De la simple transmission orale du savoir à la complexité des récits contemporains, l’Art du discours est le propre de l’Homme au même titre que le rire. Cette volonté de narrer les chroniques de notre civilisation ou de simplement s’évader quelques minutes durant au coeur d'un univers créé de toute pièce forge notre patrimoine la plume à la main. La narration est un pilier de nos échanges, un savoir transmis de génération en génération s’adaptant aux médias modernes et profitant des opportunités inhérentes à la bande-dessinée, au cinéma… Pilier du 7ème et du 9ème Art, le principe même de récit surfe sur l’interactivité offerte par le jeu vidéo et transforme le spectateur d’antan en acteur à part entière en profitant d'un média en plein essor.
Un art "millésimé"
D’un point de vue sémantique, la narration désigne un récit détaillé mais également l’action de raconter, d’exposer une suite d’événements. De la situation initiale aux péripéties en passant par les éléments perturbateurs et de résolution pour se conclure par la situation finale, la structure même du récit n’a que peu évolué au fil des siècles. Une simple anecdote narrée au coin du feu, une pièce de théâtre antique, une oeuvre littéraire de renom, un film culte… la narration prend vie par le son, le papier, la pellicule et le pixel répondant à certains codes ancestraux tout en s’autorisant quelques embardées créatives.
Depuis l’aube des temps ou tout du moins de l’Antiquité, un récit s’articule autour du modèle décrit par Aristote et donc d’une structure “tripartite”. Exposition, conflit et résolution… la sainte trinité du narrateur désormais mise à mal par les créatifs avec l’ajout d’un quatrième acte à la structure narrative, un rebondissement venant perturbé la phase de résolution pour relancer une intrigue sur le point de se conclure. La bande-dessinée se permit certaines embardées. Le 9ème Art brisa le quatrième mur à de nombreuses reprises et décomposa son récit sur de multiples volumes, annihilant les sacro-saints 3 actes au profit d’une narration tentaculaire démultipliant les points de vue, les personnages et les rebondissements au point d’en atténuer le principe même de fin.
Et le jeu vidéo n’est pas en reste. Le 10ème Art s’émancipe depuis deux décennies à mesure que les oeuvres prennent de l’ampleur tout comme le marché qui les couve tandis que les limites inhérentes au récit traditionnel explosent sous l’impulsion des game designer et des scénaristes vidéoludiques.
Une énigme après l'autre
A l’orée des années 80’s, le premier jeu d’aventure graphique de On-Line Systems vit le jour. Mystery House donna ainsi ses lettres de noblesse à ce jeune studio qui deviendra en 1982 Sierra. Sans même le savoir, Ken et Roberta Williams venait d’ouvrir une boîte de Pandore narrative dans laquelle s’engouffra de nombreux acteurs incluant LucasArts. Une vague de jeux d’aventure communément appelés Point'n Click fracassa ainsi le marché, amassant les succès. The Secret of Monkey Island fit l’effet d’une bombe à sa sortie en 1990 suivi de près par les excellents Monkey Island 2 : LeChuck's Revenge (1991), Indiana Jones and the Fate of Atlantis (1992) ou encore Full Throttle (1995).
La magie de ces titres résidait dans la finesse de leur écriture. Un scénario haletant à l’humour omniprésent, des personnages haut en couleur et un gameplay centré sur la résolution d’énigmes donnaient cette saveur si particulière aux titres. Cependant, la véritable évolution vint des scènes de dialogues et de la manière d’aborder la notion de choix par la présence de réponses variées amenant à des réactions multiples de la part des PNJ (personnages non jouables). Une étincelle de vie donnant corps et âmes à l’univers dépeint par la simple présence de dialogues à choix multiples : une première révolution narrative, la plume en première ligne.
Gaming Live de Full Throttle
Une écriture lapidaire
Le jeu vidéo ne se résume pas à une simple succession de scènes portées par le récit. Graphismes et gameplay font partie intégrante de l’expérience. Les habitués des envolées lyriques et autres scénarios étoffés se sentiront désemparés face aux titres à venir, des oeuvres privilégiant l’univers à l’histoire, distillant le récit autant par touches que par le levier de la rejouabilité.
The Binding of Isaac, inspiré de l’histoire biblique éponyme, retrace les mésaventures d’un enfant puni puis menacé par une mère pieuse de confession chrétienne obéissant aveuglement à “une voix venant du dessus” lui ordonnant de sacrifier son fils. Témoin de la scène, Isaac tente d’échapper à sa génitrice en pénétrant dans la cave de la maison. De prime abord, le scénario tient sur un timbre poste et pour cause… Roguelike oblige, l’univers s’étoffe à chaque mort d’Isaac et par conséquent à chaque nouvelle partie. Par bribes, le joueur découvre l’univers et explore les méandres d’une relation mère-fils tortueuse.
Et quand il s’agit de conter sans ne jamais faire référence à un quelconque scénario, la plume du studio From Software frémit d’impatience. La saga des Souls, réputée pour sa difficulté retorse, se démarque également par son absence quasi systématique de récit tout du moins en apparence. Bien que le héros soit une carcasse faisandée dénuée de personnalité et de passé, ce “mort-vivant” incapable de mourir parcourt un monde riche peuplé de personnages peu loquaces et parsemé d’objets en tout genre. Des indices qu’il faudra assembler pièce par pièce à la manière d’un puzzle complexe afin de recomposer le lore des Souls une âme après l’autre.
Exempt de cinématiques et de scènes d’exposition à proprement parler, Half-Life intégrait sa narration aux phases de gameplay. Refusant de charcuter le périple de Gordon Freeman, Valve assurait une expérience fluide où le récit se dévoilait à mesure que le joueur progressait par d’habiles touches. Un G-Man apparaissant derrière une vitre blindée, une introduction dans un tramway sous forme de générique, une expérience tournant au désastre… Black Mesa regorgeait de vie, chacun vacant à ses occupations. La seconde révolution narrative se fit par et pour le gameplay,
Spoilers : Half-Life
La narration dans tous ses états
L'altération du récit
La vérité, aussi relative soit-elle, est la première victime des points de vue et des souvenirs parfois érodés que nous nous forgeons. La mémoire est capricieuse autant que notre aptitude à déformer cette réalité. Dans le jeu vidéo, l’histoire est absolue et le point de vue présenté unique. Les événements ne souffrent d’aucune partialité et sont retranscris avec précision et fidélité. Et pourtant, le jeu vidéo s’invite parfois dans le réel en reprenant cette faculté à détériorer les souvenirs des personnages, à les faire omettre certaines vérités pour leur profit ou celui d’une tierce personne.
Dans Call of Juarez : Gunslinger développé par Techland, vous incarnez Silas Greaves, un chasseur de primes sur le retour ayant plusieurs barillets et autres shots de whisky au compteur. Et avec la vieillesse vient la perte de mémoire, une altération de souvenirs fébriles avec pour objectif d’enjoliver un passé peu reluisant. Notre héros du jour altère la fable contée tout au long du jeu. Disparitions d'antagonistes, évolutions de situations, changements soudains de climat, transformations d’ennemis… la mémoire de Silas Greaves flanche aidée par des mécaniques de gameplay conçues pour l’occasion.
Et lorsque le mensonge s’avère être une seconde nature, l’excuse du troisième âge laisse place à la rhétorique et aux discussions de sourds. Les protagonistes tentent de profiter d’une situation précaire, peaufinent leur vérité par d’habiles mensonges et omissions… un art dans lequel Rhys, héros de Tales from the Borderlands, est passé maître. Couard perdu sur la planète Pandore, seule sa verve le sauvera des situations les plus précaires. Telltale Games jongle avec les discours et faux semblants avant de crucifier nos personnages face à leur contradiction.
Gaming Live de Tales from the Borderlands
Un mur trop loin
Mur séparant l'imaginaire prenant vie sur nos écrans et le monde réel, le quatrième mur vole en éclats sous les concepts novateurs. Les créatifs de tout bord traversent l'écran et touchent ainsi du doigt le joueur enfoncé dans son canapé brisant une convention de narration séculaire au profit de l’innovation et de la surprise. Figure de proue dans ce domaine, Hideo Kojima marqua la sphère vidéoludique en février 1999 avec Metal Gear Solid. Scénario aux multiples ramifications, personnages charismatiques et gameplay sans faille… les aventures de Solid Snake restèrent gravées dans la mémoire de millions de joueurs pour ce combat de boss dantesque face à Psycho Mantis : un être capable d’agir dans le monde réel par la simple lecture de votre carte mémoire ou encore les vibrations de votre manette.
Conscient du potentiel de ce lien entre réel et virtuel, le marché du jeu vidéo s’aventura au-delà du mur et proposa des expériences narratives d’un autre genre. Jeu d’exploration parodiant les mécaniques de choix, The Stanley Parable vous parachutait dans la peau d’un employé lambda écoutant les directives d’un narrateur omniscient. Choix, actions, décisions… les développeurs se jouaient de vous, vous transformant en marionnette, en simple jouet de la providence mais surtout du scénariste… démontrant par la même occasion la main mise des développeurs sur leur monde et par extension le vôtre. La fusion du réel et du virtuel, une évolution narrative majeure.
Aperçu de The Stanley Parable
Une prise de conscience
Théâtre, littérature, cinéma et jeu vidéo… au-delà du simple divertissement, les médias invitent le temps d’une expérience à réfléchir, à nous poser quelques minutes et à prendre un recul parfois nécessaire. Sans parler de mouton suivant le troupeau, le joueur est formaté, suivant aux mots près les directives énoncées par des concepteurs un brin retors.
Parfois seulement, des oeuvres osent placer les joueurs devant leurs responsabilités. Par simple logique vidéoludique, une pluie de phosphore annihilait une foule de civils sans défense dans Spec Ops : The Line tandis que le sacrifice de Petites Soeurs était toléré sous couvert d’une amélioration de vos pouvoirs dans Bioshock. Par un conditionnement volontaire, le joueur pliait à la volonté du créatif, agissant en toute impunité et perpétuant les pires horreurs au nom du gameplay avant d’être rappelé à l’ordre par le jeu lui-même. En détournant les fondamentaux d'une narration classique pour chahuter le joueur, le jeu vidéo prend le rôle de Père la morale, mettant en avant notre propension à suivre les "ordres" les yeux fermés. La prise de conscience vidéoludique, un lien entre réalité et fiction.
La notion de choix
Prérequis de nombreux jeux vidéo modernes, la notion de choix a toujours alimenté les espoirs les plus fous. Fonctionnalités impliquant conséquences et ramifications, la narration linéaire laisse place à des embranchements multiples pour un gameplay centré sur les décisions du joueur.
C'est juste une illusion
Spécialité du studio Telltale Games, l’expérience narrative linéaire connut un regain d’intérêt lors de la sortie de The Walking Dead en 2012 après un premier et non moins excellent soubresaut en 2010 avec la sortie de Heavy Rain développé par Quantic Dream.
Aventure narrative mettant l’accent sur les personnages, leurs relations et des prises de décisions en situation, cette saison 1 dessina les contours d’un genre qui prendra son envol durant les années qui suivirent. Tales from the Borderlands, The Wolf Among Us, Game of Thrones, Beyond : Two Souls… tous ces titres partagent la même structure. Et cette éternelle recette faite de décisions et d’échanges avec les autres personnages se heurte désormais à une dure réalité. Celle de l’absence réel de choix mais surtout de conséquences. Il est commun d’apercevoir les ficelles derrière les embranchements scénaristiques et de percevoir les conséquences ou non d‘un choix. De là à ressentir une linéarité sans faille, limite d’un gameplay recyclé pendant près de 30 épisodes… il n’y avait qu’un pas foulant les espérances de joueurs mû par la volonté d'espérer.
Et ce manque de conséquences au sein d’un scénario faisant fi des choix prit une toute autre ampleur en août 2011. Adam Jensen sortait de l’ombre dans un Deus Ex : Human Revolution, 3ème opus d’une saga réputée pour sa liberté d’action. La fin du titre à elle seule anéantit cette faculté à concevoir un scénario ramifié, surfant sur les décisions du joueur afin de prodiguer une aventure véritablement personnelle. La fin de ce Deus Ex percuta de plein fouet la notion de choix en imposant une décision sur le tard au détriment de l’ensemble des actions effectuées, des décisions prises. Et les exemples sont légions. La saga Mass Effect réputée pour sa vision du jeu de rôle se perd dans une facilité nécessaire à la tenue d’un scénario calibré. La disparition d’un personnage clé donnera naissance à un ersatz, à un personnage “rôle” ou au remplacement de ce dernier par un PNJ déjà présent et reprenant simplement le flambeau.
Interactions et narration mènent à une ramification complexe à la fois des intrigues, des relations entre les personnages et des conséquence sur l’univers lui-même. Les culs de sac et autres simplifications de gameplay sont monnaie courante, laissant sur leur faim les joueurs avides d’immersion.
Gaming Live de Deus Ex : Human Revolution
Une destinée à forger
“Notre avenir se forgera dans le sang et les tripes.” Adage des RPG prenant place aussi bien dans des univers d'Heroic Fantasy que Post-apocalyptique, la destinée est au coeur du gameplay. De la conception de votre avatar... sa classe, son apparence… aux décisions prises au cours de l’aventure, votre présence et vos actions impactent le monde et les créatures qui vous entourent à la manière d’un The Elder Scrolls V : Skyrim. Tuer un personnage aura de véritables répercussions, sa disparition annulant une quête à venir ou embrasant une bourgade en quête de justice. Star Wars : Knights of the Old Republic en était un parfait exemple. L’intrigue s’écrivait par les choix effectués et non un scénario établi au préalable. La manière de remplir une quête, votre indulgence face à des brigands ou votre véhémence influençaient la galaxie et votre destinée en succombant au côté obscure ou en embrassant la lumière. Une conversation anodine, un combat expédié… avaient des répercussions sur les péripéties à venir.
Monde ouvert et narration… un conflit vieux comme le marché du jeu vidéo. Agencer les intrigues sans contrôler les allées et venues du héros, activer les leviers d’un scénario complexe sans avoir la main sur les actions d’un personnage littéralement en roue libre et garantir l’intégrité des décisions prises… un défi à relever pour un pari réussi par quelques studios élus des dieux vidéoludiques : The Witcher 3 : Wild Hunt en tête. Le récit des péripéties de Geralt s’avèrait haletant de par la présence de personnages attachants et haut en couleur... donnant de l'épaisseur à un scénario à la finesse d’écriture indéniable et à la durée de vie colossale au sein d'un monde riche et crédible fourmillant de vie. Preuve si besoin il y avait de l’importance d’une narration contrôlée par le joueur et maîtrisée par les créatifs dans l’optique de donner du corps à une expérience mémorable. La narration par le choix, une plume subtile et “schizophrène”.
La fin du Game Over
Concept intrinsèquement lié au jeu vidéo lui-même, le Game Over est voué à disparaître au profit de la narration et certains studios francophones en ont fait leur spécialité. Initiée avec Heavy Rain en 2010 après un Fahrenheit conservant sa dimension vidéoludique, le studio Quantic Dream réfute désormais le Game Over dans sa forme la plus pure. La fin de l’expérience ne signifie donc plus l’échec mais correspond à l’une des innombrables fins offertes aux joueurs. La mort d’un protagoniste fera partie intégrante de l’aventure vécue autant que son sauvetage. La destinée des personnages fluctuent donc à mesure que vous progressez. Poussant le vice à son paroxysme, Beyond : Two Souls débarqua en 2013. Engoncé dans une linéarité omniprésente ne laissant jamais s’épanouir la notion de choix, le joueur devint spectateur, libéré qu’il était du concept même de gameplay.
En 2015, Life is Strange défendit les couleurs de l’expérience narrative. Les développeurs de DONTNOD Entertainment donnèrent naissance à un jeu d’aventure prenant place à Arcadia Bay, petite ville d’Oregon en proie à d’étranges phénomènes venant perturber la vie de Max Caulfield. Et l’année 2015 reçut un second titre estampillé “Narration” avec Until Dawn, une expérience horrifique développée par Supermassive Games. Une montagne isolée, un drame familial ayant secoué un groupe d’adolescents de retour sur les lieux de l’accident, une menace tapie dans l’ombre… pour une aventure saisissante prenant le joueur par la plume pour un récit écrit par le choix. La fin du Game Over, l'ultime pirouette narrative.
Gaming Live de Life is Strange
Le jeu vidéo aime à se "lover" dans une course effrénée à la puissance, débattant à grand renfort de statistiques (1080p, 60fps, 4K… ) sur la proéminence de sa virilité technologique, l’ingéniosité du Motion Gaming ou encore de la réalité virtuelle. Et si le débat était tout autre ? Et si l’intérêt se trouvait dans le fond et non la forme, dans le message et non le support ? Lapidaire, linéaire ou fondée sur le choix, la narration prendra le pas sur les archétypes ancestraux ayant fait la gloire du 10ème Art. Du seul point de vue narratif, le concept même de difficulté définit une manière d’aborder un univers, un récit, pour finalement le découvrir morceau par morceau... l’expérience narrative par le choix nous impose une vision personnelle d’une intrigue… tandis que les mondes ouverts quittent l’insipide pour rejoindre le sublime. En définitif, le seul et véritable pilier du jeu vidéo restera cette narration apte à nous toucher au-delà du simple “wow effect” en dépit des avancées technologiques à venir.