Le portail interdimensionnel vers l’Enfer est toujours ouvert. Il y a 30 ans, un certain Space Marine se rendait sur Phobos, une des deux lunes de Mars, pour repousser des hordes de créatures démoniaques. Depuis, plus rien n’est pareil. Après avoir engendré un vacarme de tous les diables quand il est sorti le 10 décembre 1993, Doom continue de faire parler de lui. 30 ans, et toutes ses dents (acérées) !
Sommaire
- Du pétrole et des id
- La naissance sanglante du FPS 3D
- Doom Doom Doom Doom, I want you in my room
- Le banc des accusés
- Aller sur Mars, et ça repart
Du pétrole et des id
Derrière Doom, il y a surtout un studio, id Software, fruit de la collaboration de quatre génies de l’informatique et du graphisme. L’histoire de la société à qui l’on doit aussi Wolfenstein 3D débute après la rencontre des quatre camarades dans les couloirs de Softdisk, une société de distribution de logiciels par abonnement. Grâce à son efficacité remarquée par sa hiérarchie, John Romero prend du galon et se trouve à la tête d’une petite équipe composée de son collègue avec qui il partage le même prénom, John Carmack, ainsi qu’un artiste qui a le même nom que son coéquipier alors qu’ils n’ont aucun lien de parenté, Adrian Carmack. Le trio est rejoint par un autre programmeur, Tom Hall, et ensemble, ils refont le monde en faisant des jeux vidéo.
Les quatre collègues ont des centres d’intérêt communs et sont des prodiges dans leurs domaines de prédilections. John Carmack, en particulier, aime avant tout relever des défis techniques. C’est ce qu’il fait avec Slordax, un shoot disposant d’un scrolling haut/bas à une époque où les jeux PC n’en possédaient pas. Il récidive en développant une démo utilisant un scrolling multidirectionnel, du jamais-vu sur PC.
La suite de leurs aventures est des plus rocambolesques, puisque le petit groupe fait des affaires avec Apogee Software, entreprise qui a lancé le Shareware (les free-to-play de l'époque) et qui publie Commander Keen, un jeu qui a été développé... dans les locaux de Softdisk. Quand le patron de la compagnie apprend la nouvelle, il lance des procédures contre Romero et sa petite bande, qui mènent à la création d’id Software en février 1991.
Malins et observateurs, les amis prennent exemple sur les autres géants de l’industrie, et publient plusieurs suites au jeu Commander Keen. Ils distribuent également leur moteur de jeu à d’autres développeurs, moyennant finances. Petit à petit, id Software sort des jeux qui se font remarquer tels que Dangerous Dave 2 et surtout Duke Nukem, qui, en 1991, est encore un side-scroller shooter.
La naissance sanglante du FPS 3D
Au début des années 1990, les vieux démons de John Carmack resurgissent. Le programmeur veut continuer de dépasser les limites des hardwares dont il dispose et s’attaque au jeu 3D en vue subjective. Bien que de nombreux titres en vue à la première personne aient déjà vu le jour (Maze Ware, Spasimm, Battlezone, Interceptor, etc.), ils ne sont ni fluides, ni texturés, tout du moins sur PC. Ils se contentent pour la plupart d’un défilement en image par image, ou plutôt, écran par écran. En inventant la technique du raycasting, qui permet de ne calculer que ce que le joueur voit, Carmack parvient à créer son premier jeu en 3D totalement fluide. La démo qu’il développe devient rapidement un vrai jeu vidéo, Hover Tank 3D, et sort sur DOS en 1991. Le joueur se balade à bord d’un Tank en vue subjective, à l’intérieur de labyrinthes remplis d’ennemis ainsi que de protagonistes à sauver. Tout est là : une cible à l’écran, des adversaires qui se meuvent, un objectif, et même un radar indiquant la position des éléments importants. Le FPS 3D vient de naître sur PC.
Toujours en 1991, Romero propose de s’attaquer à un remake de Castle Wolfenstein, un soft sorti 10 ans plus tôt. Il lui réserve le même traitement que pour Catacomb : de la vue subjective posée sur un lit de 3D. Le titre d’origine, développé par Silas Warner pour Muse Software, était un jeu d’infiltration top-down et demandait d’incarner un prisonnier qui devait s’enfuir d’un donjon infesté de nazis. Dans sa tentative de résurrection, id Software décide de ne se concentrer que sur l’action plutôt que sur l’exfiltration. Dans leur folie créative, les développeurs améliorent encore le moteur, intègrent des armes/des bonus à récupérer et surtout, ajoutent du gore. Beaucoup de gore ! Malgré les inquiétudes des éditeurs avec qui ils travaillent à cette époque, le quatuor multiplie l’hémoglobine à l’écran ainsi que les images choc. Résultat ? Wolfenstein 3D est un énorme carton. Le titre dépasse les prévisions d’Apogee qui commence à signer des chèques à 5 zéros aux quatre mousquetaires.
Doom Doom Doom Doom, I want you in my room
Désormais, le petit studio de développement basé en Louisiane sait qu’il a toutes les cartes en main pour produire les succès de demain. Disposant d’un moteur puissant que Carmack continue de perfectionner, notamment dans tout ce qui touche à la lumière, comptant dans ses rangs les maîtres d’un genre souffrant de peu de concurrence, id Software annonce rapidement son futur projet. Ce dernier est prévu pour “repousser les limites” comme l’annonce officiellement le groupe, alors que Doom n’en est qu’à ses balbutiements. En parallèle, id Software grandit, recrute, se sépare d’anciens camarades et décide de tourner le dos à Apogee pour sortir son prochain titre sans l’aide de personne. La société attise les convoitises et de nombreux groupes souhaitent la racheter. Conscients des forces de leur équipe, Romero et Carmack imposent leurs choix tout en restant indépendants.
C’est le 10 décembre 1993 que sort Doom, et la révolution a bien lieu. Malgré les mois d’attente rendus insoutenables par les articles – dithyrambiques – des magazines, Doom ne déçoit pas. Au contraire. Bien que certains magazines notent une certaine répétitivité ainsi que des mécaniques ayant finalement peu évolué depuis Wolfenstein 3D, la presse est élogieuse. “Le jeu le plus impressionnant de l’année” écrit Gen 4, “Doom est un jeu gigantesque, une merveille de technique et d’ambiance” s’enthousiasme Joystick. Le soft remporte le prix du meilleur jeu PC aux Golden Joysticks 1993 et décroche le titre de jeu de l’année aux PC Gamer Awards et aux ECTS Awards 1994. Que ce soit la presse française, britannique ou américaine, tous les professionnels décrivent Doom comme une révolution.
Le soft d'id Software est qualifié de “référence” en matière d'innovation et de gameplay, au point de devenir un genre à part entière, le “doom-like”. Il est aussi salué pour l'intelligence de son game design et pour tout ce qu’il a apporté avec son mode multijoueur et ses éditeurs de cartes. Doom rapporte 100 000 dollars dès son premier jour d’exploitation avant d’atteindre le million très rapidement. Dans la foulée, en 1994, le studio sort Doom 2 qui connaît lui aussi le succès. Doom est partout, même sur Super Nintendo grâce à la puce Super FX2. Bill Gates lui-même a donné de sa personne pour promouvoir l'arrivée du soft sur Windows 95, en tournant dans un clip vidéo où il est directement incrusté dans un des niveaux du jeu. La Doom mania est en marche.
Le banc des accusés
Au début des années 1990, l'arrivée de Mortal Kombat avec ses gerbes de sang et la sortie de Night Trap, où des jeunes femmes filmées en full motion video se font assassiner, attirent l'attention d’un groupe de sénateurs américains bien décidé à fixer quelques limites. Les sénateurs Joseph Lieberman et Herb Kohl préviennent que si les géants de l'industrie ne se mettent pas d'accord sur une manière de réguler leurs créations, alors la loi s'en chargera. C’est le lendemain de la première audition que sort Doom, juste avant la naissance de l’ESRB (Entertainment Software Rating Board), l'organisme américain qui évalue les jeux vidéo. Il ne pouvait donc pas en être autrement : la création d’id Software est rapidement pointée du doigt. Le gore prononcé ainsi que les multiples symboles sataniques créent la controverse.
Bien que Doom soit accusé d’encourager la violence par certains médias et politiques, il réussit à esquiver les attaques les plus féroces. Après tout, contrairement à GTA, le joueur incarne un “gentil” qui doit tuer les “méchantes” créatures de l’Enfer. Alors pourquoi lui chercher des poux ? Mais avant que le soufflet ne retombe totalement, un terrible événement va marquer à tout jamais de nombreuses familles américaines avec la tuerie de Columbine. En avril 1999, deux élèves, Eric Harris et Dylan Klebold, tirent sur toutes les personnes qu’ils croisent dans les couloirs de la Columbine High School. Les enquêteurs établissent rapidement un lien entre les auteurs de ce massacre et Doom, Harris et Klebold étant des fans du jeu. Les médias du monde entier s’emparent de cette information pour faire du titre d’id Software le coupable idéal pour expliquer toute cette violence.
Aller sur Mars, et ça repart
Malgré tout ce qui lui est reproché, Doom continue de se vendre par camions entiers. De coup d’essai, il devient un coup de maître… de l’horreur. Après Doom II (1994) et Doom 64 (1997), la franchise hiberne pour revenir totalement transformée en 2004 avec Doom 3, cette fois-ci sans Romero, ce dernier ayant quitté l’entreprise en 1996. Plus centré sur le scénario tout en proposant un bond technologique important, le titre se veut dans l’air du temps, avec certes des éléments de run & gun, mais aussi une vraie atmosphère Survival. Après un développement chaotique, après le départ de John Carmack (en 2013), c’est finalement en 2016 que Doom revient dans une version plus “fast FPS” que jamais. Là encore, la production d’id Software sait se réinventer, ou tout du moins se moderniser, pour redevenir un shooter incontournable s'adressant à plusieurs générations de joueurs. En 2020, Doom Eternal continue d’emprunter la voie initiée par le reboot tout en apportant diverses évolutions (ainsi qu’une histoire plus présente), sans renier sa philosophie initiale.
Aujourd’hui, grâce au code source partagé par John Carmack, de nombreux développeurs se sont amusés à faire tourner le Doom original sur tous les périphériques imaginables… aspirateurs connectés, tests de grossesse, boucles d’oreilles, les démons sont partout ! Quant à la scène du modding, elle continuera de faire vivre les deux premiers Doom grâce aux éditeurs de maps. Les Cacowards se mettront d’ailleurs en place pour récompenser les meilleurs “Doom WADs” de chaque année. Alors que Bill Gates avait proposé de racheter id Software dans les 90s, c’est bel et bien Microsoft qui parviendra à acquérir le studio en mettant le grappin sur Zenimax/Bethesda en 2021. Nous sommes toujours dans l’attente de l’annonce d’un nouvel épisode, dont l’existence avait fuité dans des documents du géant américain. En attendant des nouvelles de la licence, nous nous réunissons tous autour du gâteau sur lequel sont plantées 30 bougies afin de fêter un joyeux anniversaire à Doom !