Il y a quelques jours, l’équipe de JV a pu passer une journée à Londres pour tester pendant toute une matinée le remake de Dead Space attendu pour le début de l’année 2023. Alors que nous déambulions dans les couloirs sordides de l’USG Ishimura avec un casque gamer vissé sur les oreilles, un événement nous a fait bondir. Il s’agissait d’une petite tape sur l’épaule pour nous avertir que Philippe Ducharme, Senior Producer du titre développé par Motive Studio, était disponible pour un entretien. L’occasion d’aborder en sa compagnie la philosophie derrière ce remake, les nouveautés, Callisto Protocol et le rôle d’Electronic Arts dans le retour d’un des plus grands jeux d’horreur/SF de ces 20 dernières années.
Sommaire
- Les succès de Capcom ont ouvert la voie
- L’art du remake
- L’héritage de Dead Space jugé par les fans
- Dead Space VS The Callisto Protocol. Fight ?
Les succès de Capcom ont ouvert la voie
JV : Que vouliez-vous faire avec ce remake ?
Le projet à la base n’a pas été demandé par EA mais présenté par Motive. Nous voulions le faire. La raison pour laquelle je suis parti de chez Ubisoft pour revenir chez EA, c’était pour faire ce Dead Space. Notre équipe a une passion pour ce jeu. Le pilier que l’on a mis en place est de respecter l’héritage. C’est facile de se dire qu’on peut mieux faire, qu’on peut changer les choses, mais nous nous serions pris des baffes parce que nous n’aurions pas pu arriver à la même signature de l’équipe originale. Mais en même temps, si tu décides de faire à peu près la même chose, alors pourquoi faire un remake ? Nous voulions rester fidèles au matériau d’origine tout en trouvant un moyen d’ajouter de la profondeur pour apporter plus d’immersion. Personnellement, Dead Space est un des premiers jeux où quand je prenais la manette, je devenais Isaac et je me sentais vraiment dans ses bottes. Comment réussir cela ? Comment ajouter dans le gameplay plus de moments où le joueur peut s’exprimer ? Notre manière de répondre à cela a été d’intégrer de vrais fans de Dead Space. On leur a demandé d’être totalement honnêtes avec nous. “Si vous nous voyez faire quelque chose qui renie Dead Space, vous devez nous le dire”. Ça a été notre engagement avec eux et ils nous ont beaucoup aidés. On savait rapidement si nos idées étaient bonnes ou non. Après ça, nous avons fait un blueprint complet du jeu, regardé séquence par séquence, checkpoint par checkpoint, histoire de comprendre le jeu avant de commencer à dire “ok faut changer ça et ça” pour avoir un document de design complet et voir s’il manque vraiment quelque chose, vérifier s’il manque un événement pour ajouter de la profondeur à l’expérience. Je pense que nous avons un jeu en ligne avec ce que l’original était mais qui a quand même plusieurs surprises à différents niveaux quand tu joues. Philippe Ducharme, Senior Producer chez Motive Studio
JV : Il y a une mode du remake du jeu d’horreur. Resident Evil 4, Resident Evil 2, 3, Layers of Fear, maintenant Dead Space… pourquoi ?
D’un point de vue business, ça permet d’ouvrir des portes plus facilement, c’est certain. Le succès de Resident Evil 2, qui a dépassé les attentes de Capcom, permet de faire un rapport de cause à effet : voilà le remake d’un jeu qui s’est vendu à plus de 230 % que l'œuvre d’origine, il y a un business possible avec ça. Ce n’est cependant pas l’angle que nous avons pris avec EA. Le EA que j’ai quitté il y a 12 ans et le EA de maintenant ne sont plus la même compagnie. Elle a beaucoup évolué selon moi. À travers les expériences que j’ai eues avec les dirigeants, il y a un désir de faire des jeux pour les bonnes raisons, à savoir la passion des développeurs et leurs envies. La VP de notre business chez EA dit que si les développeurs sont passionnés, ça va se voir dans le jeu, et que le jeu sera donc meilleur. L’équipe poussait pour faire ce remake, et EA a dit “oui”. Je pense que le remake permet d’actualiser quelque chose qui a été sous visionné en 2008. Le marché n’était pas le même. Les ventes étaient au niveau de la majorité des franchises d’horreur. Mais maintenant, grâce à des programmes comme Stranger Things, l’horreur est devenue plus mainstream. Et il y a eu les streamers. Il y a un appétit pour les jeux d’horreur qu’il y avait moins avant. C’est un genre de niche qui a vu sa niche s'agrandir. Un jeu comme Dead Space, adoré des fans et de la presse, c’est un jeu parfait pour se dire qu’il serait apprécié par beaucoup de personnes s’il était ramené au goût du jour. Quand on a fait le reveal à l’EA Play, on a fait une review marketing avec les réactions des joueurs, et il y en avait un, et ça me fait encore rire maintenant, qui disait “wow, c’était le jeu préféré de mon père”. On se sent un petit peu vieux ! Mais ça prouve qu’il y a un marché, une génération, qui n’a pas vraiment connu Dead Space et qui va pouvoir l’apprécier. Philippe Ducharme, Senior Producer chez Motive Studio
L’art du remake
JV : Pourquoi ne viser que les consoles current-gen ? La PS5 et Xbox Series
Cela a permis de pousser tous les leviers. On sait qu’on se ferme une part de marché importante, mais on s’est toujours dit que si on voulait vraiment pouvoir pousser l’immersion, le nombre de lumières dynamiques, on ne pouvait pas se limiter à la génération passée. Encore là, la discussion a été relativement simple avec EA. On pense que pour le type de jeux qu’on veut faire, et les personnes que l’on vise, ce sont surtout des hardcore qui ont des consoles et des PC qui permettent de le faire tourner. Cela nous permet de livrer la vraie expérience que l’on souhaitait mettre en place. Cela n’a pas été compliqué de convaincre EA. Philippe Ducharme, Senior Producer chez Motive Studio
JV : Le remake de Resident Evil 2 suivait l’histoire d’origine, mais apportait beaucoup de changements. Est-ce pareil pour le remake de Dead Space, est-ce qu’il y a des portions de l’histoire vraiment nouvelles ? Des scènes ajoutées ? Des moments très différents ?
Dead Space est en toile de fond. Dans les chapitres plus avancés, 6, 7, 8, 9, il y avait des choses à améliorer que nous avons décidé de revoir. Narrativement, ça reste la même chose, il y a les mêmes endroits, mais on a quand même changé certains objectifs de mission et le fonctionnement de ces objectifs. Je pense par exemple à l’ADS Cannon, un des moments un peu en dessous du jeu d’origine, nous l’avons revu et corrigé. Ensuite, le fait que Dead Space 2 et Dead Space 3 sont sortis a fait que nous avons intégré certains de leurs éléments dans notre remake. Tout ce qui est amélioration d’armes n’était pas de ce niveau dans le premier Dead Space. Là il y a des parties d’armes que tu peux améliorer et que tu trouves dans le monde. L’Intensity Director est nouveau également. Maintenant, le vaisseau peut être parcouru de A à Z sans chargement. Donc quand tu te promènes, on a besoin de faire intervenir des événements. L’Intensity Director fait apparaître des créatures, s’amuse avec l’éclairage, les effets spéciaux, la musique, afin de créer des événements aléatoires surprenants. La beauté de la chose, c’est que pour un joueur et même pour nous, l’équipe, on ne sait jamais ce qui va arriver. Ça marche très bien, et on ne voit pas la distinction entre ce qui est scripté et ce qui vient de l’Intensity Director. Notre système de déchirement également, on voit les dégâts que l’on fait très précisément. La navigation Zero-g de Dead Space 2 est intégrée, la télékinésie est améliorée. Nous offrons également des choix au joueur, comme des moments où tu peux choisir de couper les lumières pour progresser, mais en gardant les réserves d’oxygène, ou vice-versa. Cela nous permet de revoir certains décors sous un autre angle et engendre de la surprise. Philippe Ducharme, Senior Producer chez Motive Studio
JV : Avez-vous eu accès aux documents de design du premier Dead Space ? Avez-vous intégré du contenu coupé du jeu original dans ce remake ?
Dans le temps, on archivait assez mal les jeux. Côté archive, nous nous sommes améliorés avec le temps. On finissait un jeu, l’équipe partait en vacances, on revenait et on faisait un autre jeu. Il n’y avait pas un beau packaging qui était fait. On a eu accès à toutes les données qui étaient disponibles. Nous avions dans l’équipe des personnes qui avaient travaillé sur plusieurs épisodes de Dead Space. On savait qu’il y avait des intentions comme avec le Spitter. Dans les anciens jeux, il te crachait dessus. Dans notre code, on a ramené l’attention qui était que quand tu es touché, tu as des dégâts sur le temps et que ça t’empêche de courir. Philippe Ducharme, Senior Producer chez Motive Studio
L’héritage de Dead Space jugé par les fans
JV : Motive Studio a joué la transparence en montrant le projet très tôt dans son développement pour que les fans puissent s’exprimer sur les jeux. Avez-vous suivi toutes les recommandations ?
Notre expérience avec les fans s’est faite sur deux niveaux. Il y a eu le Community Council avec des fans qui ont eu un accès à l’équipe de développement comme je ne l'avais jamais vu auparavant. Ils ont eu accès à la présentation de conception qu’on a faite en interne, on leur a montré nos documents de design pour leur dire “voici ce qu’on a” et on les a gardés avec nous pendant quatre ou cinq semaines en les informant de nos mises à jour. Pour le personnage qui se cogne la tête contre le mur du chapitre 2, au début, l’équipe artistique voulait que les fenêtres de cette salle donnent sur l’extérieur, parce qu’il n’y a pas assez de moments où on voit l’extérieur. Mais un des membres de notre Community Council a dit que si nous faisions ça, on allait diminuer la tension que le joueur allait ressentir en voyant le Headbanger, car il y aurait deux “wow effect” en même temps. Il avait entièrement raison. Pourtant, théoriquement, du côté artistique, notre idée était bonne. Ce genre de commentaires nous permet de nous remettre en question et de comprendre les bonnes choses à faire. Puis nous avons fait les livestreams. Nous avons décidé de les faire pour que, premièrement, ce projet ne sente pas le projet marketing. Notre but était de montrer que notre équipe avait une passion, et il était facile que les gens se disent que EA voulait juste faire de l’argent avec ce jeu. Nous nous sommes dits que ça montrait l’attention et la passion de l’équipe ainsi que nos bonnes intentions, et que ce n’était pas qu’un cash grab. Et deuxièmement, cela nous a évidemment permis d’avoir des retours. Par exemple, suite à notre livestream dédié à l’audio où nous montrions les armes et leurs sons, des joueurs disaient que le Pulse Rifle manquait un peu de patate. Nous en avons parlé avec l’équipe qui s’occupait de ça. On a modifié, puis on a refait une vidéo, et les joueurs étaient contents. On nous a aussi dit que nos décors faisaient trop “propres”, et des choses du genre. Pour le coup, nos textures salies n’étaient pas encore prêtes pour le livestream mais étaient en cours de production. Puis on a posté un message sur Reddit pour montrer nos shaders. Je pense que les fans se sont dits “ok, c’est entre de bonnes mains”. Et c’était ça l’objectif. Si les fans sont contents, ça veut dire qu’on a bien fait notre travail. Philippe Ducharme, Senior Producer chez Motive Studio
JV : Est-ce que EA motive gardera le même modèle pour son futur projet ?
Notre prochain jeu, peu importe ce que ça sera, même si c’est pas un remake, j’aimerais quand même intégrer les joueurs dans notre développement. Bien sûr, tu veux garder des surprises, comme sur Dead Space avec l’Intensity Director. Il y a une possibilité de garder des choses sous le radar pour surprendre les joueurs. Philippe Ducharme, Senior Producer chez Motive Studio
Dead Space VS The Callisto Protocol. Fight ?
JV : Comment avez-vous accueilli l’annonce de The Callisto Protocol ?
Personnellement je trouve ça super, un jeu de plus à jouer ! On pourra bientôt le découvrir. La compétition, c’est bon. Je pense que s’il y a un marché pour ramener Resident Evil 4, pour faire Callisto Protocol, pour faire le remake de Dead Space, c’est que le marché est très intéressé par ces types de jeux en ce moment. Quand on parle de Callisto Protocol, ou de Dead Space, c’est bon pour les autres jeux. Moi j’ai hâte, en tant que fan, de voir ce que l’équipe va faire. J’ai hâte de jouer à ce jeu-là. Les comparaisons vont être inévitables, ça va faire parler, c’est sûr. Nous, notre ambition est de faire le meilleur jeu possible. Je veux m’assurer que peu importe qui joue au remake, on se dise “ok ouais, c’est vraiment le jeu qu’on espérait quand EA a dit qu’il y aurait un remake”. Philippe Ducharme, Senior Producer chez Motive Studio
JV : Pourquoi s’être lancé dans un remake de Dead Space plutôt que de développer directement Dead Space 4 ?
L’idée du remake était plus facile à vendre comme point d’entrée. Nous sommes une nouvelle équipe dont beaucoup de personnes viennent de Star Wars : Squadrons. Qu’est-ce qui va arriver après ? On verra, on n’a pas commencé à avoir ces discussions. On évaluera ensuite ce qu’il y a de meilleur pour l’équipe. Mais notre but était de construire une équipe forte et d’utiliser Dead Space pour le faire, et voir ensuite les opportunités. Philippe Ducharme, Senior Producer chez Motive Studio
JV : Est-ce qu’il y a encore un avenir pour les jeux d’horreur AAA 100 % solo, sans microtransactions ?
Le marché évolue constamment. Moi en tant que joueur, je suis fan de jeux narratifs solo. Selon les générations, ça change. On le voit, des jeux comme Fortnite ont un succès monstrueux parce que ça plaît à plein de générations différentes. Je pense qu’il faut toujours avoir un désir d’avoir des jeux narratifs solo. Je pense que ce qui est important du côté du développement, c'est qu'il faut savoir quel est ton plafond. On est un business comme dans toutes les compagnies, on fait des jeux, si tu fais un projet à 200 millions en développement qui vise 3 millions de joueurs, bah ça marche pas. Tu n’auras pas assez d’argent qui va rentrer pour payer les coûts de développement. Donc faut savoir en fonction de ce qui est visé comme marché, et s’ajuster en conséquence. Il faut savoir ce qui est réaliste pour livrer le niveau de qualité attendu, le scope que l’on peut se permettre. Si on vise 60 heures, ça va coûter très cher. Il faut savoir rester réaliste. Philippe Ducharme, Senior Producer chez Motive Studio