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Page Dossier Alexey Pazhitnov : Tetris, mensonges et vidéo

Alexey Pazhitnov : Tetris, mensonges et vidéo
Alexey Pazhitnov, voilà un nom qui ne vous évoque peut-être rien, par contre si je vous dis Tetris, là je suis sûr d'éveiller quelque chose, au moins un infime sursaut même chez les moins joueurs. Quand on y pense, Tetris est probablement le premier jeu très grand public, pratiqué par n'importe qui (j'exclus le Solitaire de la définition du jeu vidéo). Disponible sur tous les PC du monde à l'époque où il était livré avec Windows, ce jeu de réflexion et de réflexes a anéanti des heures de travail d'employés ayant succombé à ce virus hautement addictif, chez les joueurs aussi bien que chez les allergiques aux consoles de jeux. Tetris, ce n'est pas qu'un jeu, c'est un phénomène que l'on doit à un mathématicien russe, Alexey Pazhitnov, un créateur floué qui aurait pu devenir milliardaire mais qui ne touche pourtant pas un sou sur son oeuvre pourtant adaptée sur absolument tous les supports possibles et imaginables, du PC aux consoles en passant par le moindre téléphone portable, en versions payantes ou gratuites et sans parler des multiples copies du concept. Tout ça en raison d'une controverse et de sombres magouilles, suspense, mensonges et trahisons, l'histoire de Tetris est un véritable roman noir.

L'idée de Tetris va germer dans l'esprit de Pazhitnov après qu'il se soit adonné à un jeu de réflexion nommé Pentomino qui consistait à remplir un espace donné avec des formes géométriques de formes et de tailles variables, et sans laisser un seul trou dans le tableau final. Un jeu relativement connu et dont l'existence remonte à bien avant celle des ordinateurs. C'est en 1985 que ce mathématicien va imaginer son propre jeu et le concevoir sur une machine déjà antique à l'époque, dans les bureaux de l'Institut des Sciences Informatiques de Moscou. Vous connaissez probablement le concept, 7 types de formes géométriques composées de 4 carrés tombent du haut de l'écran et doivent être empilées de manière à créer des lignes, lignes qui disparaissent afin d'éviter que le tas de pièces ne finisse par atteindre le haut de l'écran. Evidemment, plus on progresse, plus les pièces tombent rapidement. En bon homme de sciences, Pazhitnov ne laisse rien au hasard et si le jeu comporte 7 pièces et pas une de plus, il y a une raison qui nous vient des sciences cognitives : la mémoire immédiate ne peut retenir que 7 "unités" dans un laps de temps réduit. En l'occurrence, les unités sont ici des formes. Voilà comme ça vous aurez appris un truc de plus pour briller en société, juste après le "id" freudien d'id Software.

Et c'est dès cette invention que va commencer l'une des controverses juridiques les plus emblématiques de l'histoire du jeu. Après la version programmée sur l'Electronica 60 de Pazhitnov, c'est Vadim Gerasimov qui va porter Tetris sur le standard IBM PC, lui permettant de se répandre comme un virus dans tout Moscou pour finalement atteindre Budapest où des hongrois l'adapteront sur Commodore 64 et Apple II en juillet 86. C'est là qu'intervient le peu scrupuleux Robert Stein, dirigeant de la firme anglaise Adromeda Software. Attiré par la version hongroise du jeu, il décide de négocier les droits avec les auteurs des déclinaisons C64 et Apple II mais également avec Alexei Pazhitnov pour ce qui concerne la version PC. Son objectif n'est pourtant pas d'exploiter lui-même le filon, Stein ayant dans l'idée de revendre ses droits à Mirrorsoft, et à sa société fille : Spectrum Hollobyte qui fait partie de l'empire de Robert Maxwell, le Rupert Murdoch de l'époque. En novembre de cette même année 1986, il rend visite à l'Institut des Sciences Informatiques de Moscou afin de finaliser son accord avec Alexei Pazhitnov mais les négociations tournent court, aucun accord mutuel ne se dégageant. Robert Stein rentre chez lui et décide en 1987 de jouer les requins : alors qu'il ne détient aucun droit sur Tetris, il en dépose la marque, attribue sa création aux hongrois et revend la licence à Mirrorsoft comme prévu, conservant la propriété intellectuelle du jeu. Et ce n'est que le début d'une histoire rocambolesque, un incroyable imbroglio à peine compréhensible.

La commercialisation de Tetris sur micro commence et rencontre le succès que l'on connaît. De son côté, Pazhitnov révèle au monde (par le biais de CBS) qu'il est le créateur floué de ce qui constitue déjà un phénomène mondial, créateur qui ne voit pas un sou du fruit de son travail. Voici qu'arrive un nouvel acteur dans toute cette histoire, la société russe ELORG qui se pose en défenseur des droits de Tetris et de ses véritables origines. ELORG attaque vivement Stein pour ses entourloupes et parvient à force de pression à la signature d'un accord stipulant que Stein est autorisé à exploiter la licence Tetris sur micro-ordinateur mais sur aucun autre support (console, game & watch, arcade etc.). Deux mois plus tard, en juillet 1988, Stein négocie avec le boss d'ELORG, Alexander Alexinko, afin de porter le jeu sur machine d'arcade, une nouvelle démonstration de culot puisque ELORG ne touche toujours aucun dollar de l'exploitation de la licence. Et soudain, sans qu'on sache trop comment, les droits de Tetris sont intégralement revendus à Mirrorsoft, sans même qu'ELORG pourtant propriétaire à part égale ne soit consulté. Le jeu appartient donc à présent à Mirrorsoft et à sa cousine américaine, Spectrum. Une fois de plus se produit l'impensable, une bourde faramineuse. Sans aucune concertation, chacun de son côté décide de refourguer le jeu à 2 sociétés différentes ! Mirrorsoft revend à Atari du côté américain et japonais, Spectrum se tourne pour sa part vers Bullet-Proof, lui aussi installé sur le marché nippon. Pendant ce temps, Pazhitnov continue de manger des nouilles à Moscou. Inévitablement, une nouvelle guerre démarre entre Atari et Bullet-Proof.

Un arrangement finit par être conclu, Atari obtenant les droits de commercialisation de Tetris en salle d'arcade et sur console (NES) sur le sol américain et sous le label de Tengen alors que Bullet-Proof détient l'exclusivité du marché japonais et se charge d'une version NES ou Famicom. Et ELORG dans tout ça ? Bonne question, en fait plus personne ne sait vraiment à qui appartient Tetris, mais vous verrez que son rôle dans l'affaire n'est pas terminé.

Car voici qu'arrive un nouveau joueur, Nintendo. Alors que la Game Boy est presque prête à envahir le marché, Nintendo of America se met à son tour à lorgner sur le casse-tête russe, souhaitant l'intégrer à la console portable, Big N s'adresse alors à Bullet-Proof pour la conversion sur ce nouveau support. Mais pour cela, il a besoin d'une autorisation préalable qu'il essaie d'obtenir de Robert Stein qui est détenteur de la propriété intellectuelle (vous avez le droit de prendre une aspirine), mais ce dernier refuse, Henk Rogers, PDG de Bullet-Proof tente alors sa chance avec... ELORG. Les choses prennent une tournure de plus en plus complexe avec l'intervention du fils de Robert Maxwell, Kevin qui accompagne Henk Rogers à Moscou, attirant du coup l'attention du petit vicelard, Robert Stein, qui se greffe à son tour à cette expédition grand-guignolesque que Jules Verne lui-même n'aurait pas imaginé. Ces rencontres tripartites entre américain, anglais et soviétiques n'ont rien à envier aux pires crises de la Guerre Froide, si ce n'est une batterie de missiles.

Ainsi, Henk Rogers parvient à s'entretenir sereinement avec le représentant d'ELORG, Evgeni Belikov et Alexei Pazhitnov, un contrat finit par être signé. Dans ce climat d'entente cordiale, Henk Rogers a alors l'idée de montrer la version Famicom de Tetris (la NES japonaise) à Belikov qui tombe alors des nues. Souvenez-vous qu'ELORG n'avait jamais autorisé la création et la commercialisation de Tetris sur un autre support que le micro-ordinateur. L'homme n'est en fait au courant de rien de ce qui s'est passé depuis, c'est donc Rogers qui lui expliquera comment il a obtenu la licence et le chemin qu'elle a parcouru avant même d'arriver entre ses mains (je doute qu'il ait mieux compris que nous). Bon joueur, Henk Rogers versera un dédommagement à ELORG qui touchera dès lors un pourcentage sur les ventes. Il est évident qu'il s'agit là d'une stratégie habile visant un but simple : s'attirer la sympathie d'ELORG et décrocher l'exclusivité mondiale de Tetris sur consoles au détriment d'Atari/Tengen. Si rien n'est certain, il est fort probable que Rogers soit également à l'origine de la modification du contrat qui liait ELORG à Robert Stein. Belikov rencontre en effet ce dernier en février 89 et demande une modification portant sur une définition claire et précise de terme "micro-ordinateur", une façon d'éviter toute autre tentative de duperie en jouant sur les mots (le terme doit désigner un appareil équipé d'un clavier, d'un disque dur et d'une unité centrale). Si on suppose que Rogers se cache derrière cette décision, c'est tout simplement parce qu'un tel avenant au contrat assure que personne d'autre que lui ne pourra développer le jeu sur console. Stein comprend avec retard la ruse et se rétracte, il VEUT une version arcade du jeu à l'heure où les droits sur PC commencent à ne plus être aussi rentables.

Prochaine rencontre, celle de Kevin Maxwell et de Alexander Belikov, au cours du même voyage. Maxwell explique au russe qu'il ne sait rien de la cartouche NES de Tetris mise en vente par Atari aux USA, qu'il doit s'agir d'une copie pirate et que d'ailleurs à ce propos, il aimerait bien acheter les droits du jeu. Belikov, redevenu on ne sait pourquoi l'unique propriétaire de Tetris, doit vouloir se débarrasser de cette histoire encéphalopathogène et prend la décision de vendre au plus offrant de tous ces vautours. En attendant, Henk Rogers a tout de même réussi à obtenir l'accord pour le développement de la version Game Boy pour Nintendo, quant à Stein, il est content, il peut lancer la version arcade.

Parallèlement, le ballet des offres de rachat démarre, avec un Nintendo qui semble en passe d'écraser tout le monde avec une offre qui pulvérise celle de Mirrorsoft. Big N décroche le gros lot, il devient l'unique détenteur des droits en ce qui concerne les adaptations consoles. Il reste à convaincre Atari et Tengen qui, souvenez-vous, distribuent aux USA Tetris sur NES. Le directeur de la filiale américaine de Nintendo prend donc contact avec eux et se fait courtoisement rembarrer, Atari affirmant que la licence leur appartient puisqu'ils l'avaient acheté à Mirrorsoft, dont les dirigeants sont eux-mêmes noirs de rage... Voyez le retour de bâton des ventes multiples de tout à l'heure.

Entre avril et mai 1989, Tengen dépose le copyright Tetris sur NES, on n'y trouve aucune trace de Pazhitnov et encore moins de Nintendo, s'en suit la commercialisation de leur version du jeu sur NES. Inutile de vous dire qu'un nouveau procès éclate, opposant Atari/Tengen à Nintendo. Je vous passe les plaidoiries de chacun, l'affaire est réglée en un mois. En juin 89, le juge décrète que si Mirrorsoft et Spectrum ont bel et bien acheté une licence, cet achat n'a jamais reçu l'aval d'ELORG et n'est donc pas valable, Nintendo remporte la victoire puisque c'est leur cas. L'affaire continuera cependant d'animer les tribunaux via une succession d'appels qui feront durer cette bataille entre Nintendo et Atari jusqu'en 1993, mais entre-temps, les cartouches estampillées Atari ont depuis longtemps quitté les rayons pour être entassées dans un hangar. Bullet-Proof a de son côté pu conserver les droits d'exploitation sur PC.

Quant à Alexei Pazhitnov, il n'aura jamais vu la couleur de l'argent rapporté par son idée, celle de pièces géométriques qui tombent du haut de l'écran. Malgré les efforts d'ELORG, jamais il n'aura réussi à faire valoir ses droits et tout ce que cette histoire lui a rapporté, c'est un PC offert par l'Institut des Sciences Informatiques. Récemment toutefois, il a pu toucher de maigres royalties grâce à Henk Rogers. Pazhitnov a en tout cas fini par gagner la célébrité et se trouve être le fondateur de... la Tetris Company ! C'est toujours ça.

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Sommaire Dossier
  • Shigeru Miyamoto, du banjo à Mario
  • John Carmack : I love Freud
  • Peter Molyneux, apprenti divinité
  • Jordan Mechner : le félin discret
  • Warren Spector : le dieu dans la machine
  • Sid Meier : pluraliste
  • David Cage : particule errante
  • Hironobu Sakaguchi : fantaisiste inspiré
  • Eric Chahi : il rêvaaaiiit d'un autre monde !
  • Alexey Pazhitnov : Tetris, mensonges et vidéo
  • Nolan Bushnell : le vulgarisateur
  • Michel Ancel : le Mal, c'est le marché
  • Hideo Kojima : caméra, console, aller et retour
  • Gunpei Yokoi : prend un Yokoi dans ta poche
  • John Romero : I wanna be a video game star
  • Yu Suzuki : F.R.E.E. as a bird
  • Trip Hawkins : non, je ne suis pas VRP chez Ultra Brite
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  • Richard Garriott : Lord British
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