Dans le monde du jeu vidéo, jeu de rôle et horreur n'est pas un mélange que l'on voit souvent. La plupart du temps, ce genre se marie plutôt avec de l'heroic fantasy ou avec de la science-fiction. Pourtant, plusieurs oeuvres ont tenté cette rencontre improbable pour un résultat qui a fait ses preuves. Rien que récemment, on pense à Darkest Dungeon qui en est le parfait mélange. Au croisement de ces genres, un autre titre s'est fait une certaine réputation sur Steam au fil des ans. Avec près de 2000 évaluations positives, Fear & Hunger est un jeu de rôle qui ne paie pas de mine au premier abord. Pourtant, cinq ans après sa sortie, le jeu s'est constitué une solide communauté de fans alors que ce dernier semble les détester au plus haut point. Pourquoi une telle fascination ?

Bienvenue dans le donjon de la Peur et de la Faim

Fear & Hunger est développé par une seule personne, Miro Haverinen, grâce à RPG Maker, un outil qui permet de créer des jeux de rôle comme son nom l'indique. Cela explique donc les graphismes assez simples du titre, malgré une direction artistique inspirée qui mélange pixel art et peinture numérique. Lancé en 2018, le projet a d'abord rencontré un succès en Russie et en Europe de l'est avant d'être découvert par des créateurs de contenus anglophones en 2022, ce qui l'a exposé à un nouveau public. Dans leurs vidéos, ces derniers n'ont pas hésité à qualifier l'expérience de "jeu le plus cruel de tous les temps", voire de "jeu de rôle qui vous déteste". Malgré cette récente exposition, Fear & Hunger reste tout de même un jeu de niche, loin d'être une nouvelle référence de la scène indépendante comme Darkest Dungeon. Et puis, pour nous autres Français, il n'est pas non plus particulièrement accessible puisqu'il n'est disponible qu'en anglais ou en russe.

Pour commencer par les bases, Fear & Hunger est donc un jeu de rôle proche de l'expérience d'un J-RPG, mais avec une ambiance horrifique. Dans cette sombre aventure, le joueur doit d'abord choisir parmi quatre personnages différents qui correspondent tous à une classe bien particulière : mercenaire, chevalier, prêtre noir et barbare. Après quelques questions pour définir le background de votre protagoniste et ce qui se retrouve dans son inventaire, on débarque dans la cour du donjon de Fear & Hunger avec pour mission d'aller sauver le chevalier Le'garde qui y a été fait prisonnier. Cependant, à mesure que l'on progresse, on découvre que ce que l'on prenait pour un simple donjon abandonné cache en réalité des mystères bien plus sombres qui touchent à d'anciennes et de nouvelles divinités.

Une expérience d'une cruauté sans nom

Pour coller à son ambiance oppressante, Fear & Hunger propose une expérience de jeu de rôle d'une grande difficulté. La plupart du temps, on explore les donjons en vue du dessus tandis que les combats se déroulent au tour par tour, avec une caméra derrière vos combattants qui rappellent Phantasy Star. Durant les affrontements, on retrouve une mécanique de démembrement qui ressemble au Système de Visée Assistée Vault-Tec de la série Fallout. Le joueur peut cibler chaque partie du corps de ses ennemis pour l'affaiblir, chose que les monstres peuvent aussi faire en retour. Rapidement, on peut se voir avec un personnage sans bras ni jambes, ce qui rend les combats et l'exploration quasi impossibles. À côté de ça, chaque membre du corps des ennemis a droit à son propre tour, ce qui peut entraîner des situations où l'on se fait massacrer sans pouvoir rien n'y faire. Enfin, le jeu comporte également une mécanique de lancer de pièce qui détermine si votre personnage va subir un coup fatal ou non.

Si avec tout cela vous avez déjà un aperçu de la difficulté de Fear & Hunger, attendez de voir la suite. Puisque le titre ne possède pas de tutoriel, on pourrait se dire au premier abord qu'il suffirait de tuer des ennemis faibles pour devenir plus fort et affronter de plus grands dangers, comme dans tout jeu de rôle. Sauf que le jeu ne comporte pas de système de niveau ni d'expérience et que les adversaires ne lâchent pas d'objet après avoir été vaincus. Autrement dit, il n'y a aucun intérêt à faire la plupart des combats, si ce n'est d'affaiblir votre équipe. Et puis, si viser la tête reste le moyen le plus efficace de se débarrasser d'un monstre, les probabilités de toucher sont très minces si on ne l'a pas affaibli avant, en coupant ses jambes pour le faire tomber par exemple.

Là où la difficulté monte encore d'un cran, c'est qu'il faut constamment surveiller le niveau de faim et de santé mentale de ses personnages pour éviter de graves conséquences. La gestion des ressources occupe une place importante de l'expérience car il existe beaucoup de statuts négatifs qui nécessitent un objet spécifique pour être soignés. Comble du sadisme, vous devez faire un lancer de pièce au moment de sauvegarder et en cas d'un échec, un ennemi aléatoire apparaît pour combattre. Et le pire dans tout cela, c'est qu'on peut tomber aussi bien sur un garde lambda que sur le Crow Mauler, l'un des monstres les plus redoutables du jeu. De façon générale, la mort vous attend à chaque tournant puisqu'une mauvaise réponse ou l'exploration d'un lieu d'où on ne peut pas sortir peut causer un Game Over. Et pour couronner le tout, vous devez également atteindre la geôle du chevalier Le'garde en moins de trente minutes, sous peine de le découvrir mort.

Bien plus qu'un simple jeu de rôle hardcore

Vous l'aurez compris, mais Fear & Hunger est un jeu de rôle hardcore. Ajouté à cela des problèmes techniques comme des ralentissements ou des freeze qui peuvent tuer injustement une run et vous avez de quoi en dégoûter plus d'un. Face à cette situation, que se passerait-il si on abordait les choses différemment ? Au lieu de le considérer comme un RPG, et si Fear & Hunger était bien plus que ça ? C'est là que réside tout le génie de la création de Miro Haverinen puisqu'elle est en réalité au croisement des genres. L'aventure s'appréhende d'abord comme un die and retry car le joueur apprend de chacune de ses tentatives pour aller plus loin à chaque fois. Ce ne sont pas les personnages qui gagnent de l'expérience, mais celui qui les contrôle. Ensuite, le titre prend des allures de rogue like puisqu'à chaque nouvelle partie, l'emplacement des objets, des ennemis et l'agencement de certains lieux est généré aléatoirement. Dans cette situation, la connaissance des items accumulée par les joueurs à chaque essai occupe un rôle déterminant.

Par son ambiance horrifique, Fear & Hunger s'apparente évidemment à un survival horror puisqu'on y retrouve même un équivalent stalkers, ces ennemis invulnérables qui vous poursuivent, comme le Tyran de Resident Evil 2. C'est surtout par sa gestion des ressources que le jeu s'apparente le mieux à ce type d'expérience, tant il y a peu de matériaux à disposition. Mais bien plus que tous ces genres réunis, Fear & Hunger a surtout une approche des choses qui ressemblent à celle des Immersive Sim. Pour rappel, il s'agit d'un genre qui se définit par le fait de proposer plusieurs systèmes et options pour permettre au joueur de se sortir d'une situation ou d'aborder un problème. Pensez à Deus Ex, Dishonored ou encore Bioshock.

Dans Fear & Hunger, il n'y a pas qu'un seul chemin pour atteindre un lieu et il existe de nombreux objets qui permettent de gérer les événements. Par exemple, pour venir à bout d'un garde, l'ennemi le plus commun du jeu, vous pouvez aussi bien l'affronter en frontal que décider de poser un piège à loup avant de le combattre pour lui couper les jambes et viser plus facilement la tête. Vous pouvez également l'aveugler avec un objet pour ne pas qu'il vous touche ou augmenter vos chances de le décapiter en portant des lunettes pour améliorer votre précision. Et si vous ne voulez pas le combattre, vous pouvez crafter un costume de garde qui vous rend indétectable. Pris comme un jeu de rôle lambda, Fear & Hunger est une expérience d'une grande difficulté qui prend tout son sens une fois que l'on comprend comment fonctionnent son monde et ses mécanismes. Par le savoir accumulé à force de jouer, le joueur peut se sortir d'une mauvaise passe de mille et une façons pour atteindre l'une des dix fins de l'aventure.

L'esthétique de l'horreur et du désespoir

Au-delà de la richesse de son gameplay, Fear & Hunger s'est constitué une solide communauté de fans par son univers macabre qui se destine à un public exclusivement adulte. Chaque monstre croisé revêt une apparence cauchemardesque qui est d'autant plus terrifiante qu'ils sont souvent capables de sortir de nulle part et de vous tuer en un coup. De plus, la progression à travers les couloirs du donjon se fait dans le noir, ce qui oblige à utiliser avec parcimonie des torches afin que vos personnages ne deviennent pas fous. De manière générale, ce côté survival-horror qui pousse le joueur à gérer ses ressources en permanence apportent une couche de stress supplémentaire. Par tous ces aspects, la peur ressentie par le joueur se traduit donc directement dans le gameplay. Et puis, il faut reconnaître que le titre profite d'une bande-son et d'un sound design efficaces qui confèrent une atmosphère inquiétante au donjon, avec des sonorités pesantes et stridentes bien dosées.

La peur de Fear & Hunger se traduit également à travers sa direction artistique originale. Avec ses personnages pales, blafards et ses monstres cauchemardesques inspirés, Miro Haverinen a réussi à donner une aura unique à son projet. Cette sensation dérangeante passe notamment par décalage entre la simplicité des graphismes qui rappellent des J-RPG colorés, joyeux et les horreurs qui se déroulent dans le donjon. Pour autant, le développeur reconnaît avoir été influencé par de nombreuses oeuvres. Par son côté dark fantasy assumé, on note une inspiration des productions From Software, notamment à travers ce goût commun pour les univers remplis de mystères et les différentes façons d'appréhender les choses. On ressent même une philosophie du jeu similaire dans la volonté de procurer un grand sentiment de satisfaction au joueur après avoir surmonté une difficulté jugée jusque-là impossible. En pagaille, on retrouve aussi des inspirations Berserk, le manga de Kentaro Miura qui a lui-même inspiré From Software, de Silent Hill avec le Crow Mauler qui rappelle Pyramid Head et évidemment de Lovecraft dans sa dernière partie, avec des archétypes de dieux cosmiques monstrueux dans la veine de Cthulhu et toute la cosmogie crée par l'écrivain.

Si Miro Haverinen réussit à proposer un univers d'horreur aussi fascinant que terrifiant, Fear & Hunger n'est pas pour autant sans défauts. Si les démembrements, tortures et tous les autres actes atroces qui se déroulent dans le donjon permettent de ressentir toute l'infamie du lieu, la présence de violences sexuelles était dispensable et n'apporte rien à l'univers si ce n'est choqué pour choquer. Même chose pour ce qui est de l'omniprésence de phallus, autant dans les décors et que sur les designs des monstres, qui n'ajoutent rien d'intéressant à l'ensemble. L'atmosphère angoissante du titre s'en serait aussi bien portée sans ces éléments vraiment discutables. Pour palier à ce problème, des fans ont mis au point un mod pour flouter les parties les plus choquantes de l'expérience afin que le titre puisse être diffusé sur YouTube ou Twitch. Une preuve supplémentaire que le projet de Miro Haverinen peut compter sur une solide communauté de joueurs qui a d'ailleurs créé un Wiki particulièrement riche en informations. Il faut dire que le lore inventé par le développeur est particulièrement fascinant, avec ses nombreux mystères et ses conflits entre divinités anciennes et nouvelles.

À l'heure actuelle, Miro Haverinen a fini le développement de Fear & Hunger et travaille sur sa suite, Fear & Hunger 2 : Termina qui est déjà disponible. Ce dernier se déroule des siècles après le jeu original dans un cadre toujours aussi horrifique, mais plus moderne, proche du XIXème siècle. Avec ce nouvel épisode, le développeur semble avoir appris de cette première expérience pour proposer une aventure plus grande, avec plus de personnages, mais avec toujours pour mot d'ordre la peur et la survie. Dans tous les cas, une seule chose est sûre, c'est que Miro Haverinen est un nom à surveiller de près dans les années à venir tant ses projets entre J-RPG et Survival Horror sont fascinants.