Quand la GameCube sort dans nos contrées le 3 mai 2002, les amateurs d’ambiance “spooky” n’ont que Luigi’s Mansion à se mettre sous la dent. Chasser des fantômes, c’est bien, mais élucider un mystère envoûtant qui s'échelonne sur 2000 ans d'histoire, c’est mieux ! L’horreur, la vraie, s'immisce dans la petite console au cours de l’année 2002. Les 12 coups de minuit sonnent pour les 12 héros de l’aventure conçue par Silicon Knights. Tous ont le même objectif : ne pas perdre la tête. Au sens propre comme au figuré.
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Sommaire
- Eternal Darkness, pensé pour casser l’image “pour enfants” des consoles Nintendo
- Comment effrayer un joueur ? En lui faisant croire que sa console est cassée !
- Panique
Eternal Darkness, pensé pour casser l’image “pour enfants” des consoles Nintendo
Quand le studio canadien Silicon Knights présente son jeu vidéo Blood Omen : Legacy of Kain à l’occasion de la deuxième édition de l’E3 en 1996, il ne se doute pas que les vampires de son titre développé pour la PlayStation et le PC fait saliver, dans l’ombre, un des acteurs les plus importants de l’industrie. Nintendo, dont le logo est reconnaissable parmi mille autres avec l’utilisation d’un rouge vif tape-à-l’œil, est attiré par le sang pourpre que fait couler Kain. Les parents de Mario rôdent effectivement dans les allées du Convention Center en ce mois de mai 1996 afin de trouver des sociétés qui pourraient produire des jeux vidéo “matures” sur Nintendo 64 dans le but de briser l’image “pour enfants” de la marque japonaise.
Dès sa cinématique d’introduction, Blood Omen : Legacy of Kain montre immédiatement à qui il s’adresse avec ses protagonistes qui se font massacrer dans des gerbes de sang. Avec sa vue de dessus et ses décors alternant forêts et donjons, il est vrai que la production de Silicon Knights a de faux-airs d’un The Legend of Zelda où le curseur de la violence aurait été tourné vers le maximum.
Après quelques rencontres, les deux groupes se mettent d’accord pour le développement d’un titre pensé pour plaire à des joueurs qui critiquent habituellement les jeux trop “gentillets” et “colorés” de Nintendo. Denis Dyack, le patron de Silicon Knights, a l’idée d’une épopée dont la narration se ferait sur différentes époques. Étant donné que la firme de Kyoto semble partante pour un contenu horrifique, il décide de faire de ce projet un survival-horror. C’est décidé, à l’instar de Resident Evil, le gros succès de cette époque, le jeu montrera son action avec des caméras fixes filmant les personnages en 3D temps-réel se baladant dans des décors en 3D précalculée. Les développeurs du studio passent alors plusieurs années à intégrer leurs idées à la volée, pourvu qu’elles soient bonnes. Cependant, le succès en demi-teinte de la Nintendo 64 oblige l’entreprise japonaise à trouver une remplaçante plus tôt que prévu. Au début des années 2000, les deux compagnies se mettent d’accord pour faire d’Eternal Darkness : Sanity's Requiem un jeu GameCube.
Alors que les développeurs voyaient enfin la lumière au bout du tunnel et imaginaient une sortie imminente sur Nintendo 64, il faut remettre les mains dans le cambouis et imaginer un nouveau moteur de rendu, refaire les décors, améliorer les animations et découvrir de nouveaux outils ! Eternal Darkness se transforme, évolue : des éléments initialement prévus dans la version 64-bits sont supprimés, tandis que de nouvelles mécaniques sont intégrées. En outre, les caméras fixes sont oubliées au profit de caméras suivant un rail invisible, utilisant des panoramiques et des travellings afin d’apporter un aspect cinématographique digne de celui de Resident Evil : Code Veronica. Oui, depuis 1996, les temps ont peut-être changé, mais la série de Capcom reste une référence.
Comment effrayer un joueur ? En lui faisant croire que sa console est cassée !
Les employés de Silicon Knights auraient pu devenir fous pendant ce long développement un rien chaotique. Ils ont préféré laisser les joueurs perdre la raison à leur place. Prévue dès les prémisses du projet et inspirée de la résistance mentale du jeu de rôle papier Call of Cthulhu (de Chaosium), la santé mentale est la mécanique géniale qui fait que tous les passionnés du genre se souviennent encore d’Eternal Darkness. Car en toute honnêteté, ce n’est ni avec ses graphismes déjà dépassés au moment de sa sortie, ni avec sa maniabilité imprécise lors des affrontements que le soft aurait pu devenir un incontournable. Le salut du soft repose sur l’ambition de sa narration ainsi que sur une petite jauge verte visible en haut de l’écran, qui diminue lorsque le joueur est repéré par une créature démoniaque. Plus elle se vide, plus le protagoniste dirigé perd pied. Et cela se manifeste de deux façons différentes pour le joueur.
Quand la santé mentale est faible, il y a tout d’abord des manifestations inquiétantes qui peuvent intervenir : du sang qui dégouline le long des murs, des hurlements, des pleurs de bébés, des coups contre les portes, des chuchotement, des transformations soudaines en zombie, voire des explosions au moment de se soigner. Il y a ensuite, et surtout, des effets qui brisent le quatrième mur, à l’image des caméras qui deviennent folles, de l’écran qui n’affiche que du noir et simule une perte vidéo, du message qui demande d’insérer le disque 2 pour continuer (alors qu’il n’y a bien évidemment qu’un seul disque dans la boîte) ou encore ce terrible avertissement qui indique que la sauvegarde a été effacée ! Vous voulez vraiment effrayer un joueur ? Faites-lui croire que sa machine est cassée ou que sa progression est partie en fumée ! Et ça marche, de très nombreux commentaires sur les forums spécialisés montrent que les astuces de Silicon Knights pour rendre les utilisateurs fous ont fait mouche. “La première fois qu’un de ces effets m'a frappé, je me suis littéralement jeté sur la console et j'ai écrasé le bouton Reset. Ils m'ont bien eu !” écrit un utilisateur de Reddit.
Bien sûr, ces drôles d’effets qui font croire que la console a un problème rappelle l’affrontement contre Psycho Mantis dans Metal Gear Solid, effets que nous reverrons plus tard dans d’autres jeux, comme dans Batman : Arkham Asylum lors de la séquence de l'Épouvantail. Ce qu’il y a d’amusant, c’est que Nintendo n’a pas forcément bien accueilli la manière dont le studio canadien s’amuse avec la véritable santé mentale du joueur. La firme du plombier moustachu s’inquiète des réactions que pourrait avoir l’utilisateur victime d’une de ces “hallucinations”, craignant par exemple que le client ne débranche soudainement sa machine, ou ne retire sa carte mémoire brusquement sous l’effet de la peur, endommageant ainsi la GameCube. Malgré tout, le géant japonais se laisse convaincre. Finalement, il trouve le système tellement ingénieux qu’il dépose un brevet en 2005. Ce brevet a expiré le 5 novembre 2021.
Panique
Quand Eternal Dakness sort sur GameCube en 2002, il dispose bien du petit macaron “M for Mature” sur les boîtes américaines, et “déconseillé aux moins de 16 ans” sur les jaquettes françaises. Nintendo dispose du jeu pensé pour les (jeunes) adultes qu’il avait commandé. Malheureusement, malgré d’excellentes critiques (moyenne de 92/100 sur Metacritic), le titre se vend à moins de 500 000 exemplaires dans le monde. Pour Silicon Knights et Nintendo, c’est la douche froide. À un tel point que le studio ne parviendra jamais à convaincre la firme de Kyoto qui détient la licence du jeu, de se lancer dans une suite.
Après Eternal Darkness, le groupe canadien sort le très décrié (et aujourd’hui recherché) Metal Gear Solid : The Twin Snakes tout en développant un de ses projets les plus ambitieux : Too Human. Officiellement annoncé à l’E3 1999, ce jeu de SF devait, à la base, sortir sur la toute première PlayStation. Il faudra finalement 10 ans de production pour qu’il débarque exclusivement sur Xbox. Affublée d’un 65/100 sur Metacritic, la création de Silicon Knights est qualifiée de “poussiéreuse” et “d’inachevée”. Denis Dyack se lance alors dans un procès contre Epic Games pour “rupture de contrat”, procès qu’il perd et qui oblige le studio à détruire tous les exemplaires invendus de Too Human. Le 16 mai 2014, Silicon Knights dépose le bilan, et toutes les tentatives de réaliser une suite spirituelle à Eternal Darkness tomberont à l’eau.
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Avec ses armes à enchanter, son système de membres à cibler, son scénario qui marie efficacement fiction/réalité et les effets étonnants de la jauge de santé mentale, Eternal Darkness : Sanity’s Requiem est finalement très différent des survival-horror classiques de son époque. Et c’est sûrement pour cette raison qu’aujourd’hui encore, il est considéré comme une des œuvres les plus importantes de Silicon Knights, de la GameCube, voire du jeu horrifique en règle générale. Si vous en avez l’occasion, donnez-lui sa chance !