Journey est de loin le plus ambitieux des trois jeux que thatgamecompany conçoit pour Sony, mais aussi le plus énigmatique. Le cadre dans lequel Journey nous transporte dénote complètement avec son prédécesseur Flower. En effet, l’aventure débute au beau milieu d’un désert de dunes s’étendant à perte de vue, où un petit personnage vêtu de tissu rouge est assis dans le sable fin. D’où vient-il ? Que fait-il ici ? Est-il un homme ou une femme? Autant de questions qui resteront sans réponses. Pourtant, c’est bien cette énigmatique personne que le joueur est amené à incarner. Grâce au stick de la manette permettant de se déplacer, on observe avec fascination le sable se mouvant au rythme de nos pas. Mais notre regard est vite attiré par une petite colline, surplombant le plat du désert, et ornée sur son pic d’une sorte de stèle. Monter sur cette dune s’avère laborieux : nos jambes sont frêles et compliquent l’escalade.
Cependant, une fois gravie, on se rend compte que cette colline cachait quelque chose de beaucoup plus impressionnant : une immense montagne se dessine au loin, illuminée par le soleil levant. De son sommet se dégage une étrange mais captivante lumière. S’en suit un incroyable voyage qui vous fera découvrir les vestiges d’une civilisation perdue, votre but ultime étant d’atteindre ce sommet, et cette lumière synonyme de paix et de rédemption. Toutefois, ce périple, vous ne le vivrez pas seul. A tout moment, vous pourrez croiser un autre personnage identique au vôtre, mais contrôlé par un autre joueur dont vous ne connaissez rien, pas même son pseudo, et avec lequel vous ne pourrez communiquer qu’en produisant un unique son. La relation qui se crée et qui vous unit à cet inconnu est d’autant plus forte, de par la sincérité de ce lien et l’interdépendance qui se forme entre les deux joueurs.
Le rêve de Jenova Chen
Aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est en jouant à World of Warcraft, le célèbre MMORPG de Blizzard, que Jenova Chen imagine le concept social de Journey dès 2006, soit bien avant que le jeu ne soit développé. A l’époque, Chen était un joueur assidu de WoW, si bien qu’il n’accordait qu’assez peu d’intérêt à sa vie sociale. Cependant, il cherche tout de même à combler ce manque dans le jeu et tente de trouver des amis à travers World of Warcraft. Bien vite, Chen se rend compte que la plupart des autres joueurs ne voient leurs partenaires que comme des outils pour battre un ennemi plus facilement ou pour parcourir un donjon. Très peu de nouveaux liens se créent entre les joueurs et leurs partenaires, qui préfèrent jouer avec des personnes qu’ils connaissent, au grand dam de Jenova.
Du coup, il se met à rêver d’un jeu où le lien qui unit les joueurs laisse place à un échange émotionnel unique et puissant. Au départ, il voit mal comment parvenir à créer une connexion si forte entre deux personnes dans un jeu vidéo. C’est finalement beaucoup plus tard que Jenova trouve le concept qui deviendra celui de Journey, en discutant avec des astronautes ayant marché sur la Lune. Effectivement, ces derniers lui font part de la sensation étrange que l’on ressent une fois sur la Lune, une sensation de solitude et de faiblesse. Il n’y a aucun bruit, c’est désert, et la Terre est si petite qu’on peut la couvrir avec son pouce. On se sent si petit que l’on se questionne sur son existence : « Qu’est-ce que je fais là ?», « Pourquoi j’existe ?» et d’autres questions existentielles submergent alors l’esprit. C’est cette sensation de solitude, d’impuissance et de crainte face à l’immensité de la nature que Jenova décide de reproduire dans son prochain jeu, dans le but d’amener le joueur à s’interroger sur le sens de sa propre vie.
Une expérience sociale unique
Mais revenons à l’aspect social de la chose. Jenova Chen souhaite qu’un lien fort unisse les deux joueurs, un échange émotionnel sincère né de l’entraide et de l’amitié qui rapprochent les individus. Pour cela, il faut que toute l’attention du joueur soit centrée sur son partenaire. Ce cadre de désert silencieux et vide, inspiré par un paysage lunaire, se révèle être la solution pour provoquer cet intérêt pour l’autre. Effectivement, si l’on y place quelqu’un, il est immédiatement saisi par la solitude et la crainte du monde qui l’entoure. Toutefois, le simple fait de rencontrer une autre personne également égarée fait naturellement naître un sentiment de réconfort. Cette seule présence de vie crée un contraste avec l’environnement désertique dans lequel le joueur progresse. Ainsi, l’intérêt que l’on porte à son partenaire s’en voit décuplé. Certes, cette rencontre joue un rôle important dans la création des liens qui rapprochent les joueurs, mais l’ambition de thatgamecompany ne s’arrête pas là.
Une interprétation innovante du multijoueur
Le studio ne veut pas qu’au fil du voyage, cette liaison se casse à cause d’un gameplay mal agencé. C’est pourquoi il décide dans un premier temps d’intégrer le mode multijoueur de manière transparente. Concrètement, cela signifie qu’il n’y a pas de mode multijoueur à part entière, ce qui veut dire pas de lobby à rejoindre, etc. L’interface multijoueur est donc totalement inexistante, ce qui renforce l’authenticité de la rencontre avec un autre joueur, puisqu’elle est aléatoire et inattendue. Dans la même perspective, thatgamecompany repense la communication entre les deux joueurs : pas de chat vocal, ni même écrit. Tout ce que l’on peut faire pour « parler » avec son compagnon de voyage, c’est produire un son, en appuyant simplement sur la touche "rond". En outre, on ne connaît pas non plus le pseudo de son ami, qui ne nous est dévoilé qu’à la fin du jeu. Pourquoi ces étranges et inhabituels choix ? Jenova Chen les justifie en expliquant qu’ils renforcent la sincérité de l’échange entre les deux individus. Les deux joueurs se considèrent ainsi comme des êtres humains avant tout, laissant parler leurs émotions les plus primaires et naturelles.
Cette connexion, ce lien d’une pureté absolue entre les deux joueurs, est également due à d’autres éléments de game design, comme notamment le principe d’entraide. Comme son nom l’indique, il consiste à récompenser les joueurs s’ils marchent côte-à-côte, unis face à la nature qui les menace. En effet, en se rapprochant l’un de l’autre, ils régénéreront mutuellement leur capacité de s’envoler, qui est limitée dans Journey. Par ailleurs, Journey devait initialement comporter quelques phases durant lesquelles les personnages devaient coopérer pour escalader certaines falaises. Cependant, Jenova Chen remarque, en jouant avec l’un de ses collègues, que mettre la vie d’un joueur entre les mains de son partenaire n’est pas une bonne idée. En effet, ce dernier est tenté de le tuer, simplement par curiosité. Par conséquent, Jenova décide de faire en sorte que l’on ne puisse jamais éliminer son compagnon, en le poussant du haut d’un pont, par exemple. De la même manière, thatgamecompany supprime le principe de ressources à collecter qu’ils voulaient implémenter à Journey, car les mésententes entre les deux joueurs dues à un vol de ressources ternissaient l’expérience de jeu. Finalement, toutes ces simplifications ont pour conséquence non seulement de garantir un échange émotionnel puissant entre les deux joueurs en les encourageant à s’aimer, mais aussi de rendre le soft beaucoup plus accessible, ce qui est très important dans les jeux thatgamecompany.