Que diriez-vous d'embarquer dans un titre bipolaire, slalomant entre magie et technologie, toutes deux explorées par deux héros que tout oppose ? C'est ce que nous propose désormais Dreamfall Chapters, un titre d'aventure, héritier d'une saga ô combien estimée par les joueurs. Après un long périple, le résultat suffit-il pour convaincre les néophytes et les fans ?
Il ne faut pas oublier que Dreamfall Chapters est avant tout le troisième pan d’une saga narrativement très riche. Première pierre à cet édifice : The Longest Journey, un point & click mêlant 2D et 3D. Dans cet épisode, qui définit l’univers de la saga, on incarne April Ryan, étudiante en art, vivant sa petite vie tranquille dans la ville futuriste de Newport. On joue donc, en début d’aventure, le quotidien de la jeune femme, pendant quelques temps, avant de découvrir que son monde est envahi par les rêves, lesquels se matérialisent littéralement dans le monde « réel ». April apprendra par la suite que ce qu’elle estimait irréel est dû à une perturbation dans l’équilibre entre Stark (son monde) et Arcadia, monde de la magie et de l’onirisme. Vous l’imaginez sans doute, la jeune femme aura son rôle à jouer dans la restitution de ce fragile équilibre et se découvrira des talents de « franchisseuse », ce qui va lui permettre de passer d’un monde à l’autre pour trouver sa voie : aider les peuples des deux mondes, combattre le chaos qui menace l’équilibre et garantir le maintien de ce dernier. Rien que ça.
Notre Gaming Live de The Longest Journey
Dreamfall : The Longest Journey, sortira 7 années plus tard et abandonnera au passage le gameplay Point & Click classique pour offrir un genre hybride, mixant la jouabilité classique de la saga au style aventure-action 3D. Si tout n’est pas réussi, nos souvenirs demeurent tout de même très positifs à l’égard de l’aventure car elle nous a fait voyager et vivre des moments forts aux quatre coins de Stark et d’Arcadia. Qui dit nouvelle épopée dit également nouvelle héroïne car on incarne ici Zoé Castillo, personnage finalement très proche de notre bonne vieille April, et qui démarre son épopée à Casablanca. Dans ce coin de Stark, une entreprise travaille en secret sur un dispositif de divertissement d’un nouveau genre nommé la machine à rêves. A la clé de ces recherches scientifiques : le rêve lucide, enfin commercialisable. Manque de bol, l’entreprise qui s’apprête à lancer ce produit a des motivations plutôt obscures et ne va pas hésiter à mettre en danger le petit ami de Zoé, journaliste d’investigation un peu trop curieux. Comme dans TLJ, nous voyagerons entre les deux mondes et retrouverons tous les éléments qui firent le succès du précédent opus. L’aventure se termine d'ailleurs sur un cliffhanger qui n’a rien d’une happy end. Après un peu moins de 10 ans d’attente, les joueurs ont enfin l’opportunité de revenir dans cet univers, si riche et si intense, avec Dreamfall Chapters.
Notre Gaming Live de Dreamfall
Annoncé en 2012, Kickstarté en dix jours début 2013, Dreamfall Chapter était initialement prévu pour sortir « d’une seule traite ». Seulement voilà, la charge de travail étant particulièrement colossale pour les petites équipes de Red Thread Games, le créateur de la saga, Ragnar Tornquist, décida mi-2014 d’opter pour un format épisodique, lequel s’étalera de la fin 2014 à la mi-2016. Une version console, PS4 et One, regroupant les 5 « livres » de Dreamfall Chapters est d’ailleurs disponible depuis la fin-mars 2017 afin de simplifier la chose aux joueurs. 2 ans et demi se sont donc écoulés entre le premier épisode sur PC et la sortie de la version console, de quoi creuser un petit fossé technologique qui pouvait jouer en défaveur de l’immersion proposée. Mais est-ce bien le cas ? Le titre a-t-il à lui seul suffisamment à proposer pour être concluant ? Séduira-t-il les non-connaisseurs de la saga ? C’est ce que nous allons tenter de voir…
Un scénario à la hauteur ?
Inutile de spoiler le scénario de ce Dreamfall Chapters, puisqu’il s’agit là d’un point d’encrage crucial pour l’immersion du joueur. Disons simplement que l’on reprend l’aventure là où tout s’était arrêté avec Dreamfall et que l’on va suivre Kian Alvane et Zoé Castillo dans leurs mondes distincts. Et si cette dernière dispose d’un solide background, et d’un « univers » bien à elle avec ses amis, ses ambitions et même son travail (que vous déciderez, d’ailleurs), on ne peut pas en dire autant des escapades nocturnes de Kian Alvane… Ce personnage, déjà assez peu empathique dans Dreamfall : The Longest Journey, nous apparait ici au cœur d’une sombre situation politique ressemblant à s’y méprendre à l’Europe des années 40, sous l’occupation nazi.
Tout y est… La ségrégation, les zones contrôlées, les camps de travail desquels personne ne revient, les groupes de soutien aux occupants portant le nom de "front nationaliste" (et "national front" en anglais), bref nous campons ici le rôle de l’ancien nazi repenti qui découvre durant de longues heures que "faire le mal, c’est pas très bien". C’est d’ailleurs assez dommage de remarquer qu’Arcadia a légèrement perdu de sa superbe. Les « magiques » sont relégués au rang de créatures victimisées, qui n’utilisent plus vraiment leur magie et ne savent d'ailleurs vous parler que des sévices que leurs ont fait subir les Azadis, patrie de Kian. Attendez-vous donc à perdre légèrement ce qui faisait le charme du monde de la magie, ne serait-ce que pour les premiers « livres » du jeu, lesquels vous occuperont tout de même 3 à 4 heures chacun. Heureusement, l’histoire de Zoé est bien plus intéressante et immersive, ce qui garantit le maintien de cette aura si particulière qu’a eu la saga jusqu’à maintenant, entre cadre moderniste ambitieux, quotidien à la fois crédible et passionnant, et intrigues ultra-sérieuse basées sur l’équilibre, le chaos, et les fameuses machines à rêves, lesquelles gangrènent désormais le quotidien des humains de Stark.
Si l’histoire de Kian met un peu de temps à devenir vraiment captivante, contrairement à celle de Zoé qui nous accroche tout de suite, on sort en revanche assez satisfait des dialogues et du doublage (anglais uniquement) qui, bien qu’étant prolixes et plutôt en deçà du niveau d’écriture du premier TLJ ou même de Dreamfall, s’en sortent tout de même bien par rapport aux standards du jeu d’aventure. Ils seront d’ailleurs épaulés par l’excellente bande son du titre. Globalement, l’histoire qui nous est dépeinte dans ce Dreamfall Chapters permet de clôturer en bonne et due forme la saga, procurant ainsi aux joueurs un sentiment de travail bien fait qu’ils n’avaient pas ressenti depuis la fin de TLJ, il y a 18 ans.
Notre Gaming Live de Dreamfall Chapters
Un titre qui ne "marche" que sur les nostalgiques ?
La force de Dreamfall Chapters, c’est bel et bien sa capacité à faire revivre les bons souvenirs aux joueurs de la saga. Revoir des têtes connues, explorer leur passé et leur futur, sonnera pour beaucoup de nostalgiques comme un retour en enfance, avec la sensation de retrouver de vieux amis. Des personnages atypiques, avec qui on a fait les 400 coups, et qui ici, sont investis d’une nouvelle quête dans laquelle nous nous impliquons avec plaisir. C’est pour les amateurs de la saga une madeleine de Proust, maladroitement enrobée par une équipe habitée des meilleures intentions, mais qui a malheureusement vu trop haut compte tenu de ses capacités et des exigences des joueurs d’aujourd’hui. Aussi plaisant soit-il sur son ambiance et sur sa force artistique, le jeu pèche malheureusement par des choix de game design pas vraiment adaptés…
Un game design en demi-teinte
Dreamfall Chapters mise sur l’exploration libre, en vue à la troisième personne, d’assez grandes zones. On y interagit avec les différents éléments grâce à une classique roue d’action, qui peut au choix inclure un œil d’observation, un nez pour sentir, une main pour saisir, et fonctionnera de paire avec votre inventaire, lequel vous proposera d’analyser les objets, de les combiner et de les utiliser sur le décor : un classique du genre. Seulement voilà, là où Dreamfall et surtout TLJ misaient à fond sur le nombre d’éléments interactifs dans les décors, ce Dreamfall Chapters parait par endroits relativement vide. Les zones ont beau être grandes, elles demeurent "pauvres" en éléments intéractifs ce qui est dommage pour un titre d’aventure que l’on attend comme une perle d’immersion. Les petites remarques d'observations, les avis divers et variés sur tout ce qui compose le décor et les anecdotes que l’on affectionnait particulièrement dans les épisodes précédents sont ici effacées, sans doute par manque de temps, pour focaliser l’attention des joueurs sur les éléments importants. Un constat qui gomme un peu l’immersion et transforme par endroit le titre en un simple enchainement de dialogues, de marche vers l’objectif et de combinaison d’objets dans le but de résoudre des puzzles assez simples. A l’image de Marcuria, capitale du monde jumeau de Stark, on perd ici un peu de la magie qui opérait si bien jadis. Alors oui, vous pouvez nous targuer d'être des partisans du « c’était mieux avant », mais le constat critique que nous émettons ici vaut aussi pour les joueurs qui n’ont pas connu la saga, car l’enrobage technique n’aide pas vraiment à s’immerger dans cette aventure touffue.
Réalisation un peu trop en deçà
C’est le moteur Unity qui sert ici à la réalisation du titre, une structure généralement utilisée pour de plus petites productions et qui a parfois mauvaise mine lorsqu’il s’agit de faire tourner de grands environnements peuplés d’effets. Ainsi, sur consoles, le titre tourne en 30 FPS de manière assez stable, que l’on soit sur Xbox One ou PS4. Sur PC, nous pouvons évidemment afficher du 60 images par secondes, et la version s’avère plus stable qu’à ses débuts épisodiques. Pour autant, ce qu’il y a à afficher n’est pas vraiment clinquant, et s’avère assez économe en artifices. On sera par exemple surpris de trouver des puits de flammes qui flottent dans le vide pour justifier une explosion récente, où de constater que la mise en scène est parfois extrêmement "cheap". Cela va même au-delà de la simple puissance du moteur et nous citerons donc le manque flagrant de soin apporté à la mise en scène des dialogues, que l’on aurait aimé plus souvent accompagnés d’au moins un ou deux plans de caméra atypiques, et non d’une classique free-cam, ou encore d’un simple champ / contrechamp économe.
Une philosophie de choix qui pèche par moments
Lorgnant clairement du côté des Telltale, Chapters propose une flopée de choix à impact variable, dont certains sont clairement des écrans de fumée. On pourra citer ce passage dans le livre 2 où Kian est sommé de rejoindre la rébellion anti-Azadi (ces fameux « nazis du monde magique »). On nous donne ici un choix défini comme crucial. Sauf que dans le cas présent, vous obstiner et ne pas rejoindre la rébellion vous conduira inévitablement au game over, sans improvisation de la part du jeu où séquence salvatrice venant vous forcer à la rejoindre par un moyen détourné. Les crédits défilent devant vos yeux ébahis, et un jugement inévitable vous vient à l’esprit : « si vous vouliez faire des choix partout, faites les bien ! ». Par chance, le reste des situations s’avère plus nuancé, moralement parlant, et permettra même de voir les statistiques de choix de la communauté.
Les screenshots qui accompagnent ce test sont issues de la version PC du Book 2
Points forts
- Une solide durée de vie (5 aventures de 3 à 5 heures chacune)
- La conclusion de toute une saga
- Envoutant et généralement bien écrit
- Revoir ces lieux et ces personnages : une bonne dose de nostalgie
- Bande son et doublage de qualité
- Le monde de Stark, pépite d'anticipation
Points faibles
- Réalisation vieillotte : graphismes dépassés, mise en scène parfois risible, caméras peu soignées
- Des environnements souvent vides d'éléments interactifs
- Arcadia qui perd de sa magie et devient l'Europe sous le troisième Reich
- Ecrans de fumée pour certains choix
- Un scénario difficile d'accès pour les non-initiés (malgré la présence d'un petit résumé vidéo).
Dreamfall Chapters fut une "bonne expérience" pour les joueurs PC lors de sa sortie épisodique durant les années 2014, 2015 et 2016 mais arrive sur PS4 et One avec une technique et une réalisation qui a 5 années de retard. Pour autant, son cadre, sa narration et sa vocation de "conclusion ultime" pour une saga emblématique du point & click le sauve souvent de l'ennui. Cet ennui hérité des dialogues prolixes, des séquences poussives, du manque d'éléments interactifs dans les décors, de la mise en scène plan-plan et parfois ridicule par manque évident de moyens ou de temps. On perd ici la crédibilité immersive qui fut jadis vectrice de cette empathie si forte que nous éprouvions à l'égard de Zoé Castillo, et d'April Ryan il y a de ça 18 ans. Bref, ne vous méprenez pas sur notre jugement, Dreamfall Chapters est un jeu correct, voire même un bon jeu pour les fans de la série qui sauront peut être passer outre ces nombreux égarements dans la réalisation et le game design, et se contenteront de retenir les conclusions d'une saga mémorable. Pour les néophytes, le voyage sera sans doute un peu difficile, surtout au début, mais constituera une expérience qui a le mérite d'être riche, et de longue haleine. Difficile donc de fixer une note à ce titre, au cheminement pavé de bonnes intentions et de passion, mais dont le résultat final sèmera trop souvent chez les joueurs l'agacement, l'ennui et la frustration face à ce qu'ils auraient dû ou pû y ressentir...