À l’image du cinéma et de la littérature, le jeu vidéo est utilisé pour propager diverses expériences, qu’elles soient élégamment artistiques ou bassement commerciales. Pensé pour aguicher le gamer au milieu des années 1990, il y a un titre FMV de SEGA qui a tenté de mélanger vaisseaux spatiaux, femmes peu vêtues, énigmes tordues et jumpscares électrisants. Il n’a cependant jamais vu le jour.
Gaming Alexandria
Kotaku
Sommaire
- Pas l’histoire d’un soir
- Indépendance… et décadence ?
- En grande pompe
- Cachez… cette hanche… que je ne saurais voir
Pas l’histoire d’un soir
Depuis au moins une quinzaine d'années, nos jeux vidéo sont tellement beaux qu’ils peuvent tout montrer. Les visages sont expressifs, les muscles se contractent de manière naturelle et les gouttes de sueur perlent sur les corps de façon réaliste. Même avant que nos écrans soient capables d’afficher des protagonistes en 3D dotés d’attributs physiques semblables à ceux de notre monde, les développeurs ont façonné des expériences où le corps était à l’honneur avec des productions plus ou moins érotiques. Nous pourrions parler de Gotcha en 1976, de Softporn Adventure en 1981, de Night Life, Bachelor Party ou encore l’horrible Custer’s Revenge en 1982. Petit à petit, les labyrinthes et les textes ont laissé place à des images beaucoup plus évocatrices.
Tout au long des années 1980, nous avons assisté à l’arrivée d’un certain nombre de jeux “X”, à l’image de X-Man et son stage bonus mettant en scène des positions sexuelles ou de Leisure Suit Larry. Puis l’évolution technologique a permis à nos PC mais aussi à nos consoles de montrer les corps tels qu’ils sont vraiment. Les années 1990 ont popularisé les personnages numérisés (technique employée par le Mortal Kombat d'Acclaim) mais aussi le FMV (pur full motion video) grâce au support CD. En 1992, Night Trap a défrayé la chronique en montrant de jeunes femmes – parfois peu vêtues – se faire assassiner.
Désormais, les personnages avec qui nous pouvons interagir sont filmés, ce sont donc des véritables acteurs qui bougent à l’écran. Le FMV devient vite à la mode, et comme vous vous en doutez, les studios n’ont pas hésité longtemps avant de saupoudrer leurs productions d’érotisme pour attirer l'œil des gamers. Alors qu’en 1996, les billets lâchés par Duke Nukem pour que les strip-teaseuses se trémoussent provoquent des sourires narquois, SEGA prépare ce qu’il appelle “un thriller érotique”, prévu pour sortir en même temps qu’un certain Riana Rouge de Black Dragon Production, un jeu d’aventure FMV “sexy” classé "Adults Only" aux Etats-Unis.
Indépendance… et décadence ?
C’est à l’E3 1996 que Sacred Pools, le fameux “thriller érotique” comme le présente SEGA, est officiellement présenté à la presse. À cette époque, le constructeur va mal. L’affrontement contre Sony, qui vient de sortir sa PlayStation, ne tourne pas à son avantage. La Saturn est de plus en plus critiquée par les professionnels tandis que les ventes de la console ralentissent dangereusement. Le président de la société japonaise, Isao Okawa, passe en revue les plans d’actions envisageables afin d’éviter la crise. Il estime que créer un nouveau studio de développement indépendant aux États-Unis, à même d’étudier l'essor d’Internet et d’autres chemins vidéoludiques, pourrait peut-être permettre d’éviter des lendemains trop difficiles.
C’est ainsi que naît au début de l’année 1996 la société californienne SegaSoft, qui peut être considérée comme un électron libre au sein de la structure du constructeur. Dirigée par un ancien cadre d’IBM, Nobuo Mii, elle a l’autorisation de créer des jeux “adultes” multiplateforme ! C’est ainsi que la future production du groupe est envisagée comme un jeu Saturn mais aussi PlayStation, ce qui peut sembler invraisemblable. Avec Sacred Pools, SegaSoft décide de se lancer dans un jeu FMV, même si la mode s’était déjà un peu tassée. Avec un budget estimé entre 2 à 3 millions de dollars, ce qui représente une jolie somme pour l’époque, les développeurs se lancent dans la conception d’un titre parlant de cristaux mystiques se trouvant sur une île où règnent – sur le papier – la luxure et le désir.
Pour SegaSoft, le projet est pris au sérieux, et l’équipe s’assure les services de James W. Riley, qui a travaillé à Hollywood sur des films tels que Star Trek : The Motion Picture et sur l'adaptation animée du Seigneur des Anneaux. D’autres membres de l’équipe de production sont des vétérans des productions cinématographiques américaines, tels que Molly Maginnis, Robert Primes, Nina Gilberti ou encore Mars Lasar. Ces noms ne vous disent peut-être rien, mais ce qu’il faut retenir, c’est que les costumes, la photographie, le montage et les musiques sont confiés à des pointures qui ont travaillé avec de grandes sociétés (Disney) ou sur des séries à succès (X-Files). Du côté de la programmation, ce sont les développeurs de The Code Monkeys (Surgical Strike, Tomcat Alley) qui sont mis à contribution.
En grande pompe
En 1996, Sacred Pools est présenté pour la première fois dans les allées du Convention Center de Los Angeles. Bien qu’il n’y ait qu’une vidéo du projet, SEGA fait tout pour faire parler de son jeu. Il distribue des invitations aux personnes qui passent par le stand de SegaSoft pour une soirée que le constructeur promet inoubliable. Au cours de cette dernière, des artistes effectuent des acrobaties dans un décor représentant l’Amazonie (proche de celui du soft), sous les accords du groupe de rock alternatif Hole. Les actrices donnent aussi de leur personne en discutant avec les invités et en signant divers autographes. Cependant, si tout le monde semble bien s’amuser pendant l’événement, le retour à la réalité est brutal pour SegaSoft. La presse spécialisée n’est pas particulièrement convaincue par l’intérêt de Sacred Pools, et par-dessus tout, elle estime que le genre FMV est plus à son crépuscule qu'à son zénith. Alors que SEGA voyait un avenir radieux aux films interactifs, la presse ainsi que les joueurs voient les choses différemment.
Plus les mois passent, moins l’attente autour du projet grandit. Les équipes marketing s’inquiètent, et pour ne rien arranger, les retours des testeurs internes de SEGA ne sont pas bons. Doucement mais sûrement, Sacred Pools se fait oublier : il disparaît officiellement des plannings de SEGA en 1997. C’est également lors de cette année que Sega of America décide ne plus perdre d’argent en développant sur Saturn, une console qui est considérée comme morte à côté du succès insolent de la PS One. La décision de ne plus faire de softs multiplateforme est prise par la direction, et tandis que les projets internes ne se bousculent pas, les talents de SegaSoft quittent le navire. La société cesse son activité en 2000. Sacred Pools est annulé, le projet entre dans les limbes vidéoludiques.
Cachez… cette hanche… que je ne saurais voir
L’histoire aurait pu se terminer ainsi. Après tout, des projets annoncés dans les années 1990 qui n’ont jamais vu le jour, il y en a eu pléthore. Seulement voilà, en mai 2022, le site Gaming Alexandria qui milite pour la préservation des jeux vidéo reçoit une information en or. Les administrateurs sont contactés par Joe Cain, un collectionneur de jeux et ancien testeur QA de Sega of America, qui leur dit qu’un certain David Gray, ancien producteur associé de SegaSoft, possède des versions jouables de Sacred Pools reçues quand il a quitté le studio.
Aujourd’hui, grâce à Gaming Alexandria, le jeu peut être téléchargé et il est possible d’y essayer. Depuis sa disponibilité, de nombreux joueurs ont publié des vidéos de gameplay sur YouTube dans le but de montrer au monde entier ce que devait vraiment être Sacred Pools. Et ce qui est sûr, c’est que l’aspect “érotique” promis à l’annonce du jeu est quelque peu galvaudé. Bien sûr, il y a bien de nombreuses femmes légèrement vêtues durant les séquences en vidéo, mais il n’y a ni nudité complète, ni scènes particulièrement osées. Ce que montre cette version alpha, c’est surtout un FMV comme on en voyait beaucoup au début des années 1990, avec tout ce que l’on peut trouver de charmant et d’attirant dans la formule. Difficile de prévoir comment la presse et les joueurs l’auraient accueilli, et si SEGA a eu raison de jeter l’éponge face aux retours glaciaux, mais nous ne pouvons qu’être ravis de voir que ce projet a été sauvé de l’oubli éternel grâce à un ancien membre du studio.