L’histoire du jeu vidéo est jalonnée de projets dont le développement s’est révélé calamiteux. De Duke Nukem Forever à Final Fantasy XV en passant par The Last Guardian, ces créations ont connu tellement de problèmes durant leur production que nous pouvions douter de les voir arriver un jour. Mais rares sont les softs qui sont passés d’Arlésienne à jeux maudits, entraînant la chute de leurs développeurs et la destruction des copies distribuées dans le commerce. Accrochez-vous, nous vous plongeons au beau milieu d’une guerre cybernétique qui, malgré ses protagonistes inspirés de la mythologie nordique, est un peu à l’ouest.
Sommaire
- Revenu des limbes du cyberespace
- 10 années, 3 constructeurs, 1 démo
- Baldur’s Gate
- Aux frontières d’Unreal
- Too Human after all
Revenu des limbes du cyberespace
Vous ne le savez peut-être pas, mais nous venons de fêter un anniversaire un peu particulier : celui des quatre années du retour de Too Human dans le store en ligne de la Xbox. En juin 2019, quand Microsoft officialisa son arrivée dans la dernière vague de softs Xbox 360 rétrocompatibles, la presse spécialisée fut médusée : le jeu développé par Silicon Knights (Eternal Darkness, Metal Gear Solid : The Twin Snakes) n’aurait normalement jamais dû revenir d’entre les morts. En effet, le studio fut contraint en 2012 de détruire tout le code du jeu ainsi que les copies invendues. Voilà un terrible destin pour une production dont le développement – chaotique – a duré une dizaine d’années.
Présenté en 1999, Too Human aurait initialement dû être une exclusivité PlayStation, avant de devenir une exclusivité GameCube puis terminer sa vie uniquement sur Xbox 360. Oui, cela signifie trois constructeurs concurrents sur trois générations de consoles différentes : le titre de Silicon Knights ne pouvait décidément rien faire comme les autres.
10 années, 3 constructeurs, 1 démo
Officiellement annoncé à l’E3 1999, Too Human devait, à la base, sortir sur la toute première PlayStation. Le projet était suffisamment avancé pour que le studio envisage de faire tenir ce TPS futuriste sur quatre CD. Les vidéos de l’époque montraient un système de visée permettant de cibler les parties du corps des adversaires (la mécanique sera reprise dans Eternal Darkness) ainsi que de multiples zones à explorer. Prévu pour sortir pendant l’été 2000, Too Human n’a soudainement plus donné de nouvelles.
Flairant les talents du studio canadien, Nintendo annonça un partenariat exclusif avec Silicon Knights au début des années 2000. De cette entente naquirent le survival horror Eternal Darkness : Sanity's Requiem ainsi que Metal Gear Solid : The Twin Snakes, le remake décrié du premier MGS. Et Too Human dans tout ça ? Il a fallu attendre 2005 pour commencer à avoir des informations fraîches. Cette année-là, Microsoft révéla un partenariat avec Silicon Knights afin de faire de Too Human une exclusivité Xbox 360 “qui s’étendra sur une trilogie” dont le premier épisode était annoncé “pour 2006”. Cette date ne sera pas respectée.
Souffrant d’un développement compliqué ayant déjà connu deux supports sur deux générations de consoles différentes, Too Human doit briller sur un nouveau hardware d’un autre constructeur appartenant à la toute dernière génération de machines. Ni les années 2006 ni même les années 2007 n’ont vu débarquer le soft. Afin de faire patienter les joueurs, Silicon Knights participa à un faux documentaire en trois parties intitulé The Goblin Man of Norway. Utilisé comme outil de marketing viral, ce faux reportage racontait la découverte d’une créature robotique enfermée dans un glacier norvégien. L’os à ronger était petit, certes, mais cela a permis de donner quelques détails sur le lore du jeu de manière assez originale.
C’est pendant l’été 2008 que Silicon Knights leva véritablement le voile sur sa production. Après une telle attente, le développeur canadien mit les petits plats dans les grands : en accord avec Microsoft, le studio publia une démo jouable de Too Human à l’occasion de l’événement “Bringing it Home” pensé pour que les utilisateurs de Xbox 360 aient directement accès aux démos de l’E3. Dès le 14 juillet 2008, les joueurs du monde entier purent enfin voir ce que ce titre de SF avait dans le ventre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les retours furent contrastés. Néanmoins, la firme de Redmond préféra se concentrer sur les bonnes nouvelles plutôt que les mauvaises en annonçant fièrement que la version d’essai du titre connaissait un succès retentissant avec ses 900 000 téléchargements en moins de deux semaines.
Baldur’s Gate
Too Human sortit finalement en août 2008 et la presse spécialisée lui réserva un accueil aussi froid que les niveaux enneigés de Midgard. Affublée d’un 65/100 sur Metacritic, la création de Silicon Knights fut qualifiée de “poussiéreuse”, de “lourde” ou encore “d’inachevée”. De notre côté, nous estimions que l'œuvre de Denis Dyack était “déséquilibrée”. “Quel que soit l'angle choisi, Too Human constitue une déception. La profondeur de cette déception dépendra bien évidemment des attentes que vous placiez en lui” écrivions-nous.
Présenté comme un Action RPG de SF ambitieux, Too Human se révéla n’être qu’un Diablo-like futuriste avec une caméra placée derrière le protagoniste principal. Dans la peau d’une brute indestructible baptisée Baldur, le joueur avait pour mission de nettoyer des arènes grâce à ses armes/compétences, seul ou à deux en coopération.
Malgré un système de gestion de l'équipement solide, les combats brouillons, l’absence de challenge et le level design trop linéaire furent reprochés à de nombreuses reprises. Le problème principal du soft venait d’un choix de design particulier : celui d’exécuter des coups grâce au stick droit (à la Grabbed by the Ghoulies) plutôt que sur les boutons de la manette. Pour recentrer la caméra, il fallait appuyer sur le bouton LB, ou se laisser guider par une caméra automatique qui faisait de son mieux pour suivre l’action sans vraiment y parvenir. Dommage, avec sa réimagination de la mythologie nordique saupoudrée de science-fiction, Too Human avait un background bien à lui qui aurait pu faire mouche.
Les commentaires acerbes des joueurs sur les forums finirent par énerver Denis Dyack, le patron de Silicon Knights. Ce dernier n’hésita pas à poster des messages incendiaires sur NeoGAF, tournant en dérision les remarques des utilisateurs. Avec un budget estimé entre 60 et 100 millions de dollars, Too Human a coûté cher. Face à des ventes ne répondant pas aux attentes, Microsoft annula les deux autres épisodes initialement prévus. Malgré tout, cette sortie en demi-teinte n’était que le début des vrais ennuis de Silicon Knights.
Aux frontières d’Unreal
Avant de s’en prendre aux joueurs sur les forums, Denis Dyack a intenté un procès à Epic Games pour “rupture de contrat”. En effet, le 19 juillet 2007, le développeur affirma que l’Unreal Engine 3, le moteur utilisé par Silicon Knights, n’était pas complet et qu’Epic se servait des droits de licence pour financer Gears of War plutôt que pour terminer des fonctionnalités du moteur. La réponse du géant du jeu vidéo a été au moins à la hauteur de la colère de Dyack : Epic contre-attaqua en affirmant que Silicon Knights avait “enfreint et violé les droits de propriété intellectuelle d'Epic” en volant des lignes de code. En 2012, la société dirigée par Tim Sweeney porta un coup fatal aux créateurs d’Eternal Darkness : le juge estima que Silicon Knights avait "délibérément et à plusieurs reprises copié des milliers de lignes du code protégé par le droit d'auteur d'Epic Games, puis tenté de dissimuler son méfait en supprimant les avis de droit d'auteur d'Epic Games et en déguisant le code protégé par le droit d'auteur d'Epic Games".
Par conséquent, le juge ordonna la destruction de tous les exemplaires invendus de Too Human, mais aussi de X-Men : Destiny, un autre jeu du studio construit sous Unreal Engine 3. En janvier 2013, Too Human fut retiré du Microsoft Store et Denis Dyack, comprenant le destin funeste qui attendait son entreprise, cofonda Precursor Games avec Ken McCulloch. En outre, trois jeux non annoncés de Silicon Knights furent rayés de la carte, et le studio se vit contraint de verser plus de 4,45 millions de dollars d’amende à Epic, sans compter les frais de justice. Résultat des courses ? Le 16 mai 2014, Silicon Knights dépose le bilan. Quant à Ken McCulloch, le cofondateur de Precursor Games, il fut arrêté en 2013 pour possession de matériel pédopornographique.
Too Human after all
Alors que Too Human semblait définitivement parti dans les limbes, il est réapparu de façon totalement inattendue en 2019 lors de la dernière vague de jeux Xbox 360 rétrocompatibles. Une chose improbable arrivant rarement seule, le soft de Silicon Knights devint gratuit. Sans s'appesantir sur les raisons, Microsoft et Epic ont tous les deux officiellement annoncé que ce retour n’était pas une erreur. Aujourd’hui encore, Too Human peut être téléchargé sans dépenser un seul euro afin d’être joué sur Xbox 360, Xbox One et Xbox Series X|S.
Découvrir Too Human aujourd’hui, lorsque l’on connaît toute l’histoire du projet, a une saveur particulière. Alors que les planètes semblaient alignées pour que ce soft disparaisse définitivement, nous pouvons aujourd’hui en profiter comme des archéologues du jeu vidéo. Si la place de Too Human n’est sûrement pas dans votre ludothèque des meilleurs jeux de tous les temps, elle est clairement dans un musée. Traversant les générations (de consoles), mort puis ressuscité, le titre de Silicon Knights est forcément fascinant. S’il vous reste un peu de place sur un disque dur externe, il est temps de donner une ultime chance à ce projet maudit qui aura finalement terminé sa carrière sur un heureux événement.