Mais c'est quoi le problème avec J.K. Rowling ?

Avant toute chose, il est important de remettre un peu de contexte. Dans le jargon, l'autrice qui a imaginé l'univers d'Harry Potter est ce que l'on appelle une TERF (Trans-exclusionary radical feminist), c'est à dire une féministe excluant de la cause les personnes trans. C'est simple, JK Rowling se reconnaît ouvertement d'une mouvance visant à réduire les droits des personnes trans et à ne pas reconnaître leur identité de genre. Elle l’a fait savoir à de nombreuses reprises, sur des sujets bien précis comme les personnes réglées ou la loi écossaise Gender Recognition par exemple.

Mais pourquoi ? Et bien sachez qu'en juin 2020 l’autrice a rédigé un essai sur la question. Dans ce dernier, elle tire la sonnette d’alarme concernant une problématique souvent avancée par les TERF : la dysphorie de genre à apparition rapide. D’après cette idée, faciliter la vie et la visibilité des personnes trans créerait un effet de mode poussant des jeunes filles à transitionner sans trop réfléchir et à le regretter par la suite. Sauf que changer de sexe, ce n’est pas si facile. Cela prend du temps et nécessite, dans la plupart des pays, un suivi psychologique sur plusieurs années visant à évaluer la “pertinence” du changement de sexe. Alors non, toutes les petites filles ne peuvent pas changer de sexe sur un coup de tête et le regretter par la suite.

Autre argument que Rowling défend : les femmes trans ne seraient que des hommes profitant de ce statut pour envahir les lieux réservés aux femmes ou approcher incognito des lesbiennes à la manière de véritables prédateurs sexuels. Elle reprend d'ailleurs cette théorie dans son livre The Ink Black Heart, écrit sous le pseudonyme Robert Galbraith, dans lequel un homme se travestit pour pouvoir tuer des femmes. Outre le fait que cet argument n’est absolument pas fondé, il est intéressant de soulever les contradictions qui animent de nombreux conservateurs qui l’avancent. Sasha s’en amuse, non sans une pointe d’amertume :

Avant d’attaquer les personnes trans, la droite conservatrice s’en prenait au mariage gay et avant cela aux homosexuels tout court. C’est des gens qui sont toujours à rebours des avancées des droits sociaux. {...} Du coup, l’argument “oui mais ils vont envahir les espaces pour les personnes lesbiennes, c’est une menace” alors que c’est les mêmes personnes qui tapaient sur les lesbiennes avant, ça n’a pas de sens et ça se voit !

Sasha

Toutes ces choses sont ouvertement reconnues par l’autrice. Il n’y a donc pas de débat sur ce point, c’est un fait. “Et alors, ce n’est pas si grave si ?” Premièrement, en France, les propos injurieux et diffamatoires à caractère transphobe sont punis par la loi, jusqu’à 3 ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende. Concrètement, tenir ce genre de propos peut donc avoir de lourdes conséquences. Et ce pour une raison simple : ces propos font du mal. Ils font du mal à des personnes, font du mal à leurs droits et, malheureusement, ont tué et continuent de le faire (comme pour Fouad qui s'est suicidée en 2020)...

Tous les jeunes, indépendamment de leur orientation sexuelle ou de leur identité, méritent un environnement sûr et favorable leur permettant de réaliser leur plein potentiel.

Harvey Milk

À vrai dire, l’enjeu serait peut-être moindre si nous ne vivions pas dans un monde où les droits des personnes LGTBQIA+ sont constamment remis en question. Selon l’ONG ACLU, on notait même une augmentation inquiétante du nombre de projets de lois s’attaquant à ces mêmes droits au début de l’année 2021. Sous l'administration Trump, les personnes trans se sont vues refuser la possibilité d’intégrer l’armée américaine (15 500 soldats concernés) et les protections contre les discriminations pour les personnes trans sur les soins instaurés par le gouvernement d’Obama ont disparu. Si Joe Biden a rectifié le tir, cela n’empêche pas de nombreux États de promulguer des lois visant à exclure les personnes trans.

Les propos et actions de JK Rowling sont donc d'une profonde violence pour une communauté qui est déjà constamment pointée du doigt, moquée, insultée ou encore privée de droit. Et parmi eux, on retrouve des gens qui ont grandi avec l'univers d'Harry Potter, qui se sont identifiés avec ses personnages ou même trouvé la force de sortir du placard grâce aux messages transmis dans les livres/films. Pour certains membres de la communauté LGBTQIA+, le monde des sorciers était une sorte de lieu sûr. Des personnages persécutés pour leur différence et marginaux, ça avait forcément de quoi leur parler. Et puis, il y a Dumbledore, homosexuel confirmé par J.K. Rowling. Après cela, l’autrice a même défendu bec et ongles les personnes LGBTQIA+. En 2014, elle se vantait d'ailleurs du fait que Poudlard soit un endroit sûr pour ces dernières. Vous comprenez mieux pourquoi, quand ses premiers propos transphobes sont sortis, ce fut la chute, la déception, voire même la trahison pour certains…

Ça fait de la peine quand même… Moi ça m’a vraiment affectée et je me souviens que ça a affecté des gens. J’ai une amie qui est non-binaire et qui est très fan d’Harry Potter, plus que moi {...} et ça l’a beaucoup touchée.

Sasha

Aimer Harry Potter, détester J.K. Rowling

L'univers d'Harry Potter fait partie des mastodontes de la culture mondiale. Huitième franchise la plus lucrative, 32 milliards de dollars de recettes, des livres, des films, des jeux vidéo, un parc d’attractions, des cafés, des expositions, un Hogwarts Legacy : l'Héritage de Poudlard qui bat déjà tous les records… Le monde des sorciers est un véritable géant, et ce même plus de 15 ans après sa sortie. Au-delà des chiffres et des faits, c’est surtout un affect tout particulier qu’entretiennent l’univers et ses fans. Ce sont des souvenirs d’enfance indélébiles, des moments que l’on souhaite partager avec sa progéniture, de longues années à grandir aux côtés de Daniel, Emma et Rupert…

Je fais clairement partie de la génération cible qui a grandi avec Harry Potter. Pour la petite anecdote, mon père nous a lu l’ensemble de la saga Harry Potter à voix haute. C’était un sacré challenge ! Du coup, le jeu vidéo est clairement très très très attendu pour ma part, c’est un peu un rêve qui se réalise, malgré toutes les questions que ça pose.

Clara

Malgré les tendres souvenirs qui la lient à l’univers, pour Clara la transphobie de Rowling n'était pas tant une trahison que ça, et ce pour une raison simple : à ses yeux, le monde des sorciers n'appartenait déjà plus à J.K. Rowling. Il faut dire que les fans se sont très rapidement saisis de l’univers pour le remanier à leur guise. Entre les fan fictions, les forums RP, les groupes de fans, les headcanons et les films faits maison, de nombreuses initiatives ont permis à l’univers de s’émanciper de sa créatrice. Forcément, quand Rowling est “sortie du bois”, comme nous dit Sasha, les fans ont redoublé d’efforts pour faire vivre l’univers loin du prisme de J.K. Rowling. On a ainsi vu émerger des groupes tels que I’m stealing Harry Potter from the TERFs (Je vole Harry Potter aux TERFs) afin de continuer à faire vivre l’univers tout en se démarquant très clairement de l'idéologie de Rowling.

J’avais déjà un peu fait le deuil de l’univers d'Harry Potter. Ok Harry Potter a eu un côté très très marquant pour ses livres, ses films etc. J’ai toujours énormément aimé l’univers et ce qui en a découlé. Mais pour moi, et depuis assez longtemps maintenant, Harry Potter n’est plus associé à J.K. Rowling dans ma tête, que ce soit à travers tous les forums RP auxquels j’ai pu participer où on se réapproprie l’univers {...} et le quidditch.

Clara

Le quidditch est clairement l’un des exemples les parlants de cette émancipation de l’univers. Vous connaissez tous ce sport magique qui consiste à s'envoler sur son balai pour marquer des points avec un souafle et attraper le vif d'or. Peut-être même avez-vous entendu parler de sa version moldue. Et bien sachez que ce sport est très développé aujourd'hui, notamment aux Etats-Unis. C'est d'ailleurs là qu'il est né, sous l'impulsion d'étudiants. C'est ainsi indépendamment de Warner et Rowling qu'a grandi ce sport, se démarquant petit à petit du concept initial avec de nouvelles règles notamment concernant l'inclusivité justement. Aujourd’hui, les joueurs et joueuses de quidditch en ont d’ailleurs assez d’être constamment ramenés à l’univers d’Harry Potter, plutôt que d’être considérés comme ce qu’ils sont : des sportifs et des sportives. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que la ligue américaine a décidé de renommer le sport le quadball, changement qui ne saurait tarder en France.

Et à vrai dire, se détacher du matériel de base, c’est un peu ce que semble faire Hogwarts Legacy. Il y a quelques mois, on vous parlait d’ailleurs de l’inclusivité manifeste dont semblait faire preuve le titre. Si en termes de communication les équipes d’Avalanche sont un peu prises entre deux feux et ne peuvent décemment pas renier totalement l’autrice, en jeu ils ont clairement pris le contre-pied de ses propos. Il est en effet possible d’incarner une personne trans en jeu.' Et étonnamment, les développeurs ne s’en sont pas tant vantés. On aurait donc tendance à considérer cela comme une preuve de leur bonne foi et de leur volonté de s’opposer à l’idéologie de Rowling en proposant un jeu véritablement inclusif.

Je trouve que c’est intelligent de pas trop appuyer dessus parce qu’ils se seraient fait épingler en mode “ah ouais ils essayent de nous faire croire que mais ça reste J.K. Rowling” ou “ça c’est du queer baiting” etc.

Sasha

Mais alors, si l'univers peut ainsi être dissocié de l'autrice, où est le problème ? Et bien c’est assez simple en fait : peu importe à quel point une exposition, un produit dérivé ou un jeu se détache de la pensée de J. K. Rowling, elle touchera de toute façon des royalties sur l’achat. Et comme si cela n’était pas assez douloureux, l’autrice s’en est déjà ouvertement vantée. Forcément, nombreux sont ceux réticents à l’idée de lui donner cette satisfaction. Sauf qu’ils sont également nombreux à attendre ce jeu depuis leur plus tendre enfance. Alors, c’est quoi la solution ?

Alors que faire ?

Si on se fie à Twitter, il y a deux options très manichéennes : soit on s’en fiche, soit on boycotte. Mais dans les faits, c’est un peu plus compliqué que ça, voire même beaucoup plus. Quand on est fan de quelque chose, surtout depuis aussi longtemps, boycotter ce n’est pas si simple. Ajoutez à cela la hype qui ne cesse de grandir autour du jeu et ne pas se laisser tenter par le jeu devient encore plus difficile. Récemment, on a eu le droit au même genre de cas de conscience compliqué avec la Coupe du Monde. Si de nombreuses personnes avaient choisi le boycott, elles ont rapidement changé de discours une fois la France en finale. Cette récente situation nous a montré que quand les valeurs et les envies entrent en opposition, faire son choix n’est pas chose aisée. Et c’est logiquement la même chose pour Hogwarts Legacy.

Je suis un peu partagée sur le boycott en général. Car oui, effectivement, ton impact individuel est minime et du coup pourquoi le faire ? C’est rare les boycotts qui ont un impact. Y en a, mais j’y crois pas trop sur un jeu avec une si grosse aura. Surtout que plein de gens ne savent même pas que J.K. Rowling est transphobe tu vois.

Sasha

Clairement, le jeu va soulever des montagnes de pognons. J’ai aucun doute là-dessus et ce quel que soit le boycott {...} Dans mon entourage, la question de ne pas l’acheter pour ne pas soutenir J.K. Rowling est une non-question, elle n’existe pas. J’ai l’impression que les gens s’en foutent et vont l’acheter sans se poser plus de questions que ça.

Clara

Surtout qu’il y a plein de petits éléments qui pèsent sur la balance, comme la bonne foi apparente des développeurs dont nous parlions plus haut et qui risqueraient de payer cher un échec (réorganisation du studio par exemple). Sauf qu'on le sait, le jeu a peu de chances d'être un échec. Si vous suivez un peu l'actualité, vous savez qu’il est déjà numéro un des ventes sur la plupart des plateformes. Selon l’analyste BenjiSales, si les avis sur le jeu sont bons, on peut s’attendre à 5 et 6 millions de ventes dès la première semaine d’exploitation. Avec ces informations en tête, difficile d’imaginer qu'un sacrifice personnel peut avoir un réel impact. Forcément la question taraude Clara : est-ce que cela vaut réellement le coup de refuser catégoriquement d'acheter le jeu ?

A titre personnel, ça me ferait chier de participer d’une manière ou d’une autre à ça {...} Mais actuellement je suis encore partagé.e entre le confort et le fait que j’ai les moyens de l’acheter, et aller m'emmerder à trouver des liens de DL pirates qui vont mettre huit ans à se télécharger et peut-être même pas marcher… Donc ouais, c’est compliqué.

Clara

Clara est profondément partagé.e. D’un côté, yel attend un jeu de ce genre depuis des années. Mais de l'autre, en tant que personne trans et militante, yel se sent presque responsable envers ce boycott. Après tout, si les premières personnes concernées n’y prennent pas part, qui le fera ? C’est un peu le triste constat qui est fait par Clara:

Il y a un peu ce côté “il faut montrer l’exemple” ou du moins avoir la marge de manœuvre qui me permet de continuer à leur faire des reproches et à leur montrer leurs contradictions. Si je le fais pas, ma parole n’a plus d’impact et c’est dramatique comme responsabilité. J’ai eu la même problématique avec New World vu que je déteste Amazon mais que j’adore les MMO…

Clara

Avec un peu de recul, la situation est assez injuste. En tant que personne trans, céder à ce rêve de gosse qu’est Hogwarts Legacy c’est non seulement dépenser des sous pour les mettre directement dans les poches d’une personne qui méprise totalement ta situation mais aussi se retrouver sous les feux des critiques de tes pairs et de ton entourage. Sasha n’a pas envie de céder à cette pression. Si elle ne veut pas acheter le jeu, c’est entièrement pour elle et pas pour répondre à ce que les autres attendent. “Surtout que je me dis qu’en tant que principale concernée, je suis limite plus légitime à l’acheter parce que c’est mon problème en fait” nous dit-elle.

D'une certaine façon, nos deux intervenant.e.s espèrent un peu que le jeu ne remplira pas leurs attentes, au moins le choix sera plus facile. Mais si ce n’est pas le cas, le dilemme reste entier. Et pourtant, ce n’est pas faute d’y réfléchir. Clara et Sasha ont même déjà en tête un certain nombre de compromis possibles. Au pire des cas, iels savent qu’iels pourront trouver une solution pour découvrir Hogwarts Legacy sans verser un centime, avec tous les inconvénients que cela implique certes mais au moins l’esprit plus tranquille. Mais si, en prime, on veut soutenir les développeurs ? Si on est du genre collectionneur et qu’on veut sa petite boîte à soi, ou même sa petite édition collector ? Et bien, il est toujours possible de faire pencher la balance du bon côté en donnant à des associations venant en aide aux personnes trans. “Je vais faire ça, se réjouit Clara, je vais acheter mon jeu comme ça je serais super content.e et puis je vais donner le double à une asso bien”.

D’ailleurs, cela s’applique également aux créateurs de contenu qui voudraient ou auraient besoin de streamer le jeu. Si certains (comme ExServ par exemple) ont d’ores et déjà annoncé leur volonté de ne pas prendre part à la grosse machine Hogwarts Legacy, Clara et Sasha leur proposent une autre solution :

Si c’est juste jouer au jeu pour jouer au jeu, y a pas ou peu d’intérêt. Mais si c’est un prétexte pour aborder les questions trans et que ça permet d’éviter l’invisibilisation du sujet et toutes les problématiques qui vont avec, là je trouve que ça devient intéressant et le jeu devient un objet de sensibilisation.

Clara

Tu pourrais facilement streamer le jeu et mettre un petit encart “donnez à telle asso”

Sasha

Alors, est-ce qu’il faut boycotter ou pas le jeu ? Y jouer ? L'acheter ? Le streamer ? Vous l’aurez compris, même pour les principaux concernés, ce n’est pas une mince affaire, et comme dans tout, il y a des nuances. Alors non, cet article n'a pas pour but de vous donner un avis tranché. Non, on ne vous dira pas s'il faut acheter ou non le jeu. Cet article est avant tout le reflet d'une réflexion qui anime aujourd'hui de nombreuses personnes et qui pourra peut-être vous aider à faire votre choix si vous hésitez encore, ou même changer un peu votre regard sur la question. En tout cas, si le sujet vous tient à coeur ou que l’idée de donner pour compenser vous a également séduit, sachez que vous pouvez d’ores et déjà vous tourner vers des associations telles qu'ACCEPTESS-T, OUTrans et beaucoup d'autres. Et puisqu'il n'est jamais trop tard pour s'éduquer sur ces questions, n'hésitez également pas à jeter un oeil sur le Wiki Trans.