Nous pensons tous connaître l’histoire d’Alone in the Dark, ce jeu d’aventure horrifique français sorti en 1992 qui a donné naissance au survival horror. Nous savons qu’il a inspiré Shinji Mikami pour sa série Resident Evil, et qu’il a provoqué une bataille juridique entre Frédérick Raynal, son réalisateur, et Atari/Infogrames, l’éditeur. Ce que l’on sait moins, c’est que le jeu a débuté puis s’est terminé… dans la trahison. Munissez-vous d’une lampe, nous pénétrons dans un univers sombre comme une nuit sans lune.
Avant la sortie du nouvel épisode d’Alone in the Dark, prévue pour le 20 mars 2024, nous continuons de nous engouffrer dans les vestiges de Derceto avec le livre “Les Dossiers Alone in the Dark : Enquête sur les origines du survival-horror” écrit par Nicolas Deneschau, paru chez Third éditions. Après notre article sur les choix de design impopulaires de Frédérick Raynal qui ont finalement fait d’Alone un jeu aussi unique qu’apprécié, nous nous intéressons aujourd’hui aux histoires de fourberie qui ont jalonné le projet, de sa préproduction en 1991 jusqu’à la remise des Gen 4 d’Or en 1993.
Sommaire
- Efficace et pas cher
- L’honneur, c’est comme les allumettes, ça ne sert qu’une fois
- L’architecte de Derceto : le grand oublié ?
- Le patron d’Infogrames plante un poignard dans le dos… de Cthulhu !
- La bonne idée de Bonnell
Efficace et pas cher
Vous avez sûrement lu dans des magazines, ou sur Internet, qu’Alone in the Dark est sorti du cerveau en ébullition d’un petit génie de la programmation, Frédérick Raynal. Ce qui est vrai, enfin… en partie. Le projet Alone in the Dark est, initialement, imaginé par un certain Frédéric Bascou, un artiste free-lance qui réalise quelques croquis pour Infogrames à la fin des années 1980. Alors qu’il regarde le film “Seule dans la nuit” dans une salle de cinéma lyonnaise, une séquence en particulier attire son attention. À l’intérieur d’une maison plongée dans l’obscurité, des personnages déambulent dans une maison, éclairés par la simple lueur d'allumettes qui s’éteignent fréquemment. Voilà qui pourrait faire une bonne idée de jeu, n’est-ce pas ?
Quand Frédéric Bascou discute de cela avec ses collègues, Bruno Bonnell, le patron d’Infogrames, est là. “Un jeu vidéo dans lequel la maison est plongée dans le noir, on ne voit rien à l’écran, le joueur aurait juste un petit paquet d’allumettes pour réussir à en sortir. Simple et économique. Bruno Bonnell trouve l’idée excellente. Maintenant ce sera son idée” lit-on dans le livre de Nicolas Deneschau. Voilà comment une scène de “Seule dans la nuit” devient “Alone in the Dark”. À ce moment-là de l’aventure, Raynal ne fait pas encore partie de l’équation. Si le programmeur est bien chez Infogrames, il travaille sur d’autres projets.
L’honneur, c’est comme les allumettes, ça ne sert qu’une fois
Seulement voilà, s’il est bien question de produire un jeu vidéo, dans l’esprit de Bruno Bonnell, il s’agit plutôt de mettre au point une sorte d’attrape-nigaud. Quand Frédérick Raynal, entend parler du concept pour la première fois, il est décontenancé. “L’opportunité pour moi, c’était que Bruno Bonnell nous avait parlé de cette idée de jeu d’arnaque qui s’appellerait Alone in the Dark” se rappelle Frédéric Raynal dans Les Dossiers Alone in the Dark. “Un jeu d’arnaque, c’est un jeu qui ne coûte pas cher pour Infogrames, et qui se vend un maximum avant qu’on ne s'aperçoive que c’est nul. L’idée, c’était que le joueur ait trois allumettes, donc il n’y avait que trois images dans le jeu. En grattant une allumette, une image apparaissait et donnait l’illusion de déplacement au joueur” ajoute-t-il.
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Le concepteur saute tout de même sur l’occasion. Lui qui a des idées de jeu d’horreur qui lui tournent dans la tête et qui développe une nouvelle technologie dans son coin, il va promettre à Bonnell de s’occuper du projet. Quand Raynal évoque ses ambitions de maison en 3D avec des zombies, le boss d’Infogrames refuse et rappelle les fondations : Alone in the Dark devra être un jeu court, pas cher à produire… et avec trois allumettes. Raynal fait mine d’accepter, mais il va finalement développer ce jeu d’horreur en 3D dont le grand patron d’Infogrames ne voulait plus entendre parler. Le projet se lance donc sur un désaccord latent entre Raynal et Bonnell. Le comité de direction d’Infogrames sera plusieurs fois tenté d’annuler le développement qui prend trop de temps, et donc trop d’argent… et qui ne contient pas une seule allumette.
L’architecte de Derceto : le grand oublié ?
Arrivé chez Infogrames alors que le développement d’Alone in the Dark est déjà bien commencé, Franck Manzetti rejoint l’équipe en tant que scénariste. Sa mission ? Donner de la cohésion à l’ensemble, faire les plans du manoir, approfondir le background, mais aussi mettre au point une ambiance angoissante. Ce fan de jeux de rôle a beaucoup d’idées. Il veut que les énigmes fassent appel à la logique plutôt qu’aux objets cachés, il propose d’introduire de la résistance mentale, il émet l’idée qu’il y ait trois personnages avec un gameplay distinct… au bout d’un moment, Frédérick Raynal, déjà submergé de tâches, rejette tout en bloc. “Je recevais des fax de Chaosium me demandant si j’avais bien intégré la feuille de personnage et que, si besoin, on pouvait faire sauter les caractéristiques d’herboriste ! Moi, je ne voulais rien de tout ça” révèle Raynal, dans le livre de Nicolas Deneschau.
“On m’avait fait miroiter un poste de scénariste dans le studio et je n’en étais que plus frustré. Black-out complet” regrette Franck Manzetti. “J’ai passé plusieurs après-midi au studio, mes congés, des heures incalculables chez moi. Je me suis présenté spontanément aux locaux d’Infogrames plusieurs fois pour tenter de voir quelqu’un et comprendre… Mais on ne m’a jamais accueilli” ajoute-t-il. Avant de conclure : “la seule fois où j’ai à nouveau entendu parler d’Infogrames, c’est quand j’ai croisé des gens du studio qui m’ont donné la boîte du jeu. Je n’y ai jamais joué. Alone in the Dark, pour moi, ce n’est pas une bonne expérience et c’est beaucoup d’amertume”. Absent de la fiche Wikipédia du jeu, Franck Manzetti semble pourtant avoir apporté plus d'une pierre à l'édifice.
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Le patron d’Infogrames plante un poignard dans le dos… de Cthulhu !
Quand Bruno Bonnell découvre les réactions exaltées des journalistes spécialisés qui voient Alone in the Dark pour la première fois en 1992, il a des étincelles dans les yeux. Le boss d’Infogrames se frotte les mains : si la presse aime le jeu, alors les ventes seront excellentes. Il y a cependant un problème. Son groupe s’est engagé auprès de Chaosium pour qu’Alone dispose d’éléments sous licence Cthulhu. Et Bruno Bonnell, en tant que patron roublard, n’a pas envie de partager les royalties avec la société américaine. Comme nous pouvons le lire dans “Les Dossiers Alone in the Dark : Enquête sur les origines du survival-horror”, Bruno Bonnell avait signé un contrat avec Chaosium pour trois jeux Cthulhu : Shadow of the Comet, Alone in the Dark et Prisoner of Ice. Voyant la poule aux œufs d’or arriver, le chef d’Infogrames n’a pas souhaité que son partenaire profite de la ponte miraculeuse.
Il envoie alors Hubert Chardot, scénariste du jeu, en Californie. Son objectif est simple, convaincre Greg Stafford, le directeur de Chaosium, qu’Alone in the Dark n’a rien à voir avec du Lovecraft. Il présente le soft comme un jeu d’action pur et dur, et insiste sur tous les points susceptibles de refroidir la société de jeux de rôle. “J’en faisais des caisses pour les dégoûter. Stafford comprend et me dit qu’il appellera Bruno pour s’arranger” explique-t-il. Mission accomplie. Hubert Chardot finira sa journée dans le grenier de l’immeuble de Chaosium, à s’amuser sur un train électrique en consommant des substances illicites.
La bonne idée de Bonnell
Quand Alone in the Dark sort en octobre 1992, il devient immédiatement le plus gros succès d’Infogrames. Le jeu connaît un plébiscite à la fois commercial et critique sans précédent pour le groupe français. Malheureusement, sous les néons d’Infogrames, les relations entre Bruno Bonnell et Frédéric Raynal ne sont pas au beau fixe. “On n’a franchement pas eu l’impression d’avoir été récompensés à la mesure de notre travail” déclare Didier Chanfray, modeleur et animateur 3D sur Alone, dans le livre de Nicolas Deneschau. Le boss d’Infogrames a toujours au travers de la gorge la désobéissance initiale de Raynal, ainsi que le caractère un peu trop trempé du concepteur. Ne voyant pas d’avenir possible chez Infogrames, Frédérick Raynal quitte l’entreprise. Il emporte avec lui trois autres employés d’Infogrames : Yael Barroz, Didier Chanfray et Laurent Salmeron. Bonnell fulmine.
Le 20 février 1993, Frédérick Raynal, Yael Barroz et Didier Chanfray sont invités par le magazine Génération 4 à Eurodisney afin d’assister à la remise des Gen 4 d’Or 1993. Aux alentours de 20h30, Stéphane Lavoisard, le rédacteur en chef du magazine, attribue le prix du meilleur jeu d’aventure de l’année à Alone in the Dark. Soudain, une ombre imposante traverse la salle et se saisit du micro. C’est Bruno Bonnell. Sous le regard médusé des créateurs d’Alone in the Dark, il dit : “merci ! Merci beaucoup. Je suis vraiment très fier de ce que nous avons accompli avec Alone in the Dark. Parfois, il m’arrive d’avoir de bonnes idées, et, pour ça, je voudrais remercier Dieu, ma famille et mon chien”. Le patron d'Infogrames tient sa vengeance. “Frédérick Raynal n’en revient pas. Il est terrassé. On lui ôte son jeu. Sa création. C’est une humiliation. (...) Frédérick ne lui pardonnera jamais” conclut Nicolas Deneschau dans son livre.
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