Il y a tellement de choses qui changent en plus de 15 ans, surtout dans le domaine du jeu vidéo, que seuls les titres les plus extraordinaires parviennent à garder une place dans la mémoire collective. Another World fait justement partie de ces softs intemporels dont le prestige demeure intact malgré le passage du temps, et cette édition spéciale constitue le plus beau cadeau que son créateur pouvait lui faire.
Avec la sortie de cette réédition, c'est toute la communauté des joueurs qui va pouvoir rendre hommage au talent d'Eric Chahi en redécouvrant l'un des titres les plus bouleversants de ces 20 dernières années. Ceux qui n'ont jamais connu Another World risquent sans doute de ne pas comprendre l'émotion qui saisira les nostalgiques lorsqu'ils lanceront le jeu. Il faut pour cela se resituer dans le contexte de l'époque, à l'heure où le bébé d'Eric Chahi avait su faire l'unanimité auprès des joueurs, fascinant ainsi toute une génération. Le soft, conçu par un seul homme, nous donnait l'impression de jouer à un véritable OVNI vidéoludique, ne ressemblant à rien de connu ou s'en approchant. Le plus incroyable, finalement, est de constater que ce sentiment est resté intact à l'heure actuelle, Another World étant une oeuvre tellement personnelle qu'elle conserve encore aujourd'hui son cachet si particulier.
Le soft porte d'ailleurs très bien son nom puisqu'il nous raconte l'intrusion d'un être humain dans un monde bien différent du nôtre. Travaillant tardivement dans son laboratoire, un jeune chercheur du nom de Lester Knight Chaykin achève les dernières analyses concernant un projet traitant du phénomène d'accélération des particules. Alors qu'il sirote tranquillement une boisson en attendant la fin du compte à rebours de son expérience, le jeune homme se voit soudain projeté au fond d'un lac, disparaissant brutalement de son monde pour apparaître dans un autre dont on ne saura rien. Désemparé, perdu et complètement vulnérable, le voilà condamné à survivre dans un environnement sorti de nulle part où la mort est présente partout. Mais s'il existe une seule chance de salut, l'homme se doit de tout faire pour la saisir, et peut-être y trouvera-t-il bien plus que ce qu'il cherchait.
Libre à chacun de se faire sa propre interprétation du scénario d'Another World. Ce qui est certain, c'est que l'histoire fascine et frappe l'imagination. Parce que les événements ne sont finalement pas très nombreux alors que le contexte permet d'envisager une infinité d'aventures possibles, le jeu dégage une aura troublante qui donne envie de croire à la réalité de ce monde que l'on souhaiterait ne jamais devoir fouler du pied. A quoi bon s'obstiner à échapper de peu à la noyade si l'on doit, la seconde qui suit, se faire égorger par une plante, être piqué mortellement par un ver ou finir dévoré par une bête sanguinaire ? Sans doute parce que le destin de Lester Knight Chaykin semble nous concerner de plus en plus à mesure qu'on lui épargne un sort funeste. De fil en aiguille, on se laisse emporter dans cet univers indescriptible où tout paraît étrange, et on finit même par vouloir en savoir plus sur ces mystérieux autochtones férocement déterminés à nous ôter la vie.
En dépit de toutes ses particularités, Another World avait au moins un point commun avec les autres titres de l'époque : sa difficulté. L'essentiel du jeu est en effet basé sur la persévérance du joueur qui se doit de recommencer parfois des dizaines de fois une même séquence pour en comprendre les mécanismes. La loi du par coeur ne choquait personne il y a 15 ans, d'autant que le soft avait quand même le mérite de proposer des mots de passe pour éviter d'avoir à tout recommencer. Il semble d'ailleurs que les checkpoints soient plus fréquents dans cette nouvelle édition, ce qui atténue grandement le caractère fastidieux de la progression. D'autant que, même une fois que l'on a compris comment surmonter une situation, il faut parvenir ensuite à la mettre en application. Disposant de très peu de mouvements, le personnage principal doit se contenter de fuir la plupart du temps, et courir à toute vitesse en évitant les obstacles. Les sauts sont bien entendu millimétrés, et la moindre erreur est toujours fatale.
A partir du moment où Lester entre en possession d'un pistolet laser, le gameplay se trouve considérablement enrichi dans le sens où son utilisation ajoute à l'aventure une dose d'action qui fait monter d'un coup la pression. Muni d'une arme, le héros paraît encore plus vulnérable que lorsqu'il en était dépourvu, car il devient brusquement la cible d'un peuple tout entier. Aidé par un compagnon de fortune sans lequel il ne pourrait espérer s'en sortir, le jeune homme doit, à maintes reprises, user de son arme pour éliminer ceux qui veulent le tuer. L'intérêt réside non seulement dans la tension que ces scènes renferment mais surtout dans l'originalité du maniement du pistolet. Le laser peut en effet facilement se changer en barrière défensive ou en tir explosif, et c'est au joueur de savoir jongler entre ces trois fonctions selon la situation. Les batailles n'en deviennent que plus éprouvantes, et c'est avec fierté et soulagement qu'on en sort victorieux.
Et pourtant, c'est avec très peu de moyens qu'Another World a été réalisé, ce qui rend la prouesse d'autant plus impressionnante. L'immersion est due, en grande partie, au choix des scènes proposées qui se succèdent sans que l'on ait le temps de reprendre son souffle. L'atmosphère troublante découle aussi de la réalisation qui surprend encore aujourd'hui par son caractère étrange. Avant-gardiste pour l'époque, la technique employée repose sur des graphismes vectoriels qui ne peuvent laisser indifférent. L'écran est affranchi de toute interface susceptible de gâcher l'image en donnant des indications dont le joueur doit de toute façon se passer s'il veut s'impliquer complètement dans le destin du personnage. Cette réédition a le mérite de proposer de jouer aussi bien avec la version originale qu'avec la version remaniée, celle-ci ne dénaturant aucunement le soft tel que nous l'avons connu. Un passage dans les options permet ainsi d'opter pour un rendu classique ou en haute-résolution, de conserver des fonds 16 couleurs ou de les remplacer par des fonds rehaussés, et de modifier la vitesse du jeu.
La bande-son est également proposée en version remastérisée, et même si elle se fait plutôt discrète tout au long du jeu, elle conserve toujours son cachet troublant. Seule véritable regret concernant cette version iOS, l'absence totale de bonus. Vous ne trouverez ici ni artworks, ni esquisse, rien. On recommande alors aux curieux de se rendre sur le site officiel du jeu que son créateur a gavé de pépites. Que vous soyez un nostalgique déjà conquis par Another World ou que vous n'ayez jamais touché au soft original, nous ne saurions trop vous recommander de tenter l'expérience offerte par ce titre définitivement culte. En outre, si on considérait déjà Another World comme un titre en avance sur son temps, avec l'affluence de jeux indépendants épousant cette veine minimaliste, le titre d'Eric Chahi n'aura jamais semblé aussi moderne.
- Graphismes15/20
La réalisation conserve le caractère fascinant qu'elle avait à l'époque. Le choix d'une palette de couleurs restreintes et des graphismes vectoriels donnent à la réalisation un aspect à la fois étrange et dépouillé qui interpelle l'imagination du joueur. Les animations s'appuient sur la technique de la rotoscopie et étonnaient à l'époque pour leur fluidité qui n'est pas sans rappeler les premiers Prince of Persia.
- Jouabilité14/20
Essentiellement tournée vers l'exploration et la découverte, l'aventure intègre habilement d'intenses phases d'action qui accentuent le rythme du jeu. Les différentes fonctions du laser rendent son utilisation très intéressante, et les scènes de plate-forme millimétrées sont surmontables si l'on est un tant soit peu persévérant.Sur les écrans tactiles, on peut opter pour une croix virtuelle ou un contrôle au doigt, les deux méthodes fonctionnant à merveille.
- Durée de vie7/20
La plupart des joueurs connaissent maintenant l'aventure sur le bout des doigts et ne mettront pas plus de 30 minutes à terminer le jeu. Malgré tout, Another World est un titre que l'on a envie de refaire régulièrement pour le plaisir de replonger dans son univers.
- Bande son16/20
Comme la version originale, ce portage iOS comprend une musique d'intro (remasterisée) puis cède la place à des effets d'ambiance fantastiques et hautement immersifs.
- Scénario16/20
Aucune indication n'est donnée tout au long de l'aventure concernant le monde où l'on atterrit et les personnages qui l'habitent. La solitude est renforcée par le fait que le héros est le seul être humain présent dans le jeu et que tout le reste représente une menace pour lui. L'ambiance est extraordinaire et ne ressemble à aucune autre.
En 20 ans, personne n'a oublié ce monument du jeu vidéo que représente Another World, et la sortie de cette édition spéciale est l'occasion rêvée de lui rendre un vibrant hommage. Ceux qui le découvriront pour la première fois auront peut-être du mal à rentrer dedans, mais les autres revivront avec plaisir les meilleurs moments de leur vie de joueur.