Comme chaque mercredi, retrouvez aujourd'hui In Game, votre chronique qui s'attarde sur une séquence ou une scène d'un jeu afin d'en expliquer les ressorts, qu'ils concernent sa narration ou ses mécaniques. Pour ce vingt-troisième numéro, nous nous attardons sur le célèbre camion de Carmin-Sur-Mer, ou comment une erreur de Game Design a donné vie à une véritable légende.
Script
Il y a beaucoup à dire sur Pokémon, mais peut-être un peu moins sur son game design. C’est pourtant bien une erreur de game design qui a provoqué l’émergence d’une véritable légende autour du premier épisode. Vous l’avez peut-être compris, je vais aujourd’hui vous parler du célèbre camion de Carmin-Sur-Mer.
Comme toujours, on commence avec un peu de contexte. Votre objectif dans Pokémon, c’est de vaincre la Ligue, à laquelle vous n’aurez accès qu’en gagnant 8 badges dans des arènes gardées par des champions. Vous devrez également récupérer des capsules secrètes, sortes de capacités spéciales qui vont vous servir à franchir certains passages auparavant inaccessibles. Après quelques heures, vous aurez ainsi besoin de Coupe, qui vous permet de dégager les buissons gênant le passage. Une CS indispensable pour accéder à l’arène de Carmin-Sur-Mer, et donc, progresser dans la quête principale.
Sauf qu’avant ça, il va falloir aller la chercher sur l’Océane, un navire mouillant dans le port de Carmin Sur Mer.
Après avoir exploré le bateau et battu son capitaine, vous récupérez la précieuse capsule et pouvez revenir sur la terre ferme. Une fois le pied à terre, un script se déclenche : l’Océane quitte le port et vous n’avez plus accès à la berge. L’aventure peut continuer. Sauf que certains joueurs ont remarqué quelque chose d’étrange. En traversant l’étendue d’eau sur la berge, il est possible d’atteindre une autre partie de terre sur laquelle se trouve un mystérieux camion. Mais ce qui peut étonner, c’est que pour atteindre ce camion, il faut une autre CS, Surf, que vous n’obtenez que bien plus tard dans l’aventure. Et comme le script du départ du bateau est censé vous empêcher de retourner à cet endroit, il y a de quoi se demander comment certains joueurs ont pu résoudre ce problème.
Tout cela vient à la base d’une banale erreur de Game Design.
Pour ne pas déclencher le script, il n’y aucun glitch ou bug, simplement un contournement du système. Il suffit en fait d’échanger un Pokémon avec un autre joueur qui a déjà appris la CS Coupe à la créature que vous allez récupérer. Vous pouvez du coup accéder à l’arène de Carmin-Sur-Mer puis revenir bien plus tard à ce fameux ponton avec la CS Surf. Ce qui vous permet de rejoindre la zone du camion, dans laquelle vous n’auriez à l’origine jamais du pouvoir aller. Cette erreur de la part de Game Freaks, elle est étonnante pour une raison toute simple : ils avaient déjà pensé au fait que les joueurs puissent s’échanger des Pokémon puissants et des CS pour avancer plus rapidement. Pour éviter ça, l’utilisation de chaque CS est conditionnée à l’obtention d’un badge précis, comme le badge cascade obtenu à Azuria dans le cas de la CS Coupe. Dans le même ordre d’idées, chaque nouveau badge obtenu vous permet d’augmenter le niveau maximum jusqu’auquel vous pouvez contrôler des Pokémon échangés.
Ce sont de simples éléments de game design qui vont permettre de contrôler la progression du joueur en l’obligeant à accomplir un objectif pour franchir l’étape suivante.
Mais comme nous l’avons vu ici, Game Freak n’a pas vu qu’il existait une faille dans son système, ce qui a conduit les joueurs à trouver une manière de contourner la progression initialement voulue par les développeurs. Et si le studio l’avait remarqué, il aurait pu contourner cela très simplement, en ajoutant par exemple un personnage bloquant la voie vers le prochain badge tant que le script du départ de l’Océane ne s’était pas déclenché. Sauf qu’à l’époque, les patches et mises à jour n’étaient pas possibles sur un jeu Game Boy.
Dans le cas de la première génération de Pokémon, ce qui est encore plus intéressant, ce sont les conséquences inattendues de cette découverte.
Il faut se rappeler qu’à l’époque, un 151e Pokémon nommé Mew était dissimulé dans le jeu. Et comme il est sorti en 1996 et que l’accès public à Internet était limité, ben… forcément, les rumeurs ont fusé dans les cours de récré. Il existait plusieurs glitches permettant de voir Mew apparaître, mais aucun lié à ce mystérieux camion de Carmin Sur Mer. Et pourtant, les joueurs ont tôt fait de lier les deux événements et créer une légende, celle que ce camion contiendrait Mew.
On a d’ailleurs eu le droit à tout un tas de rumeurs différentes sur la façon de l’ouvrir, avant que la démocratisation des connexions internet ne nous dévoile la terrible vérité : ce camion ne sert en fait à rien.
Mais qu’est-ce qu’il fait là alors ? On peut se le demander étant donné qu’il s’agit du seul camion visible dans l’intégralité du jeu. Et la réponse est probablement assez décevante, puisqu’il y a de fortes chances que ce soit seulement un modèle d’élément finalement non utilisé qui aurait été caché par un développeur dans un endroit supposé inaccessible. Avant que sa découverte accidentelle ne vienne à créer une légende. Mais il est aussi possible qu’une ou plusieurs personnes du studio aient simplement voulu cacher ce camion sciemment, pour justement en faire un easter-egg.
Et ce qui est assez drôle, c’est que ce genre d’histoire n’est pas forcément un cas isolé.
Avec la démocratisation des playtests, ce type d’erreur un peu grossière tend à se répéter de moins en moins dans un titre à la progression assez dirigiste. Même si vous aurez toujours l’occasion de tomber sur des bugs de quêtes dans certains open worlds, mais c’est un autre sujet. En revanche, on peut trouver d’autres cas d’erreurs manifestes qui ont abouti à de véritables légendes. L’une des plus célèbres, c’est celle de l’épidémie de World of Warcraft. C’était à l’origine une simple maladie transmise par un boss et qui devait disparaître une fois que vous sortiez du combat. Sauf qu’un joueur a réussi à quitter le combat en ramenant la maladie avec lui. Elle s’est donc propagée, ce qui a donné lieu à des spectacles assez étranges de désolation et de mort dans tout le royaume, avant que Blizzard n’intervienne pour régler le souci.
Ce phénomène a d'ailleurs été décrypté par l’excellent DirtyBiology sur sa chaîne éponyme , si ça vous intéresse de creuser un peu le sujet.
On peut aussi penser au personnage de Gandhi dans Civilization. Une erreur de codage conjuguée à un évènement précis en jeu pouvait faire passer sa statistique d'agressivité de 1 à 255, ce qui a déclenché le célèbre meme du “Nuclear Gandhi” en transformant un homme à la philosophie pacifique en un démon destructeur avide de l’arme nucléaire. De simple erreur qui a amusé les joueurs de l’époque, on est passés à une véritable mécanique de jeu qui a été reconduite dans les épisodes suivants et qui fait aujourd’hui partie de l’ADN de la série.
On parle plus souvent dans cette chronique de réussite, de mécaniques abouties de game design ou de coups de génie narratifs. Mais avec ces trois exemples, le jeu vidéo nous apprend aussi modestement que c’est parfois d’une erreur que peuvent naître les plus belles histoires.