Le studio Obsidian Entertainment, maître du jeu de rôle et de la narration bien ficelée, nous revient cet hiver avec Tyranny. Un titre semblant une nouvelle fois inspiré par les plus grands noms du RPG à vue isométrique : Baldur's Gate, Neverwinter Nights, Icewind Dale et comparses. Pourtant cet opus marche-t-il réellement dans le sillage de Pillars of Eternity, le dernier jeu des développeurs californiens ? Cette fois, ces derniers n’auraient-ils pas quelque chose d’inédit à nous proposer ?
BIENVENUE DANS LE MONDE DE TERRATUS
Habitué des jeux de rôle rigoureux et bavards de l’âge d’or de Black Isle, je chausse mes lunettes de lecture et clique avec moult concentration sur le bouton me permettant de démarrer la partie. La webcam de mon ordinateur m’aspire alors dans le monde de Tyranny et, effaré, j’assiste à un contexte des plus délicats. Les habitants de Terratus sont en effet tourmentés par un certain Kyros, autoproclamé "Chef suprême", qui se permet d’annexer peu à peu chaque parcelle de terrain. Après avoir soumis la majeure partie du continent à sa volonté, suite à plusieurs siècles de guerre, Kyros est aux portes de la victoire et il ne lui reste qu’à conquérir une dernière poche de résistance : les Tiers.
L’empereur n’en est pas à son coup d’essai, et sait mener l’assaut de manière organisée. Son armée se divise en deux factions distinctes qui elles hélas, ne peuvent pas se voir en peinture. D’un côté nous avons les "Disgraciés", un escadron réduit mais puissant et discipliné, dirigé par l’Archonte Graven Ashe. De l’autre nous retrouvons un essaim de combattants cabochards : le "Chœur écarlate", dirigé par Nerat Polyvoix, un demi-dieu extravagant aux airs de Sheogorath. Les deux groupes prennent peu à peu possession des Tiers et désirent vivement être celui qui s’accaparera tout le territoire…
Pas tombé de la dernière pluie, le Chef suprême évite le capharnaüm en gardant un œil sur les deux factions rivales. Sans jamais se montrer, tirant les ficelles dans l’ombre, Kyros fait appel à un serviteur expérimenté et impartial : Tunon le Conciliateur, chargé de surveiller un équilibre fragile. Lui-même délègue son travail et c’est ici que nous intervenons ; le joueur incarne un "Scelleur de destin", un pion possédant le grand pouvoir (et la grande responsabilité) de rendre la justice sur le royaume, et finalement participer à en faire une terre unifiée sous le commandement de Kyros. Choisissant de nous associer aux Disgraciés ou au Chœur écarlate, ou bien préférant faire bande à part jusqu’à finalement défier le Chef suprême lui-même, nous aurons assurément un grand rôle à jouer dans le monde de Tyranny…
L'introduction et la création de personnage
QU’IL EST BON D’ÊTRE MAUVAIS
Tout commence par la création de notre personnage : s’il est obligatoirement humain nous pouvons choisir son sexe, son apparence, son histoire, son nom… On sent dès ces premières étapes le grand travail apporté au lore et à la cohérence de l’univers ; un élément comme le sexe de notre personnage par exemple n’est pas pris à la légère, les hommes et les femmes ayant une place singulière et complémentaire dans la société. Il s’agit bien sûr également de sélectionner notre spécialisation et nos compétences ; à l’image de tout le jeu comme nous le verrons, cette étape est assez épurée et portée par la narration. Nous établissons ainsi le passé de notre héros et la manière dont il a été entraîné au combat ; les classes sont assez conventionnelles et axées autour de la magie, de la furtivité ou des dégâts physiques. Il est possible de sélectionner une expertise primaire et une secondaire afin d’obtenir une polyvalence intéressante entre combat à l’épée et soin, ou encore magie offensive et furtivité. De la même façon les attributs (force, vitalité, esprit, etc.) et les compétences sont réduits au strict minimum : exit les points de charisme, l’alignement neutre-bon, la race mi-halfelin mi-orque… Tyranny nous propose un contexte plus précis, plus guerrier que ses prédécesseurs ; et il le fait en revanche plutôt bien.
Notre soif d’invasion commence, après la création de notre héros et avant d’entrer véritablement en jeu, par une phase de "conquête". Elle fait office d’introduction et détaille les événements qui ont forgé le monde actuel ; en pratique il s’agit de suivre quelques grandes étapes de la capture des Tiers, en prenant des décisions déterminantes. En tant que Scelleur de destin nous sommes dépêchés par Tunon avec l’objectif de mater l’insurrection des habitants locaux, et de faire valoir la justice et la neutralité au sein de deux armées incapables de se coordonner. Le poids de nos actions prend déjà tout son sens ; selon que nous soyons neutre ou plutôt en faveur d’un clan ou encore du peuple, selon que nous employons la diplomatie ou la force pour plier les autres à notre volonté, le monde de Terratus et ses habitants porteront ensuite les stigmates de nos choix.
La réelle influence du joueur sur l’avenir du royaume se ressent ensuite tout le long de la partie, une fois la phase de conquête terminée. Cette dernière aura modelé le contexte de départ et nous évoluerons dans un monde où nous aurons un grand rôle à jouer : nous rencontrerons beaucoup de personnages non jouables impliqués dans des litiges, des conflits, et en tant que représentant de la parole de Kyros nous aurons le pouvoir d’intervenir et de trancher ; notre décision sera respectée et aura des conséquences directes et latentes. Que ce soit à l’échelle mondiale ou plus localisée, nous ferons la pluie et le beau temps ; parfois littéralement : le Chef suprême a effectivement le pouvoir de plier la météo à sa volonté, de faire tomber une nuit éternelle ou encore de déformer la terre, et cela se produit par le biais de "Décrets" que nous avons la charge de prononcer.
C’est vers le bien ou le mal, la prospérité ou le chaos que nous pouvons mener le peuple de Terratus, et ce de manière assez inédite. En effet même dans Fallout New Vegas par exemple, écrit avec brio par Obsidian et laissant une grande place à la liberté d’action, être le méchant de l’histoire comporte son lot de contraintes : se mettre tout le monde à dos, notamment les marchands, limite quelque peu les possibilités. Ici être le pire des despotes implique des conséquences mais pas de malus ; pour avoir volontairement pillé et tué lors de mon test, le récit s’est terminé certes dans le chaos mais comme n’importe quelle autre fin, et sans heurts en chemin. Plus encore, susciter la colère ou la peur est autant récompensé qu’effectuer de bonnes actions : nous avons en effet un niveau de réputation chez chaque faction (se mesurant en faveurs, colère et peur) et tandis qu’un ou plusieurs de ces points augmentent nous franchissons des paliers et gagnons des compétences exclusives.
Ainsi rarement nous n’aurons senti dans un jeu un tel impact dans nos actions, et un tel sentiment de pouvoir être bon, détestable ou totalement détaché, sans conséquence néfaste sur notre expérience de joueur. Obsidian Entertainment a réalisé un travail de titan en termes de récit, et ceci est une nouvelle fois porté par une écriture à couper le souffle. Fidèles au poste les scénaristes et les traducteurs nous embarquent dans un monde dense et cohérent, et nous saluerons au passage l’ajout d’info-bulles sur certains mots afin de nous éclairer sur un lore complexe. Bien entendu si la lecture du Silmarillion de Tolkien vous cause des maux de tête, peut-être faudra-t-il tester Tyranny avant de l’acheter, tant celui-ci se repose sur la lecture de textes. Pour les aficionados et les plus courageux, l’expérience sera un délice ; conquérant le royaume étape par étape, en tissant des alliances ou en se faisant respecter par la force, nous vivons un concept inédit qui fait vraiment mouche : certes un Pillars of Eternity 2 aurait été bien accueilli, mais ce Tyranny s’avère rafraîchissant et sera retenu pour son audace. Pourtant ce renouvellement s’intègre curieusement dans un écrin très voire trop old-school, venant noircir quelque peu le tableau.
UN JEU EN QUÊTE D’IDENTITÉ
Si le récit de Tyranny est son plus beau profil, le titre a bien entendu beaucoup plus à nous proposer. En pratique le but du jeu est de faire plier le royaume sous la volonté de Kyros (ou la nôtre) en devenant de plus en plus puissant et à même de nous imposer aux factions qui nous résistent ; il ne restera à la fin qu’un dirigeant : les deux factions en harmonie, l’une seulement, ou encore nous-mêmes seuls contre tous. Au-delà des dialogues donc qui forgent ce dénouement, nous nous ferons également respecter par nos faits d’armes. Le système de combat est très similaire à celui de Pillars of Eternity, et à fortiori des titres d’antan : avec une vue isométrique nous menons notre groupe à la souris et cliquons sur les ennemis à attaquer ; les coups sont portés automatiquement et chacun d’eux est espacé d’un temps déterminé. Un aspect de microgestion intervient avec un système de pause active qui bloque l’action tout en nous permettant de planifier nos agissements ; un point qui s’avère vital dès le mode de difficulté normal et surtout les suivants, qui peuvent aller jusqu’à la mort définitive de notre héros. Notre groupe d’alliés rencontrés lors de notre aventure est complémentaire et capable de déclencher des attaques coopératives infligeant des dégâts notables. Les combats sont plutôt dynamiques et gores (en activant l’option adéquate) ; à leur issue nous pouvons bien entendu looter les corps et organiser un inventaire à l’interface somme toute classique, mais claire.
Démonstration d'une phase de combat
En dehors de la complétion des quêtes constituant les trois actes du jeu, Tyranny est parsemé de temps morts nous permettant de gérer notre équipement et nos compétences. Nous pouvons gérer notre équipement, nos attributs et nos talents, ou encore créer des sorts à travers une interface familière et ergonomique. Il est également possible de revendre les objets inutiles et d’acquérir des consommables ou de l’équipement chez des marchands trouvés en ville, ou dans nos propres demeures : les "flèches". Ces sortes de tours gigantesques, au nombre de cinq, peuvent être débloquées une fois que l’on a chassé les marauds qui y logent, et servent de "hub" un peu à la manière de la forteresse de Pillars of Eternity. Sur le même principe mais de façon moins complète que cette dernière, nous pouvons améliorer nos flèches en y construisant par exemple une bibliothèque ou une forge, ce qui a un coût en argent et en matériaux et offre divers bonus. Il est également possible de recruter des entraîneurs ou encore des marchands, ce qui rend le passage dans nos flèches assez intéressant lors de nos aventures ; en outre la possibilité de se téléporter de tour en tour accélère drastiquement les déplacements sur la carte du monde.
Retour en ville, et gestion de l'équipement et des compétences
Et c’est à ce moment du test que l’on peut pointer les limites d’un Tyranny qui est en réalité très bon, mais passe à cela près de l’excellence à cause de quelques soucis techniques et surtout d’un manque de maîtrise ; le titre peine à trouver son équilibre entre neuf et ancien. C’est-à-dire que ce RPG se présente comme les jeux d’antan : avec sa vue isométrique, sa pause active, son groupe de héros représentés par des portraits, et jusqu’aux icônes de son interface, Tyranny a tout en apparence d’un successeur aux plus grands noms d’autrefois. Il n’hésite pas au passage à hériter des lourdeurs de ces titres, comme des écrans trop chargés lors des combats où la possibilité de tourner la caméra serait fort bien venue. Et d’un autre côté Tyranny souhaite renouveler le genre et apporte plusieurs ajouts intéressants, à commencer par, on ne le dira jamais assez, une narration de première qualité qui propose des choix à l’impact vraiment inédit ; mais également le travail effectué sur la réputation, les attaques en coopération, les flèches… En se renouvelant, le titre recentre ses objectifs sur la narration et met de côté tout un pan des RPG desquels il s’inspire : la quête du Scelleur de destin est suivie de façon assez linéaire, les quêtes secondaires sont assez anecdotiques. Exit la durée de vie mirifique (celle de Tyranny se chiffre à une vingtaine d’heures), les cartes immenses et variées, les ragots entendus dans les auberges, la découverte de lieux mystiques, les créatures fantastiques, les innombrables compétences, et j’en passe. La dernière création d’Obsidian mise beaucoup sur son récit en mettant de côté l’infinie complexité de Pillars of Eternity, et nous propose une aventure résolument guidée, guerrière, humaine ; ce qui ne serait pas un problème si Tyranny ne singeait pas ses prédécesseurs en récupérant leurs défauts au passage.
Pour terminer sur le rayon des points faibles, comme nous venons de l’évoquer les environnements de Tyranny sont beaucoup moins inspirés que ce qu’Obsidian a pu nous offrir auparavant ; le titre adopte une direction artistique assez singulière et épurée, ce qui fonctionne très bien quant aux différents artworks que l’on voit en jeu. En termes de 3D cependant, cela donne un résultat pour le moins minimaliste si ce n’est dépouillé. Pas vilain pour autant, Tyranny ne convaincra pas les joueurs pour ses visuels tristounets et peu variés, ce qui s’explique par ailleurs par le contexte de son histoire. Il accuse au passage d’une dose généreuse d’aliasing sur les personnages, même avec les options poussées au maximum ; les temps de chargement sont pour leur part très réguliers et dépassent parfois aisément la minute. Enfin en termes de son, la bande originale est d’excellente facture, bien que l’on aurait souhaité davantage de variété, de renouvellement encore une fois. En revanche les doublages pour leur part ne nous ont pas convaincu ; un peu plats, un peu surjoués, ils ne parviennent pas à "coller" aux personnages dont ils dépendent, on pensera surtout à un Nerat Polyvoix assez irritant… Bref, l’heure du bilan est venue : entre classicisme et nouveautés, points forts et défauts, que vaut ce Tyranny tant attendu ? On se retrouve ci-dessous pour la conclusion.
Points forts
- Une narration une nouvelle fois aux petits oignons, un lore prenant et étoffé
- La cohérence générale de l’univers proposé
- Un impact visible dans nos choix, un sentiment inédit d’influence
- La possibilité d’être bon, mauvais ou neutre sans aucun malus
- Le travail effectué sur le niveau de réputation
- Des ajouts bienvenus : la conquête, les attaques en coop, les flèches, le crafting de sorts, les missives
- Une bande son réduite mais de bonne facture
- Une durée de vie assez solide mais surtout, une grande rejouabilité ; on voudra tester toutes les fins possibles
Points faibles
- S’accompagne des lourdeurs des RPG old-school (en combat essentiellement)…
- … sans proposer toute leur complexité, leur variété en termes de quêtes, d’exploration, de décors. Tyranny ici, ni là.
- Visuellement peu mémorable, techniquement daté
- Les chargements sont trop nombreux et trop longs
- Les doublages ne font pas honneur aux dialogues
Après nous avoir proposé avec Pillars of Eternity un C-RPG à l’ancienne, profond, varié, Obsidian Entertainment revient cet hiver avec un concept nouveau. Avec une plume toujours aussi acérée, les scénaristes nous font vivre un récit prenant où quels que soient nos choix, bons ou mauvais, nous changerons assurément la face du monde. Plus court et linéaire que ses prédécesseurs, Tyranny recentre ses objectifs autour de cette idée d’influence sur le royaume, et le fait avec dextérité en ajoutant au passage des éléments venant renouveler l’expérience, tels que la phase de conquête ou le crafting de sorts. Dans son chemin vers la nouveauté, Obsidian reste pourtant sur un habillage old-school qui d’une part comporte ses points faibles (comme les combats un peu confus) et qui d’autre part n’est pas assez exploité tant le titre se veut plus direct, plus épuré. On aurait ainsi souhaité que le studio choisisse soit de pousser le trait du old-school en proposant davantage de richesse, soit d’aller vraiment de l’avant en abandonnant cet héritage. Si l’on peut totalement recommander Tyranny, qui restera un volet très intéressant et rafraîchissant, il faut donc l’aborder en étant conscient(e) de son aspect quelque peu déséquilibré et perfectible.