Comme chaque mercredi, retrouvez aujourd'hui In Game, votre chronique qui s'attarde sur une séquence ou une scène d'un jeu afin d'en expliquer les ressorts, qu'ils concernent sa narration ou ses mécaniques. Pour ce vingt-sixième numéro, nous nous attardons sur la narration dans The Last of Us.
Script
J’aurais pu vous parler de la fabuleuse introduction de The Last of Us. J’aurais aussi pu évoquer sa conclusion, tout aussi magistrale. Mais j’ai ici retenu une scène qui paraît beaucoup plus anodine, mais qui est révélatrice de ce qu’est réellement The Last of Us.
Dans un jeu dicté par sa narration, la gestion du rythme est essentielle.
C’est justement l’une des grandes qualités des productions Naughty Dog, que ce soit via les Uncharted ou celui qui nous intéresse ici, The Last of Us . Mais gérer son rythme, ça implique de laisser des séquences de respiration, surtout dans un jeu aussi prenant que ce dernier. Naughty Dog y parvient à un instant clé de l’aventure avec sa fameuse séquence des girafes.
Mais ce qui nous intéresse encore plus ici, c’est tout ce qui nous amène à cette scène.
On va donc faire un petit rembobinage pour vous rappeler les événements en question. À ce stade du jeu, Ellie est perturbée. Le joueur sort d’une longue séquence hivernale pendant laquelle la jeune femme a dû non seulement s’occuper de Joel après sa grave blessure, mais aussi faire face à une nouvelle menace : un groupe de cannibales mené par un certain David. Passée tout près de la mort, elle s’en sort finalement avec une ultime scène durant laquelle elle assassine David avec une brutalité qui témoigne de sa rage et de sa perte de contrôle face à ce terrifiant adversaire. Joel vient alors la réconforter en l’appelant même chérie, “baby girl” en VO, un sobriquet qu’il réservait d’ordinaire à sa fille, disparue pendant l’introduction du jeu.
Après l’hiver vient le printemps. Plusieurs mois se sont écoulés, et la quête d’Ellie et Joel suit son cours.
Mais Ellie, elle, est toujours marquée par ce qui lui est arrivé. Et ce qui est intéressant, c’est la manière dont Naughty Dog va s’y prendre pour nous faire ressentir ses émotions. Car l’une des plus grandes difficultés de notre medium, c’est justement d’arriver à retranscrire ce genre de situation manette en main, en impliquant directement le joueur. Il y a bien la solution d’utiliser des cinématiques, mais ce n’est évidemment pas possible tout au long de l’aventure. Et surtout, un jeu qui n’utiliserait que ses cinématiques pour faire avancer son histoire risquerait de créer une dissonance avec ses phases de gameplay, qui ferait qu’on aurait beaucoup de mal à croire en la crédibilité de son univers.
Bref, vous l’aurez compris, une bonne narration, ça ne passe pas seulement par des cutscenes et une histoire solide, mais aussi par des leviers d’expression beaucoup plus variés.
Dans un autre épisode d'In Game consacré à Red Dead Redemption , j’expliquais comment Rockstar a su casser une routine de son gameplay en détournant la mécanique du dead-eye dans la séquence finale. Naughty Dog utilise ici un procédé similaire. Car des routines ou des mécaniques répétitives, The Last of Us n’en manque pas : elles peuvent prendre la forme d’une planche à déplacer pour créer un pont, d’une interaction permettant à Joel de faire la courte échelle à Ellie ou d’un simple dialogue optionnel à déclencher avec la touche triangle.
Des séquences qui se répètent suffisamment souvent pour que vous les exécutiez machinalement après plusieurs heures de jeux.
Mais dans celle qui suit l’assassinat de David par Ellie, ces routines vont justement être exploitées différemment. Le premier indice, c’est évidemment ce moment durant lequel Ellie ne répond même pas aux propos de Joel, vous obligeant à déclencher un dialogue optionnel pour la faire réagir. Mais le point de bascule s’opère quelques minutes plus tard. Voyant une zone surélevée avec une échelle inaccessible, le jeu vous propose de déclencher une phase de courte échelle. Joel se place, la caméra face à lui… et remarque alors qu’Ellie ne l’a pas suivi. Il faudra un deuxième appel de Joel pour qu’elle daigne le rejoindre.
Par ce procédé, Naughty Dog rappelle aux joueurs que nos deux héros ne sont pas juste des personnages de jeux vidéo, mais bien des personnes avec des sentiments qu’ils peuvent exprimer au détriment d’une mécanique de gameplay.
On retrouve ça dans d’autres jeux d’ailleurs, et l’exemple récent le plus célèbre est sans doute celui de The Last Guardian . Celui-ci a un parti-pris encore plus fort, car Trico, la créature qui nous accompagne, est en permanence susceptible de nous désobéir. Ca va complètement à l’encontre de beaucoup de règles élémentaires de game design en retirant une partie du sacro-saint contrôle au joueur, mais ça a le mérite de tenter une approche très différente.
Avec The Last of Us, Naughty Dog n’est pas allé aussi loin puisqu’il cantonne cette idée à quelques instants clés.
Mais c’est aussi ce qui permet d’éviter que ce choix artistique ne vienne empiéter réellement sur le gameplay. Qu’Ellie ne réponde pas tout de suite ne prête ici pas à conséquences, mais ça suffit à interpeller le joueur sur le fait que quelque chose est en train de se passer. Et la scène n’est d’ailleurs pas terminée. Après que nous lui ayons fait la courte échelle, Ellie s’apprête justement à nous donner l’échelle située plus haut pour nous permettre de la rejoindre, mais elle s’arrête net, alertée par quelque chose.
Et forcément, après les horribles événements de l’hiver, notre premier réflexe c’est plutôt de nous dire ça (Oh shit, here we go again !)
Mais après avoir grimpé, Joel constate qu’Ellie semble enjouée et il tente de la suivre alors qu’elle coure à travers une série de couloirs. Une musique douce et apaisante se déclenche, et quelques secondes plus tard, notre duo se retrouve face à une girafe visiblement réceptive à leurs gestes d’affections. On en revient donc à ce que j’évoquais en préambule de cette vidéo : dans un tel titre, la gestion du rythme est essentielle. Après avoir enchaîné les séquences d’action et les phases dramatiques, Naughty Dog nous dévoile dans un premier temps les conséquences directes de ces instants, avant de récompenser le joueur avec une scène bien plus douce et tranquille, qui nous offre un vrai moment de respiration. Dans un entretien réalisé sur la chaîne YouTube de Lessons From the Screenplay , Neil Druckmann, directeur créatif et scénariste du jeu nous révèle justement l’objectif de cette scène. Nous avions cru perdre l’innocence de la jeunesse d’Ellie, mais celle-ci a gardé l’espoir et la capacité de sourire même après les pires instants. Pour Neil Druckmann, les meilleures structures narratives sont celles qui changent constamment de rythme, et c’était justement l’effet recherché par cette séquence.
Je pense que nous serons d’accord pour dire que le studio californien a ici très bien réussi son coup.