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Les guerres, fictives ou non, ont depuis toujours formé un excellent ressort vidéoludique. Ainsi, nombreux sont les développeurs à avoir donné vie à leur propre vision de ces dernières. Aujourd'hui, nous allons tenter d'analyser sous différents angles le traitement qui en est fait et les avantages et inconvénients qu'il peut poser.
Des tirs, du sang et des larmes...
Quand on parle guerre et jeu vidéo, difficile de passer à côté de deux licences, piliers du FPS contemporains : Battlefield et Call Of Duty. Si les deux franchises se font chaque année la guerre, c’est surtout cette dernière qu’elles représentent en jeu, invitant les joueurs à prendre part à des conflits passés. Si aujourd’hui ce sont ces deux noms qui ressortent le plus, c'est surtout le genre du FPS tout entier qui s'est placé sur ce créneau, en produisant des dizaines et dizaines de jeux de guerre.
Cette tendance vidéoludique rentre dans un élan mondial visant à produire des œuvres culturelles en lien avec les grands conflits ayant marqué notre Histoire. Des films comme Il faut sauver le soldat Ryan (1998), La Ligne rouge (1998), Pearl Harbor (2001), Stalingrad (2001) ou encore la mini-série Band of Brothers (2001) suscitent un intérêt certain à l’époque, et c’est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui avec Fury (2017), Dunkerque (2017) ou bien, plus récemment, 1917 (2019). Et il existe d’ailleurs un lien entre certaines productions cinématographiques et vidéoludiques. Le premier Call of Duty, par exemple, s’inspire autant du film de 1962, Le jour le plus long, que celui de 1968, Quand les aigles attaquent, en passant par certains épisodes de la série Band of Brothers . Ces inspirations se ressentent aussi bien sur le scénario, que sur certaines scènes marquantes visuellement parlant.
Et bien sûr, il ne s’agit pas du seul jeu trouvant un certain écho chez d’autres œuvres. La première mission du chapitre 4 de Medal of Honor : En Première Ligne complète même le film Un pont trop loin (1977), en expliquant implicitement pourquoi le pont de Nimègue n’a pas sauté comme cela était prévu par les Allemands. C’est ainsi en exploitant les codes pré-existants de représentation de la guerre que les FPS se sont, au fil du temps, imposés comme les jeux de guerre les plus convaincants et naturels. Et pourtant, la vision qu’ils prônent est bien erronée.
Malgré une recherche constante de cohérence historique (en utilisant les armes et véhicules de l’époque notamment), la guerre, telle qu’elle est présentée, n’a rien de réaliste. Elle y est d’abord édulcorée.
Medal of honor comme Call of duty sont immaculés : le sang est totalement absent de l’équation, comme si la guerre pouvait être envisagée comme un acte propre et clinique […] Le conflit est montré comme une suite de péripéties abracadabrantesques mais sans réel danger.
Emmanuel Touchais dans Les cahiers du jeu vidéo : La guerre, par Pix'n love
Bizarre non pour des jeux connus et reconnus pour leur violence ? Si les premiers jeux du genre sont violents par nature, puisqu'ils vous invitent à prendre part à une guerre et tuer vos adversaires coûte que coûte, ils sont bien loin de la réalité du terrain. On voit en effet s’exercer une sorte d’auto-censure, qui passe sous silence la plupart des atrocités ou les éléments dérangeants, doublée d'une censure ciblée dans certains pays. Le contenu de Call of Duty : Black Ops a par exemple été censuré en Allemagne et au Japon).
Si on a tendance à penser que les choses étaient mieux avant, plus permissives, dans les faits, et pour cet exemple précis, il est difficile de l’affirmer. La violence présentée dans les derniers FPS de guerre n’a rien à voir avec celles de ces prédécesseurs. Torture et morts de civils y sont légion, et des missions telles que « No Russian » sont aujourd'hui possible. On note néanmoins que cette dernière avait fait l'objet d'une vive polémique à la sortie de Call of Duty : Modern Warfare 2. En même temps, difficile d'imaginer qu'une mission invitant le joueur à perpétrer un attentat en tuant des civils dans un aéroport puisse passer inaperçue. Si le jeu a été censuré dans quelques pays et le contenu lissé (en permettant au joueur de choisir de tirer ou non), son existence même montre bien une évolution de la représentation de la violence en jeu.
Mais même avec cette vision plus salie de la guerre, on retrouve encore et toujours des éléments visant à embellir les choses, ou du moins atténuer la dure réalité. L’exemple des frappes au phosphore blanc utilisées comme récompense du jeu éliminatoire en multijoueur dans Call of Duty : Modern Warfare n’en est qu’un parmi tant d’autres. Son usage et sa représentation édulcorée ont notamment été vivement critiqué par un ancien US Marin, John Philips, chez IGN :
Je pense qu'il n'y a aucun problème à tisser un scénario sérieux sur la guerre dans un jeu. Mais l'usage que fait Modern Warfare du phosphore blanc comme récompense glorifie ce que moi et d'autres considérons comme une violation du droit des conflits armés {...} Dans la vraie vie, vous ne subissez pas quelques faibles dégâts avant de vous échapper en toussant, la vue brouillée ; vous criez à la mort tandis que votre corps fond et que vos organes cessent de fonctionner. Je ne suis pas contre étudier des choses telles que le phosphore blanc dans les jeux, tant qu'ils sont montrés tels qu'ils sont vraiment : un moyen de mettre fin à la vie de quelqu'un de façon extrêmement douloureuse, lente et inutilement horrible.
C'est ce qu'a notamment réussi à faire Spec Ops : The Line, en vous faisant avancer à travers les corps agonisant des soldats suite à une frappe au phosphore blanc, pour finalement découvrir les cadavres calcinés des civils, que vous êtes censés protéger. Le jeu édité par 2K Games, à travers ce genre de scènes notamment, se veut beaucoup plus critique de la guerre, en dévoilant sans concession les horreurs qu'elle peut engendrer. S'il s'agit pour le coup d'un TPS, ce postulat est tout de même intéressant, tant il rompt avec la posture des Call of Duty et autres Medal of Honor, qui, à trop vouloir faire de la guerre un jeu, passe à côté de bien des aspects.
Ces limites sont d’une certaine façon inhérente au genre même du FPS, particulièrement quand il a une composante multijoueur. En effet, cette dernière implique à la fois la capture et la défense de position, et le besoin de terrasser son opposant. Pour ce faire, il faut employer les armes les plus puissantes, de façon pas toujours réaliste, et privilégier l’action avant tout. Les FPS ne proposent en effet qu’une certaine temporalité du conflit, dans laquelle tout se passe vite. Pas le temps pour la stratégie, ni de place pour les à-côtés du combat : il faut agir et ressentir l’adrénaline du combat, et ce constamment. Si cela peut s’avérer bien efficace pour faire ressentir la peur, le stress ou encore la violence qui ont animé certaines batailles, ce choix occulte néanmoins bien d’autres aspects et temporalité de la guerre. Ce n’est pas un mal en soit, mais il serait bien dommage de considérer les FPS comme les seuls jeux de guerre et oublier totalement ces autres jeux qui apportent une autre vision de ces événements historiques lourds de sens.
… mais pas que
Le deuxième genre qui a su faire de la guerre son cheval de bataille, c’est celui des jeux de stratégie. Ce sont d’ailleurs eux qui se rapprochent le plus de la définition de jeu de guerre (venant de l’anglais wargame). Les wargames, ce sont ces jeux, de société notamment, fonctionnant comme des simulations de conflits, historiques ou non. Du 4X au RTS, en passant par les SSTR et les TBS, le jeu vidéo est loin d'être en reste de ce côté-là.
L’avantage de tous ces jeux, contrairement aux FPS, c’est qu’ils prennent le temps et peuvent ainsi approfondir un aspect complexe de la guerre : la stratégie. Comment mobiliser et déployer ses troupes ? Quoi cibler en premier lieu ? En somme, quelle tactique privilégier ? Pour faire ce choix, il faut à la fois analyser les différents éléments présents (le terrain, les unités disponibles et ennemies, la stratégie adverse…) et gérer divers aspects (formation des unités, recherche militaire, diplomatie, ressources, économie…). Tout ça ne peut pas se faire en quelques secondes, auquel cas les décisions prises auraient de grandes chances d’être mauvaises. C’est pourquoi il est nécessaire de passer plusieurs heures, particulièrement sur les jeux au tour par tour, pour venir à bout d’une partie en ligne, contrairement à une partie sur un FPS multijoueur qui durera, au grand maximum une petite heure. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si les Civilization sont réputés pour être chronophages au possible... Avec cette approche, ce sont les dessous de la guerre que les jeux de stratégie prennent le temps de décortiquer sous bien des angles.
Mais tout n’est pas une question de forme. Le fond a aussi son importance dans les jeux traitant des conflits passés, mettant la lumière sur des aspects parfois méconnus de ces derniers. Là encore, difficile de faire une liste exhaustive, tant les approches originales sont nombreuses. En 2014, les développeurs de This War of Mine ont décidé de se concentrer sur un point de vue bien trop ignoré quand on parle guerre et conflit : celui des civils. Survivre dans une ville assiégée en plein cœur d’un conflit qui vous dépasse (en l’occurrence le siège de la ville fictive de Pogoren, inspiré de celui de Sarajevo), cela n’a rien de facile et c’est ça l’essence même du projet d'11 bits studio. Si trouver des ressources pour se nourrir ou se défendre constitue l’une des mécaniques principales de ce jeu, il vous invite également à faire des choix compliqués pour votre survie et celle de votre groupe, forcé de prendre en compte des éléments non abordés jusqu’ici. Si l’idée de mettre ainsi les civils en avant est venue du PDG du studio, Grzegorz Miechowski, elle a très vite animé tous les développeurs pour former la base de ce jeu. This War of Mine a en effet été pensé comme un jeu sur les civils avant tout, et c’est après coup que le concept et les mécaniques de gameplay ont vu le jour.
Ces jeux à enjeu sont souvent le résultat d’une volonté forte des développeurs, et ce ne sont pas Paul Tumelaire, Yoan Fanise, Simon Chocquet-Bottani et les autres membres d’Ubisoft Montpellier qui diront le contraire. Si produire une œuvre pour le centenaire de la Première Guerre Mondiale constituait une motivation importante, c’est surtout pour donner vie à la mémoire de leurs ancêtres que les développeurs ont commencé à travailler sur Soldats Inconnus : Mémoires de la Grande Guerre. Yoan Fanise s’est par exemple servi de lettres écrites par son arrière-grand-père alors qu’il était au front. Entre réflexion et aventure, le tout sur fond de conflit mondial, le jeu vous invite à découvrir les destins à la fois proches et pourtant si éloignés de plusieurs acteurs de ce conflit. Que vous incarniez Emile le prisonnier de guerre, Freddie, membre de la Légion étrangère, la munitionette Anna et Karl, le jeune soldat allemand qui cherche à retrouver sa bien-aimée, le but est d’apporter un regard plus personnel, plus humain sur ce conflit.
On pourrait également parler ici des conflits aériens dans Rise of Flight : The First Great Air War, l'antimilitarisme de 1916 : Der Unbekannte Krieg, ou encore la guerre culturelle dans le serious game Sauvons le Louvre, mais pour finir nous allons plutôt nous attarder sur le projet à venir des Polonais de chez Brave Lamb Studio : War Hospital. Composé notamment d’anciens de chez CD Projekt, le studio travaille actuellement sur son premier jeu qui vise à montrer la Première Guerre Mondiale sous un angle bien particulier. Loin des champs de bataille, c’est dans le monde horrifique des hôpitaux de guerre que se déroule War Hospital. Brave Lamb Studio a ainsi décidé de lever le voile sur certaines atrocités de la guerre : les blessures, les mutilations, les gueules cassées, les dilemmes liés au manque de moyens… Un projet salutaire qui a su attirer l’attention de l’Imperial War Museums, organisme britannique gérant plusieurs musées autour des différents conflits mondiaux, qui a signé un partenariat avec le studio, reconnaissant ainsi la valeur que peuvent également avoir les jeux de guerre : une valeur éducative.
Apprendre en s’amusant
C’est un éternel débat : les jeux traitant d’événements historiques peuvent-ils nous permettre d’apprendre de nouvelles choses sur ces derniers ? C’est ce qu’ont tendance à penser de plus en plus de gens. Entre Esteban Giner, Jean-Clément Martin, Laurent Turcot, Lyonel Kaufmann ou encore Romain Vincent, les essais, écrits et autres productions ne cessent de pulluler sur les différents jeux permettant d’approfondir nos connaissances sur tel ou tel sujet.
Pour ce qui est de la guerre, un jeu déjà évoqué revient tout particulièrement : Soldats Inconnus : Mémoires de la Grande Guerre. Rien d'étonnant puisqu'il a été marketé comme un jeu fiable historiquement parlant et éducatif. Il faut dire qu'en travaillant avec la Mission de commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale et l'équipe derrière la série documentaire Apocalypse, le studio s'est muni de sérieux garants. Outre son postulat atypique et les vérités sur lesquelles il met l'emphase, le jeu montre différents objets et photos d'époque, accompagnés d'un petit texte expliquant le contexte. Mais cela ne suffit pas à contenter certains historiens, qui voient d'un mauvais œil l'éloge qui est fait de ce jeu. Entre la non-nécessité de lire l'encyclopédie qui se remplit au fil de la partie (se révélant même parfois plus dérangeante qu'autre chose) et les erreurs historiques et pédagogiques assez grossières qui se sont glissées en jeu, il y a en effet de quoi grincer des dents.
Ce jeu montre bien que même avec toute la bonne volonté du monde, des garants sérieux et un grand travail de recherche, il est difficile d'être complétement exact. Il faut dire que les contraintes imposées par la nécessité de produire un scénario convaincant et un gameplay haletant mènent parfois la vie dure à la cohérence historique, tout comme les vieilles habitudes. Le fait d'arpenter les terres dévastées de NecroVisioN armé de sa baïonnette (qui n'était pas aussi présente que ce qu'on aime à penser sur le champ de bataille) tranche par exemple avec le réalisme des tranchées et de la folie meurtrière animant la Grande Guerre. Dans les faits, il est impossible de trouver un jeu traitant de la guerre sans aucune incohérence, erreur, maladresse et autre cliché.
Paradoxalement, ce sont justement des jeux qui fuient le réalisme qui font plus facilement consensus, puisqu'ils n'ont pas la prétention de tout savoir et tout montrer. 1916 : Der Unbekannte Krieg, un projet d'étudiants danois, a par exemple cette particularité qu'il parvient à produire un réalisme saisissant à travers un scénario métaphorique loufoque. En effet, dans ce jeu vous devez fuir un vélociraptor qu'il vous est impossible de tuer. Pour ce faire, vous pouvez le distraire en lui jetant des bouts de cadavre en espérant arriver au bout du tunnel sain et sauf. Le message est clair et saisissant : vous êtes coincé dans un combat dénué de sens, cherchant par tous les moyens, même les plus horribles, à fuir le destin funeste qui est le vôtre, à la manière d'un soldat de la Première Guerre Mondiale. En cela, 1916 est brillamment réussi.
En réalité, ce qui leur donne leur valeur éducative, c'est bien ce qu'on cherche à tirer de ces jeux de guerre. À ce titre, la plupart d'entre eux peuvent apprendre de nouvelles choses, de la connaissance historique pointue à des détails plus triviaux. Et pour faire dans la trivialité, on peut par exemple se pencher sur les jeux de la licence Red orchestra pour découvrir les insultes de l’époque.
Nous avons essayé de recréer autant que possible la langue des années 1940. Il y avait peu de chance que les soldats russes de l’époque chargent en criant : ‘Eh, mofo les allemands !‘. Nous avons dû compter sur des livres de la période.
Alan Wilson, vice président de la société Tripwire interactive dans "Guerres et jeux vidéo : représentations et enjeux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale"
Ce souci de la cohérence emmène le joueur à pouvoir entendre des soldats allemands proférer, dans leur langue, des insultes telles que « Retourne ramper dans ton fumier » ou « Ton Armée rouge est une blague bolchévique de merde, je lui chie dessus ». Un détail qui, s’il ne vous fera pas forcément briller en société, a le mérite d’apporter une connaissance nouvelle sur un sujet souvent enseigné sous le même prisme. Les jeux vidéo de guerre ont ainsi cet avantage qu’ils permettent de découvrir l’Histoire et les guerres qui l’ont bercé sous un nouvel angle, plus immersif, plus frais, plus impactant... Et ça l’armée l’a bien compris.
En effet, certains jeux sont si réalistes dans le traitement de la guerre qu’ils sont maintenant utilisés afin de former les futurs soldats. Selon les dires de Philippe Dutroncy, aujourd'hui général de brigade, nombreux sont les jeux à avoir formé des recrues de l'Armée Française, de Ghost Recon, à Operation Flashpoint, en passant par Steel Beasts. Le jeu de simulation Virtual Battlespace 3 est, lui, particulièrement connu pour son gameplay formateur, qui permet notamment d'entraîner les FAC (forward air controller). La simulation à travers les jeux vidéo a pris tellement d'ampleur au fil des années qu'elle constitue la formation principale de certains soldats, comme le souligne Laurent Tard, ancien militaire et expert en simulation :
On a des gens qui apprennent à tirer des missiles, mais qui ne tireront jamais des missiles réels. Ils feront toute leur formation sur simulation.
Ce potentiel a été jugé si fort que certaines armées sont même allés bien plus loin...
Joueur s'en va-t-en guerre
Fini la formation, en avant la communication. Plusieurs armées ont passé un cap en utilisant le jeu pour atteindre les plus jeunes et recruter leurs futurs membres. C’est notamment le cas de l’armée américaine qui, avec America's Army, a trouvé un outil efficace pour communiquer et inciter les jeunes à s’enrôler. Sorti en 2002, il invite le joueur à incarner un soldat de l’US Army, de l’entraînement au déploiement sur le terrain. Il lui est aussi bien possible de se former pour être tireur d’élite, médecin ou encore parachutiste. Son but ? Devenir plus fort, travailler en équipe et augmenter son honneur (points d’expérience du jeu) afin de se défendre contre les forces ennemies. Le jeu est gratuit sur PC et la version consoles a été réalisée en partenariat avec un acteur bien connu du secteur vidéoludique, Ubisoft. America’s Army a rencontré un certain succès (il a même eu droit à sa scène eSport) et a ainsi bien rempli le rôle qui lui était attribué, rendant la limite entre simulation de guerre, amusement et endoctrinement quelque peu flou. En 2003, le jeu vidéo s'imposait déjà comme le quatrième facteur d'engagement dans l'Armée américaine.
Cette fine frontière peut s’avérer d’autant plus effrayante qu’elle concerne un médium sujet à des biais puissants. Par exemple, le fait que la Seconde Guerre Mondiale soit bien plus représentée dans les jeux vidéo que la Première n’est pas anodin. En effet, le Japon et les Etats-Unis (les deux pays produisant le plus de jeux vidéo) n’ont tous les deux que très peu participé à cette dernière. De même, peu sont les jeux traitant de guerre concernant seulement certaines nations, comme c’est le cas de la Guerre d’Algérie ou la Guerre d'Espagne. Cette sur-représentation de la Seconde Guerre Mondiale peut ainsi facilement s’expliquer par un biais ethnocentré.
De façon plus controversée, ce biais se ressent également à travers l’omniprésence des "bonnes" valeurs occidentales, souvent opposées aux méchants communistes, asiatiques ou autres étrangers. Si des jeux comme Medal of Honor : Warfighter sont devenus risibles tant ils poussaient l’archétype du gentil Américain contre le vilain terroriste à l’extrême, il est difficile de nier que les jeux de guerre au global sont profondément manichéens. Peu sont les jeux (comme Spec Ops : The Line ) à nuancer ce propos ou questionner « le patriotisme tapageur », comme le nomme Rodolphe Moindreau dans son mémoire de recherche, qui anime les missions des différents FPS de guerre. Certaines atrocités parviennent même à être rationalisées, comme c’est le cas de la (très) controversée mission « No Russian », que nous évoquions précédemment. Bien qu’elle ait choqué de part sa violence et son essence, selon le professeur Matthew Payne, le niveau normalise ce genre d’actions : tant qu'il est question de sécurité nationale, la fin justifie les moyens.
Cette partialité dans les scénarios a souvent été soulevée et a même été sujette à de vives polémiques. Company of Heroes 2 en a notamment fait les frais en Russie. Sorti en 2013, ce jeu de stratégie se déroulant sur le front Est au cours de la Seconde Guerre Mondiale enchaîne les erreurs historiques, mettant à mal l’image de l’Armée russe. On retrouve ainsi les clichés d’une Armée Rouge sous-équipée (idée du « un fusil pour deux »), gouvernée par des officiers sanguinaires et sans pitié, utilisant à outrance l’ordre n° 227 interdisant toute retraite non autorisée.
Et comme si tout ceci n’était pas assez compliqué comme cela, le jeu est sorti dans un contexte de modulation d'une nouvelle mémoire nationale, centrée sur le mythe de la « Grande Guerre patriotique ». Les passages traitant des crimes perpétrés par les Soviétiques lors de la guerre, allant à l’encontre de ce récit immaculé, ont donc naturellement été très mal reçus. On en revient à cette idée de propagande, qui dans ce cas-ci prend un autre tournant, puisque l'équivalent du Ministère de la Culture russe a depuis annoncé qu’il subventionnerait les développeurs mettant en avant le « patriotisme ». Selon Anton Pankov, directeur des relations publiques de Wargaming (World of Tanks), les jeux vidéo peuvent et doivent participer à « l’éducation patriotique » des joueurs. Dis comme cela, ça peut faire peur...
Néanmoins, difficile d’évaluer vraiment la portée que peuvent avoir des jeux s’inscrivant dans cette démarche. Si l’étude de Rodolphe Moindreau (Complexe militaro-industriel du divertissement et jeu vidéo de guerre. L’influence du jeu vidéo sur les représentations stratégiques des joueurs) tend à montrer que ce n’est pas le cas, elle ne peut pas prétendre représenter tous les joueurs. Et si, sur les 212 joueurs interrogés, 58,49 % ont répondu « Non » à la question « Pensez-vous que les menaces et les enjeux stratégiques représentés dans les jeux listés ci-dessus sont conformes à la réalité ? », cela veut aussi dire que presque 42 % d’entre eux ont répondu « Oui ». Si lors des questions plus ouvertes, beaucoup ont avancé un avis plus nuancé, ce chiffre a de quoi faire grincer les dents. Sans parler de la vision de la loyauté et de la masculinité/virilité outrancière, qui contribue à véhiculer implicitement des clichés et des cases bien délimitées, encore trop présents dans notre société. Car oui, un vrai homme n’est pas forcément un soldat courageux et bourré de muscles, capable de terrasser ses ennemis par la seule force de ses poings, mais ça c’est encore un autre sujet…
En somme, le traitement de la guerre dans les jeux vidéo a peu à peu évolué, passant de combats manichéens aux scénarios souvent peu subtiles à des productions plus approfondies, tant au niveau de la recherche, de l’angle ou de la représentation réaliste. À travers les jeux, la guerre se vit et s’apprend, mais surtout se questionne. Car oui, il est important, quand on traite de sujets historiques et/ou sensibles, de prendre du recul et de faire la différence entre ce qui relève du jeu, du divertissement et de la réalité. En ce sens, il n'a jamais été aussi important de se rappeler ce que nous disait Antoine de Saint-Exupéry, auteur du Petit Prince et pilote de guerre : la guerre n’a rien d’une aventure.