en deux par un rictus déconfit.
- Ça ne va pas du tout, murmura-t-il pour lui-même. Voilà qui est...
L'homme se figea, fit les cent pas, et s'immobilisa de nouveau. Un autre sourire carnassier naquit enfin sur son faciès carré.
- Je m'apprêtais à sortir d'ici pour régler cette légère bévue, mais je pense que je vais m'arrêter là. Te rends-tu compte ? Ce jeune arrogant devra vivre en sachant que son ami est mort par ma faute, mais finira ses jours sans jamais humer le parfum de la revanche ! Je peux déjà deviner son visage noyé par les larmes en voyant ses cendres s'élever vers le ciel ! Loué soit Stendarr, qui, dans sa grande miséricorde, lui offre à endurer la mémoire d'un compagnon qu'il ne pourra venger !
- Je ne suis pas venu pour régler mes comptes ou ceux des miens, l'interrompit Renji.
Le captif parût presque déçu, et mit fin à sa tirade d'un regard désabusé à l'attention du novice.
- Eh bien ? Si tu n'es pas venu te moquer, ni te lamenter comme une veuve épleurée, que fais-tu ici ? Je gage que m'inonder de ta bonté bien-pensante en me faisant sortir d'ici ne fait guère partie de ton programme...
- Depuis quand aviez-vous prévu tout ceci ?
Sans se départir de son air goguenard, le nordique contempla le plafond d'un air songeur, comme happé par la nostalgie. Voir l'auteur de tant d'atrocités se comporter si paisiblement gonfla le khajiit de dégoût, mais il contint de justesse la bouffée de colère qui venait de l'envahir.
Frognir fit mine de réfléchir quelques instants supplémentaires, avant de hausser les épaules.
- Bah, pourquoi mentir, après tout ? Peut-être que te révéler ceci m'évitera d'avoir la même conversation avec votre stupide Héraut. Pour ta gouverne, tout était ficelé depuis le début.
Renji s'assit à même le sol, réfléchissant à ce qu'il allait dire. Lorsqu'il ferma les paupières, les images de sa lutte désespérée de la veille ressurgirent dans son esprit, le faisant sortir de sa torpeur en sursaut.
De l'autre côté de la porte, Frognir vibra de satisfaction.
- Alors ce que vous m'avez raconté n'était que mensonge ? reprit le félin.
- Pas tout, grogna le captif. Je viens effectivement d'Épervine, pour ce que ça peut te faire. Mais pour me lier à des imbéciles comme vous, il me fallait bien bien quelque chose qui puisse attirer l'attention. Monter un herbier de Bordeciel, rien que ça. Et vous y avez crû ! Je dois avouer que j'en suis resté pantois un moment. C'est à se demander si le meilleur moyen de détruire les Compagnons ne serait pas simplement de laisser de petites ordures niaises comme toi en gonfler les rangs jusqu'à ce que les simples d'esprit aient colonisé Jorrvaskr.
- Vous voilà bien placé pour me parler de crédulité, à présent qu'ils vous ont enfermé derrière ces barreaux. Votre plan a échoué.
- Mon corps est peut-être prisonnier, mais mon esprit est libre, et mes alliés tombés au combat plus encore.
- Vous pensez que Sovngarde accueillera des pillards et des assassins ? demanda le félin avec irritation.
- Ah, les Compagnons et leur honneur, grinça Frognir. Comme je l'ai dit au jeune lécheur de bottes de sa copine la peau-grise, vous ne valez pas mieux.
- Ce n'est pas à vous de décider ce qui est juste ou non, frémit la recrue.
- Alors qui ? Le Jarl ? Votre groupement de décérébrés ne jurant que par le combat ? Le monde se joue de vous, et vous l'abreuvez gaiement du même sang que vous nous reprochez de verser. Ça ne te révolte pas ? Voir tous ces idiots se pavaner avec leurs belles valeurs n'éveille donc pas la moindre once de dégoût dans ton petit crâne vide ?
- Nous avons le mérite d'épargner les innocents.
Un rire sombre agita la poitrine de Frognir.
- Nous en revenons toujours au même point. Le monde sombre dans le chaos, et vous vous souciez toujours de savoir où se situent le bien et le mal. L'univers ne fonctionne que par intérêt, et nous ouvrirons de force vos petites paupières suffisantes si vous refusez de voir les choses en face.
- "Nous" ?
- Me pensais-tu assez bête pour intégrer vos rangs et monter ma petite entreprise sans en avertir qui que ce soit ? Tu dis que j'ai échoué, mais tu n'en as pas la moindre idée. Je n'avais pas pour but de tous vous éliminer, bien que cela eût sans doute été fort distrayant. Il ne s'agissait que de transmettre un message. Et je sais que le mot est passé.
Renji laissa les mots du captif lui trotter dans la tête un moment, avant d'acquiescer.
- Vous pensez que tuer nos membres suffira à nous effrayer ?
Le visage du nordique se fit soudain plus sombre et glaçant qu'il ne l'avait jamais été, intimant un mouvement de recul au khajiit.
Dans l'obscurité, les pupilles du malfrat brillaient d'un éclat inquiétant dont la recrue ne parvenait pas à saisir l'essence.
Cet homme est fou, pensa le félin avant de réaliser que les aliénés tenaient rarement de discours aussi sensés que celui du captif.
- Écoute-moi bien, chaton, sussura l'homme d'une voix empreinte de gravité. Ce monde est régi par des forces qui dépassent ta compréhension limitée des choses. Peu m'importe que des fauteurs de trouble dans ton genre saisissent ou non la position délicate dans laquelle vous vous trouvez. Ceux à qui cette petite mise en garde s'adressait ont déjà compris qui nous sommes, et trembleront d'horreur face au futur inévitable qui se profile devant eux dès qu'ils auront saisit la mesure de notre avantage.
Renji déglutit, immobile. La mine sinistre du nordique s'allégea soudain, et se dota de nouveau des stigmates cruelles de son sourire.
- Maintenant, de quoi parlerons nous ? Ah, je sais. Nous allons jouer à un petit jeu. Tu va imiter Fjori, et je vais me charger de prendre le rôle de Joldir. Je commence : "Non ! Ait pitié ! Prend ma vie au lieu de la sienne !"
Devant l'imitation à la voix faussement éraillée du prisonnier, le corps couturé de cicatrices de son ami surgit avec force dans l'esprit du khajiit. Une décharge de rage et de peur mêlées irradia ses membres, le faisant se lever en un éclair. Il toisa avec animosité le hors-la-loi, et porta la main au pommeau de son épée. Aucun garde ne patrouillait dans le couloir.
Lorsque le sourire de Frognir s'élargit encore un peu plus, et que ce dernier colla son cou aux barreaux comme pour l'inviter à y planter sa lame, Renji revint soudainement à lui, et plaqua sa main gauche contre l'autre afin de suspendre son mouvement. S'il dégainait ici, les conséquences seraient lourdes. Et le nordique n'attendait que cela.
- Je reviendrai, dit-il en se détournant du captif. Et nous verrons bien auquel de nous deux le destin donnera raison.
- Faites donc, mon bon seigneur ! ricana le nordique dans son dos alors qu'il s'éloignait. Observez Blancherive tant que vos principes malodorants la font encore tenir debout, car cela ne durera pas !
Et, tout en parvenant hors de portée des railleries de l'assassin, Renji s'aperçut qu'il tremblait de tout ses membres.
La seule chose dont le khajiit fut sûr, c'est qu'il but beaucoup ce jour-là. Lorsque la nuit fut tombée, il émergea comme d'un rêve de la Jument Pavoisée, et se traîna au pied des marches sans réellement savoir où il se trouvait. Il conclut d'un rapide inventaire de ses possessions qu'il venait de dépenser absolument tout l'argent qui lui restait dans la beuverie, et se demanda momentanément s'il ne ferait par mieux de se séparer du malheureux septim qui lestait encore sa bourse en l'offrant au premier gueux qu'il rencontrerait.
Sous le ciel nocturne, il progressa avec maladresse entre les rues dépeuplées de la cité, laissant les flambeaux et les torches guider son chemin jusqu'à la demeure des Compagnons. L'heure de son entrevue tant attendue avec Rigel était arrivée, et la perspective d'obtenir quelques informations sur ce à quoi il avait assisté suffit à remettre un peu d'ordre dans sa conscience, à défaut de faciliter l'alignement laborieux de ses pas.
Tous les regards se tournèrent vers lui lorsqu'il pénétra dans le hall. Beaucoup de visages inconnus glissèrent rapidement sur lui avant de s'en retourner à leur affaire, mais quelques-uns demeurèrent rivés dans sa direction, amusés par sa démarche maladroite.
Le félin adressa un signe à Nemira et Rurick, attablés aux côtés de deux argoniens aux écailles turquoises, mais se dirigea en direction d'une autre figure familière.
Joldir se tenait assit sur un banc, parfaitement immobile, fixant le sol d'un air avare de paroles. Au vu de sa posture, il devina que ses blessures le faisaient encore souffrir, mais son visage avait suffisamment guéri pour qu'il reconnaisse sans hésitation le nordique avec lequel il avait partagé son dernier repas conscient, une journée entière plus tôt.
Quand Renji l'eût rejoint, le blessé fit machinalement pivoter sa nuque vers lui.
- À quel prix ais-je gagné le droit de siéger ici ? fit-il avec un spasme respiratoire. Ma renommée, c'est aux côtés de Frogni que j'avais juré de la bâtir. Maintenant, je suis seul.
- Je suis navré, s'excusa la recrue. J'aurais aimé que tout soit différent, mais il nous faut désormais nous tourner vers l'avenir.
- Nous verrons bien. Va, maintenant. Je n'ai guère le cœur à parler, et le grand patron t'attend de pied ferme.
Conscient de l'effondrement du nordique, la recrue le laissa se morfondre, et se dirigea vers le sous-sol, morose.
Les alentours du dortoir étaient aussi désert que la grande-salle n'était peuplée. Le khajiit n'y croisa pas âme qui vive, et aperçu presque avec soulagement la silhouette assise de Rigel, dans la pièce au fond du couloir.
Les quartiers du Héraut étaient pour le moins communs. En dépit d'une chambre un peu plus spacieuses que celle des privilégiés de Jorrvaskr échappant au dortoir collectif, le mobilier était tout à fait ordinaire, et les armoires, vitrines d'armes et tables de chevet recouvertes d'ouvrages ne se distinguaient guère du décor que l'on pouvait trouver partout ailleurs. Si le dirigeant spirituel de leur ordre était incontestablement mieux pourvu que ses pairs en terme de richesse, la modestie transmise par son attitude et ses choix décoratifs sobres seyait bien au régent d'une caste d'hommes réputés pour leur honneur plus que pour leurs biens matériels.
L'air amène, Rigel leva les yeux du livre qu'il lisait, et esquissa un sourire en demi-lune à la vue de la recrue.
- Je vois que tu as fêté ta première victoire comme il se devait, dit-il en notant le galbe discutable de sa bourse. Il n'est jamais trop tôt pour prendre les bonnes habitudes !
- Difficile de parler de victoire, pourtant...
Le Héraut hocha la tête. Il reprit d'un air plus solennel.
- Je te dois des excuses, à toi comme à tes camarades. Nous vous avons sciemment caché que des Compagnons participeraient à cette mission en votre compagnie.
- Je doute que cela se soit révélé de la moindre importance, mais... Pourquoi ne rien nous avoir dit ?
- L'ennemi étant bien informé, il nous a fallu nous assurer que personne ne soit informé de la présence de nos membres, pas même vous. Cela faisait plusieurs mois que nous essayions de coincer Frognir l'Écarlate et sa bande. Ce petit malin nuisait plus au commerce de la châtellerie que n'importe qui d'autre, mais restait en permanence dans l'ombre. Nous ne connaissions même pas son identité jusqu'à très récemment.
- J'ai surpris une conversation entre lui et l'un de ses hommes, se souvint le khajiit. Ils prétendaient quitter la région après s'être chargé de nous.
Rigel secoua la tête.
- Une affirmation des plus fourbes. Frognir est un manipulateur né. Il n'a aucune affiliation avec le groupe de bandits qui habitait ce fort, et il y a fort à parier qu'il se serait débarrassé d'eux d'une manière où d'une autre pour rejoindre un autre groupe de la région si nous ne nous étions pas montré. D'un autre coté, il se serait volatilisé comme n'importe quel bandit de grand chemin si nous avions tenté de compromettre directement sa couverture de fermier. Nous aurions pu perdre sa trace à la moindre erreur, et c'est un risque dont il nous fallait nous prémunir.
- Alors comment l'avez-vous percé à jour ?
- Les trois membres qui vous ont escorté jusqu'au fort appartiennent au Cercle des Compagnons. Ils sont arrivés l'année dernière au sein de notre ordre, et cela leur permet de passer relativement inaperçus, là où Vilkas ou Athis sont précédés par leur réputation partout où ils mettent les pieds. Bien que le renseignement ne soit guère notre spécialité, Sheik a servi dans les rangs de l'Empire durant le dernier conflit contre le Domainr, et son expérience nous a grandement servi. En suivant ses directives, Ja'Hiza n'a pas mit longtemps avant de découvrir que le nordique cachait quelque chose.
Au ton du bréton, Renji comprit qu'il n'en saurait pas plus. Mieux valait changer de terrain.
- Vous dites qu'il n'était pas l'un des hors-la-loi ayant investi le fort. Alors d'où vient-il ?
- Là est notre plus grande interrogation, soupira le Héraut d'un air exténué tout en croisant les jambes sur la table. Tu n'es sans doute pas au courant, mais cela faisait un moment que notre hall n'avait pas accueillit de nouveaux membres. Alors, lorsque Nemira, Joldir et les autres se sont présentés, j'ai chargé Fjoll de répandre quelques rumeurs afin de forcer la main de l'Écarlate. Visiblement, il a sauté sur l'occasion de nous infiltrer dès qu'elle s'est présenté.
- Vous voulez dire...
- Que vous avez fait office d'appât, compléta Rigel sans fierté ni regret. Je dois t'avouer que je ne m'enorgueillis pas vraiment de cette décision, mais le jeu en valait la chandelle. Ton arrivée en ville à cet instant précis nous a encore facilité la tâche. Ja'Hiza a scruté vos moindres faits et gestes dès l'instant où vous avez pénétré dans la forteresse, et m'a raconté ce que tu avais fais pour diviser les forces ennemies. Peut-être que nous aurions eût à déplorer plus de victimes sans ton intervention. Nous aurions même pu ne pas mettre la main sur Frognir...
- Du moins, c'est ce qu'il aimerait vous faire croire...
Rigel parut surpris, et posa les jambes au sol pour observer le félin de plus belle, le regard brillant d'intérêt.
- Que t'a-t-il raconté lors de votre entrevue ?
- Pas grand chose de concluant, affirma le khajiit. Mais il semblait presque heureux de moisir dans sa cellule.
Le bréton se leva soudain, et dépassa la recrue afin de fermer la double porte de la pièce, les coupant de toute oreille indiscrète. D'un signe, il invita le khajiit à s'asseoir en face de lui.
- Je ne désire pas vous inquiéter, reprit le Manmer à voix basse en prenant place sur son siège. Mais pour être franc, c'est une possibilité à ne pas exclure. Il est invraisemblable que Frognir soit si bien accueillit par les groupes de pillards qu'il visite. Il doit posséder quelque chose, une sorte de laissez-passer qui lui permettrait de se faire obéir d'eux. Ce qui implique une hiérarchie bien plus complexe que nous ne le pensions entre les bandes criminelles de la châtellerie.
- Vous pensez que quelqu'un donne les ordres ?
- Cela n'est plus à démontrer. Mais même si nous ignorons encore quel était le véritable objectif de Frognir, il est d'ores-et-déjà possible d'affirmer que quelqu'un se dresse contre nous, et que ce quelqu'un nous connait mieux que nous ne le connaissons.
- Pourquoi me dites vous tout cela ?
- Parce que j'espère bien compter sur votre futur aide, à toi et tes amis. À présent, si tu veux bien m'excuser, j'ai des méninges à faire tourner pour élucider quelques mystères qui t'ennuiraient probablement.
Comprenant qu'il venait d'être congédié de façon aussi légère qu'impartiale, le félin s'inclina légèrement, et laissa le Héraut seul avec ses pensées. Seul, ou presque.
- Ainsi, un autre privilégié des lunes est venu gonfler les rangs de notre comité fermé, ricana la voix. Vilkas sera sans doute surpris d'apprendre que nous sommes désormais quatre sous ce toit.
Rigel leva les yeux en direction du plafond, et observa le vieillard, accroché au lustre comme un galopin perché sur l'épaule d'un Daedra. Parfaitement dissimulé de par sa carrure agile et l'éclairage du meuble, l'impérial septuagénaire n'avait pas émit le moindre son de tout son échange avec la recrue, qui était parti sans se douter un instant que ses sens félins avaient failli à l'avertir d'une présence pourtant toute proche.
L'homme se laissa tomber, et se réceptionna sans un bruit, avant de se redresser.
- Il faut croire que tu as déjà trouvé ton favori parmi les recrues, rit-il en réajustant un plastron de cuir usé presque trop grand pour lui.
- Titus, crois-tu au destin ? dit le Héraut d'un air sombre.
L'impérial gratta pensivement le sommet de son crâne dépeuplé par l'âge tout en lissant sa longue barbe blanche de l'autre main, lui conférant momentanément l'aspect d'une divinité akaviroise.
- Je suppose que nous avons tous un rôle à jouer, réfléchit-il à voix haute. Mais, de là à expliquer la présence de ce jeune aspirant dans notre hall...
- J'imagine mal ce que les Dieux avaient en tête lorsqu'ils ont décidé que les choses tourneraient de la sorte. Je peux te faire confiance ?
- Question réthorique, jeune homme ! Sois sans crainte, je garderai un œil sur le khajiit aussi longtemps que tu l'estimera nécessaire.
- Tu sais que je ne peux rien te commander, vieil homme.
Sous le coup de l'amusement, les rides de l'impérial s'ancrèrent davantage dans son visage finement sculpté.
- De vaines paroles. Nous obéissons à notre Héraut, par honneur sinon par devoir. Pour avoir été ton prédécesseur en la matière, je pense pouvoir affirmer au moins cela.
- Qu'importe. Je te remercie de veiller sur lui. Si nous laissons vagabonder un Orphelin des Étoiles librement en Bordeciel, nos ennemis l'apprendront. Et s'ils l'utilisent avant nous, ce sera la fin. Pas seulement celle des Compagnons, mais de Blancherive, puis du pays tout entier.
Intérieurement, Rigel exauça une prière silencieuse aux Divins.
- Nous avons un atout, murmura-t-il. À présent, nous avons une arme.
Je respecte mes délais plus que les demandes de mes lecteurs, mais c'est un bon début sachant d'où on vient
Ah... Enfin !!!
J'attends (et je ne pense pas être le seul) la suite avec impatience...
👍
C'est bon à savoir, merci
Sweet!!!
Chapitre 12
La senteur de l'air marin acheva de persuader Aris qu'en dépit de ses premières estimations, il n'était pas mort.
Aveuglé par le soleil, le mercenaire se redressa en émettant un grognement hagard.
Tout autour de lui, le pont du navire semblait avoir été englouti par le désert. Les planches disparaissaient pratiquement sous la couche de sable impressionnante déposée par la tempête, lui faisant presque oublier qu'il venait bel et bien de laisser les étendues arides de Martelfell derrière lui.
Par-delà le bastingage, la mer semblait calme et clémente, s'offrant dans son entièreté à la morsure d'un soleil de plomb qu'aucun nuage n'osait contester. Les côtes, quant à elles, ne faisaient pas mine d'apparaître à l'horizon, et laissaient le galion à deux mâts seul au milieu de l'infini bleuté.
D'un rapide coup de paume, Aris délogea un nuage de sable ayant élu domicile dans ses tresses, et réalisa du même coup que son corps tout entier en était recouvert. Les particules microscopiques s'étaient insinué dans les plis de ses manches, dans les ourlets de ses chausses, sous son menton, et jusque dans ses oreilles.
Après maintes contorsions inefficaces visant à nettoyer le creux de ses omoplates, il se ravisa, et vint directement se frotter le dos au mât pour en déloger la poussière. Non content de ce qu'il considérait comme un échec gymnique, il entreprit de redonner un semblant de clarté à sa tunique de tissu émeraude, puis au restant de sa tenue. Son instinct lui soufflait qu'il devrait paraître présentable très prochainement, et la suite des événements lui donna raison.
Alors qu'il finalisait tout juste son ouvrage avec une méticulosité cérémonielle, la porte de la cabine du capitaine s'ouvrit lentement, crissant contre le sol ensablé.
Dakin émergea de l'obscurité, le visage déformé par un mélange de désarroi et d'inconfort. Le Dunmer avait troqué son gambison pour une robe de soie rouge s'alignant au ton brûlant de son regard, compensant ainsi le peu de noblesse que son air épuisé lui conférait.
- Tu as survécu, dit-il simplement en dévisageant le rougegarde des pieds à la tête.
- Très amusant, rétorqua Aris d'un ton amer. Sais-tu combien de temps j'ai passé à essayer d'ouvrir cette satanée porte pour m'abriter ?
- Tu n'avais qu'à emprunter le même chemin que les matelots.
Dakin désigna du menton le baraquement situé à la proue du navire, dont la porte entrouverte laissait deviner l'escalier menant à la cale.
Le mercenaire grogna, déconfit.
- Si j'avais pu voir plus loin que le bout de mon bras sans risquer de finir les yeux crevés par le sable, je l'aurais fait avec grand plaisir.
L'elfe noir se dirigea avec nonchalance vers le bastingage, et perdit son regard au loin d'un air sérieux.
- Cette tempête de sable a bien failli compromettre notre affaire. C'est une vraie chance que nous ayons décidé de partir à l'aube. Les autres bateaux vont rester bloqués à Sentinelle pendant au moins deux semaine, s'ils résistent aux vents.
- Une chance que nous ayons trouvé un homme assez fou pour guider son propre navire à travers une dérive certaine, tu veux dire. Nous n'avons aucune idée d'où cette tempête nous a emporté.
- L'Esturgeon a quitté le port hier matin, pensa Dakin à voix haute. Je doute qu'une journée de navigation à voiles repliées nous ai fait quitter la baie d'Illiaque.
- Parfait, ironisa le rougegarde. Il ne nous reste donc plus qu'à foncer tout droit au risque de ne jamais revoir la terre ferme.
- Silence ! La situation est déjà suffisamment compliquée à résoudre sans que tu ne m'accables de ta bonne humeur.
- Je viens de passer vingt-quatre heures à somnoler sur le pont d'un navire après m'être effondré avec du sable jusqu'aux genoux, parce que le capitaine de ce foutu rafiot n'a pas eût la présence d'esprit de déverrouiller la porte de ses appartements ! Tu espérais me retrouver le sourire aux lèvres en train de gesticuler gaiement en haut d'un mât ?
Coupant court aux délibérations des deux camarades, un groupe de quatre matelots surgit de la cale avant. Les intervenants dévisagèrent longuement le rougegarde, visiblement surpris de sa présence, puis s'activèrent d'un seul coup.
Les deux rougegardes en tête se dirigèrent vers les cordages sans un mot à leur égard, et grimpèrent en direction des mats afin de hisser la grand-voile.
Le bréton et l'argonien restant s'approchèrent chacun d'un des Marcheurs. L'homme tendit une pelle à Dakin en désignant le sable couvrant le pont d'un air explicite, tandis que l'autre offrit une gourde en peau à Aris, qui la vida d'une traite.
- Les passagers de dernière minute doivent s'acquitter du droit de séjourner à bord en nous assistant jusqu'à bon port, siffla le lézard en observant le mercenaire de ses yeux oranges. Mais le capitaine Ernard veut vous parler personnellement avant que vous ne preniez part aux tâches communes.
- Ça tombe bien, car j'ai aussi quelques mots à lui dire, maugréa le rougegarde en s'en allant rejoindre la cabine de poupe de l'Esturgeon.
Le propriétaire du navire l'attendait sans bruit, vissé sur sa chaise avec une droiture religieuse. De petite taille, le bréton frôlait la soixantaine, et la calvitie aux allures de tonsure ornant son crâne arrondi par l'opulence acheva de persuader le chasseur de primes que cet homme n'avait jamais réussi à effrayer qui que ce soit de sa vie. Son nez allongé et osseux aux airs coloviens et ses lèvres pincées encadraient une petite moustache grisonnante, donnant à son portrait une allure inexplicablement militaire. Ce sentiment se retrouvait corroboré par ses yeux de rapace qui, bien qu'avenants, laissaient présager la malice dont un bon contrebandier devait savoir faire preuve. Même s'il semblait parfaitement inoffensif, Aris savait en tant qu'ancien moussaillon que dans un tel milieu, les visages les plus accueillants pouvaient cacher les esprits les plus traitres.
- Navré que vous ayez passé cette nuit dehors, entama le capitaine d'une voix aux forts accents citadins. Les cieux nous ont prit au dépourvu, je me dois de l'avouer. Prenez donc ceci en guise de dédommagement.
La main de l'homme quitta la compagnie de l'encrier et des cartes couvrant son somptueux bureau de chêne pour s'engouffrer dans un tiroir, avant d'en remonter, armée d'une petite fiole de verre. Le rougegarde se saisit du flacon, ôta le bouchon de liège cacheté de cire noire, et huma à deux reprises son contenu.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il, méfiant.
- Rien de bien méchant, soyez-en assuré. Juste de quoi vous remettre d'aplomb après les désagréments d'hier.
- Sans façon, merci.
Lorsqu'il lui rendit la fiasque avec un empressement frôlant le dédain, le bréton esquissa un sourire.
- Vous n'avez pas l'habitude de côtoyer autrui. Me tromperais-je ?
Aris ne répondit pas.
- Je vois, poursuivit le capitaine. Vous êtes un homme prudent, et j'aime cela. Voyez-vous, je me considère également comme quelqu'un de précautionneux. J'ai crû comprendre que vous répondiez au nom de Aris af-Ozalan ? Enchanté, Aris. Je le nomme Ernard Afranius, et je demeure à votre entière disposition pour cette traversée. En échange, toutefois, d'une... petite promesse.
Le rougegarde n'appréciait guère la tournure que prenait cette conversation. Il dût esquisser une légère grimace, car son inquiétude ne passa pas inaperçu. Le capitaine reprit d'un air assuré, affublé d'un rictus qui se voulait être un sourire rassurant.
- Soyez sans crainte, je ne compte nullement vous impliquer dans d'obscures manigances, bien au contraire. Ce petit échange vise justement à vous éviter tout heurt une fois que nous aurons accosté sur les côtes de ma chère patrie.
- Je vous écoute, concéda le rougegarde avec un soupir en comprenant qu'il n'échapperait pas au discours de son interlocuteur.
- En tant que membre de la cour de Glénumbrie, j'ai, comme vous vous en doutez, une réputation à protéger. Et vous imaginez sans mal que la traversée de la baie à bord d'un navire chargé d'épices, d'armes et de contrebande en tout genre ne sied guère au maintient de l'image que je me dois de faire paraître à mes pairs de Daguefilante. Vous comprenez ?
- Vous voulez que vos agissements restent secrets ?
- C'est exact. Je savais que vous vous montreriez réceptif à mon humble requête.
- Il me suffirait donc d'aller toucher deux mots à vos petits amis de la noblesse pour vous voir destitué de vos terres et titres ? Hauteroche étant ce qu'elle est, vos rivaux doivent pulluler, et je gage que voir votre place vacante au lendemain d'un grand scandale me vaudrait quelques honneurs de la part des nobliaux qui vous tournent autour avec convoitise.
Ernard pâlit imperceptiblement face aux demi menaces du Marcheur, puis sourit de plus belle.
- Enfin, mesurez vos paroles ! Aucun de nous deux n'a la tête à ces choses-là... N'est-ce-pas ?
- Et si c'était le cas ? Je suis un mercenaire, et vous un félon de la pire espèce. Je ne suis pas plus digne votre confiance que vous ne l'êtes de la mienne.
- Vos quolibets m'embarrassent, Aris. Mais, s'il s'avérait que vous souhaitiez bel et bien me dénoncer, je me verrais dans l'obligation de vous reconduire à Sentinelle, où vous resteriez dans l'attente d'un navire suffisamment longtemps pour que j'assure mes arrières auprès des seigneurs de ma patrie. Votre dénonciation n'aboutirait jamais, vous vous en doutez.
- Cela retarderait considérablement votre chargement, fusa Aris d'un air triomphant. Vous y perdriez beaucoup.
- Et vous, plus encore, répondit le capitaine sans se démonter. J'ai ouï-dire que vous aviez une affaire importante à régler à la capitale.
Le rougegarde plissa les yeux.
- Que vous a révélé mon associé, au juste ? fit-il d'un air inquisiteur.
- Oh, rien de bien précis. Mais je pense pouvoir vous assister dans vos... recherches. Qui que vous soyez, vous aurez besoin de soutien à la capitale par les temps qui courent. Comme vous le savez, je n'avais guère prévu de lever l'ancre si tôt dans le mois, et la moitié de mon équipage n'a pas été en mesure de rejoindre l'Esturgeon avant notre départ. Je pourrais les blâmer de s'être abandonnés à la boisson, mais ce petit imprévu relève davantage des aléas célestes que du penchant humain pour les divertissements de ce monde. En outre, j'aurais bien besoin de deux paires de bras supplémentaires... Et à en croire votre ami Dunmer, vous avez navigué dans votre jeunesse.
Piqué au vif, Aris fit volte-face en direction de la porte entrebâillée, et lança un regard plein d'animosité à Dakin, affairé à délester le pont de son fardeau désertique.
Le salaud, pensa t-il. Il ne s'est pas gêné pour révéler tout ce qui lui passait par la tête à mon sujet ! Mais puisque mon intimité est déjà compromise, autant en jouer pour tirer profit de cette situation...
- Oui, répondit-il en bombant juste assez le torse pour paraitre plus imposant sans pour autant révéler l'artifice à son interlocuteur. J'ai traversé la baie de long en large lorsque j'étais enfant. À vrai dire, je dois probablement connaître ces côtes mieux que vous, et escalader les cordages de ce navire deux fois plus vite que votre homme le plus aguerri.
- Vraiment ? Me voilà positivement surpris de vos dires, Aris. Je n'aurais pas soupçonné accueillir à bord un passager au pied marin !
- Je ferai le travail de trois hommes en autant de temps, renchérit le mercenaire. Si vous voulez profiter de mes services, il va falloir revoir à la hausse le confort que vous comptiez nous offrir.
Ernard Afranius leva un sourcil dubitatif.
- Je pourrais demander à mon équipage de partager un peu d'eau de vie avec vous à l'occasion, si tant est que...
- La dernière nuit passée à bord s'est révélée en deçà de mes attentes, le coupa le Marcheur. Si votre équipage est incomplet, sans doute avez-vous de quoi accueillir dignement deux honnêtes travailleurs de plus...
- Et bien, je suppose que c'est envisageable... Nous avons des hamacs.
- Ce n'est pas ce à quoi je faisait allusion, reprit Aris. Nous voulons des lits, et pas n'importe lesquels.
Le bréton ouvrit de grands yeux ronds à l'entente de ces revendications.
- Des lits ? À bord ? Enfin, vous n'êtes pas...
- Trêve de plaisanteries. Vos mâts sont dans un état impeccable, et je ne parlerai pas de la sculpture de proue qui orne votre navire, ni du prix qu'à du vous coûter l'acquisition de ce mobilier de cabine. Vous avez parfaitement compris ma demande, et disposez incontestablement des moyens de l'exaucer. Et, à moins que vous ne comptiez pour de bon ordonner à vos hommes de nous maintenir au large de la province brétonne que vous révérez tant, vous n'hésiterez pas longtemps.
- Vous êtes dur en affaires, Aris.
- Je ne serais plus en vie si tel n'était pas le cas, Messire.
Un sourire espiègle traversa le faciès rebondi du nobliau.
- Et bien, mon ami... Puisque vous semblez avoir le coeur à marchander, marchandons !
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https://youtu.be/eGPuSQN2t3o
Au dessus des toitures ocres de la capitale rougegarde, le calme plat de la saison sèche avait rapidement laissé place à la rage invraisemblable d'un ciel déchaîné.
En l'espace d'une demi-heure, les premières lueurs de l'aube avaient fini étouffées sous la menace se profilant à l'horizon. Tout droit issue des ergs continentaux, la masse déchaînée par les vents s'était hissée bien au dessus des plus hautes tours de Sentinelle, écrasant le palais royal sous son ombre gargantuesque. Les rues s'étaient vidées en quelques minutes, et l'écho des marchands abritant précipitamment leurs étals disparu sous celui -bien plus agressif- de la tempête naissante. Le sable avait déferlé sur les façades par le sud, tambourinant aux carreaux comme une horde de lépreux pourchassés par la peste, avant d'envahir les rues une à une, plongeant Sentinelle sous les sables déferlants.
Rapidement, les guildes et la garde royale avaient dégagé tous les accès aux souterrains de la ville, afin d'assurer le transit essentiel au fonctionnement de la cité marchande. Si les vivres semblaient pouvoir circuler d'un hôtel à un autre et que les informations continuaient de passer de bouche à oreille sans heurt, de nombreux habitants demeuraient inquiétés par l'irruption brutale d'un cataclysme de pareille ampleur. Aucun aéromancien n'avait su prévoir le phénomène, et tous craignaient que ce dernier n'entrave à terme le commerce régional ou la subsistance des familles isolées. Si une femme ou un enfant s'aventurait au-dehors en quête de provisions, le vent l'aurait emporté, et un homme de forte carrure n'aurait pas davantage résisté. La puissance des rafales transformait le sable en un projectile mortel, comme en attestaient déjà les étoffes lacérées des bazars et les voiles déchirées des centaines de navires restés à quai.
Par un temps pareil, sortir relevait du suicide.
Le rougegarde n'en demeurait pas moins perché en haut des remparts, fermement cramponné à la rambarde afin d'éviter de se retrouver projeté dans le vide.
Car, si le courroux céleste avait de quoi faire pâlir les voyageurs les plus intrépides, le dépit ancré dans le cœur de l'homme pouvait sans mal se targuer d'en égaler la déraisonnable intensité.
Dakin et Aris avaient quitté Sentinelle, et il les avait manqué. De peu, certes, mais la proximité de la réussite n'en rendait l'échec que plus irritant.
Shazar contempla la masse inamovible des remparts fouettés par les rafales sablonneuses en contrebas. Les silhouettes d'une petite troupe de voyageurs progressaient difficilement dans la tourmente, et leurs capes s'agitaient avec véhémence, rendues floues à travers le voile colérique du désert. D'ici quelques minutes, il perdrait leur traces, à eux aussi.
Il se souvenait de l'Ordre. Vaguement, comme d'une autre vie, mais il s'en souvenait. Combien de temps cela faisait-il, à présent ? Vingt-cinq, Trente ans ? Sans doute plus.
Pensivement, il caressa les cicatrices couturant la jonction de son épaule gauche à travers sa pèlerine de lin noir. Le tombeau d'Ysgramor, il s'en souvenait aussi. Plus distinctement, cette fois. Il s'agissait du dernier souvenir qu'il tirait de son existence antérieure. Avant... tout ceci.
Lorsqu'il avait vu l'Esturgeon quitter le port sous les regards effarés des derniers habitants encore sur place, Shazar avait perdu espoir. Le navire s'était fondu au loin, emportant ses deux camarades d'antan au cœur de la tempête. Scellant ce qu'il pensait être sa seule chance de les revoir un jour.
De nouvelles démangeaisons parcoururent son membre gauche. Lentement, il ôta la protection maigre mais nécessaire que lui conférait son manteau, révélant une main dont le ton jaunâtre lui rappelait chaque instant qu'elle n'était pas la sienne. Les fins doigts d'Altmer s'agitèrent machinalement, aussi parfaitement accordés à sa volonté que ne l'auraient été ceux de son bras droit. Avec amusement, il songea que ce présent lui avait été offert par Akatosh en personne, et serait le témoin de son accomplissement. Enfin, les pièces d'un échiquier à ciel ouvert se mettaient en mouvement, sonnant l'ouverture d'une partie dont il était peut-être le seul à pouvoir saisir les enjeux.
Quoi qu'il en soit, il avait encore son mot à dire quant à l'issue du jeu.
Cette fois, il sauta sans une seconde d'hésitation. Sa silhouette drapée de ténèbres fendit les airs à toute allure, et creusa un cratère dans le sable quinze mètres plus bas. Les chevilles à peine endolories, il se releva, rabattit la capuche de son caban sur son crâne chauve, et se mit à marcher.
Devant lui, désormais presque indiscernables, la petite troupe continuait d'avancer. Parmi eux, le jeune garçon à la peau sombre qu'il avait pensé voir à bord aux côtés de Dakin Dolovas. Pour une raison qu'il ignorait, le jouvenceau Dunmer n'avait pas accompagné les deux Marcheurs. Mais une chose était sûre : lui les reverrait.
Neloth serait son assurance de retrouver tôt où tard la trace de ses compagnons. Et, si le Dragon le voulait bien, il pourrait alors prévenir le cours tragique des événements déjà en marche.
Le rougegarde taillada sa paume des ongles griffus de sa main gauche, traçant un triangle dont la base était percée d'une flèche ascendante.
Puis, il murmura à sa propre intention les mots que lui avait soufflé le cours défilant du temps lors de cette fatidique nuit de l'an 187 :
- Marche, petit être... Marche sans t'arrêter sous la marque des astres morts. Car, si tu cesse d'avancer, le ciel sera vide, et le grand rêve deviendra cauchemar...
J'effectue le
Ah enfin...
Good job sir
Thanks m'lord
Eh l'auteur 10 jours sans suite c'est normal ???
Le chapitre est théoriquement prêt, quelques modifs et il sortira
ok merci