Quand nous évoquons Microsoft aujourd’hui, les premiers mots qui viennent à l’esprit sont “Xbox”, “Game Pass” ou encore “Cloud”. Cela n’a pas toujours été le cas. À la fin des années 1990, ce qui qualifiait le mieux la firme de Redmond était “Windows”, “position dominante” et “Bill Gates”. Malgré la puissance financière du groupe, son succès dans le marché des consoles de jeux était loin d’être acté. Entre réputation moribonde et choix audacieux, nous revenons sur les petites comme les grandes décisions qui ont permis à Microsoft de s’imposer durablement dans le monde très concurrentiel du gaming.
2001, une année plus noire que verte
E3 2001. Après un crunch intensif pour faire de la Xbox une réalité, les équipes en charge de la première console de jeux conçue par Microsoft participent au premier E3 de la machine. Ce beau bébé de 4 kg promet la lune depuis plusieurs mois, mais des astres au désastre, il n’y a qu’un pas. Lors de sa conférence dédiée aux professionnels de l’industrie, le géant américain veut prouver au monde entier que son hardware est dans les starting-blocks. Malheureusement, ce matin-là, devant un parterre de journalistes, la console ne démarre pas. Dans la tête de certains analystes, cet incident humiliant est vu comme un mauvais présage annonçant un game over pour la tentative de Bill Gates de venir embêter Sony sur son terrain. Plus globalement, deux éléments font douter les observateurs. Le premier, c’est que Microsoft est une société américaine et que les tristes exemples d’Atari et de Mattel sont encore dans les esprits. Face au succès des consoles japonaises par rapport aux déboires des machines de l’Oncle Sam, il est de bon aloi de penser qu’un système de jeux ne venant pas de l’archipel a plus de risques de connaître un revers. Le second élément, c’est que les ventes décevantes de la Dreamcast ont forcé SEGA à annoncer son retrait du monde des constructeurs en janvier 2001. Si même le papa de Sonic a échoué, comment un nouvel acteur, aussi riche soit-il, pourrait triompher ?
Les catastrophes continuent pendant ce terrible E3. Les jeux comme le hardware ne sont pas prêts et souffrent de tares techniques, ce qui fâche les journalistes présents. Plus tard, Robbie Bach (alors responsable de la jeune marque Xbox) se voit infliger une véritable leçon de communication par Kazuo Hirai (ancien directeur de Sony Computer) en reconnaissant publiquement que Microsoft ne fait que suivre la voie ouverte par Sony. Enfin, Peter Moore, alors chez SEGA, enfonce le clou en précisant que ni les détaillants, ni les développeurs, ni les joueurs croient en la Xbox. Suite à cet événement raté, les grands de l’industrie peinent à faire confiance à Microsoft. Larry Probst d’Electronic Arts va jusqu’à déclarer que le constructeur américain “marche vers la mort” avec sa console. Assommé par ces mauvaises nouvelles, Robbie Bach écrit sa lettre de démission le 25 mai 2001 à deux heures du matin. Bill Gates et Steve Ballmer la refusent et l’encouragent à persévérer.
La box à abattre
Oui, la firme de Redmond s’est heurtée à un mur quand elle a souhaité se lancer dans le marché des consoles de jeux. Une partie de la presse spécialisée ainsi que de nombreux joueurs de l’époque étaient persuadés que la nouvelle lubie de Bill Gates allait coûter cher à l’entreprise américaine. “Je suis écoeuré que des équipes (...) retournent soudainement leur veste et aillent travailler chez des escrocs véreux et sans scrupules, attirées par le pouvoir financier de Micro$oft” lit-on dans certains billets publiés au début des années 2000. Les personnes qui ont connu la fin des années 1990 savent à quel point la firme de Redmond souffrait d’une mauvaise réputation. Suspectée d’abuser de sa position dominante, la compagnie affichait également une hostilité envers les logiciels open source, qualifiés de “cancers” par le PDG de la société, Steve Ballmer.
À cause du succès insolent de Windows, Microsoft devient le géant à abattre, “le méchant de l’histoire” comme l’explique Albert Penello, ex-responsable marketing de la marque. “Notre réputation n’était pas géniale” confirme-t-il dans le reportage Power On : The Story of Xbox. Au moment de choisir le nom définitif de la console, les équipes du marketing préfèrent retirer le “Microsoft” du “Microsoft Xbox” originellement prévu, à cause du souci d’image de l’entreprise auprès des jeunes. Albert Penello s’amuse : “Peux-tu imaginer aller voir Bill Gates et lui dire que le plus gros obstacle pour le lancement de ce nouveau produit, c’est le nom de son entreprise ?”.
En 2001, la Xbox est perçue, à tort, comme une envie de Microsoft de contrôler le monde du jeu vidéo à coups de milliards de dollars. En réalité, la firme de Redmond craint que Sony et les géants d’Internet ne s’assemblent pour la laisser sur la touche. Bill Gates voit d’un mauvais œil les ambitions d’un Sony qui assure que sa PlayStation 2 “va remplacer les ordinateurs” et donne le feu vert à la conception d’une machine maison après des débats houleux en interne. D’une certaine manière, le projet Xbox est lancé par obligation à Redmond : elle est une réponse aux provocations de Sony quant au monde du PC et la promesse de ne pas se laisser faire dans un secteur en perpétuelle évolution.
Du pétrole et des idées
Bien sûr, Microsoft a de l'argent. Beaucoup d’argent. Mais le géant a aussi des idées. La Xbox est la première console de jeux à proposer un disque dur en série ainsi qu’un port Ethernet imaginé pour le jeu en haut débit. Cela va avoir deux effets : des jeux plus performants et la possibilité de jouer en ligne dans d’excellentes conditions. Après moult péripéties, la console sort le 15 novembre 2001 aux Etats-Unis et rencontre un solide succès, avant tout grâce à Halo. Le FPS façonné par Bungie devient un incontournable : il en met plein les yeux, plein les oreilles, et prouve que la Xbox mérite d’être achetée. Lors des premiers mois de vente de la console, 80 % des acheteurs partent avec un exemplaire du soft de Bungie. Semaine après semaine, la folie 117 se répand outre-Atlantique, puis partout dans le monde.
Le Xbox Live arrive l’année d’après et parvient à dépasser les estimations de ventes. C’est surtout avec la sortie de Halo 2 le 9 novembre 2004 que les choix de Microsoft se révèlent payants. Le titre génère plus de revenus en 24 heures que les premiers jours de vente de n’importe quelle œuvre vidéoludique de l’histoire à ce moment-là. Son mode en ligne est immédiatement squatté par des millions de curieux. Portée par le succès du Live et de Halo 2, la Xbox passe devant le GameCube de Nintendo en matière de ventes de consoles. Bien que Microsoft perde de l’argent avec la Xbox, le géant américain grignote des parts de marché et parvient à se faire accepter chez les jeunes adultes. Petit à petit, les ingénieurs de Microsoft qui ne s’étaient pas vraiment préoccupés de la machine pendant sa conception demandent à travailler sur cette console dont tout le monde parle. Une console qui arrive enfin à rendre Microsoft “cool” auprès des adolescents. Ce premier pas dans le monde du jeu vidéo est jugé prometteur par les dirigeants du groupe qui décident de donner le feu vert à la conception d’une nouvelle machine, la Xbox 360. Les objectifs sont clairs : gagner des parts de marché et surtout perdre moins d’argent.
360 millions d’amis
Si la Xbox 360 a réussi à s’imposer au point de mettre Sony avec sa PlayStation 3 dans une situation inconfortable pendant plusieurs années, c’est avant tout parce qu’elle répond à trois critères primordiaux. La console est performante, elle est vendue à un prix abordable, et ses exclusivités sont de très bonne qualité. Microsoft profite d’avoir le vent dans le dos pour attaquer directement sa rivale. Les faits d’armes les plus célèbres reposent sur la production de jeux japonais exclusifs, tels que Blue Dragon et Lost Odyssey, l’exclusivité tonitruante des DLC de GTA IV, mais aussi l’arrivée d’une série qui met tout le monde d’accord quand elle débarque avec Gears of War. Cette politique très agressive vient de Peter Moore, le responsable de la marque à cette époque, un ancien de SEGA qui a vu mourir son petit protégé sous les coups de Sony. “Nous encouragions la guerre des consoles” avoue-t-il au micro de Front Office Sports. Lors d’une discussion animée par Reggie Fils-Aimé, Peter Moore avouait qu’il voyait la Xbox comme une Dreamcast 2. Le britannique passionné de football a multiplié les petites phrases à l’encontre de Sony, que ce soit aux E3 ou lors d’autres événements réservés à la presse. Jay Allard (un des co-fondateurs du projet Xbox) s’en amuse chez CNN : “Pour Peter, cette fois, c’est personnel”. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la méthode agressive paie. La Xbox 360 multiplie les partenariats et s’impose petit à petit dans les foyers occidentaux.
À la fin de l’année 2006, la firme de Redmond annonce fièrement avoir vendu plus de six millions de machines dans le monde (3,6 millions aux Etats-Unis, 1,7 million en Europe, 700 000 dans le reste du monde). Rien n'entache le succès de la console, pas même l’affaire du Red ring of death, nom donné à une anomalie qui casse les Xbox 360. Ce qui aurait pu causer la mort de la marque a finalement montré le sérieux d’un Microsoft acceptant sans broncher de perdre un milliard de dollars pour envoyer FedEx et UPS chez tous les joueurs ayant un problème hardware. Le service après-vente du géant américain récolte les lauriers : malgré les déconvenues de la panne, les acheteurs pardonnent grâce à l’efficacité de la réaction.
Des envies de grande heure
Avec ses projets les plus importants chapeautés par des studios issus du monde du PC (Bungie, Lionhead, Epic Games) et ses nombreux jeux en ligne, la Xbox 360 est perçue comme une machine pensée pour les hardcore gamers. Les parts de marché sont bonnes, les messages sont clairs. À la fin de l’année 2006, le géant américain confirme avoir vendu 10 millions de Xbox 360, conformément à ses objectifs. Dans l’ombre du succès de la console de Microsoft, la PlayStation 3 débarque en novembre 2006 au Japon et aux États-Unis. Désormais, deux machines de nouvelle génération visant le même public sont sur le marché. Cette confrontation directe qui s’annonce va donner envie au géant américain d’en finir vite. “Quand je suis arrivé chez Microsoft, Steve Ballmer m’a dit qu’il fallait miser sur de nouvelles catégories, innover et créer les nouveaux succès du jeu vidéo et du divertissement” se souvient Don Mattrick dans Power On. L’arrivée du Senior Vice President supervisant la Xbox 360 et le jeu sur PC en 2007 est le point de départ de l’idée de fidélisation d’un public plus large. Conformément aux souhaits de Ballmer, Mattrick ne veut pas vendre 30 millions de consoles, mais 300 millions. Pour y arriver, sa stratégie va reposer sur des expériences imaginées pour les casual. Il mise sur le divertissement, sur le cinéma, sur Netflix, sur HBO, sur Facebook ou encore sur Twitter qui arrivent sur la machine.
Il va y avoir du sport
En 2007, la Wii fait un carton. Le motion gaming devient un phénomène de société. En coulisse, Bill Gates s’agace. “Comment avons-nous pu rater cette vague ?” inflige-t-il aux équipes d’Xbox. Malgré une tentative de séduire le très grand public avec le Xbox Live Vision, c’est Kinect qui va redonner des couleurs aux dirigeants du groupe. À sa sortie en 2010, l’accessoire rencontre un succès énorme. La firme de Redmond sort des jeux de fitness et des expériences pensées pour toute la famille, terrain normalement dominé par Nintendo. Sur ses 60 premiers jours d’existence, Kinect se vend à huit millions d’exemplaires. Une fois de plus, Microsoft s’adapte à la vitesse de l’éclair et parvient à mettre en place un produit qui correspond aux attentes du public ciblé. Microsoft a su rebondir efficacement pendant la folie motion gaming mais n'est malheureusement pas parvenu à convaincre les hardcore gamers de l’utilité de Kinect.
One direction
Faut-il revenir sur la première partie de vie catastrophique de la Xbox One ? La marque aurait tout simplement pu disparaître suite au lancement raté de la machine. Le 1er juillet 2013, 18 jours après l’E3 où la Xbox One fut moquée, Don Mattrick est remercié. Bien qu’il soit souvent qualifié de “loser” par les fans de la marque, c’est sous son règne que la base installée de Xbox 360 dans le monde est passée de 10 millions à plus de 76 millions. Le nombre d'abonnés au Xbox Live (silver et gold) a quant à lui été multiplié par 8, passant de 6 millions à 48 millions de membres. Cependant, ses explications hasardeuses et sa stratégie bancale pour la Xbox One ont créé beaucoup de méfiance chez les joueurs. Les équipes Xbox sont déboussolées. Dès le mois d’avril 2014, les ventes de la machine chutent et la PlayStation 4 prend son envol. Phil Spencer est convoqué dans le bureau de Satya Nadella, le nouveau PDG de l’entreprise, où l’abandon possible du marché des consoles de jeux y est clairement évoqué. Le patron fraîchement débarqué à la tête de Xbox réussit à convaincre le boss final de Microsoft d’investir massivement pour relancer la marque.
Pour sauver ce qui peut l’être, Spencer met en place avec ses équipes un plan dans le but d’éviter la mort de la marque. Il retire Kinect des cartons pour descendre le prix de l’addition, il se focalise sur les jeux en fermant Xbox Entertainment Studios, et il remet les développeurs indépendants sous le feu des projecteurs en aidant à développer ID@Xbox avec Chris Charla. L’erreur de Don Mattrick a été de faire passer les envies de grandeur de Ballmer avant les envies des fans, et ça, Phil Spencer ne l’oubliera jamais. Dès son arrivée, il lance Xbox Feedback, un forum permettant aux inscrits de faire des retours, de poster des idées, de proposer des fonctionnalités. C’est dans cet espace que les joueurs demandent en grand nombre la rétrocompatibilité sur Xbox One… qui deviendra une réalité en 2015. Un tour de force technique qui est allé jusqu’à surprendre le concurrent d’en face, Sony.
Tout s’accélère
L’année suivante, Spencer épouse la convergence Xbox/PC avec l’arrivée du Xbox Play Anywhere. C’est en 2017 que son idée la plus célèbre va apparaître avec le Game Pass, un service donnant accès à un large choix de jeux contre quelques euros tous les mois. Il en est persuadé : si ce modèle économique a fonctionné pour la télévision et la musique, alors il fonctionnera aussi pour le jeu vidéo. Les premiers retours sont encourageants, mais le raz-de-marée n’est pas encore là. De son côté, la Xbox One X devient la machine la plus puissante de la génération et assure des jeux en 4K aux heureux possesseurs d’écrans permettant d'afficher cette résolution. En janvier 2018, la firme de Redmond décide d’intégrer tous ses futurs jeux first party en day one de façon permanente. Progressivement, le service fait parler de lui grâce à des partenariats tonitruants.
Toujours en 2018, le géant américain rachète Playground Games, Ninja Theory, Compulsion Games et Undead Labs puis fonde The Initiative. En 2019, c’est Double Fine et InXile qui rejoignent la famille. L'objectif de Microsoft est alors d’assurer un contenu régulier de titres first party pour nourrir le Game Pass et inciter les joueurs à s’abonner ou à rester abonnés. Cette fois-ci, le succès est au rendez-vous. En janvier 2020, Spencer et ses équipes annoncent que le Game Pass compte 10 millions d’abonnés. L’année d’après, ce chiffre monte à 18 millions. Enfin, en janvier 2022, Satya Nadella explique que ce sont désormais 25 millions de personnes qui ont craqué pour le service. En multipliant les points d’entrée à l’offre Game Pass (mobiles, PC, consoles, TV connectées), le géant américain espère réduire les barrières pour que les utilisateurs accèdent à leurs jeux. Cette politique articulée autour du joueur fait du bien à l’image de la société : Microsoft a enfin réussi à faire oublier ses décisions impopulaires de 2013. Mieux, il force Sony à se réinventer dans ses modèles économiques. Le mastodonte japonais retrouve un concurrent fort qui réussit petit à petit à remporter des batailles sur un terrain qui lui est favorable : celui du Cloud, du cross-play, de l’abonnement et du PC, plutôt que sur celui des consoles de jeux. C'est un fait, Xbox n'a jamais été le leader d'aucune génération de consoles et mise désormais tout sur les services.
Grâce à ses finances mais aussi aux bonnes idées d’une poignée de visionnaires, cela fait depuis plus de vingt ans que Microsoft réussit à tenir tête à Sony et à Nintendo dans un secteur ultra concurrentiel. Capable de s’adapter rapidement aux stratégies adverses tout en évitant de s’embourber dans des décisions impopulaires, la marque au gros X a réussi là où d'autres ont échoué, Google en tête. Malgré tout, la firme de Redmond a encore une chose à prouver : sa capacité à gérer efficacement ses nombreux studios first party. Elle doit également veiller à garder une bonne image. En récupérant l’éditeur Bethesda et en projetant de dévorer Activision Blizzard, l’entreprise dirigée par Nadella pourrait passer pour un ogre qui gobe les studios tel un tamanoir avalant des fourmis. Avec de tels investissements, les fans peuvent néanmoins se rassurer : Microsoft n’est pas prêt d’abandonner le monde du jeu vidéo.