C'est un 28 septembre qu'une console répondant au nom de Game Boy faisait son apparition en Europe, et donc également dans les magasins français. À l'occasion de l'anniversaire de cette sortie, nous vous proposons de revenir sur la machine à l'origine de l'hégémonie totale de Nintendo sur le marché des consoles portables.
Bon anniversaire, Game Boy ! Que l'on te genre au masculin ou au féminin, peu de consoles auront autant marqué l'histoire du jeu vidéo que toi. Afin de célébrer l'anniversaire de ta sortie dans nos contrées, il y a 32 ans de cela déjà, j'ai choisi de te rendre un vibrant hommage et de raconter aux lecteurs de JV pourquoi tu fus une révolution aussi incroyable en ton temps. Tout le monde connaît ton nom, mais après tout, qui connaît véritablement ta légende ? Je vous propose aujourd'hui une petite rétrospective du premier grand coup de force technologique de Nintendo, une console au succès presque inégalé et sans qui il y a fort à parier que la Nintendo Switch n'existerait pas aujourd'hui, en tout cas pas sous la forme qu'on lui connaît…
Certains passages de cet article relèvent du billet d’opinion, et seront par nature subjectifs. L'avis de l'auteur est personnel et n'est pas représentatif de celui du reste de la rédaction de JV… et ce même si le monde du jeu vidéo s'accorde à reconnaître le coup de génie que représenta en son temps la Game Boy, n'est-ce pas ?
Sommaire
- L'arrivée réussie de Nintendo sur un nouveau marché
- Une ludothèque incroyable sur la durée
- Déjà rétro et pourtant avant-gardiste
- Le chef-d'œuvre d'un génie : Gunpei Yokoi
- Doit-on dire "le" ou "la" Game Boy ?
L'arrivée réussie de Nintendo sur un nouveau marché
Au tout début des années 1990, il ne fallait pas compter sur des sorties mondiales simultanées dans l'univers du jeu vidéo. Les consoles et jeux étaient produits pour le territoire japonais en premier lieu, avant de franchir le Pacifique pour être commercialisés en Amérique du Nord. L'Europe devait attendre patiemment son tour, parfois jusqu'à plusieurs années : la NES, par exemple, est arrivée en France 4 ans et 3 mois après la sortie initiale de la Famicom, sa version japonaise ! Dans ces conditions, avoir attendu un peu moins de 18 mois pour voir la console portable de Nintendo débarquer dans nos contrées relevait quasiment de l'exploit. Baptisée Game Boy, elle concurrençait alors la Lynx d'un géant sur le déclin, Atari, et devançait surtout l'entrée sur le marché des consoles portables de son grand rival de l'époque, SEGA dont la Game Gear n'allait pas tarder à faire son apparition.
Il faut dire que "convertir" la Game Boy pour le marché européen allait clairement prendre moins de temps que ce fut le cas pour la Famicom, qui s'apprêtait déjà à prendre un coup de vieux (sa descendante, la Super Famicom, allait sortir fin novembre 1990 au Japon). Et pour cause : sur un système de jeu portable, pas de souci de standard vidéo PAL ou NTSC à gérer, ni de différence de fréquence entre 50 et 60Hz ! En outre, le succès de la petite portable grise fut tel sur l'archipel qu'il n'était pas envisageable de faire trop attendre d'autres marchés à conquérir. En effet, au Japon, le stock initial de 300 000 exemplaires prévus "day one", en avril 1989, avait été écoulé en deux semaines. La réussite de la machine sur le continent américain, où elle fut lancée trois mois plus tard, fut tout aussi impressionnante (le million de ventes fut atteint en quelques semaines seulement) et il n'y avait alors plus qu'à la commercialiser sur le Vieux Continent pour que le carton soit véritablement mondial.
Puisque l'on parle de carton, comment ne pas évoquer l'offre de lancement de la Game Boy en France ? Pour la modique somme de 590 francs (soit environ 90€ après conversion, ou 140€ en tenant compte de l'inflation), Nintendo avait commercialisé un pack du plus bel effet qui intégrait par défaut quatre piles, des écouteurs stéréo, un câble de liaison pour jouer à plusieurs, et le jeu Tetris que l'on ne présente plus. Avec ce "bundle" très complet et hyper compétitif, Nintendo réussit un sacré coup en France puisque la Game Boy s'écoule à 1,4 million d'exemplaires sur sa première année de commercialisation dans l'Hexagone, ce qui constituait un record national pour une console de jeux vidéo à l'époque. Un autre titre de lancement d'excellente facture comme Super Mario Land n'y fut certainement pas étranger.
Une ludothèque incroyable sur la durée
Avant de m'attarder sur les étonnantes spécificités techniques de la Game Boy, qui y sont par ailleurs pour beaucoup dans son formidable succès, il convient en effet d'évoquer les titres qui ont fait sa renommée. À l'heure de conclure une décennie qui est supposée projeter Nintendo dans le futur avec la mythique Super Nintendo, le constructeur commercialise sur le marché occidental sa portable avec quatre jeux dont deux armes fatales, ce qui deviendra un peu sa signature à chaque lancement. Si Alleyway est moins mythique et que Baseball est carrément anecdotique, les deux softs majeurs accompagnant la Game Boy à sa sortie en Europe contribuent sans l'ombre d'un doute à son succès immédiat. Alors que la presse spécialisée critique Tetris plus que de raison pour son aspect dépassé, Nintendo trouve non seulement le moyen d'imposer ce portage du jeu culte d'Alexey Pajitnov dans les foyers et même de le rééditer ultérieurement, signe d'un best-seller incontournable (il se vendra à plus de 30 millions de copies). Quant à Super Mario Land, bien qu'il soit fort logiquement inférieur à l'extraordinaire Super Mario Bros. 3 publié à la même époque en fin de vie de la NES, il constitue le jeu de plates-formes idéal pour promouvoir la console à travers une licence déjà très puissante qui a fait ses preuves.
Loin d'être un simple support de complément aux deux consoles de salon de légende dont elle assistera à la fin de production (!), la Game Boy se distinguera par un réservoir inépuisable de titres de (très) grande qualité, alimenté notamment par une maison-mère peu avare en coups de génie. Je pense bien sûr à The Legend of Zelda : Link's Awakening, sans doute le meilleur jeu de la machine et même un des tous meilleurs de l'histoire de la marque (en vrai, c'est le meilleur jeu vidéo de tous les temps). Mais la Game Boy, c'est aussi Metroid II : Return of Samus, excellente suite trop méconnue et presque moins vieillotte que l'opus NES, le franchement ambitieux (et très réussi) Super Mario Land 2 : 6 Golden Coins puis sa formidable suite Wario Land : Super Mario Land 3… ou encore l'adorable Kirby's Dream Land, marquant la naissance d'une des mascottes de Nintendo. Même les éditeurs tiers n'étaient pas en reste : Capcom se fera ainsi remarquer avec le mythique Gargoyle's Quest et plusieurs opus de la série Mega Man ; de son côté, Konami livrait le brillant Castlevania II : Belmont's Revenge, pendant que Squaresoft apportait des épisodes de Final Fantasy exclusifs à la Game Boy, rien que ça.
C'est cependant en fin de vie que la petite portable s'offrira une improbable seconde jeunesse. Alors que la PlayStation et la Saturn ont fait entrer le jeu vidéo dans l'ère 32-bit avec des machines à lecteur CD-ROM et que la Nintendo 64 s'apprête elle aussi à voir le jour, la Game Boy voit naître un phénomène de société qui s'étendra bien au-delà de la simple sphère du jeu vidéo avec la première génération de Pokémon, dont il ne me semble pas nécessaire d'expliquer l'impact que son raz-de-marée a pu avoir sur la petite console. Déjà bien vieille, son arrêt de mort n'en sera que repoussé presque indéfiniment, surtout dans nos contrées où Pokémon Bleu et Rouge arriveront incroyablement tardivement. Pour vous situer, dites-vous que ces derniers sont arrivés en France… moins de 6 mois avant la sortie japonaise de la PlayStation 2 ! L'aspect inter-générationnel stupéfiant de la Game Boy se traduit assez bien lorsque l'on examine en détail sa durée de vie : née en avril 1989 au Japon, sa production ne cessera qu'en mars 2003 au pays du Soleil Levant. Certes, cette date inclut quasi essentiellement les chiffres de sa déclinaison colorée, la Game Boy Color (généralement considérée statistiquement comme une amélioration et non une autre génération de console portable), mais cela en dit quand même très long. Les ventes cumulées de la gamme sur une grosse décennie tutoieront ainsi les 120 millions d'exemplaires, soit le troisième meilleur total de l'histoire derrière la PS2 et la "famille" Nintendo DS.
Déjà rétro et pourtant avant-gardiste
Mais alors Jamy, pourquoi est-ce qu'une console aussi faible techniquement, et déjà dépassée à sa sortie, a cartonné comme ça ? Eh bien c'est très simple : avec la Game Boy, Nintendo a en quelque sorte déposé sa marque de fabrique, consistant à proposer une expérience de jeu accessible à moindre coût, quitte à faire passer le progrès technologique au second plan. Certes, c'est résumé un peu grossièrement, mais vous en conviendrez, c'est exactement comme cela que la Switch a trouvé son public, et probablement pour les mêmes raisons que la Wii est parvenue à mieux se vendre en son temps que la Xbox 360 et la PlayStation 3, ses contemporaines pourtant bien plus puissantes. En optant pour un écran monochrome alors que la concurrence privilégiait la couleur, Nintendo donnait pourtant l'impression de se tirer une balle dans le pied à l'aube des années 1990. Sauf qu'en vérité, c'était un coup de génie, dont la firme s'inspirera régulièrement par la suite.
Si Nintendo a toujours eu la réputation d'être une entreprise à l'esprit presque familial, comptant ses sous jusqu'au moindre yen (d'où la fameuse expression "petit artisan du jeu vidéo" qui lui sied si bien), c'est en partie dû aux décisions entourant la production de sa première console portable. Alors que le projet original consiste en interne à concevoir un engin aux performances comparables (voire équivalentes) à celles de la NES, la célèbre division "Research & Development 1" décide finalement de se passer de la couleur et du rétroéclairage. Une folie à la fin des années 1980 ? Pas tant que cela. Soucieux de rendre sa machine moins coûteuse, aussi bien côté production que côté clientèle, le fabricant considère alors qu'une console portable monochrome sera la moins chère du marché (et donc défiant toute concurrence), mais qu'en plus, elle consommera moins de piles. Un pari audacieux qui deviendra vite gagnant compte tenu de l'image de "bouffeuse de piles" que se traînera la Game Gear, sa cadette tristement enterrée plusieurs années plus tôt et à qui SEGA n'offrira même pas d'héritière digne de ce nom (désolé chère Nomad, mais c'est la triste vérité).
Le chef-d'œuvre d'un génie : Gunpei Yokoi
Si le succès surprise de la Game Boy est en très grande partie dû à d'étonnantes performances, clairement plus faibles que ce qu'on était en mesure d'attendre à l'époque, c'est parce qu'un game designer de génie en a décidé ainsi. Ainsi, cette formidable "success story" trouve son origine dans les idées d'un des créateurs les plus talentueux que Nintendo ait employé, qui nous a hélas tragiquement quittés il y a bientôt 25 ans : Gunpei Yokoi. Après des études spécialisées dans l'électronique, ce bricoleur hors pair avait intégré Nintendo dans les années 60, période plutôt trouble pour la firme, et se fit rapidement remarquer en mettant au point la Game & Watch, symbole de la renaissance de la marque et de son entrée fracassante dans le monde des jeux vidéo. C'est également lui qui conçut la croix directionnelle présente sur plusieurs jeux Game & Watch et, évidemment, sur la manette de la Famicom. Oui, c'est à cet homme que l'on doit la croix de direction présente sur toutes les manettes de jeux vidéo depuis presque 40 ans. Cependant, son chef-d'œuvre fut bien évidemment la Game Boy.
Le destin d'une idée incroyable tient en général à des détails, et la conception de celle qui a popularisé les consoles de jeux vidéo portables ne fait pas exception à la règle. En 1988, le créateur de la Game & Watch venait de se faire offrir un téléviseur portatif par Hiroshi Yamauchi, président déjà historique de la société. Désireux de regarder un match de base-ball en direct (sport très populaire au Japon), il achète alors des piles format LR6 pour son téléviseur flambant neuf. Problème : le rétroéclairage et la couleur de son écran étaient extrêmement énergivores, et ses six piles tombèrent à plat en à peine deux heures. Cela sonna comme une révélation pour Gunpei Yokoi, qui parvint alors à imposer l'idée d'un écran monochrome sans rétroéclairage sur la future Game Boy, afin de lui offrir la consommation en piles la plus faible possible. Un choix certes radical et qui ne cessa d'être critiqué notamment par les joueurs, lassés de trouver le bon angle pour y jouer correctement, mais que Nintendo valida, ayant pleine confiance en un de ses plus grands génies. Il quittera l'entreprise durant l'été 1996 après la commercialisation de la Game Boy Pocket, version "allégée" visant à relancer les ventes de la gamme, désireux de ne pas partir sur l'échec du Virtual Boy dont il se sentait responsable. Il allait cependant continuer à œuvrer sur d'autres projets à destination de Nintendo.
Hélas, et comme les meilleurs sont souvent ceux qui partent les premiers, Gunpei Yokoi sera fauché en pleine gloire, quittant tragiquement ce monde le 4 octobre 1997 dans un accident de la route particulièrement triste : sorti de sa voiture pour en inspecter les dommages après un accrochage dans la circulation, il est mortellement renversé par un autre véhicule. Il ne connaîtra que brièvement la renaissance de sa plus belle création et symboliquement, il n'assistera pas à la naissance de sa petite sœur, comme si une Game Boy colorisée ne pouvait voir le jour du vivant de l'homme qui l'avait voulue en noir et blanc. Ironie du sort, il avait en quelque sorte persisté dans sa fascination pour les écrans monochromes en concevant le Virtual Boy, plus grand échec de l'histoire de Nintendo, et dont on aurait aimé qu'il ne ternisse pas sa glorieuse carrière. Ah, et oui, parce que c'est important, on dit "le" Virtual Boy. C'est la notice américaine incluse dans sa boîte, qui contient trois langues dont le français, qui nous le précise officiellement.
Doit-on dire "le" ou "la" Game Boy ?
Si j'en suis arrivé là, c'est pour une bonne raison. En effet, vous aurez remarqué que j'ai pris soin de genrer la console Game Boy au féminin tout au long de cet article, ayant personnellement toujours trouvé plus logique de dire "la Game Boy". Cependant, cet éternel débat a-t-il lieu d'être, et ne faut-il pas se contenter de dire "le Game Boy" comme l'usage officiel le souhaite ? Il faut savoir que dans toutes les publicités d'époque faisant sa promotion, ainsi que les notices officielles accompagnant la machine et ses jeux, Nintendo parlait systématiquement du Game Boy, au masculin donc. Un problème par ailleurs pas si franco-français qu'on ne pourrait le croire, mais propre aux langues latines, si l'on en juge par l'incertitude caractérisant les articles hispanophones sur le sujet, alternant entre "el Game Boy" et "la Game Boy" sans vraiment se décider. Heureusement, la division française de la firme a fini par trancher, d'une certaine façon. En 2016, un certain Guillaume Gète (par ailleurs contributeur régulier de la rubrique "trucs et astuces" de Player One en son temps) avait l'audace de contacter directement Nintendo France pour leur poser la question qui fâche. À sa grande surprise, la société lui a répondu par courrier postal :
LE ou LA #Gameboy ? J’ai écrit à Nintendo France. Voici leur réponse officielle. Deal with it. pic.twitter.com/BAUb0RfnK0
— Gète XXVII (@ggete) March 18, 2016
Sans détour, Nintendo affirme tout simplement qu'il faut dire "un Game Boy" et que "c'est masculin", avant de préciser : « ce n'est pas faux de dire "la Game Boy", qui veut dire "la console Game Boy" ». Nous voilà bien avancés, d'autant plus que ledit courrier se signale par une syntaxe parfois hasardeuse, loin du perfectionnisme auquel la firme nous a habitués. Bref, on n'est pas loin d'en déduire que ce système de jeu est de genre neutre… en fin de compte, si la marque a décidé que "Game Boy" serait masculin, et que cela n'est pas contestable au vu des milliers de notices le mentionnant ainsi, il demeure parfaitement tolérable de dire "la Game Boy", ce qui mine de rien, arrange un sacré paquet d'entre nous. Il serait dommage d'avoir tort en clamant que la Game Boy est une des meilleures consoles de tous les temps !
La Game Boy vient de souffler une nouvelle bougie, en tout cas en Europe, mais elle est loin d'avoir cramé toutes ses piles. Objet culte auprès des collectionneurs et des "retrogamers", son aspect has-been avant même d'avoir été à la mode a surtout fait sa force sur la durée. Née avec la ferme intention de se démarquer, quitte à prendre un pari risqué, la console portable la plus célèbre de l'histoire du jeu vidéo a non seulement donné ses lettres de noblesse au jeu vidéo nomade, mais elle a aussi involontairement défini une partie de la ligne directrice de Nintendo. Par la suite, la firme a régulièrement privilégié le plaisir et le confort de jeu à la puissance et à la claque technologique, reprenant finalement le principe ayant fait le succès de la Game Boy presque par accident, et faisant d'elle un leader incontestable dans le domaine des systèmes de jeu portables. Faire du neuf avec du vieux, telle est la devise du constructeur japonais, faisant finalement bien écho à celle gravée sur la stèle sous laquelle reposent les cendres de son regretté game designer : "La pensée latérale des technologies désuètes".