Comme chaque mercredi, retrouvez aujourd'hui In Game, votre chronique qui s'attarde sur une séquence ou une scène d'un jeu afin d'en expliquer les ressorts, qu'ils concernent sa narration ou ses mécaniques. Pour ce vingt-neuvième numéro, nous revenons sur la représentation de l'aliénation par le travail dans Half-Life.
Script
Tout a été dit ou presque sur Half-Life . Le FPS de Valve, précurseur en son temps, a été décortiqué, analysé, disséqué à maintes reprises. Prenant le contre-pied du genre en évitant de nous ensevelir sous une pluie de plomb, l'introduction nous place dans la peau d'un chercheur se rendant au boulot. Avec Gordon Freeman pour guide, redécouvrons ensemble une expression moderne née de la plume du poète Pierre Béarn... Métro, Boulot...
Half-Life débute dans un tram, et ce choix n’a rien d’anodin. Le métro, cercueil contemporain fait de métal et de verre, est le symbole par excellence du citadin et du travailleur au sens large.
Comme chaque jour, Gordon Freeman attend patiemment assis dans une rame pour se rendre sur son lieu de travail… le complexe de recherche de Black Mesa. 5 longues minutes durant, une voix nasillarde et monocorde rabâche une suite de communiqués aseptisés sur fond de chaînes de montage et autres produits toxiques… résultantes des politiques économiques de l’entreprise. Entre un rappel des règles de sécurité, un martelage marketing avec cette sois-disante chance d’emploi pour tous et une invitation prononcée à coopter - soit proposer des candidatures au service des ressources humaines - le héros, et par extension le joueur, subit, mais surtout prend son mal en patience. Une fois arrivé à destination, un agent de sécurité déverrouille la porte et libère Gordon Freeman non sans lui rappeler froidement son actuel retard.
Black Mesa est régi par des règles et progresser dans ce dédale de couloirs et de salles exige de les suivre... littéralement.
Un sas franchi et plusieurs bonjours “professionnels” plus tard, le scientifique se dirige vers les quartiers du personnel et échange des politesses avec plusieurs employés autour d’un café, drogue par excellence du travailleur moderne. Puis ce dernier se rend dans les vestiaires afin d’enfiler sa tenue, un “bleu de travail” prenant la forme d’une combinaison de protection en milieu hostile ou HEV. Durant toute cette séquence, Gordon Freeman se contente de suivre des indications visuelles et sonores sans vraiment réfléchir… sur fond de remarques sans intérêts et de remontrances appuyées de ses collègues telles que “Vous devriez être en salle de test depuis ½ heure”. Et que dire de cette ligne verte ? En la remontant, Gordon Freeman s’engouffre métaphoriquement dans le couloir de la mort de son plein gré. Half-Life nous dicte notre conduite tout au long de cette séquence, nous forçant à attendre, à écouter et à courber l’échine dans le seul but de rejoindre notre poste de travail. Le règlement prend ici la forme d’événements prédéfinis appelés scripts, audacieux et novateurs pour l'époque, mais surtout pensés, développés, calibrés pour nous contraindre à agir selon le bon vouloir de Black Mesa. Notre libre arbitre, confisqué par Valve n’est plus.
Une fois sur place, et plusieurs mises en garde ignorée plus tard, la phase de test peut finalement commencer sous les directives des autres scientifiques.
Là encore, Gordon Freeman se contente d'acquiescer et de répondre présent en activant les retors du laboratoire et en insérant l’échantillon… ce qui déclenche l’incident extra-dimensionnel et lance l’aventure. Nous sommes de fait responsable de la destruction de Black Mesa pour avoir suivi aveuglément les ordres. En substance, Valve souligne le manque d’esprit critique de l’employé et sa dévotion aveugle, et donc l’aliénation par le travail qui en découle. Le héros parvient tout de même à s’extirper du laboratoire, après avoir subi ce qui semble être des hallucinations, et trouve en guise de première arme pour se défendre un pied de biche, outil des manutentionnaires et des ouvriers, qui évoque les mouvements contestataires et insurrectionnels. Le héros affronte alors des hordes de créatures belliqueuses nées d’une exploitation incontrôlée d’une ressource rare. Le G-Man quant à lui incarne sous ses traits mystérieux la déshumanisation des entreprises exploitant une autre ressource… la force de travail. Gordon Freeman serait alors un symbole de révolte, dans le cas présent armé,… celui de la lutte face à un ordre établi.
Half-Life, qui signifie littéralement demi-vie, nous mettrait en garde face aux dérives modernes de notre société civilisée nous exhortant à vivre pleinement.