On peut penser qu'elle sont toujours là pour nous aider à avancer, mais les récompenses dans le jeu vidéo sont aussi capables de tuer le plaisir de jouer. Pourquoi ?
Quand la récompense se retourne contre vous
Qu'est-ce qui nous pousse à passer des heures entières à explorer des mondes virtuels dans un jeu vidéo ? Probablement des tas de raisons différentes. Il y a bien sûr le flow, cet état d'immersion et de concentration totale défini par les psychologues dans les années 1990 (Flow: The Psychology of Optimal Experience, Mihaly Csikszentmihalyi) pendant lequel le temps semble s’envoler. Mais il existe bien d'autres facteurs qui sollicitent notre intérêt constant : une connexion émotionnelle, des défis excitants, des personnages attachants, et puis évidemment, des récompenses. Trophées, objets rares, succès, montée de niveau : d’autant de gratifications qui répondent à des besoins psychologiques profonds plus ou moins étudiés en amont par les designers de jeux qui en usent pour nous engager, nous divertir et nous fidéliser.
« Fais ceci, et tu obtiendras cela ». Cette consigne somme toute sommaire est-elle un gage de récompense suffisant pour stimuler le joueur ? En 2020, l’excellente chaîne YouTube de vulgarisation de game design Game Maker’s Toolkit publie une vidéo d’analyse baptisée “This Psychological Trick Makes Rewards Backfire” (“Cette astuce psychologique fait que les récompenses se retournent contre eux”, en français). Elle offre un regard concis sur les récompenses in-game et sur la manière dont certaines d’entre elles, que l’on pense être les plus efficaces, peuvent se retourner contre les designers. Et de citer Klei Entertainment, studio de développement que vous reconnaîtrez majoritairement pour le jeu Don't Starve, une expérience de survie intransigeante en zone sauvage qui sert à Game Maker’s Toolkit de cas d’étude. Le jeu s’ouvre sur l’introduction de Wilson, le personnage principal qui se réveille dans une clairière et doit parvenir à comprendre, seul, le monde hostile qui l’entoure.
Quand les développeurs de Klei réalisent le prototype initial de Don't Starve, ils constatent que les premiers testeurs se retrouvent assez rapidement bloqués dans la progression du jeu et ont besoin d'un coup de pouce pour se tirer d’affaire. Les designers décident alors de mettre au point une série de petites quêtes de type “tutoriel” pour les aider, telles que “survivre x nuits”, ou encore “récupérer x items”. Dès lors, les joueurs se concentrent uniquement sur les tâches demandées pour recevoir leur dû, reléguant le reste au rang de distraction dérangeante. « En structurant le jeu comme une série de tâches explicites à accomplir, nous avons appris au joueur à dépendre de ces tâches pour créer du sens dans le jeu », confie Jamie Cheng, CEO de la boîte. Conclusion ? des tâches trop explicites peuvent restreindre la créativité du joueur, voire la prise de risque de ce dernier. Dans un long billet de blog, Klei raconte que les études sur les effets néfastes des récompenses existent depuis au moins 1987, année durant laquelle un groupe de chercheurs prend pour exemple deux groupes d'enfants chargés de réaliser un dessin. Une récompense n'est alors promise qu'à l'un d'entre eux. Le constat est le suivant : « Les jeunes enfants qui sont récompensés pour avoir dessiné sont moins susceptibles de dessiner par eux-mêmes que les enfants qui dessinent juste pour le plaisir. »
Dès lors, Klei comprend que ce principe s’applique également aux univers virtuels : Les joueurs qui reçoivent des récompenses cesseront de faire ce pour quoi vous les récompensez une fois que vous aurez mis fin aux récompenses, même si cette action était amusante au départ. Pire, les joueurs sont si concentrés sur cette récompense que toute distraction n’est rien de plus qu’une distraction. Le studio a finalement résolu son problème en offrant aux joueurs des indications subtiles sur la façon de commencer, comme en mettant en évidence les objets les plus importants que vous pouvez craft. Les quêtes, elles, ont été laissées de côté, laissant aux joueurs le soin d'apprendre par eux-mêmes.
Dans Don't Starve, la progression du joueur dans le monde suit de près sa progression dans le menu d'artisanat. Vous collectez des objets pour pouvoir construire des choses qui vous permettent de collecter des objets plus exotiques qui mènent à des choses encore meilleures. Nous ne vous disons pas explicitement que vous devez collecter les ingrédients nécessaires à la fabrication d'une hache pour pouvoir couper des arbres et faire un feu qui vous permettra de survivre la nuit. Nous vous présentons simplement une liste de recettes d'artisanat bien visible et navigable, et nous vous tuons si vous restez trop longtemps dehors sans source de lumière. Oh, et nous supprimons aussi votre sauvegarde, parce que nous sommes un peu méchants.
Après avoir fait l'expérience de cette perte plusieurs fois, les joueurs finissent par comprendre. Lorsqu'il a compris comment survivre à la première nuit du jeu, il a déjà un bon modèle mental du fonctionnement du jeu et est en train de se fixer ses propres objectifs pour le lendemain. Ils ont appris à découvrir le jeu et, avec un peu de chance, leur curiosité pour ses systèmes sous-jacents a été suffisamment piquée pour qu'ils aient envie de continuer à jouer.
Une question de motivation
Les techniques psychologiques qu'un concepteur choisit d'utiliser dans un jeu peuvent avoir des effets considérables ; non seulement sur la façon dont le jeu est joué, mais aussi sur les raisons pour lesquelles les joueurs choisissent d'y jouer. Souvenez-vous, en 2018, des médias généralistes comme Le Monde et Le Parisien attribuaient une grande partie du succès florissant de Fortnite à une Française, Célia Hodent, psychologue de formation passée par Ubisoft Montréal et LucasArt avant d'atterrir chez Epic Games de 2013 à 2017. Sa mission : perfectionner l’expérience utilisateur par le prisme de la psychologie cognitive. Une mise en pratique qui inclut notamment l’accessibilité et l’engagement du jeu, mais qui passe aussi par trois piliers fondamentaux : l’émotion, le flow, et enfin, la motivation. D’un côté, la motivation extrinsèque : c’est celle qui nous encourage à réaliser quelque chose pour en obtenir autre chose. Autrement dit, accomplir une quête pour recevoir une récompense. La plupart des jeux possèdent un "cycle de récompense". Quand les Call of Duty félicitent les joueurs par des rangs plus élevés et des cosmétiques, les jeux de combat offrent davantage de personnages et de styles. Il y a aussi les récompenses qui relèvent de conditions jugées parfois problématiques : Là où certains chercheurs imaginent un système pensé pour l'ergonomie, d'autres dénoncent des mécanismes de rétention de l’attention qui peuvent faire du jeu une véritable "drogue". On parle aussi de conditionnement opérant, une méthode qui consiste à établir un procédé de récompenses - comme du loot - afin d'accentuer l'investissement du joueur. Une tradition assez classique des free-to-play qui veulent nous vendre des cosmétiques ou quelques avantages par le biais d'une entrée gratuite. La motivation extrinsèque peut présenter d’autres problèmes sous-jacents, notamment lorsque le système de progression est trop lent, que les récompenses n’ont que trop peu de valeur, ou qu’elles sont trop axées sur la répétition. Et puis bien sûr, tout dépend également de l'appétence du joueur.
Certains joueurs apprécient les grands défis à relever avant d'être récompensés, tandis que d'autres préfèrent un flux régulier de récompenses. Prenons l'exemple des fans des jeux de From Software, en particulier de la série Dark Souls. Ces jeux exigent un investissement (relativement) important en temps et en pratique pour obtenir les récompenses les plus modestes. Pour certains joueurs, les obstacles apparemment insurmontables qui les séparent de tout sentiment d'accomplissement peuvent être incroyablement frustrants. Pour d'autres, la lutte intense ne fait que rendre la récompense finale encore plus douce. Les titres de ce type donnent souvent l'impression que l'objectif atteint a été mérité, plutôt que simplement distribué - Robert Warner, auteur sur Medium
Nous l’avons vu, les limites de ce système surviennent lorsque la récompense extrinsèque est la seule raison pour laquelle nous faisons quelque chose, ou remplace la raison pour laquelle nous faisons quelque chose. Il faut alors compter sur la motivation intrinsèque : plus personnelle cette fois, puisque c’est celle qui nous pousse à agir par auto-satisfaction, par théorie de l’autodétermination. Que ce soit en pulvérisant un boss difficile dans un jeu ou en résolvant un puzzle complexe, notre cerveau libère de la dopamine, un neurotransmetteur associé au plaisir et à la satisfaction. Pour la solliciter, les chercheurs en psychologie estiment qu’il est souvent nécessaire de répondre à trois besoins, à commencer par le besoin de compétence : le joueur doit se sentir compétent et avoir l’impression d’avoir le contrôle en permanence. Il y a aussi le besoin de relation sociale, les joueurs appréciant être en relation avec d’autres joueurs, que ce soit pour collaborer ou s’affronter. Et puis notons le besoin d’autonomie : le joueur doit avoir la sensation de participer activement à l’histoire du jeu par des choix qu’il estime personnels et un grand degré de personnalisation. Outer Wilds est un excellent élève en la matière dans l’expérience absolument modulable qu’il propose. Le jeu indépendant de Mobius, plébiscité par la presse comme le public, consiste à explorer de manière totalement libre les planètes d’un univers ouvert dans la peau d’un alien, nouvellement recruté par Outer Wilds Ventures, le programme programme spatial d'une planète ; c’est une sorte de rencontre entre “les extraterrestres de la nasa et les randonneurs de l'espace”, comme le décrit Kelsey Beachum, narrative designer du jeu. La particularité du titre étant qu’au bout de 22 minutes de jeu, le soleil explose et tue le personnage, réinitialisant le système solaire et ramenant le joueur au début de la boucle de jeu.
La curiosité récompensée
La curiosité récompensée, c’est le credo d’Outer Wilds, et de plus en plus de productions modernes. Ce n'est qu'en explorant au cours de multiples boucles temporelles que les joueurs peuvent comprendre l'histoire, les systèmes et les secrets du système solaire. Dès lors, la récompense, c’est la connaissance ; un élément devenu précieux aux yeux de l'aventurier en herbe dans un univers qui n’en dévoile que très peu en surface. Outer Wilds ne propose pas de missions, pas d'objectifs assignés ou d'autres directives. Il faut seulement espérer que les joueurs aiment vraiment la connaissance. « Nous savions qu'en adoptant cette approche, nous nous aliénerions certains types de joueurs - et ce n'est pas grave ! - En donnant tout ce que nous avions pour un type de joueur spécifique, nous avons pu créer une expérience formidable pour eux », confie Kelsey Beachum.
Le processus devient le suivant : Le joueur devient curieux, le joueur agit en fonction de sa curiosité, puis le joueur continue d'être curieux et d'explorer. Un système qui fonctionne aussi dans un jeu comme Skyrim : « Certains joueurs explorent le monde ouvert de Skyrim afin de trouver de nouvelles quêtes qui feront avancer la narration, d'autres explorent pour trouver des ingrédients alchimiques ou un meilleur équipement, et d'autres encore explorent simplement pour voir ce que le monde a à offrir ». Pour stimuler un maximum la curiosité du joueur, il convient alors de mettre au point une expérience de jeu maximalement non-linéaire qui va insuffler suffisamment de mystère pour motiver le joueur et l’aider à s’investir sans lui imposer de limites. Et puis bien sûr, une bonne histoire est nécessaire, faite de sous-intrigues, d’arcs plus petits et de grandes questions capables d’accrocher le spectateur jusqu’à la fin du récit.
La curiosité récompensée peut aussi être fréquemment explorée dans la plupart des jeux de Sam Barlow. Cet amateur de FMV proposait en 2015 Her Story, une expérience inoubliable que vous pouvez tenter avec un ami et un carnet de notes. En utilisant un moteur de recherche intuitif, vous devez explorer une base de données de la police pour découvrir la vérité sur une affaire. L’engin abrite sept entretiens datant de 1994, au cours desquels une femme britannique est interrogée sur la disparition de son mari. Chaque mot-clé que vous saisissez vous rapproche de la solution et dévoile de nouvelles séquences vidéos. Sept ans plus tard, le créateur sort Immortality. Dans ce jeu, le personnage de Marissa Marcel est la vedette de trois films : Ambrosio en 1968, Minsky deux ans plus tard, puis Two of Everything en 1999. Aucun de ces longs-métrages pourtant achevés n’a atteint les salles de cinéma et la jeune actrice est aujourd’hui portée disparue. Un à un, vous devez reconstituer les clips archivés de chaque production, mais également de leurs coulisses, lesquels vont former une couche narrative encore plus particulière. Il ne s’agit plus d'entrer des mots-clés, mais de chavirer d’une pellicule à l’autre en sélectionnant leurs points d’intérêt : une lampe, un visage, les feuilles d’une plante… le moindre élément ostensible peut être pointé afin de correspondre avec l’homologue d’un autre fichier.
Pour décrire ce genre d'expériences, Barlow aime parler de « liberté kaléidoscopique ». Lors d'une conversation accordée à IGN, il décrit Immortality comme un metroidvania narratif : « exploration, retour en arrière, retraversée, déblocage d'une capacité à naviguer ou simplement à comprendre » constituent la formule du jeu. Tout comme quelqu'un peut débloquer un double saut dans un metroidvania, le développeur espère que les joueurs reviennent sur des scènes avec une compréhension renouvelée pour y tirer de nouvelles conclusions sur l'histoire. Les extraits s’éparpillent de façon hétérogène dans une base de données et il faudra accepter de s’y perdre complètement. « Comprendre ce qu’il est arrivé à Marissa Marcel ne constitue pas la seule énigme de l’aventure. Il en réside une multitude qui émergent de sous-entendus, de non-dits, d’expressions inhabituelles et d’apparitions plus cryptiques », écrivions-nous dans notre test de l’époque. Le jeu a un sens du mystère prodigieux et sait les entretenir habilement. Si dans Her Story, le joueur avait un contrôle total du processus de recherche, Barlow expérimente de plus en plus l'idée de demander aux joueurs de céder un peu de contrôle dans Immortality. « Si cela fonctionne pour un jeu comme Diablo, où le butin est aléatoire, pourquoi cela ne pourrait-il pas fonctionner pour un récit ? », suggère le journaliste d’IGN.
On voit des gens qui se disent : « J'ai fait un choix moral, je devrais être récompensé pour cela ». Nous voulons que ce soit très prévisible, mais c'est une façon très ennuyeuse de vivre l'histoire. Si vous faites la chose et que vous obtenez ce à quoi vous vous attendiez, c'est presque le contraire de ce que j'attends d'une bonne histoire. Le fait que le monde entier ait aimé Immortality et y ait adhéré, et qu'il ait adopté cet aspect de liberté kaléidoscopique, le jeu suivant se résume à : « D'accord, comment pouvons-nous... J'ai vraiment l'impression que, quel que soit le genre ou le style de contrôle, c'est la chose à laquelle je suis vraiment attaché aujourd'hui. »
Barlow forme un parallèle plus concret encore avec la série Zelda : Skyward Sword qui proposait des tutoriels très didactiques, quand Breath of the Wild s’attachait davantage à une philosophie de débrouille : « Pour moi, c'est ce qui est vraiment excitant pour un joueur dans un jeu comme Immortality, où tout est intimidant, mais où il faut lentement trouver son chemin dans cette chose et lui donner forme. Cela signifie également que lorsque différents joueurs jouent, ils vivent des expériences très différentes qui leur sont propres. Je pense que cela devrait être la base d'un jeu vidéo. S'il s'agit d'une chose interactive, la personne qui y joue devrait avoir de l'importance, n'est-ce pas ? ». C'est peut-être donc ça la vraie récompense dans un jeu vidéo, laisser son joueur tranquille ?