Comme chaque mercredi, retrouvez aujourd'hui In Game, votre chronique qui s'attarde sur une séquence ou une scène d'un jeu afin d'en expliquer les ressorts, qu'ils concernent sa narration ou ses mécaniques. Pour ce quatorzième numéro, nous nous attardons sur le scénario de Star Wars : Knights of the Old Republic .
Toutes les histoires n’ont pas besoin de coups de théâtre pour être bonnes. Mais parfois, ça fait du bien de se prendre une bonne claque pour voir le jeu sous un tout autre jour. On va parler d’un des plus connus de l’histoire du jeu vidéo, celui de Star Wars : Knights of the Old Republic, plus connu sous l’acronyme KOTOR.
On commence évidemment avec des rappels d’usage : on va spoiler le twist majeur de KOTOR dans cette vidéo donc si vous ne l’avez pas fait… Allez tout de suite jouer à ce chef d’oeuvre qui a certes un peu vieilli, mais qui reste une référence du genre. Bien, maintenant qu’on est entre initiés, on va commencer par faire un peu de contexte. Dans KOTOR, vous incarnez un personnage dont vous choisissez le sexe, l’apparence, le nom, et les caractéristiques, comme dans tout bon RPG. Vous vous réveillez à bord de l’Endar Spire dans la peau d’un soldat et découvrez votre mission : le vaisseau est sous le feu ennemi, vous devez protéger son commandant, le jedi Bastila Chan. Votre ennemi, justement, c’est un certain Dark Malak, un ancien apprenti du redouté Dark Revan qui tente maintenant de conquérir la galaxie depuis que son maître a mystérieusement disparu. Et sans surprise, après quelques péripéties vous découvrez que votre personnage est sensible à la force et va devoir aider les jedi à contrer la menace incarnée par le nouveau seigneur Sith, Dark Malak.
Un perso amnésique, qui est comme par hasard sensible à la force et qui a le droit à l’enseignement des jedi malgré un âge plus avancé. On est bien dans un jeu vidéo, qui veut vous faire profiter de tous les bons côtés de l’univers de Star Wars. Sauf que malgré cette sensation d’un scénario cousu de fil blanc, KOTOR ne nous a pas encore livré tous ses secrets. Alors que vous avez écumé les planètes à la recherche des secrets de la forge stellaire, une arme surpuissante en possession de Dark Malak, vous finissez par vous retrouver directement face au Sith. Et celui-ci vous apprend la terrible vérité : vous êtes Dark Revan, son ancien maître. Malak vous a trahi en tentant de se débarrasser de vous pendant que vous affrontiez des jedis, mais a échoué. Les jedi vous ont donc fait prisonnier et ont ensuite utilisé leur maîtrise de la force pour reprogrammer votre esprit et vous ramener du côté lumineux de la force. Et c’est pour cette raison que vous étiez amnésiques au début de l’intrigue.
Ce twist est brillant, pas seulement parce qu’il est inattendu, mais aussi parce qu’il est très intelligemment exploité. Il permet d’absolument tout justifier dans l’aventure. L’amnésie du héros, un grand classique du jeu vidéo, s’avère être en fait un élément scénaristique clé à côté duquel beaucoup de joueurs étaient passés. Le fait de pouvoir entièrement créer son personnage au début nous empêchait aussi de penser que nous puissions être Revan, sinon tout le monde nous aurait reconnu. Sauf que Dark Revan portait un masque depuis très longtemps, ce qui explique là aussi l’existence de cette pirouette scénaristique.
Et au delà de ces deux points, c’est aussi une utilisation très judicieuse de ce qui fait la force de Star Wars. L’un des principaux intérêts de cet univers, c’est l’opposition entre le côté obscur et clair de la force et les basculements d’un camp à l’autre qui peuvent en découler. Du côté des films, la scène clé c’est forcément celle de la révélation de Dark Vador à Luke : le désormais célèbre “Je suis ton père”. KOTOR parvient à se réapproprier ces codes en créant une vraie surprise chez le joueur, ce qui n’était pas gagné d’avance. Car KOTOR reste un RPG dans lequel vous pouvez façonner votre personnage et l’orienter du côté que vous souhaitez, tout en suivant une histoire qui reste dirigiste sur une grande partie de l’aventure. Il est donc impossible de montrer un personnage qui bascule progressivement d’un côté ou de l’autre.
Avec cette scène, Bioware parvient à justifier le choix qui s’offre ensuite à vous : rester du côté des jedi, ou repasser du côté obscur. En dehors d’une simple curiosité liée aux savoirs du côté obscur, le basculement total de votre personnage vers cette voie n’aurait pas eu de sens sans ce twist scénaristique. Mais vous avez maintenant une vraie bonne raison de le faire, que ce soit pour vous venger de Malak ou des jedi qui vous ont manipulés. Et rester du côté lumineux fait également sens, car vous avez maintenant conscience des conséquences de votre premier passage du côté obscur. Dans les deux cas, le basculement total est logique, car il est appuyé par de solides arguments.
Pour prendre un tout petit peu de hauteur, on peut aussi évoquer en quoi ce retournement de situation est intéressant en terme de structure de récit. Vous avez sans doute déjà entendu parler des 5 étapes du récit, qu’on appelle parfois le schéma quinaire : la situation initiale, l’élément perturbateur, les péripéties, l’élément de résolution et enfin la situation finale. C’est un archétype très basique qui peut sembler éculé, mais qui reste toujours très utilisé parce qu’il offre un début et une fin claire à un récit, tout en justifiant ce qui se passe au milieu. KOTOR n’y échappe pas, sauf qu’en révélant l’identité du héros, il vient redéfinir la place de la situation initiale et de l’élément perturbateur dans le récit, qui se situent en fait avant le réveil du héros au début de l’aventure. On a en effet recours à une analepse, qu’on appelle aussi un flashback. Elle n’est pas directement jouée, mais elle offre un tout nouveau niveau de lecture au scénario et lui greffant un pan jusqu’alors ignoré. L’archétype du schéma quinaire est là pour assurer un repère au lecteur, au spectateur ou au joueur : en changer la forme via un tel retournement de situation va donc le perturber en créant cet effet de surprise. Et dans le cas de KOTOR, c’est donc très efficace.
Cette perte de repère, cette déstructuration, on la retrouve aussi si on applique un autre archétype très courant, celui du monomythe. Celui-ci est communément articulé autour de 3 grandes phases : le départ, l’initiation et le retour, qui sont souvent découpées en une douzaine d’étapes. Il existe beaucoup de variantes avec des étapes intermédiaires qui changent selon les théoriciens et les époques, on ne va donc pas vous refaire tout l’historique sous peine d’y passer la nuit. Mais ce mythe, vous le connaissez forcément très bien parce qu’il est particulièrement adapté à la narration d’un jeu vidéo, qu’il s’appelle Zelda, Halo, Uncharted ou dans le cas qui nous intéresse, KOTOR. Le héros quitte son monde ordinaire en étant appelé à l’aventure, apprend, progresse, souffre, rencontre généralement un mentor et triomphe de l’épreuve ultime pour revenir ensuite plus fort dans son monde ordinaire afin de l’améliorer. Et pour KOTOR, ce qui est intéressant, c’est qu’à partir du moment ou l’on a la révélation, on peut appliquer ce schéma à l’aventure que nous avons joué et vécu par nous-même, mais aussi à celle que nous revivons brièvement en flashback.
Et dans ce cas on se rend compte que ce que nous vivons est une seconde chance, celle de corriger l’échec de la première quête initiatique de Revan, qui avait alors basculé du côté obscur. Au lieu de rallonger le spectre de l’archétype comme avec le schéma quinaire, le twist dédouble donc celui du monomythe. Et là c’est purement personnel, mais je pense que c’est aussi pour cette raison qu’au moment de choisir quelle fin serait considérée comme “canon” dans l’univers officiel, celle du retour de Revan vers le côté lumineux à été choisie. Car il s’agit d’un moyen de boucler la boucle en retenant que notre héros a su saisir la deuxième chance qui s’est présentée à lui pour boucler sa quête initiatique et son parcours le menant vers le titre de maître jedi. Si depuis une dizaine d’années, le jeu vidéo bénéficie plus régulièrement d’histoires travaillées qui cherchent à surprendre et innover sur la forme comme sur le fond, ce n’était pas si courant en 2003. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, il y avait déjà des jeux bien écrits avant, notamment chez certains RPG des années 90, comme Planescape Torment sorti en 1999. Mais les titres destinés au grand public et qui offraient un scénario de ce niveau restaient finalement rares.
Et c’est sans doute la raison pour laquelle KOTOR est encore aujourd’hui considéré comme l’une des meilleures adaptations, si ce n’est la meilleure, de Star Wars en jeu vidéo.