Il y a des personnages de tous poils dans le monde du jeu. Des inventeurs bourrés d'idées, des codeurs, des maîtres d'une discipline ou des fracassés du gameplay. Et puis il y a les cérébraux, ceux qui ont une vocation pédagogique voire même humaniste, qui veulent repousser les limites du simple divertissement pour viser la transmission d'un message parfois presque métaphysique ou pousser le joueur à faire bouillonner ses neurones et faire du jeu vidéo un exercice qui met en exergue le libre arbitre. Parmi eux on trouvera Warren Spector et son Deus Ex, ou bien Sherry McKenna et Lorne Lanning (Oddworld Inhabitants) avec leur obsession pour l'empathie et l'écologie. Autre cas atypique, celui de Peter Molyneux.
"So british", c'est ce qui vient à l'esprit quand on croise le chemin de ce grand échalas qui est justement né au Royaume-Uni en 1959. Parleur intarissable si on le branche sur le sujet de l'évolution du média qui est le sien, ses créations ont toujours contribué à faire du jeu vidéo une pratique cérébrale, ne serait-ce que parce qu'il a conçu des jeux de gestion complexes (Populous, Theme Park) ou parce qu'il a travaillé à créer des concepts aux relents intellectuels et teintés de spiritualité sur le bien et le mal, la condition de maître et esclave, le rapport créateur/créatures etc. Avec une préoccupation récurrente et paradoxale : placer le joueur hors de l'action tout en lui conférant une place capitale et surtout, plier le jeu aux lois du joueur et non l'inverse. Nous y reviendrons.
Les débuts de Molyneux dans la vie active n'ont qu'un rapport très éloigné avec le jeu. Fort d'un diplôme d'informatique, il fonde sa première société en 1986, Taurus, dont la vocation est la conception de logiciels de gestion. Lui et Les Edgar concevront bien un jeu de gestion, mais sans autre ambition que de se distraire. Et c'est là que va intervenir un heureux quiproquo, une erreur commise par Commodore qui va prendre contact avec Molyneux pour lui proposer un prêt de quelques Amiga dans le but de mettre sur pied des applications réseaux. Peter Molyneux joue les idiots et feint de ne pas avoir compris qu'on avait confondu sa boîte avec celle d'un autre, il repart furtivement en ayant tissé des liens avec le monde de l'Amiga, machine de jeu par excellence à l'époque. Petit fourbe va.
Du coup, en 1987, la décision est prise de convertir Taurus en une société de jeu qui va être rebaptisée en Bullfrog. Après avoir réalisé un simple portage Amiga d'un jeu développé par un tiers, Molyneux peut alors commencer à laisser libre cours à ses idées les plus folles. La première concrétisation en sera Populous, le premier des God Games. Originalement nommé Creation, le jeu aura du mal à convaincre les éditeurs qui ne croient pas du tout que ce jeu bizarre, où le joueur n'a l'air de rien faire, pourra jamais marcher. C'est Electronic Arts qui prendra le pari d'y croire et avec raison.
Populous se présente comme un war game en temps réel de prime abord, à ceci près qu'on y agit aucunement sur les unités à l'écran. Ces unités, ce sont vos Hommes, au sens large du terme, vous, vous êtes Dieu, même si ce n'est jamais explicitement exprimé. Votre première tâche consistera à modeler votre petit monde avant d'y installer ses habitants qui vont alors commencer à vivre leur vie, vie sur laquelle vous n'avez qu'une incidence indirecte. Plus votre population évolue, plus vos pouvoirs en retour sont variés et permettront de contrôler divers facteurs. Molyneux va réussir à esquisser une véritable dialectique entre le jeu et le joueur, une notion qui restera à jamais dans ses préoccupations. L'évolution du joueur influe sur l'évolution du jeu qui va lui fournir de plus en plus de pouvoirs, ajustant les responsabilités et la difficulté de la tâche. A terme, si vous avez pu mener votre mission à bien, vous obtenez la toute puissance et pouvez déclencher l'Armageddon, une guerre contre une autre civilisation qui a été développée en parallèle soit par l'ordinateur soit par un autre joueur. On ne peut qualifier Populous autrement que par l'adjectif "révolutionnaire".
Son prochain titre sera Powermonger, défendu par les amateurs de STR mais malheureusement pas tellement par Molyneux lui-même. Ses ambitions pour le titre sont écrasées par des contingences matérielles et des pressions émanant d'Electronic Arts qui fait jouer ses exigences de résultats quantitatifs au regard des sommes versées à Bullfrog. Le jeu sort, mais trop tôt et mal fini. Il séduit tout de même mais ne correspond pas à l'idée initiale de Peter Molyneux qui le voit comme un échec et commence à mal supporter de dépendre d'une structure qui exerce autant d'influence sur ses ambitions créatives.
En 1993, un autre jeu culte verra le jour chez Bullfrog, Syndicate, mais Molyneux n'y participe que très peu et comme le titre ne reflète pas vraiment sa personnalité, je le sacrifie sur l'autel du "on va pas faire trop de hors sujet". D'ailleurs je vais même foncer en avant pour filer direct à la naissance de Lionhead.
Suite au rachat de Bullfrog par EA, Molyneux subit de plus en de plus de pression, il faut produire beaucoup, vite, parfois sans enthousiasme et pour un résultat qui ne lui convient pas. Finalement, il se libère d'EA et crée Lionhead en 1997. Molyneux met en place un système de royalties et obtient ainsi l'indépendance financière qui va lui permettre de donner libre cours à ses délires. En l'occurrence, il s'agira de l'un des jeux les plus atypiques qui soit, Black & White, le god game par excellence. Ce qui veut également dire qu'il sera aussi bien adulé que décrié.
Dans Black & White, vous êtes Dieu, carrément, mais incarné dans une créature titanesque. Après avoir conçu cette incarnation et l'avoir élevée de façon à la rendre plus ou moins agressive, passive, bienveillante ou autre, le joueur peut alors agir sur le monde de manière détournée, par le biais de cet avatar qu'on ne dirige qu'avec un simple curseur. Il n'y a ni menu, ni icône d'action dans B&W, uniquement cette main qui autorise de très, très nombreuses actions, toutes visant à termes à gagner la foi et le respect des êtres qui vivent sur les 5 îles du jeu, que ce soit par l'adoration ou la terreur. Etre un Dieu bienveillant ou un Dieu vengeur, à chacun de voir. Plus que jamais, Molyneux joue sur la corde métaphysique, les notions de Bien et de Mal, la place à la fois centrale et en retrait du joueur etc. On adore, on déteste, mais on ne reste sûrement pas indifférent au concept de B&W. Comme c'est souvent le cas avec Molyneux qui fait partie de ces artistes hors normes qui s'efforcent toujours de faire des choses simplement... différentes. Ce qui lui a valu une juste reconnaissance et même les honneurs de Tony Blair dans la presse, sans parler de sa récente décoration par la Reine d'Angleterre, qui est une pure gameuse confirmée comme chacun sait. Des honneurs cependant plus dus à sa réussite professionnelle qu'artistique il faut bien l'admettre. Pour ça, il a tout de même eu le droit d'entrer dans le Hall Of Fame de L'Academy Of Interactive Arts and Sciences, aux côtés d'une de ses idoles, Shigeru Miyamoto.