Nous y voilà : plus de sept ans après la sortie du premier opus, la série Blackwell nous livre enfin la conclusion des aventures surnaturelles de Joey et Rosa. Fort de ses expériences sur les précédents épisodes, Dave Gilbert nous a promis un jeu plus long, plus sombre, plus intense que tous les autres. Alors, pari tenu ? La longue démo laissait déjà présager la réponse : oui. Mais attention, avant de lancer la partie, n'oubliez pas d'enfiler une petite laine, car dans le blizzard nocturne d'un New York déjà peu accueillant, il règne comme un froid "de cadavre"...
Est-il possible de surprendre ceux que plus rien n'étonne ? Quand, comme nos héros, on passe ses nuits à courir après des fantômes désorientés et difficiles à manipuler, il est aisé de s'imaginer avoir tout vu. Et pourtant, dès la première enquête, Joey et Rosa se retrouvent littéralement sans voix lorsqu'une âme tourmentée est mystérieusement déchirée et désintégrée sous leurs yeux... Serait-il donc possible de transgresser les limites du corps pour s'attaquer directement à l'esprit, l'immatériel, et le réduire à néant ? Sans trop vous en dévoiler sur l'intrigue complexe et pleine de retournements de situation, nous pouvons d'ores et déjà vous assurer que cet épisode tranche agréablement avec les précédents tout en retenant ce qu'ils avaient de meilleur. Du scénario glauque à souhait abordant des sujets aussi joyeux que le suicide, la prostitution et les squats insalubres, au gameplay au meilleur de sa forme, attendez-vous à de très bonnes surprises dans ce point and click sans prétention dont la réalisation atteint aujourd'hui son ultime sommet.
Une écriture et une réalisation au poil
Comme nous venons de le dire, l'histoire commence comme (et par) un coup de feu, sur un mystère particulièrement choquant : les âmes de personnes tout juste décédées semblent attrapées par un ennemi invisible pour être déchirées et disparaître dans d'atroces souffrances, sans avoir l'opportunité de connaître l'au-delà qui les attend. Du jamais vu pour notre duo, plutôt habitué à prendre son temps pour préparer en douceur les fragiles défunts à affronter l'éternité. Cette traque mystérieuse devient un motif suffisant pour instaurer un sentiment de stress oppressant. Qui est derrière tout ça ? Comment procède cette ou ces personnes ? L'enquête menée tout au long du jeu pour répondre à ces questions, et au cours de laquelle les héros tenteront au passage de sauver le plus de fantômes possible, maintient constamment le joueur dans un état d'alerte, car le pire peut potentiellement arriver à tout moment et on a le sentiment que chaque spectre peut devenir une bombe à retardement. C'est donc sur un rythme beaucoup plus haletant que dans les opus précédents que se déroule l'histoire. Cet épisode ayant de plus vocation à conclure le scénario principal de la série, les fans de la première heure peuvent s'attendre à voir réapparaître d'anciens personnages qui joueront chacun un rôle plus ou moins important dans les révélations finales. Quelques flash-back interactifs viendront également s'immiscer, à la façon de bouffées d'air frais, en nous permettant de mieux comprendre le passé des protagonistes.
En prenant le temps de bloquer un peu sur quelques énigmes (rien de trop tordu ni d'illogique cependant), il ne faut pas moins de six heures pour terminer l'histoire et accéder au générique, ce qui bat largement les records des précédents épisodes. De plus, comme dans les autres opus, une bonne rejouabilité est au rendez-vous pour les curieux qui souhaitent débloquer certains succès ou en apprendre le plus possible sur Joey Mallone. On regrettera d'ailleurs que son histoire personnelle passe rapidement au second plan, ne nous en révélant finalement pas plus que ça sur le pourquoi du comment de sa situation dans la quête principale. Heureusement, la fin, inattendue sous certains aspects, vient compenser en nous faisant conclure que tout ne s'explique pas forcément dans le monde des Blackwell... Le mode commentaire est également toujours disponible et a de plus été optimisé. Fini les interruptions interminables et parfois inopportunes : en dehors de quelques introductions et transitions entre les scènes, les interventions des créateurs et des doubleurs se présentent désormais sous la forme de boutons interactifs disséminés dans les divers tableaux, sur lesquels le joueur peut cliquer lorsqu'il en a envie.
Ajoutons à cela une réalisation artistique soignée et toujours aussi particulière. Les tableaux travaillés en pixel art nous placent dans des environnements visuels d'une certaine beauté et définitivement plus matures qu'avant. La neige, omniprésente dans cet épisode, est si bien rendue qu'on ressentirait presque l'humidité et le froid qui suintent à chaque fenêtre. Le tout est renforcé par des ambiances sonores toujours bien adaptées et signées Thomas Regin. Les oreilles attentives ne manqueront d'ailleurs pas de reconnaître le leitmotiv des Blackwell qu'il distille par-ci par-là depuis le deuxième opus, et qu'il cache comme clins d’œil à la fois dans la musique de fosse, mais également en tant que musique diégétique (souvent de façon caricaturale) dans des styles très variés qui vont de la techno nasillarde aux arrangements pour piano jazz et cordes. Comme d'habitude, les dialogues sont intégralement doublés par une équipe d'acteurs habitués. Le duo Abe Goldfarb / Rebecca Whittaker qui incarnent respectivement Joey et Rosa est toujours aussi pétillant et amusant à écouter dans des lignes qui n'ont presque pas perdu en humour malgré la teinte tragique et tendue de la plupart des situations.
Quand diégèse et gameplay s'accordent
Maintenant que nous nous sommes attardés sur l'histoire et la réalisation, entrons dans le sujet qui a tendance à fâcher en matière de point and click : le gameplay. Il n'y a heureusement pas matière à pinailler ici, car tous les points qui ont pu être reprochés dans les épisodes précédents (souvent à cause de leur durée de vie réduite) se sont volatilisés pour laisser place à des séquences très agréables à jouer, utilisant de façon équilibrée et amusante les nombreux outils mis à disposition du joueur. Chaque interaction s'imbrique parfaitement avec l'intrigue, l'enrichissant au passage d'une foule de personnages secondaires et de moyens détournés pour obtenir les informations recherchées. Ainsi, le MyPhone est de nouveau à l'honneur : équipé d'une messagerie, de l'habituel bloc-notes, d'un port USB (bien pratique pour chiper des dossiers dans des ordinateurs) et d'un système de recherche via Internet (oui, on peut fréquenter un spectre sorti des années trente et rester à la pointe de la technologie, madame), mais ce n'est pas tout ! Une collaboration officieuse et difficile avec la police nous permet également d'avoir accès à certaines archives et informations confidentielles, à condition de justifier la demande.
Relevons au passage le rapport à la technologie particulièrement bien amené. En plus de son téléphone, Rosa devra interagir avec des systèmes de digicodes, des logiciels de contrôle parental, et même un jeu vidéo (un jeu mobile à l'intérieur d'un jeu PC, on aura tout vu !). Selon les personnages possédant les outils informatiques, il sera plus ou moins aisé de s'infiltrer pour récupérer cartes magnétiques, fichiers de traitement de texte et mots de passe. Heureusement, face aux vivants un peu trop méfiants pour nous laisser fouiner tranquillement, il est toujours possible d'envoyer le discret Joey qui, grâce à son inimitable talent de passe-muraille observateur, retient certaines informations cachées au coin de photographies et peut déplacer et faire tomber certains objets en soufflant dessus sans risquer de se faire attraper. L'alternance entre Rosa et Joey a d'ailleurs encore été optimisée par rapport aux épisodes précédents : s'il est toujours possible de changer d'avatar en appuyant sur une touche, chacun a gagné en indépendance et peut accomplir ses actions de façon parfaitement autonome jusqu'à une certaine distance. Ceci est favorisé par l'ajout d'une option qui nous permet d'appeler notre partenaire pour que celui-ci nous rejoigne au moment opportun. Bien que cela puisse sembler anecdotique, ce détail ajoute une agréable fluidité dans le contrôle des personnages et permet désormais de résoudre des énigmes se jouant sur des immeubles de plusieurs étages sans s'encombrer d'ennuyeux allers-retours en cas d'erreur...
La variété des environnements parcourus et la multitude des objets avec lesquels on peut interagir renforce particulièrement le rapport à l'histoire. On fouille, on récolte les informations, on associe les idées, et on avance à un rythme parfaitement maîtrisé tout en restant immergé dans l'univers prenant qui nous est offert. La plupart des personnages, même les plus secondaires rencontrés au détour d'une affaire, arrivent à nous émouvoir et à laisser une empreinte dans notre mémoire grâce au tissage habile des relations expliqué avec délicatesse via plusieurs moyens impliquant toujours des options de dialogues pleines de surprises.
En conclusion, saluons bien bas l'ultime au revoir d'une série passée par toutes les étapes. Si le terme "épiphanie", désignant en plus d'une fête religieuse une prise de conscience lumineuse et brutale, est un titre qui convient parfaitement bien à la fin du jeu, il se prête également à sa réalisation. Cette dernière a su apprendre de ses erreurs passées et en tirer bénéfice pour nous livrer un cycle de cinq opus tenant debout, allant crescendo dans sa qualité et son intensité et se terminant sans faux pas. Les séparations sont difficiles, mais nous laissent tout de même sur un grand sentiment de satisfaction, tant ludique que narratif, ainsi qu'une forte envie de reprendre depuis The Blackwell Legacy pour mieux se souvenir des subtilités de l'intrigue. La qualité du gameplay de Blackwell Epiphany risque cependant de le faire paraître un peu rouillé tant l'amélioration est flagrante !
Points forts
- Un univers fourmillant de détails
- Très agréable à jouer
- Une ambiance très réussie
- Un scénario qui tient en haleine pendant plus de six heures
Points faibles
- On espérait en apprendre encore plus sur Joey Mallone
- On serait presque tenté de réclamer une suite ou une autre préquelle... Mais ce serait une erreur, n'est-ce pas ?
- Maintenant que la série est terminée, et si on envisageait de la traduire ?
On le savait déjà, mais plaisir de jouer ne rime pas forcément avec complexité dans ce genre d'histoires interactives. Dave Gilbert réussit pourtant ici un numéro d'équilibriste brillamment mené puisqu'il propose une expérience de jeu à la hauteur du scénario. La série Blackwell se conclut donc sur une très bonne note. Cependant, on déplorera encore qu'aucune traduction depuis l'anglais ne semble envisagée.