Après avoir œuvré sur l'excellente trilogie des Penumbra, le studio suédois Frictional Games nous revient avec un nouveau survival-horror en vue subjective, Amnesia : The Dark Descent. L'action se déroule cette fois au XIXème siècle dans un sinistre château prussien, et les développeurs semblent s'être donné un seul mot d'ordre : vous coller une trouille monstre dont vous aurez du mal à vous remettre !
Si la petite histoire du survival-horror commence à prendre une consistance non négligeable, celle des jeux vidéo lovecraftiens n'a rien à lui envier. De The Lurking Horror à Darkness Within en passant par The Hound of Shadow, Alone in the Dark, Shadow of the Comet et Dark Corners of the Earth (et on en passe, faute de place), de nombreux titres ont été plus ou moins ouvertement influencés par les récits fantastiques de l'écrivain américain, dont la mythologie terrifiante est une source d'inspiration inépuisable. Dans le cas d'Amnesia : The Dark Descent, le nouveau jeu de Frictional Games, l'hommage est total. Rien que le moteur graphique, le HPL Engine, témoigne de la reconnaissance des développeurs envers un auteur qui nourrit littéralement leur dernière création.
L'amorce scénaristique rappelle du reste la nouvelle de Lovecraft « Je suis d'ailleurs ». Un homme se réveille, seul, dans un vieux château prussien. Il ne se souvient plus de rien, si ce n'est de son nom, Daniel, et de son problème : quelque chose le pourchasse. Alors qu'il tente de fuir cette prison de pierre, il tombe sur quelques pages d'un journal qui semble avoir été écrit de sa main. Son "ancien moi", qui s'est volontairement plongé dans un état d'amnésie pour éviter de sombrer dans la folie, lui conjure de supprimer le maître des lieux, un certain Alexandre de Brennenburg. Daniel se lance donc dans l'exploration de l'immense et sinistre bâtisse. Étant donné que les rencontres qu'il y fera ne sont pas du genre loquaces, le jeu mise sur deux procédés narratifs qui vous permettent de comprendre les tenants et les aboutissants de l'histoire : des flash-backs qui se déclenchent à la découverte de certains lieux, mais aussi de nombreux écrits éparpillés dans le château, dont la lecture permet à votre héros de comprendre l'exacte raison de sa présence à Brennenburg (le procédé est classique mais a le mérite de rappeler certaines nouvelles épistolaires de Lovecraft). Vous découvrez ainsi que tout tourne autour d'un étrange artefact découvert par Daniel dans le cadre de fouilles archéologiques, un globe dont Alexandre prétend connaître l'origine dans la lettre où il l'invite à le rejoindre dans son château. Mais quels secrets inavouables cache le maître des lieux ?
Le gameplay est, à la base, identique à celui de la série des Penumbra. La vue subjective épurée de tout élément d'interface, gage d'immersion, offre un haut degré d'interaction avec l'environnement. Le moteur physique, toujours aussi impressionnant, permet de saisir un objet, de l'examiner sous toutes les coutures, de le lancer ou de l'utiliser sur le reste du décor, certaines actions nécessitant de mimer l'action à la souris. Un système d'inventaire similaire à celui d'un point'n click autorise les associations d'objets, sachant que vos objectifs consistent la plupart du temps à fouiller des salles à la recherche des éléments permettant de progresser. Les énigmes proposées restent abordables par le commun des mortels, sauf sur la fin où elles ont tendance à se complexifier un peu. Il va de soi que l'exploration des lieux est ponctuée de mauvaises rencontres, l'originalité d'Amnesia - qui était déjà celle des Penumbra - étant de vous contraindre à les éviter à tout prix (vous n'avez de toute façon aucune arme). Ainsi, bien qu'il soit tentant d'allumer les torches et les bougies, voire d'utiliser votre lampe à huile, pour éclairer les endroits plongés dans l'obscurité, vous prenez le risque de vous faire repérer. Si cela devait arriver, il suffit le plus souvent de se cacher dans un coin d'ombre, en prenant soin de rester immobile et d'éviter de regarder la "chose" qui vous frôle. Mais ne comptez pas évoluer en sécurité dans les ténèbres à la manière d'un Garrett dans Thief : il vous faudra rapidement revenir vers la lumière sous peine de sombrer dans la folie !
Car l'ingénieuse idée de Frictional Games, c'est de coupler la traditionnelle jauge de santé à une jauge de santé mentale, une notion typiquement lovecraftienne bien connue des pratiquants du jeu de rôle papier L'Appel de Chthulu. Votre santé mentale décline à chaque fois que vous assistez à un événement perturbant ou que vous restez trop longtemps dans l'obscurité. Le cas échéant, votre pouls s'accélère, votre vision commence à se brouiller et vous vous déplacez plus difficilement, ce qui vous rend encore plus vulnérable. Pour symboliser cet état, les développeurs n'y sont pas allés de main morte : effets de flou et de déformation de l'écran, filtre coloré, respiration haletante, thème musical stressant, etc. Le problème, c'est qu'au lieu de vous laisser avoir peur, ils ont sans doute un peu trop misé sur la transmission au joueur du sentiment de panique du personnage qu'il incarne, un véritable frein à l'immersion pour peu que vous ne soyez pas en phase avec l'état émotionnel de Daniel. Qui plus est, les mécanismes utilisés pour susciter l'angoisse (une créature qui surgit, une porte qui claque, des hurlements à glacer le sang...) sont tout de même quelque peu éculés. Autre reproche : les apparitions de monstres sont à la fois scriptées et éphémères : la première fois, vous risquez de mouiller votre pantalon et de rester tétanisé pendant de longues minutes, mais vous finirez vite par comprendre les rouages de ces séquences de jeu.
Bref, le titre fonctionne un peu trop sur le modèle du stimulus/réponse qui consiste à provoquer la peur à la commande chez le joueur. On est loin d'un Penumbra, qui se révélait paradoxalement plus oppressant dans la mesure où il laissait le joueur construire ses propres inquiétudes, ou bien encore d'un Dark Corners of the Earth proposant un traitement plus subtil de la peur. Si on osait le parallèle cinématographique, on pourrait dire qu'Amnesia se rapproche davantage de la terreur hystérique d'un The Descent là où Penumbra optait pour l'horreur psychologique d'un The Thing. Il faut toutefois reconnaître qu'on rentre là dans le domaine de l'appréciation subjective qui n'engage que l'auteur de cet article, et que le jeu réserve assurément quelques moments d'intense frayeur, comme la course-poursuite avec le monstre aquatique dans la cave inondée, ou bien encore la première rencontre frontale avec un occupant des lieux dans la réserve où il fait un noir d'encre – deux séquences qu'on croirait sorties de L'Affaire Charles Dexter Ward. Mais sur un plan plus objectif, il y a encore quelques reproches à adresser à Amnesia, dont le rythme est entaché de fréquents chargements (pour peu, on se croirait dans le premier Resident Evil) qui représentent une fraction non négligeable des 8 heures de jeu offertes. Le système de sauvegarde automatique et les conseils de jeu (heureusement désactivables) ne convaincront pas non plus tout le monde.
Si Amnesia privilégie le sursaut facile à la vision cosmique lovecraftienne, il faut reconnaître qu'il le fait avec brio. L'ambiance sonore, en particulier, est tout simplement dantesque. Les rats grattent les murs, le plancher grince, des chuchotements se font entendre, votre respiration s'accélère : tout concourt à vous mettre mal à l'aise. Et pour ne rien gâcher, les rares pistes musicales se révèlent très réussies. Graphiquement, c'est un peu moins convaincant : le rendu visuel est tout juste correct. Détail amusant : alors qu'on avait reproché à Penumbra d'aligner des lieux vides, Amnesia, donne au contraire une impression de remplissage avec ses armoires et ses étagères copiées/collées un peu partout où l'on ne trouve bien souvent qu'une boîte d'amadou. A côté de ça, la gestion de l'ombre et de la lumière est réussie, sans toutefois se montrer exceptionnelle. L'effet SSAO destiné à améliorer les ombrages est hélas un véritable bouffeur de framerate, qui occasionne de surcroît des soucis de rafraîchissement. Au rayon des problèmes techniques, signalons que les bugs de collision sont fréquents et le jeu ne laisse pas autant de place à l'expérimentation que dans Penumbra puisqu'il est possible de se retrouver coincé ou d'accéder à un environnement inachevé en empilant des caisses (qui disparaissent au rechargement de la pièce). Il reste que ces problèmes techniques sont assez secondaires dans un jeu indépendant proposé à une quinzaine d'euros, et qui les vaut amplement.
- Graphismes13/20
Le rendu visuel est légèrement supérieur à celui des Penumbra grâce à des jeux d'ombre et de lumière convaincants qui compensent les limites du moteur graphique. Les nombreux effets de flou et de déformation de l'écran parviennent à retranscrire le sentiment de panique du héros.
- Jouabilité16/20
Le mélange d'exploration, d'horreur et d'énigmes à la Myst est tout aussi réussi – et bien mieux équilibré – que dans Penumbra. Facile à prendre en main, le jeu s'appuie sur un moteur physique convaincant. Dommage que quelques soucis techniques viennent parfois gâcher la fête.
- Durée de vie11/20
Amnesia : The Dark Descent procure environ 8 heures de jeu, en fonction de votre rapidité à résoudre les énigmes, qui ne sont jamais vraiment méchantes mais se corsent légèrement sur la fin. C'est une durée de vie acceptable étant donné son faible prix de vente.
- Bande son18/20
C'est sans conteste la plus grande réussite de ce titre : les effets sonores, extrêmement dérangeants, parviennent à distiller chez le joueur un réel malaise et les thèmes musicaux qui se font entendre à l'occasion sont très réussis. Le jeu bénéficie d'une V.O. sous-titrée de bonne qualité.
- Scénario15/20
Les fans de l'oeuvre de Lovecraft devraient être aux anges tant le jeu regorge de références implicites à sa mythologie. Même si elle use de procédés convenus (flash-backs et journal intime), la narration est habile. Enfin, Amnesia ne manque pas d'atmosphère ; dommage qu'il soit un peu trop prompt à provoquer la peur au lieu de la laisser s'installer chez le joueur.
Bien que profondément lovecraftien, et soutenu par un ingénieux système de santé mentale, Amnesia : The Dark Descent délaisse l'horreur psychologique typique de l'écrivain au profit d'une mise en scène tapageuse destinée à provoquer une peur par procuration. Mais en appuyant ses effets à l'excès, le nouveau titre de Frictional Games se montre paradoxalement moins éprouvant qu'un Penumbra, dont l'immersion fonctionnait à l'économie de moyens. Amnesia reste toutefois un bon survival-horror en vue subjective, hautement recommandable eu égard à la qualité de l'ensemble et à son prix de vente plus que raisonnable.