Comme chaque mercredi, retrouvez aujourd'hui In Game, votre chronique qui s'attarde sur une séquence ou une scène d'un jeu afin d'en expliquer les ressorts, qu'ils concernent sa narration ou ses mécaniques. Pour ce vingt-cinquième numéro, nous nous attardons sur l'expression ludique de la folie dans Hellblade : Senua's Sacrifice.
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Pour Charles Bukowski “Certains ne deviennent jamais fous. Leur vie doit être bien ennuyeuse.” Et ce n’est pas Ninja Theory qui dira le contraire. Hellblade : Senua's Sacrifice embrasse pleinement cette vision du poète et romancier américain. Car qui de mieux placé que la guerrière picte et son périple sur les terres interdites de Helheim pour sombrer dans la folie le sourire aux lèvres ?
Le voyage de Senua débute sur les rives du royaume des morts. Et le premier contact avec cet univers est aussi troublant que inhabituel.
“Bonjour, qui es-tu ? … Peu importe. Bienvenue.” Tu ne crains rien avec moi. Je resterai tout près pour te parler sans alerter les autres. Je vais te raconter l’histoire de Senua. Une histoire déjà terminée, qui commence à nouveau.
Dès la première seconde, Ninja Theory brise le quatrième mur. Ce choix audacieux instaure un contexte singulier même pour un jeu vidéo et crée une distorsion consciente de la narration. Au premier coup de pagaie, le malaise est palpable. Les multiples narrateurs s’ajoutent au sentiment grandissant d’inconfort. Plusieurs entités accompagnent Senua en voix off et narrent son histoire. Ces récits, qui se télescopent, accentuent la perte de repères de l’héroïne et celle d’un joueur devenu le témoin volontaire du récit. Un e mystérieuse narratrice, lien entre vie et trépas, et un supposé allié, menteur invétéré répondant au nom de Druth, donnent les clés de cet univers… du moins en apparence. Et les apparences sont trompeuses. Par l’intermédiaire d’artefacts, d’apparitions en surimpression et de persistance visuelle, la santé mentale vacillante de Senua prend forme. La mise en scène elle-même insiste et ne lui laisse aucun répit. Une caméra à la troisième personne, point de vue du joueur personnifiant le détachement de soi, se rapproche, scrute, tournoie autour … et Senua perçoit cette présence. Le spectateur devient alors acteur, le voyage de Senua… celui du joueur.
La psychose se traduit par une perte de contact avec la réalité faites d’hallucinations visuelles et sonores. Et Hellblade construit son expérience autour de ce principe fondamental.
Senua n’est pas seule dans sa tête. La pauvre femme est harcelée en permanence par de multiples voix qui commentent en temps réel ses moindres faits et gestes. Ces Furies tantôt supportent tantôt invectivent la guerrière picte et représentent ce flux de pensées conflictuelles qui la hante. Ce qui est à l’origine de simples murmures devient un supplice auditif autant pour le joueur que pour l’héroïne. Cette cacophonie, allégorie de son état psychotique, joue à la fois le rôle de précieux allié et de pire ennemi. Toujours promptes à vous insulter et à vous rabaisser, ces voix assurent votre survie dans le royaume de Hel… amplifiant ce sentiment d’étourdissement par une spatialisation et une pertinence contextuelle de ces invectives. La répétition de champs lexicaux spécifique ajoute à l’agressivité de la forme l’acidité du fond…
Ils arrivent. Tu es lâche ! Sors !
Ces termes triés sur le volet marquent durablement l’esprit et gangrènent une pensée positive maintenue par les encouragements et les conseils de ces mêmes voix.
La Chanson de Valravn. C’est là. Non, là ! Il y en a deux. Concentre-toi !
Cette contradiction de sens exprime les dissonances cognitives de l’héroïne. Senua flanche, et le joueur avec, une tirade après l’autre… L’un comme l’autre ne peuvent se soustraire aux voix et croulent sous une profusion de sons et d’informations. Personne ne s’échappe de son propre esprit et doit se résoudre à le combattre.
“Les plus rudes batailles sont celles de l’esprit” aimait à répéter Dillion, le fiancée de Senua. Et cela ne saurait être plus vrai dans Hellblade tant le studio britannique matérialise ce conflit intérieur par le gameplay.
La construction des niveaux fait écho à la santé mentale de l’héroïne. La guerrière celte arpente les terres interdites d’un royaume des morts prêt à tout pour la condamner à l’errance. Ce dédale de couloirs et de salles cloisonne la progression du joueur et par extension l’esprit fragile de Senua. Une énigme après l’autre, cette dernière fait sauter les verrous qui entravent une âme tourmentée susceptible de basculer à tout moment dans les ténèbres.
Je suis tellement désolée. Les ténèbres détruisent tout. Tout le monde.
Ninja Theory plonge littéralement l’avatar dans l’obscurité, privant Senua de la vue le temps d’une séquence déconcertante. Senua perd le contrôle, le joueur perd le contrôle tandis qu’un profond sentiment d’inutilité s’installe durablement… la survie ne tenant qu’à un fil… la voix de Dillion. En Helheim, Senua se démène pour se libérer et terrasse en particulier Valravn et Surt - gardiens de la porte d’Hela, respectivement dieux de l’illusion et géant de feu. Ces deux entités symbolisent les deux faces d’une même pièce, en l'occurrence l’esprit de Senua, tiraillé entre ses démons, ici sa psychose, et son amour pour Dillion. La PermaDeath, une autre illusion du jeu, n’existe ici que pour accroître le sentiment d’état d’urgence et faire converger l’esprit de Senua et celui du joueur.
Selon Albert Einstein, “La folie, c'est de faire toujours la même chose et de s'attendre à un résultat différent”. Faire et refaire Hellblade à de multiples reprises tisserait alors un lien immuable entre Senua et les joueurs ayant bravé le Helheim.