Le 10 mars 2000 sur la scène du Civic Auditorium de San José, le cœur de Seamus Blackley bat la chamade. Ce grand gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix à la carrure d’un footballeur américain n’en mène pas large. Alors qu’il s’apprête à lever le voile sur la toute première console de jeux de Microsoft sous les yeux de Bill Gates, ses vieux démons surgissent. Ces derniers n’ont pas de cornes, mais des dents acérées. Enfilez votre chapeau d’aventurier, nous partons dans la jungle d’Isla Sorna pour vous expliquer comment un jeu assassiné par la critique a permis de faire naître le projet Xbox.
- Au Coeur de la Xbox, Dean Takahashi, Editions Pix’n Love
- Power On : The Story of Xbox
- Kotaku : A Young Man's Ego Doomed A Much-Hyped Jurassic Park Game
- Interview de Seamus Blackley effectuée par nos soins
Sommaire
- La préhistoire
- “C’est vraiment un gros tas de m…”
- La grande bête qui monte
- La guerre des mondes
La préhistoire
Avant de rejoindre l’une des sociétés les plus puissantes du monde, Seamus Blackley, un amoureux de jeux vidéo et de sciences, fait ses armes dans l’industrie du gaming en tant que programmeur chez Looking Glass Studios. Le groupe, qui aime développer des titres immersifs, est le parfait terrain de jeu pour ce passionné diplômé en physique. Arrivé à une époque où la technologie progresse à une vitesse hallucinante, Blackley découvre deux nouveautés qui vont marquer sa vie à tout jamais : le rendu 3D en temps réel et les moteurs physiques avancés. Il prend alors un malin plaisir à concevoir toute la physique de System Shock ainsi que celle de Flight Unlimited, des jeux qui seront des succès pour la compagnie. À force de s’amuser avec des outils puissants qui n’existaient pas quelques mois auparavant, le programmeur commence à rêver d’un jeu en monde ouvert où le joueur se sentirait totalement libre et où toutes les interactions seraient simulées de manière réaliste. Il en est persuadé, ce songe pourrait devenir réalité prochainement.
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Après son aventure chez Looking Glass Studios, Seamus Blackley rejoint DreamWorks en 1995. La société de production de films cherche à frapper un grand coup dans le monde du jeu vidéo et voit en Blackley le développeur idéal pour mettre au point une œuvre novatrice. C’est à ce moment-là que le développeur rencontre une légende du cinéma en la personne de Steven Spielberg. Le réalisateur d’E.T. et d’Indiana Jones souhaite créer un jeu Jurassic Park qui sort de l’ordinaire. Blackley évoque son idée de fabriquer une île peuplée de dinosaures complètement simulée physiquement : Spielberg est convaincu et donne au talentueux programmeur la mission de faire un jeu Jurassic Park mémorable. D’une certaine façon, le pari sera réussi.
Quand elle entend parler du projet, la presse spécialisée se montre particulièrement intéressée. Face aux déclarations tonitruantes de Seamus qui promet une végétation qui se plie au passage du joueur mais aussi des éclaboussures réalistes quand une pierre est lancée dans une flaque d’eau, les journalistes trépignent d’impatience. Le PDG d’AMD montre des vidéos du soft pour vendre des microprocesseurs tandis que Bill Gates, impressionné par une démonstration, écrit à DreamWorks pour féliciter les équipes.
Malheureusement, sous les néons du studio américain, le développement du projet ne se passe pas bien. Galvanisé par ses succès chez Looking Glass Studios, électrisé par son adoubement par Spielberg, Seamus prend la grosse tête. Étant à la fois le directeur du projet et le programmeur principal, il se retrouve la tête dans le guidon et échoue à défendre les intérêts de son équipe face aux grands patrons de DreamWorks. En outre, Blackley n’a pas suffisamment anticipé le travail colossal que représente la production d’un moteur physique aussi poussé devant insuffler de la vie aux dinosaures qui rôdent. L’entreprise décide de sortir Trespasser, alors que ce dernier n’est pas terminé, le 28 octobre 1998.
“C’est vraiment un gros tas de m…”
Jurassic Park : Trespasser promettait un univers tellement réel que les joueurs devaient crier d’effroi s’ils apercevaient des dinosaures. Malheureusement, quand le titre sort à la fin de l’année 1998, ce sont les rires moqueurs qui retentissent. Ceux de la presse spécialisée et des joueurs. Trespasser n’est malheureusement pas l’expérience révolutionnaire espérée. Bourré de bugs dans l’intelligence artificielle, infesté de problèmes dans le moteur physique, doté d’éléments de design discutables, le soft se fait détruire par la presse. Aujourd'hui encore, les youtubeurs le relancent pour faire rire leur communauté. GameStop qualifie le titre de “frustrant”, “ridicule”, “risible”, “pire jeu de l’année 1998” et lui donne la note de 3.9/10. “Trespasser est probablement le pire jeu auquel j’ai joué” écrit Alex Huhtala de Computer and Video Games avant de lui coller la note de 1/10. De son côté, Edge lui octroie un 2/10.
Cette désillusion générale s’accompagne de résultats catastrophiques dans les boutiques. Alors que DreamWorks espérait vendre plus d’un million d’exemplaires, ce ne sont que soixante mille copies de Trespasser qui partent des rayons. Arrivé totalement cassé à une époque où les sites Internet spécialisés fleurissent sur Internet, le jeu de DreamWorks est roulé dans la boue. Seamus Blackley en prend également pour son grade avec des messages insultants le ciblant directement. Le créateur qui s’était senti poussé des ailes a un genou à terre. Honteux de ne pas avoir mené à bien ce projet, persuadé d’être rejeté par le monde du jeu vidéo qui le faisait rêver, l’ancien programmeur star de Looking Glass Studios broie du noir.
Si vous souhaitez vérifier par vous-même les gros défauts de Trespasser (mais aussi son ambition folle pour l'époque), le jeu peut être téléchargé sur Abandonware France par ici.
Anéanti sur le plan émotionnel, Seamus n’est plus que l’ombre de lui-même. Il ne plaisante plus avec ses collègues, vient de moins en moins dans les bureaux de DreamWorks, et quitte sa petite amie (avec laquelle il était depuis huit ans). Entre la fin de l’année 1998 et le mois de février 1999, le papa de Trespasser se rend dans différentes villes d’Europe pour se changer les idées. Persuadé que plus personne ne lui donnera sa chance en Californie, il quitte Hollywood pour s’installer à Redmond. Il veut effacer l’ardoise et redevenir anonyme.
La grande bête qui monte
En février 1999, Blackley trouve du travail chez Microsoft au poste de responsable de programmation graphique. Par le passé, Bill Gates, qui était un investisseur de DreamWorks, lui avait dit en plaisantant qu’il fallait qu’il le rejoigne chez Microsoft. Le physicien qui a fait perdre 5,6 millions de dollars à son ancien employeur arrive dans l’entreprise de Bill Gates par la petite porte. Le minuscule bureau qui lui sert d’espace de travail est privé de fenêtre, ce qui est un comble pour une entreprise qui vend des Windows par millions !
Au début de l’année 1999, Sony annonce qu’une nouvelle PlayStation est en cours de développement. Selon les pontes de Sony, elle sera surpuissante grâce à son “Emotion Engine”. Le groupe de Bill Gates commence à craindre les promesses du géant japonais et voit d’un mauvais œil les ambitions d’un Sony qui assure que sa PlayStation 2 “va remplacer les ordinateurs”. C’est à ce moment-là que le supérieur de Blackley lui demande une étude comparative des graphismes de la PlayStation 2 avec ceux d’un PC. Seamus a alors une illumination : pourquoi Microsoft ne produirait pas sa propre console ? Une machine pensée pour les développeurs, utilisant les outils dont la société dispose déjà. Et surtout, un hardware qui serait la même pour tous. En tant qu’ancien développeur de jeux ayant connu moult péripéties avec Trespasser, Blackley sait ce qui pourrait aider les développeurs à ne pas reproduire ses erreurs.
L’ancien programmeur de Looking Glass Studios partage son idée folle à d’autres de ses collègues. Ted Hase, Kevin Bachus, Otto Berks… tous veulent voir Microsoft livrer une bataille à PlayStation sur le terrain des consoles de jeux. C’est ainsi que naît le projet “DirectX box”, une console facile à programmer et puissante. Après diverses péripéties et débats houleux, Bill Gates et Steve Ballmer donnent leur feu vert. La firme de Redmond va bel et bien répondre aux provocations de Sony en s’invitant dans un secteur très concurrentiel en perpétuelle évolution. Seamus Blackley gagne de nouveau en importance, cette fois-ci chez Microsoft : il devient le père du projet Xbox.
La guerre des mondes
Le 10 mars 2000 sur la scène du Civic Auditorium de San José, le cœur de Seamus Blackley bat la chamade. Ce grand gaillard est effrayé. Alors qu’il s’apprête à lever le voile sur la toute première console de jeux de Microsoft sous les yeux de Bill Gates, ses vieux démons surgissent. Ces derniers n’ont pas de cornes mais des dents acérées et s’appellent vélociraptors ou T-Rex. Le matin, dans sa chambre d’hôtel, Blackley a dû se convaincre de ne pas être un imposteur. Il sait que dans la salle se trouve le public le plus cynique du monde qui connaît sa mésaventure chez DreamWorks avec Trespasser. Avant de rejoindre Bill Gates sur scène pour dévoiler officiellement la Xbox, Seamus prend une profonde inspiration. Lorsqu’il fait les premiers pas devant le public, le fardeau de son échec avec Trespasser, le ridicule qu’il ne veut surtout pas connaître une nouvelle fois auprès des développeurs présents, toute cette pression lui tombe dessus. Malgré tout, il trouve la force nécessaire pour présenter le projet et pour expliquer les diverses démos techniques présentées.
Parmi les démos montrées, il y en a une, impressionnante, qui expose un moteur physique en avance sur son temps avec les balles de ping pong qui rebondissent de partout et qui sont propulsées à l'aide de pièges à souris. Malgré sa déconvenue avec Trespasser, Blackley sait que la physique sera un élément indispensable des les jeux de demain, et qu’il est important de la mettre en avant. La vidéo fait mouche. Lorne Lanning, pourtant très lié à PlayStation avec sa saga Oddworld, commence à s’intéresser à cette fameuse Xbox. Un certain Cliff Bleszinski, qui ne s’attendait qu’à voir un PC miniature, s’enthousiasme par ce qui a été dévoilé. Les cadres de Microsoft le reconnaissent : les démos de Blackley ont été aussi déterminantes que cruciales pour la crédibilité et l'importance de la Xbox. Devant un parterre de développeurs mais aussi de journalistes qui l'avaient auparavant moqués, Seamus Blackley reçoit un tonnerre d'applaudissement sous les yeux de son mentor, Bill Gates.
C’est un fait : sans l'échec cuisant de Trespasser, la Xbox n’aurait peut-être jamais existé. C’est finalement grâce à cette mésaventure que Blackley a rejoint Microsoft et que le physicien a développé un plan inspiré des leçons tirées avec le titre de DreamWorks. Aujourd’hui, c’est lui le dinosaure du jeu vidéo. “La Xbox m’a offert beaucoup de moments magnifiques” nous confie-t-il. Avant de conclure : “la chose la plus importante quand vous êtes dans ce business, c'est d'être là pour votre public, d'être là avec eux. C'est ça la clé.”