En ce 21 janvier, il est de bon ton de célébrer les 25 ans d’une licence de jeux de Versus iconique. C’est la deuxième à s’être la plus vendue du genre et fait figure d’anomalie dans un top 4 composé de Mortal Kombat, Street Fighter et Tekken. Pourtant, ce sont bien de ces trois licences dont elle prend l’exemple : sans l’émergence folle des jeux de Versus dans les salles d’arcade dans les années 90, la série de jeux Smash Bros n’aurait peut-être pas vu le jour. Et c’est bien à cause, entre autres, de ces mêmes jeux qu’elle a failli être refusée par Nintendo.
Masahiro Sakuraï : rendre accessible les jeux de l'époque
Il y a 25 ans, le 21 janvier 1999 donc, Super Smash Bros. sortait au Japon sur Nintendo 64. Opus fondateur, il est né de la créativité du designer Masahiro Sakurai lors d’un mauvais souvenir en salles d’arcade. Il témoigne aussi de la philosophie de l’individu : rendre les jeux accessibles et divertissants pour tout le monde. Quelque chose qui s’observe dès ses premiers travaux dans le studio Hal. Laboratory.
Pour l’expliquer, il faut revenir rapidement sur son parcours. Masahiro Sakurai se passionne rapidement pour les jeux vidéo. C’est pour cela qu’il décide de se lancer dans des études d’ingénierie électronique. Pourtant, ces dernières sont loin de ce qu’il imaginait faire. Il se remet alors en question et décide d’arrêter les cours. Il s’éloigne du chemin d’un Japonais lambda de devoir avoir un diplôme et ensuite être recruté par une entreprise. Sakurai décide de se faire sa propre culture ; multiplie les expériences vidéoludiques et toque aux portes de différents studios de développements. C’est en 1989 qu’il est recruté par Hal.Laboratory : une société qui se fout des diplômes et qui mise sur l’expertise de ses employés. Euphémisme de dire qu’elle avait trouvé la perle rare avec Masahiro Sakurai il y a 35 ans…
Kirby Dream’s Land est le premier gros jeu réalisé par Masahiro Sakurai. Au début des années 90, Nintendo (qui travaillait déjà à l’époque avec Hal Laboratory), demande au studio de réaliser un jeu qui peut “plaire à tout le monde”. C’est Sakurai qui propose le projet et est donc embauché à ce moment-là.
C’est en s’inspirant de son expérience des salles d’arcade que le jeune réalisateur construit son jeu. D’une part, étant donné qu’il doit être commercialisé, il ne doit pas être trop dur et proposer une durée de vie conséquente dans la mesure où les joueurs vont en vouloir pour leur argent. À l’époque, la NES est réputée pour ses jeux difficiles. Une caractéristique qu’elle doit en partie à ses cartouches, dont la mémoire était limitée. Quelque chose que l’on retrouve aussi dans les salles d’arcade où les titres proposés sont bien plus durs que la normale. De quoi forcer les joueurs à remettre une pièce pour continuer leur expérience. Or, Kirby Dream’s Land est prévu sur Game Boy 64. Sur sa chaîne Youtube où il explique les naissances de différents jeux (une vraie mine d’or !), il indique qu’il a donné la capacité de voler à Kirby pour une simple raison :
Je pensais qu’il était trop punitif de perdre une vie juste pour avoir raté un saut. Je considère que se prendre un coup ou tomber dans un trou n’est pas une grave erreur en soi, mais même dans les jeux d’action avec une barre de vie, chuter est synonyme de mort instantanée.
Une idée qui sort de l’ordinaire pour l’époque et qui portera ses fruits. Kirby Dream’s Land est resté pendant 30 ans l’opus de la série le plus vendu avec plus de cinq millions d’exemplaires. Il a été détrôné par Kirby et le Monde Oublié, première incursion dans un monde en trois dimensions par la petite boule rose.
"Laisser plus de place à l'interaction et l'improvisation"
Rendre accessible. C’est un peu le let-it-motive de Masahiro Sakurai lors de ses années chez Hal. Laboratory. Quelque chose qu’il gardera en tête au milieu des années 90 avec la transition à la 3D. Nintendo s’apprête à sortir la Nintendo 64 et a besoin de jeux pour son catalogue. Sakurai propose alors deux concepts : le premier est un jeu de combat à quatre joueurs (tirant donc parti aussi de la console) appelé Dragon King : The Fighting Game ; le second un jeu d’aventure où le joueur incarne un robot qui progresse en piratant les systèmes de sécurité. Sakurai explique que les deux projets, bien que bien reçus Nintendo, l’ont mis dans une situation embarrassante. Il fallait choisir entre les deux et, à l’époque, tous ses collègues étaient déjà sur d’autres travaux. Parmi eux, Mother 3 sur 64DD et Air Ride… qui furent annulés (même si Mother 3 est finalement sorti en 2006 sur Game Boy Advance). C’est l’avortement de ces projets qui forcé Hal.Laboratory à se concentrer sur Dragon King puisqu’il fallait un jeu qui puisse être livré rapidement.
Hal Laboratory, s’est donc mis en branle pour concevoir ce qu’allait être Super Smash Bros à partir des idées de Masahiro Sakurai. Comme suggéré plus haut, c’est donc en salle d’arcade qu’il lui vient l’idée de faire un jeu de combat plus accessible. Il faut dire qu’après le succès de Mortal Kombat et Street Fighter 2, les jeux de Versus naissent par dizaine et sont très populaires. En 1995, Sakurai en est adepte et dédie une partie de son temps à King of Fighters’ 95. Alors qu’il domine l’un de ses adversaires du jour, il se rend compte que ce dernier n’est qu’un néophyte venu découvrir le monde de l’arcade et en repart déçu. Eurêka, il n’en faut pas plus à Sakurai pour poser les bases d’un jeu de combat accessible à tous. Trois caractéristiques doivent être absolument modifiées selon lui :
Le gameplay s'articule autour de la façon dont vous enchaînez les attaques après le premier coup, ce qui rend les compétences de votre adversaire sans importance. Plus les jeux de combat étaient axés sur les combos (enchaînement de coups impossible à esquiver, ndlr), moins il y avait de place pour la stratégie. Si vous étiez nouveau dans le jeu ou si vous ne connaissiez pas les combos, vous auriez probablement fini par regarder l'écran pendant que vous vous faisiez battre. Au lieu que les combinaisons de touches déterminent seules le sort d'un combat, je me suis demandé si nous pouvions créer un jeu qui laisserait plus de place à l'interaction et à l'improvisation.
C’est de cette manière qu’est apparu le système de pourcentage pour Super Smash Bros. Une fonctionnalité qui rend les parties uniques ! Chaque coup inflige un nombre de pourcentage bien défini. Plus l’adversaire a un pourcentage élevé, plus les coups qu’il reçoit auront un impact puissant sur lui. Prendre un smash à 10%, c’est être poussé d’un mètre à peine sur la plateforme. À 100%, on s’envole vers d’autres cieux ! Le but du jeu étant d’être le dernier en vie sur le terrain, il faut globalement faire attention à chaque coup que l’on prend et particulièrement lorsque l’on a un pourcentage élevé.
À l’instar de The Legend of Zelda : Ocarina of Time sorti après Super Mario 64, Super Smash Bros. utilise des idées survenus pour… Kirby Dream Land ! Que ce soit pour le système de projection hors de l’écran ou encore le système de pourcentage, Masahiro Sakurai les avait déjà en tête lors de la réalisation du jeu Game Boy.
Mais si Smash Bros. connaît un succès certain depuis Smash Bros. Melee (jeu le plus vendu de la GameCube !), c’est aussi probablement pour son accessibilité. Lors du développement du premier épisode, Sakurai insiste pour mettre en place des contrôles simples. En profitant de la manette de la N64 (l’une des premières à présenter un joystick analogique !), il propose sur le papier un concept simple : les attaques dépendent de l’association d’un bouton (A ou B) et de la position du joystick (sur le côté, haut, bas, au milieu).
Qu'importe le refus
On vous parlait de trois caractéristiques majeures à changer pour Masahiro Sakurai afin de rendre plus accessible un jeu de combat. La dernière ? Il faut un casting de combattants que les joueurs connaissent. Le réalisateur du jeu propose alors à son collègue et ami Satoru Iwata (alors président de Hal Laboratory mais aussi développeur de Smash Bros) une alternative : soit engager un artiste pour faire le design de combattants ; soit emprunter des personnages de Nintendo.
J’ai demandé à utiliser les personnages de Nintendo parce qu’il était très difficile de plonger les joueurs dans l’atmosphère du monde du jeu, alors qu’il s’agissait d’un jeu de combat sur console. Il faut toujours des personnages principaux dans un jeu de combat, car si le joueur voit juste défiler le personnage 1, 2, puis 3, et ainsi de suite, les personnages principaux finissent par se perdre dans la masse. Pour un jeu d’arcade, le développement des combattants n’est pas aussi fondamental puisque c’est le combat qui motive les joueurs. En revanche, pour un jeu de console auquel on joue chez soi, il faut définir l’aspect général ou l’atmosphère du monde dès le départ, sinon le jeu en pâtira. C’est pour cette raison que j’ai souhaité utiliser les personnages de Nintendo.
Une proposition forte mais dont ils ne sont pas certains de l’aboutissement. Déjà à l’époque, Nintendo est connu pour être ferme avec ses licences (le film Super Mario Bros. faisant probablement partie de la liste des coupables). Or, Satoru Iwata semble être dans les petits papiers de Nintendo : lui comme président de Hal. Laboratory était l’une des conditions pour que Hiroshi Yamauchi, alors président de Nintendo à l’époque, sauve le studio de la faillite. C’est même Iwata qui a repris les rênes de l’entreprise kyotoïte après la mort de Yamauchi. Pour autant, il fallait se confronter à Shigeru Miyamoto. Et lui-même en tant que créateur, Sakuraï sait que c’est compliqué de s’approprier les personnages des autres :
C’était le premier jeu Nintendo 64 créé par HAL Laboratory et, bien évidemment, je voulais faire quelque chose de bien. Par ailleurs, il y a beaucoup de personnages et chacun d’entre eux a son propre auteur, n’est-ce pas ? Je ne voulais pas trahir les concepteurs de ces personnages. J’ai créé Kirby et il a parfois été utilisé ailleurs et il m’arrive de me dire “Mais non, Kirby ne se déplace pas comme ça, il ne fait pas ça”. Je voulais à tout prix éviter cela.
Et ça ne coupe pas. Le projet est présenté à Shigeru Miyamoto aurait refusé de donner à Hal. Laboratory l’autorisation de l’utilisation de ses personnages. Le projet aurait donc pu s’arrêter là. Mais c’est Satoru Iwata qui décide de continuer le projet. Un prototype avec Mario, Link, Fox et Kirby voit alors le jour. Dans une vidéo publiée l’année dernière revenant sur les concepts de ce qu’allait être ce premier Super Smash Bros, Sakurai déclare :
Après que Smash Bros fut fini, l’opinion au sein de Nintendo était partagée. Les développeurs qui jouaient souvent aux jeux vidéo ont vraiment aimé le temps qu’ils ont passé dessus. D’un autre côté, le marketing et des responsables de la distribution ont rejeté sans retour l’idée d’avoir des personnages se battre… mais ça, c’était avant d’y jouer.
Cela étant dit, les premiers chiffres de ventes au Japon leur donneront raison. Le succès n’est pas encore au rendez-vous pour un public habitué aux jeux arcades bien plus exigeants, moins accessibles. C’est peut-être aussi cette enveloppe “Nintendo” qui donne le sentiment à certains d’avoir un côté grand public et donc moins exigeant. Pour renverser cette idée préconçue, Satoru Iwata et Masahiro Sakurai mettent alors en place le Super Smash Bros. Dojo : un site Internet faisant office de guide où chaque mouvement est expliqué voire décortiqué. Le titre monte en popularité et Nintendo décide alors de l’exporter en Europe et en Amérique. Chez nos voisins transatlantique, le titre cartonne et ses ventes cumulées font de lui le cinquième jeu le plus vendu de la console.
Shigeru Miyamoto raconte qu’après avoir donné son accord à Hal. Laboratory pour l’utilisation de ses personnages, plusieurs personnes sont venues le voir. Elles lui ont demandé si c’était vraiment bien de leur donner une image de bagarreurs. Ce à quoi il leur a répondu la chose suivante :
Lorsque nous avons créé "Smash Bros.", certaines personnes étaient inquiètes. Elles m'ont demandé si Mario pouvait vraiment donner des coups de poing et des coups de pied (quelque chose de déjà vu dans Super Mario 64 pourtant, ndlr). J'ai dû les supplier en leur expliquant qu'il sortait déjà les tortues de leur carapace. (Rires)
Smash Bros : l'une des licences fortes de Nintendo
Un succès qui en appellera d’autres. Smash Bros. étant un carton, un autre épisode est rapidement mis sur le tapis. Grâce à la Gamecube, de vrais polygones et donc de vrais modèles en trois dimensions sont utilisés. C’est avec Melee qu’une toute nouvelle dimension est donnée à la saga avec le début des premiers tournois et d’une scène eSport. Encore aujourd’hui, et malgré la sortie dont on peut traduire le sous-titre par Ultime, l’opus Gamecube est souvent considéré comme le meilleur de la série.
Dernier épisode de la saga, c’est bien Super Smash Bros. Ultimate qui bat tous les records. Les derniers chiffres, datant du 30 septembre 2023, affiche le jeu comme étant le troisième le plus vendu sur Nintendo Switch avec 32,44 millions d’unités distribuées. Il se place donc devant The Legend of Zelda : Breath of the Wild mais reste loin d’Animal Crossing : New Horizons (43,08 millions) et encore plus loin de Mario Kart 8 Deluxe (57 millions). De manière plus générale, Smash Bros. constitue la sixième licence la plus vendue de Big N. Avec 73 millions d'exemplaires vendus, elle se positionne juste derrière Animal Crossing (78 millions). Les suivantes seront plus compliquées à atteindre : The Legend of Zelda (160 millions) ; série de jeux Wii (plus de 200 millions) ; tandis que Pokémon et Mario sont largement devant avec respectivement plus 400 millions et plus de 800 millions d'unités vendues.
À l’heure de célébrer les 25 ans de Super Smash Bros, on ne peut s’empêcher de regarder vers l’avenir avec des sentiments mitigés. Super Smash Bros. Ultimate était-il vraiment le dernier épisode ? Voilà ce qu’en pense son créateur :
Une option consisterait à séparer la série elle-même de son créateur. Mais pour l'instant, du moins, je ne peux pas vraiment imaginer un titre Smash Bros. sans moi (...) Pour l'instant, nous n'avons pas quelqu'un qui puisse simplement prendre les rênes (...)
Quelque chose que l’on peut logiquement penser tant Sakurai a fait pour cette série. Son implication fut totale depuis les premiers, la voyant même se faire des intraveineuses au lieu d’aller à l’hôpital pour continuer de travailler après une intoxication alimentaire. Il ajoute :
On peut supposer qu'il y en aura un autre à un moment donné, étant donné l'importance de Smash Bros pour Nintendo, mais il va falloir travailler pour savoir exactement comment faire pour que cela se produise.
Il conclut en indiquant que, tant qu’il en est capable, il a aussi envie de continuer à travailler avec Nintendo. De quoi nourrir les espoirs et fantasmes des joueurs à une heure où les rumeurs concernant une nouvelle Nintendo Switch sont plus fortes que jamais. De quoi s'assurer, pour le coup, que les joueurs aussi ont toujours envie de le voir travailler avec Nintendo.