Nous y sommes : l’année 2020 est définitivement éteinte. Au fil des saisons qui l’ont animée, nous avons vu émerger puis s’étendre la crise sanitaire du coronavirus ayant bouleversé nos habitudes. Le confinement s’est immiscé dans la vie de milliards de personnes à travers le globe. Les studios de jeux vidéo, à l’instar de sociétés officiant dans d’autres secteurs, ont ainsi dû composer avec le télétravail. Rustine originellement prévue pour tenir quelques mois le temps de voir le monde tourner de nouveau rond, le travail à distance pourrait devenir un gage de qualité des œuvres vidéoludiques de demain. Quand seules les compétences comptent plutôt qu’une disponibilité dans une zone géographique, tout le monde y gagne.
Par la force des choses
Avant que la Covid-19 ne vienne perturber le quotidien de tout un chacun, le télétravail n’avait pas vraiment le vent en poupe dans nos contrées. En 2017, seulement 3 % des salariés de l’hexagone pratiquaient le travail à domicile au moins une fois par semaine, d’après les données de la Dares, l’organisme de statistiques du ministère du travail. Ce chiffre atteignait les 7 % à la fin de l’année 2019, à quelques mois de la houle causée par la crise sanitaire. Au printemps dernier, le nombre de travailleurs à domicile bondissait pour atteindre les 27 % en France. Selon une étude du groupe Gartner, 88 % des entreprises du monde entier ont obligé ou encouragé leurs employés à ne pas revenir dans leurs locaux. Par la force des choses, le télétravail s’est démocratisé dans les secteurs d’activité le permettant, à l’image des métiers de l’information et de la communication, du service, de la finance… et de la production de jeux vidéo. À l’instar d’autres organisations, les acteurs de l’industrie du pixel ont dû instaurer le désormais célèbre “remote working”. En outre, les moteurs de jeux tels que Unity ou Unreal Engine possèdent depuis plusieurs années des outils permettant le travail à distance.
Bien évidemment, l’arrivée soudaine d’un télétravail plus ou moins imposé ne s’est pas faite sans heurt pour les dirigeants des studios. Dans une industrie rythmée par des jalons de production réguliers prévus des mois à l’avance au sein de plannings chargés, l’imprévu n’a – normalement – pas sa place. Chris Wilson, directeur de Grinding Gear Games (Path of Exile), déplore la rapidité avec laquelle les sociétés ont dû s'adapter. “En Nouvelle-Zélande, le gouvernement a annoncé que nous avions deux jours pour travailler depuis chez nous, et qu'ensuite tout le monde serait confiné” dit-il chez GamesBeat. Mais face à l’urgence de la situation, des solutions sont trouvées bon gré mal gré, quand bien même cela provoquerait du retard dans les différents développements. “La première semaine de télétravail était compliquée, car nous devions nous connecter à un VPN ou à un logiciel tel que Citrix pour accéder à nos PC à distance, et il y avait beaucoup de lag” nous confie un chef de département qui préfère garder l’anonymat. “Au début, il fallait trouver des solutions pour libérer de la bande-passante, mais en une semaine, les équipes IT ont fait un travail formidable. Si bien que tout le monde a pu retravailler quasiment normalement très peu de temps après le début du confinement” conclut-il. Chez Ankama, 85 % des effectifs sont actuellement en télétravail. Electronic Arts, Ubisoft, Bethesda, Bungie, CD Projekt ou encore Rockstar Games ont proposé des solutions adaptées à leurs employés dès le 17 mars 2020. Du côté des principaux constructeurs, Sony, Microsoft et Nintendo ont également instauré un télétravail “durable”. Ce qui n’était qu’une vague possibilité permise par le code/droit du travail est devenu une réalité pour des milliers de développeurs et d’artistes. Et au final, il semblerait que chaque partie y trouve son compte, même si des solutions doivent encore être trouvées pour optimiser les échanges.
Un conglomérat de talents dispersés dans le monde
Olivier Babeau, enseignant en sciences de gestion à l'université de Bordeaux et président de l'institut Sapiens, expliquait chez France Bleu que le télétravail coûtait moins cher aux entreprises et qu’il faisait gagner en qualité de vie aux employés. “Les études montrent qu’on est 20 % plus productif quand on travaille chez soi pour certains types de travaux, quand on a besoin de concentration longue, quand on a besoin d’analyse” ajoutait-il. Le président de l’institut Sapiens mettait cependant en garde contre l’absence “de lien social et de moments de convivialité en entreprise qui sont très précieux”. Oui, c’est souvent ce qui est reproché au travail à domicile : il empêcherait les moments de franche camaraderie avec les collègues et effriterait l’esprit d’équipe que les managers tenteraient de mettre en place. Moon Studios (Ori and the Will of the Wisps), société qui n’a pas attendu la Covid-19 pour être totalement dématérialisée, a trouvé le remède à ce souci. Une à plusieurs fois par an, le groupe composé de 80 employés travaillant de chez eux (issus de 43 pays différents) invite l’intégralité de ses collaborateurs à se détendre dans une villa pendant une semaine. Le but est de resserrer les liens, et de parler de l'évolution des carrières avec les dirigeants. Cela va sans dire que cette façon de procéder n’est pas concevable avec une pandémie mondiale, mais comme nous l’expliquions, Moon Studios avait déjà choisi d’imposer le télétravail avant que le monde ne soit contraint de porter un masque chirurgical. Pour Thomas Mahler, directeur du studio ayant donné la vie à Ori, proposer le travail à domicile est tout simplement la meilleure façon d’acquérir les plus compétents. “Les vétérans qui ont dix ou quinze ans dans l’industrie ont aussi une famille, des enfants à l’école. Cela peut être compliqué pour eux de déménager pour rejoindre un studio” indique-t-il chez Gamesindustry. Il ajoute : “le but était de créer un conglomérat de talents dispersés partout dans le monde”. À la vue de l'excellente réputation dont jouit le studio depuis plusieurs années, la mission est pour le moment accomplie. En outre, à une époque où les frontières ont tendance à se refermer (aux États-Unis, au Royaume-Uni), autoriser le télétravail pour accueillir des passionnés, peu importe leur situation géographique, règle définitivement tout problème de VISA.
Encourager le développement du télétravail au sein des studios afin d’attirer les meilleurs talents de l’industrie ? L’idée fait son chemin. Quantic Dream a profité du premier confinement pour annoncer l’instauration d’un travail à distance durable, initialement pensé pour “permettre de recruter et de travailler avec des collaborateurs n’habitant pas en région parisienne”. Lorsque Vince Zampella (Respawn Entertainment) a pris la tête de DICE Los Angeles en janvier 2020, il annonçait vouloir donner sa chance au télétravail en engageant “plus de travailleurs à distance” dans le but d’étendre le groupe “au niveau mondial, pour être partout”. En France, le studio Dontnod précise sur toutes ses annonces d'emploi que le télétravail est possible, sans préciser de durée. Au cours de la rédaction de ce billet, nous avons contacté différents développeurs de l’industrie. Tous nous ont fait part de leur envie de plus de flexibilité, c'est-à-dire de pouvoir choisir entre le télétravail et les locaux de l’entreprise. Au moment où nous écrivons ces lignes, les studios font circuler des sondages en interne afin de connaître les avis des employés quant au futur retour à la normale. Laisser le choix aux collaborateurs de rejoindre les open spaces ou de rester à la maison pour concevoir les titres de demain sera l’apanage des meilleurs groupes. Car il est bénéfique de permettre à des talents éloignés des studios de pouvoir y travailler sans les contraindre à déménager, tout en autorisant les employés le désirant à retourner en province pour améliorer leur quotidien.
L’industrie du jeu vidéo épouse doucement mais sûrement un télétravail durable, elle qui fut pourtant couramment accusée d’utiliser des méthodes archaïques de management. Bien sûr, certains corps de métier ne connaîtront pas l'avènement du 100 % dématérialisé, à l’image de tout ce qui touche à la motion capture. Mais de nombreux artistes et développeurs devraient bénéficier d’une flexibilité inédite même après un retour à la normale de la situation sanitaire. Si un maximum d’acteurs joue le jeu, la production des œuvres vidéoludiques pourrait connaître une ère réjouissante basée sur la compétence, quelle que soit la zone géographique d'un candidat. Cela incitera également certains seniors à ne pas quitter un secteur souvent jugé incompatible avec une vie familiale épanouissante.
