Premier épisode de la saga en 3D, Ocarina of Time demeure une aventure incroyable qui symbolise la créativité débordante made in Nintendo. Alors qu’Echoes of Time dispose d’atouts charme incomparables, faisons un bond en arrière de quelques décennies pour revivre le développement hors-normes de celui par qui tout a commencé.
Depuis quelques jours, les passionnés de The Legend of Zelda ont mis la main sur The Legend of Zelda : Echoes of Wisdom, un spin-off qui a la particularité d’être le tout premier épisode réalisé par une femme. Chapeauté par le studio Grezzo, à l’origine de nombreuses adaptations à succès, cet épisode reprend le style graphique de The Legend of Zelda : Link's Awakening sur Switch et s’émancipe légèrement des codes de la série pour mettre avant la princesse Zelda et un gameplay basé sur la copie d’objets. Depuis toujours, les créateurs de la série The Legend of Zelda se triturent les méninges pour innover et brusquer nos habitudes. Il fut un temps où la courbe d’apprentissage était bien plus délicate pour les concepteurs et les joueurs. Toutes celles et ceux qui ont vécu la transition entre la 2D et la 3D vous le diront : il n’y aura probablement plus de telle révolution dans le monde du jeu vidéo. Si la réalité virtuelle nous a fait croire, pendant un temps, qu’elle pouvait marquer un changement de paradigme, elle n’a jamais vraiment réussi à s’imposer auprès du grand public et les développeurs ont finalement cherché d’autres moyens pour surprendre les joueurs.
Dans les années 1990, l’avènement de la 3D dans les jeux vidéo fut si bouleversant que les créateurs ont dû revoir profondément leur façon d’appréhender le média. Et pour des œuvres bien établies comme Mario et Zelda, le changement fut assez brutal dans le processus créatif. Avec Echoes of Wisdom, Nintendo a décidé de reprendre la représentation graphique du remake de The Legend of Zelda : Link's Awakening, à savoir une vue aérienne affichant un bel univers 3D un peu cartoon, ce qui signifie que la base était déjà là. En revanche, sur Nintendo 64, tout – ou presque – était à inventer…
Cinéma et Zelda : même combat ?
Pour comprendre l’ambiance qui régnait dans l’industrie du jeu vidéo au milieu des années 1990, il faut remonter quelques années auparavant. Appâté par les images de synthèse, les majors du cinéma d’Hollywood se tournent vers les stations de travail Silicon Graphics (des machines ultra-performantes, mais effroyablement coûteuses) et délivre deux chefs d’œuvre : Terminator 2 et Jurassic Park. Le monde du jeu vidéo lorgne à son tour sur ces ordinateurs surpuissants et le studio anglais, RARE, qui collabore avec Nintendo depuis longtemps, se laisse tenter.
Avec la compagnie aérienne Boeing, il devient l’une des premières entreprises – en dehors de l'industrie cinématographique – à être équipée d’une station de travail Silicon Graphics. Pendant des mois, les développeurs britanniques apprennent à dompter la bête et c’est finalement tout un concours de circonstances qui conduit à la création de Donkey Kong Country sur Super Nintendo. Le jeu, qui est une réponse de Nintendo au Aladdin de SEGA sur Mega Drive, renverse tout sur son passage et valide l’intérêt de ces ordinateurs 3D dans l’esprit des pontes de Nintendo. Dès lors, tout s’accélère…
Au sein de Nintendo, des développeurs anglais, issus d’Argonaut Software et à l’origine de StarWing sur Super Nintendo, saisissent le potentiel des stations Silicon Graphics et donnent carrément des cours de 3D à leurs collègues nippons. Tout en s’emparant d’une partie du capital de RARE, Nintendo investit des millions de yens dans l’achat des fameuses stations de travail. Et c’est justement en travaillant sur ces machines que les développeurs japonais élaborent les prototypes des futurs Super Mario 64, Mario Kart 64 ou encore 1080° Snowboarding. Désormais pleinement équipé, Nintendo peut s’atteler à un chantier titanesque : le prochain Zelda de la future console de la marque, la Nintendo 64.
Repenser The Legend of Zelda
C’est précisément au mois de juillet 1994 que débute le développement de The Legend of Zelda : Ocarina of Time. À l’époque, les spécifications techniques de la future console ne sont pas arrêtées, si bien que l’équipe réalise un premier prototype en utilisant le Super FX, une puce embarquée dans certaines cartouches de Super Nintendo et permettant l’affichage d’éléments en 3D. Cette première réalisation n’est qu’une ébauche, mais elle est d’une importance capitale puisqu’elle sert de test à des développeurs qui ont tout à apprendre de la représentation graphique en 3D et des angles de caméra. Pendant que les responsables techniques s’affairent à l’élaboration d’outils (pour aider les développeurs), les autres membres réfléchissent au scénario et à la manière d’articuler les déplacements et les combats.
Dès les premiers mois, Shigeru Miyamoto, qui assure le rôle de producteur, comprend que le chantier va dépasser tout ce qui a été fait auparavant au sein de l’entreprise. En accord avec sa direction et pour la toute première fois dans l’histoire de Nintendo, il décide de scinder le développement en différentes équipes indépendantes : scénario, planification, réalisation 3D, gameplay, mise en scène et caméra, capture de mouvement, musiques et effets sonores, etc. Une véritable production cinématographique ! Réalisé conjointement avec Super Mario 64 (les deux jeux s’empruntent des idées mutuelles), Zelda 64 – son nom de code provisoire – est un passage délicat pour des concepteurs qui apprennent à se servir des stations Silicon Graphics – Indy et Indigo – et d’un ensemble de logiciels répondant au doux nom de Reality Immersion Technology. D’autres programmes émergeront comme NinGen, SoftImage ou encore Autodesk’s 3DStudio.
Lors de la première année de développement, les choses se concrétisent sur le plan visuel, mais le jeu est encore loin de ressembler à ce qu’il sera plus tard. Link est capable de se mouvoir dans un espace 3D en toute liberté, mais la zone se limite au château d’Hyrule et la progression repose sur des tableaux que l’on emprunte pour rejoindre les donjons. Exactement comme dans Super Mario 64 ! Les combats, quant à eux, sont basés sur le chanbara, la technique du sabre employée par les samouraïs. On peut y voir un exemple dans la courte séquence diffusée au salon Spaceworld ’95. Tout est trop complexe et cela agace Shigeru Miyamoto qui décide… de tout envoyer bouler.
La colère de Miyamoto
Lors d’une réunion avec les principaux chefs d’équipe, le natif de Sonobe (préfecture de Kyoto) monte la voix et explique que chaque section travaille dans son coin sans chercher à créer de la cohésion. Jugeant que le jeu en pâtit, il prend alors une décision hallucinante – qui deviendra l’une de ses marques de fabrique – en réclamant quasiment une remise à zéro du projet ! L’aura de Miyamoto est telle que personne n’ose remettre en question la vision du boss. Celle-ci est limpide : le scénario est important certes, mais la priorité est de créer des personnages passionnants, qu’il s’agisse du héros principal ou des protagonistes secondaires. C’est à cette occasion que l'idée d'une quête initiatique, avec un enfant qui devient un homme, est lancée.
Ces propositions de Miyamoto ne viennent pas de nulle part. Il confie :
J’ai pris l’habitude de rédiger des mémos de ce que j’aimerais accomplir dans les jeux The Legend of Zelda. Ainsi, quand nous avons débuté Ocarina of Time, j’ai ouvert ces mémos pour les consulter.
Appréhender l'espace 3D
Dans l’équipe de The Legend of Zelda : Ocarina of Time, deux hommes au tempérament bien trempé, Yoshiaki Koizumi et Eiji Aonuma (de son véritable nom Onozuka), sont abasourdis lorsqu’ils apprennent que leur producteur envisage un jeu… en vue subjective, c’est-à-dire une action que l’on vit depuis les yeux du héros !
Le premier est furieux et il y a de quoi… Il s’explique :
J’ai discuté avec Miyamoto-san pour savoir comment faire The Legend of Zelda pour la console Nintendo 64 et il m’a dit : « Et si nous le faisions de telle sorte que Link n’apparaisse pas ? » Au départ, il envisageait qu’on se déplace dans le jeu à la première personne et qu’à l’apparition d’un ennemi, l’écran change et fasse apparaître Link, le combat se déroulant ensuite en vue de côté. J’étais en charge de la création du modèle 3D de Link. Par conséquent, c’était impensable pour moi que mon Link n’apparaisse pas à l’écran. (Rires)
Koizumi tente de faire entendre sa voix, mais l’équipe fait tout de même une tentative de vue subjective avant de se convaincre que l’idée n’est pas la bonne. En réalité, le staff tâtonne pour essayer de trouver un système qui permette aux joueurs d’interagir avec un monde en 3D. C’est finalement de Yoshiaki Koizumi que va venir la lumière. Alors qu’il est de passage avec ses collègues au Toei Kyoto Studio Park, il assiste à un spectacle où un samouraï affronte des ninjas en utilisant un kusarigama (une chaine reliée à une faucille). Lors d’un mouvement, le samouraï attrape le bras d’un des ninjas, ce lui permet de tournoyer autour des autres adversaires. Koizumi va alors imaginer le concept de « Z-Targeting », autrement dit une visée (via le bouton Z de la manette) qui cible l’ennemi à combattre ou les objets interactifs. Cette idée, qui sera ensuite reprise par toute l’industrie du jeu vidéo, va avoir un impact important sur le scénario, comme le souligne l’intéressé :
Quand nous avons fait un prototype de la visée de combat, nous avons voulu qu’il soit facile de voir quel ennemi était ciblé, nous avons donc créé un marqueur. Mais en tant que développeur, je ne voulais pas utiliser un marqueur aussi simple. J’ai donc eu l’idée d’une fée. Pour répondre aux capacités de la Nintendo 64, j’ai créé une boule de lumière avec des ailes. J’ai montré ça à Toru Osawa (coréalisateur du jeu), il a aimé et il a répondu : « Appelons-ça Navi. Parce qu’elle sert à la navigation ! » (Rires)
Des idées en pagaille
En parallèle, d’autres membres du staff parviennent à résoudre les problèmes de perspective (taille du héros par rapport au décor, étendue du monde…) et à trouver un système qui permette, avec un seul bouton, de faire plusieurs actions. Ce bouton « contextuel », qui s’adapte à la situation (ouvrir une porte, monter sur un bloc, parler à quelqu’un…), sera d’ailleurs revisité dans Conker's Bad Fur Day quelques années plus tard.
C’est en résolvant les problèmes de caméra et de visée que le développement se met subitement à décoller : les donjons et quêtes secondaires sont créés, le monde d’Hyrule s’élargit, le cheval Epona fait son apparition et l’ocarina (au départ, c’était une tige de roseau !), qui sera au cœur du gameplay, est imaginé. Depuis toujours, Shigeru Miyamoto estime que les sorts magiques sont une solution de facilité et il a voulu apporter un nouveau souffle. Quoi de mieux que de jouer d’un instrument pour accomplir de grandes choses ? Pour la reproduction du cheval, ils pensaient faire entrer un vrai cheval au studio pour le capturer sous tous les angles (un peu à la manière des lions lors de la production du Roi Lion), mais ils se sont finalement contentés d'un passage à un club d’équitation pour faire des photos et d’un cheval reproduit à l’aide de… deux poufs et une planche. À l'inverse, Nintendo dépensera une fortune dans la reproduction d'un coffre afin que les développeurs optimisent les animations d'ouverture de coffre. Dans le jeu final, Link donne un coup de pied dans la charnière pour ouvrir les petits coffres et récupérer le contenu.
Il faudrait un livre entier (et il y en a plusieurs d’excellente facture en France) pour parler avec exhaustivité du développement de The Legend of Zelda : Ocarina of Time, mais si l’on identifie toutes les avancées en matière d’innovation, ce titre est un véritable pionnier. Alors que les premières versions du jeu se limitait au château d’Hyrule, les développeurs ont peu à peu donné vie à ce que l’on appelle désormais monde ouvert. Évidemment, les zones proposées paraissent assez petites de nos jours, mais il s’agissait d’une révolution à l’époque. L’autre point qu’il faut souligner, c’est que le jeu a apporté une atmosphère absolument unique en jouant sur les couleurs et les effets pour atténuer le rendu cubique des décors et personnages. Navi, la fée qui accompagne Link, a fait naître quelques mèmes rigolos sur Internet (pour son fameux Listen redondant), mais elle a été un point de départ aux tutoriaux narratifs.
En prenant un virage 3D (sans jamais renier la bonne vieille représentation en 2D), The Legend of Zelda est parvenu à traverser les générations en allant d’innovation en innovation. Echoes of Wisdom poursuit cette longue quête démarrée il y a maintenant plus de vingt-cinq ans et il ne fait aucun doute que la Nintendo Switch 2 qui se profile nous prépare de formidables surprises placées sous le signe du petit elfe à la tunique vert. On en salive d’avance.
D'ailleurs, question : vous êtes plutôt 2D ou 3D pour Zelda ?
Ocarina of Time en anecdotes
- Le jeu original tourne à 20 images par seconde
- Près de 200 personnes ont travaillé sur Ocarina of Time
- On dénombre 12 mélodies pour l’ocarina
- Koji Kondo, le musicien, ne pouvait utiliser que 5 notes par mélodie d'ocarina
- Entre 70 et 80 thèmes musicaux ont été composés pour le jeu
- Il y a plus de 60 personnages secondaires
- Chaque création de personnage demandait 2 à 3 jours
- Link possède près de 1 000 combinaisons d’animation
- 100 personnes ont participé à la phase de suppression des bugs
- L’arbre Mojo se nomme Deku en japonais, mais il a été renommé par crainte des dérapages
Sources
- Interviews issues des guides Ocarina of Time
- Interview de Shigeru Miyamoto par Shmuplations.com
- Iwata Asks The Legend of Zelda : Ocarina of Time 3D