Comme chaque mercredi, retrouvez aujourd'hui In Game, votre chronique qui s'attarde sur une séquence ou une scène d'un jeu afin d'en expliquer les ressorts, qu'ils concernent sa narration ou ses mécaniques. Pour ce trente-et-unième numéro, nous revenons sur la raison pour laquelle Death Stranding est un jeu aussi marquant : des efforts laborieux qui se révèlent récompensés par la meilleure des façons, à la manière d'une grossesse.
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On en pense ce qu’on veut, mais les jeux des équipes d’Hideo Kojima laissent rarement de marbre. Dernier en date, Death Stranding fait office de titre ultra clivant, pour de très nombreuses raisons. Aujourd’hui, on va en évoquer une, dont j’me suis rendu compte qu’après avoir terminé le jeu et écrit mon test : c’est que le jeu nous met progressivement dans la tête d’une personne enceinte...
Alors oui, je sais que la comparaison peut paraître étrange, et comme vous pouvez vous y attendre, l’argumentaire que je vais avancer dans ce In Game risque de spoiler la trame. Beaucoup de joueurs sont revenus vers moi ces derniers mois pour me dire qu’ils avaient terminé le jeu mais n'arrivaient pas vraiment à identifier pourquoi le titre avait bien fonctionné sur eux et les avait ému. Les choses qui reviennent souvent, c’est la rudesse des premières heures, leur côté magique aussi, puis une routine qui a parfois raison du joueur, et enfin un final assez mémorable qui vient clôturer l’histoire. Mais identifier précisément ce qui a le mieux marché reste un mystère, et après y avoir réfléchi, je pense sincèrement que c’est un tout, qui fait qu’on vie à travers Death Stranding l’équivalent d’une grossesse accélérée, quelque chose de nouveau pour bon nombre d’entre nous et d’assez fort...
Alors ça s’explique par plusieurs choses, un exemple simple, c’est notre compréhension progressive de l’environnement du jeu. Dans les premières heures de Death Stranding, tout est extrêmement hostile, on ne comprend ni les règles du monde, ni ses menaces qu’on ne peut d’ailleurs clairement pas combattre. On reçoit des quantités astronomiques d’informations, souvent très factuelles et froidement restituées par nos interlocuteurs qui sont au début des hologrammes. “Seul au monde”, c’est comme ça qu’on se sent en explorant les premiers chapitres de Death Stranding.
Cette phase de découverte et de menace omniprésente, elle ressemble au début d’une grossesse, durant lequel craintes, doutes et hésitations vont de paire avec les rendez-vous médicaux, la lecture de livres et la récolte de témoignages. L’objectif est ici de comprendre son nouvel état, dans lequel on se perd régulièrement du fait des hormones. De cette manière, on passe brutalement des moments difficiles aux moments plus agréables, dont on profite en étant conscient d’être à deux. On peut facilement faire le parallèle avec les aventures de Sam, qui conjugue course poursuite stressante, traqué par la mort, et séquence de repos en compagnie du petit BB, qu’on prendra plaisir à dorloter et à calmer. La musique, qu’on recommande généralement en cours de grossesse, a d’ailleurs un statut tout particulier dans Death Stranding. Elle marque le moment où l’on apprécie le paysage, où le temps se fige avant une nouvelle étape et séquence efficacement le voyage de Sam et de BB, tout comme on passe d’un mois de grossesse à un autre, en s’attaquant à de nouveaux challenges.
Progressivement dans Death Stranding, on va dompter le monde qui nous entoure, grâce aux autres, passés d’hologrammes à humains en chair et en os. Et ces derniers peuvent être des PNJ venant rythmer notre expérience, où les réminiscences de compagnons de route passés par là, d’autres joueurs qui nous aident dans notre aventure. Là encore, le parallèle est facile avec la grossesse, bien plus heureuse et sécurisée lorsqu’elle est accompagnée et bien entourée, permettant alors le partage d’expérience et la dose de chaleur humaine nécessaire pour franchir les différentes étapes. Dans le jeu, ça se traduit notamment par la construction de routes qui permettent de survoler les menaces d’antan, qui ne pourront alors plus nous atteindre.
Ce lien qui se construit progressivement avec BB, qui deviendra progressivement Lou dans l’aventure, a totalement fonctionné sur moi. Quand Lou était intoxiqué par le stress, notamment lors de longues expéditions assez dangereuses, j’étais pas serein du tout. J’avais mal pour lui lorsqu’il pleurait, j’étais aussi un peu choqué par les cauchemars de Sam où on le voit sortait de sa capsule, symbole de la fausse couche dont peut facilement rêver une femme enceinte. J’étais content lorsqu’il me faisait un petit signe du pouce, un petit sourire, bref, je me suis attaché à ce nourrisson comme rarement je ne m’étais attaché à un personnage de jeu vidéo. Et ce lien, fait d’empathie et de point de vue, il ne fait que s’intensifier avec les heures. Plus on avance dans l’histoire, et plus les petites séquences dans les yeux d’un brise brouillard font sens et deviennent clairs. Peu à peu, en tant que joueur, en tant que Sam et en tant que nourrisson, on comprend ce qui nous entoure. Ça peut paraitre bizarre mais quand on passe 60H à survivre aux pires galères avec un personnage attachant, c’est à mon avis tout à fait naturel. En fouillant dans mes souvenirs j’avais aussi beaucoup d’empathie pour Lara Croft lors de son reboot de 2012, mais c’était plutôt pour le côté choc de ses morts, volontairement très visuelles. Ici, sur Death Stranding c’était une empathie bien plus saine, comme si on avait voulu tester ma fibre paternelle.
Enfin, on remarquera sur la fin du jeu des séquences plus chaotiques, quasi métaphysiques puisqu’elles se déroulent sur un autre plan de la réalité. Ca se passe dans une zone qui s’apparente à l’accouchement en lui-même, où la mort se mêle à la vie, et d’où on ne peut être certain de l’issue des événements. C’est dans cette zone où tout se décide à l’issue du jeu, et c’est une avalanche de retournement de situation qui clôture le scénario, comme des contractions laissant place à un calme plat, avant le face à face final avec Lou qui m’a arraché une petite larme, symbole d’une période qui se termine et d’un renouveau. C’est une histoire à la fois belle, et tragique où mes émotions en tant que joueur ont fait des bonds dans tous les sens, preuve que le cocktail dramatique, qui habite généralement les premiers instants des nouveaux pères, avait fonctionné.
La perte des enfants et le rapport à la grossesse sont des thème assez peu présent dans le gaming : on se souvient de Heavy Rain qui jouait sur ces ressorts sans qu’on ait vraiment eu le temps de s’attacher à Shawn et Jason, mais il n'empêche que la séquence du centre commercial y était hyper efficace et avait provoqué chez moi une certaine empathie. Même constat sur The Last of Us avec son intro coup de poing qui m’avait retourné les tripes en 15 minutes. D’ailleurs ce dernier joue sur les mêmes ressorts de vulnérabilité et de protection induite par la figure paternelle. Si le thème vous intéresse aussi, on l’a abordé dans l’excellent What Remains of Edith Finch , dans lequel la mort des enfants et la perte des êtres chers est au coeur de la mise en scène, de manière très intéressante. Pour autant, c’est la première fois avec Death Stranding, que je tisse un lien aussi fort avec mon binôme d’infortune et que je me sens aussi proche du héros qu’on incarne, Sam Porter Bridges. Ce n’est donc pas si anodin si le personnage de Lea Seydoux l’appelle The Man who Delivers, autrement dit “ l’homme qui fait des livraison” mais aussi l’homme qui donne la vie.