Cette semaine, le géant français du jeu vidéo a fait les gros titres. Ce que les marchés anticipaient ces derniers jours s’est finalement produit : Ubisoft ne pourra pas respecter ses objectifs. Dans la foulée, le géant annonce le report d’une de ses grosses sorties de 2023 et l’annulation de trois projets encore non-annoncés. Avec une action dont la valeur fond comme neige au soleil et divers soucis stratégiques, l’entreprise fait face à ce qui semble être une des plus grandes crises de son histoire.
Sommaire
- Des objectifs inatteignables
- Un problème à la fois macroéconomique et stratégique
- Le pronostic vital est-il engagé ?
Des objectifs inatteignables
Le 11 janvier 2023 après la clôture de la Bourse de Paris, Ubisoft a publié un communiqué sur son espace dédié aux investisseurs un avertissement sur ses résultats annuels pour l’exercice 2022-23 clos fin mars. Alors qu’il espérait atteindre les 400 millions d’euros de profit dans ses résultats opérationnels, c’est finalement une perte de 500 millions d’euros qu’envisage désormais le papa de Rayman. Le chiffre d’affaires (qualifié de net bookings chez Ubisoft), initialement prévu pour être en hausse de 10 %, devrait quant à lui être en baisse de 10 %. Autrement dit : les chiffres sont décevants – pour ne pas dire mauvais – mais pas surprenants. En effet, les marchés financiers avaient anticipé ce profit warning puisque le titre avait perdu 12,30 % de sa valeur durant les 5 jours précédant l’annonce. Les premières estimations (peu satisfaisantes) des ventes de Mario + The Lapins Crétins Sparks of Hope ainsi que l’avertissement sur résultats du développeur britannique Frontier (F1 Manager 2022, Jurassic World Evolution 2) avaient effectivement échaudé les actionnaires de la marque à la spirale.
En guise d’explication, l’éditeur français a cité un climat économique peu favorable et la sous-performance de ses hits de fin d’année, Mario + The Lapins Crétins Sparks of Hope et Just Dance 2023. “Dans un contexte de détérioration des conditions macroéconomiques, les tendances pendant la période des fêtes, en particulier les dernières semaines de décembre et de début janvier, ont été nettement et étonnamment plus lentes que prévu” explique le communiqué. Avant d’ajouter : “malgré des notes et un accueil des joueurs excellents ainsi qu'un plan marketing ambitieux, nous avons été surpris par la sous-performance de (nos jeux)”.
Un problème à la fois macroéconomique et stratégique
Certes, la situation économique mondiale est compliquée pour les grands noms du divertissement. Dans un contexte d’accélération de l’inflation qui sanctionne les ménages, les dépenses liées aux jeux sont une cible potentielle immédiate en cas de morosité économique, comme le déclare Karol Severin de MIDiA Research. Les chiffres de 2022 de l’industrie du jeu vidéo sont un petit peu moins bons que ceux de 2021 en partie à cause du climat économique instable, mais aussi de la guerre en Ukraine et des perturbations rencontrées sur le marché chinois.
Ce qui a causé du tort au groupe appartenant à la famille Guillemot, c’est aussi et surtout des choix plus ou moins récents qui se sont révélés peu payants en 2022. Le virage vers la Chine pris par l’entreprise – avec ses studios implantés à Shanghai et Chengdu ; son partenariat avec Tencent afin de se renforcer dans le mobile, en particulier en Chine ; le développement d’un Assassin’s Creed free-to-play pensé pour le marché chinois et se déroulant en Chine – ne tranquillise pas les investisseurs. Le gouvernement Xi Jinping mène effectivement une bataille contre ce divertissement qualifié “d’opium de l’esprit” par le quotidien officiel chinois avec différentes mesures allant de la limite de temps pour jouer au boycott de jeux étrangers. De manière générale, les free-to-play d’Ubisoft, nombreux, peinent à enflammer les foules : Hyper Scape a fermé ses portes, le développement de Ghost Recon Frontline a été interrompu, et Roller Champions peine à trouver le grand public. Il reste à voir si les prochains free-to-play XDefiant et Tom Clancy's The Division : Heartland parviendront à inverser la tendance.
Le meilleur serait-il devenu l’ennemi du bien chez Ubisoft ? Avec beaucoup de jeux très ambitieux dans les tuyaux, à l’image du Star Wars de Massive, d’Avatar : Frontiers of Pandora ou encore de Beyond Good & Evil 2 – un projet titanesque dont nous n’avons plus de nouvelles depuis presque deux ans – l’éditeur ne se facilite pas la tâche. D’autant plus que les attentes des consommateurs, à l’image des investissements alloués à la production, grandissent.
L’entreprise à qui nous devons les Far Cry reconnaît à demi-mot ses problèmes pour tenir les délais. “Notre stratégie au cours des 4 dernières années a consisté à créer des jeux Live persistants et adapter nos franchises les plus fortes” explique la société. Elle ajoute : “toutefois, les jeux issus de cette phase d’investissement n’ont pas encore été lancés, tandis que nos lancements récents n’ont pas donné les résultats attendus”. Afin de rassurer les actionnaires, Yves Guillemot promet que “les perspectives à long terme de l’industrie restent prometteuses” et “qu’Ubisoft sera bien positionné”. Au cours de son année fiscale 2023-24, le géant français souhaite lancer au moins trois blockbusters avec Skull & Bones, Assassin’s Creed Mirage et Avatar : Frontiers of Pandora. De quoi redonner des couleurs à la marque ? “Avec des joueurs plus sélectifs, lancer sur un même exercice quatre grosses sorties comme le prévoit Ubisoft pour 2023-2024 pose un risque de cannibalisation entre les titres” alerte Valentin Mory, analyste chez AlphaValue pour BFM Bourse.
Le pronostic vital est-il engagé ?
Bien sûr, la longue plongée du titre Ubisoft interpelle. En janvier 2021, le cours du groupe dépassait les 80 euros. Aujourd’hui, le titre s’échange autour des 21 euros à la Bourse de Paris, soit une chute de quasiment 73 %, son niveau le plus bas depuis presque 7 ans. En 12 mois, le cours a baissé de plus de 54 %. Conscients des défis qui attendent l’entreprise ces prochains mois, Yves Guillemot et ses équipes ont présenté deux pistes majeures en vue d’améliorations. La première est de miser sur des licences porteuses plutôt que sur d’autres projets potentiellement plus risqués. Ubisoft explique par ailleurs que l’annulation de trois projets encore non-annoncés permettra au groupe de moins se disperser. La seconde est d’entamer des “restructurations ciblées” pour “adapter l’organisation à un marché plus difficile” qui permettra de dégager 200 millions d’euros sur les deux prochaines années. Pour le moment, aucun plan social n’a été évoqué par les dirigeants.
De côté des analystes, c’est globalement la soupe à la grimace. "Cet avertissement montre que la société a des problèmes structurels et entame fortement la crédibilité de l'entreprise vis-à-vis des investisseurs. Elle risque d’avoir du mal à la regagner au cours des prochains mois", prévient Valentin Mory. Les institutions financières telles que Morgan Stanley, Wells Fargo, Cowen, Deutsche Bank, Barclays, Wedbush et Citi abaissent leur cible de cours à l'unisson. Néanmoins, elles notent pour la plupart qu’il existe un véritable potentiel de hausse, jugeant le titre “bon marché”. Contre vents et marées, TP ICAP Midcap estime qu’Ubisoft “a sans aucun doute la capacité de rebondir” et maintient son objectif de cours. Yves Guillemot, lui, y croit. Il promet que sa société connaîtra “une forte croissance du net bookings et du résultat opérationnel au cours des prochaines années”.
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