Jordan Mechner fait partie de ces pionniers solitaires qui ont marqué l'histoire seuls, sans équipe de développement, sans moyens, dans leur garage. Si vous ne connaissez pas son nom, vous connaissez en tout cas son oeuvre, Prince Of Persia dont j'avais déjà parlé dans ce vieux dossier sur le jeu Sables du Temps. Du coup, je vais devoir me livrer à l'exercice délicat qui consiste à vous redire la même chose mais différemment. Diablerie ! L'influence de Mechner se fera ressentir bien des années après la naissance de son prince, Tomb Raider et toute sa clique de jeux d'action/aventure étant considérés comme sa descendance plus ou moins reconnue. Passionné de cinéma tout autant que de jeu et touche-à-tout de génie, ce travailleur acharné va s'imposer comme un artiste incontournable.
Tout commence réellement avec le méconnu Karateka que Mechner développe déjà seul alors qu'il est encore étudiant. Karateka n'est pas son premier jeu, mais il est le seul qui saura percer et être distribué sur Apple par l'éditeur Broderbund. Le jeu de combat préfigure ce qui fera le succès de PoP plus tard. Pour la première fois, on peut admirer de grands personnages qui jouissent d'une animation détaillée et fluide. De plus, il est l'un des premiers à mettre en oeuvre le scrolling* différentiel, puisque le font du tableau bouge différemment du premier plan, le résultat donne une illusion de profondeur. Le jeu est un carton avec ses 500 000 unités vendues, c'est colossal pour l'époque. Mechner est paré pour la suite, le développement de Prince Of Persia, dit PoP, qui va lui prendre 4 ans de dur labeur et qu'il développera seul de A à Z, en dehors d'un coup de main de son père pour les musiques.
Cette fois-ci, Jordan ne travaillera pas que l'esthétique du jeu, mais il ira puiser dans ses autres passions pour nantir le jeu d'une histoire et d'un univers original. Mechner vouant une passion dévorante au cinéma mais également au monde oriental, c'est ce qui servira de base à son intrigue, celle d'une rayonnante princesse retenue par un vil vizir et que le joueur dans le rôle du prince dont le coeur bat pour la belle, n'aura de cesse de retrouver. Le genre d'histoire qui parle à tout le monde. A noter d'ailleurs que le prince n'aura jamais de nom, ni même d'histoire, favorisant ainsi l'immersion et l'identification du joueur à son personnage. Avec cette inspiration orientale, Mechner va pouvoir travailler un design somptueux et surtout original. D'ailleurs, aujourd'hui encore cet univers reste marginal dans les jeux vidéo et demeure l'apanage quasi exclusif de la franchise Prince Of Persia, ce qui n'est pas étranger à son charme tout exotique.
Plus fort encore, Jordan Mechner va révolutionner l'animation des personnages, tout comme le fera un autre héros solitaire, Eric Chahi. La gestuelle de son héros est d'une complexité et d'un naturel déconcertants pour l'époque. Alors qu'un Mario bougeait à peine les pattes, le prince balance ses bras, se suspend, court, perd l'équilibre et se reprend etc. Une claque, tout simplement. Pour parvenir à ce niveau d'excellence, il a fallu mettre au point un système de création bien particulier, le rotoscoping. Armé d'un camescope (note personnelle : ne pas ressortir la vanne de Vidéo Gag), Jordan va filmer son malheureux petit frère en train de se jeter dans tous les coins, de courir et même de se vautrer. De là à dire que Mechner a conçu PoP dans le seul but de torturer son frangin et de gagner de l'argent à Vidéo Gag, il n'y a qu'un pas (note personnelle : tu es un faible !!). Ensuite, il "suffit" de dessiner par-dessus les images vidéo. Cette technique provient de l'animation traditionnelle et se trouve toujours très employée chez Disney, une forme de motion capture à l'ancienne.
Evidemment, Prince Of Persia n'était pas qu'une vitrine à admirer les yeux brillants. C'était également un jeu au gameplay détonnant. Evoluant dans un palais qui regorge de pièges mortels et de mécanismes actionnant portes et trappes, le prince doit non seulement lutter contre le palais lui-même mais aussi se battre au sabre contre les gardes du vizir. Autre innovation de taille, le joueur n'a pas de vie, pas de crédit, sa limitation est celle du temps qui s'écoule, contraignant le joueur à progresser rapidement afin de rejoindre sa douce.
Le succès du jeu sera total et foudroyant, il sera porté sur un grand nombre de machines diverses et Mechner ne tardera pas à être élevé au rang de génie. Bien sûr des suites verront le jour, mais sans la même flamme qui animait le premier. Ceci dit, la disgrâce du prince sera totale avec sa première incursion dans le monde de la 3D. Transposer un gameplay 2D est un exercice délicat, qui ne sera pas mené à bien ici. Il faut dire qu'entre temps Mechner s'est fait déposséder de son oeuvre par son éditeur Broderbund et que si officiellement il avait un rôle de consultant, il quittera vite le navire, dépité.
Homme polyvalent aux goûts hétéroclites, Mechner n'a pas uniquement oeuvré dans le monde du jeu et s'est tourné vers son autre passion, le cinéma. Sa tentative peu concluante de porter l'un des titres (The Last Express, jeu d'aventures sorti en 97) est compensée par ses courts-métrages dont Waiting For Dark qui eu droit à son petit succès. Mechner y dresse un tableau de la crise économique qui sévit à Cuba, le tout sur fond de musique locale.
Retiré du monde du jeu pendant de longues années, Jordan Mechner fera un retour en grandes pompes dans les années 2000 lorsqu'Ubisoft, qui a racheté les droits de Prince Of Persia, l'invite à participer au développement du nouveau titre. Un juste retour des choses pour le papa de l'un des personnages les plus marquants de l'histoire du jeu, qui fut créé par un seul homme.
* Scrolling : défilement du décor dans un jeu 2D.