Appuyé par l’éditeur 505 Games, le studio Variable State signe le 22 septembre 2016 son premier titre : Virginia. Un jeu qui dès son synopsis revendique une inspiration lynchienne, en nous plongeant dans une aventure policière cryptique à l’orée du réel et de l’imaginaire. Les développeurs anglais arrivent-ils, grâce à cet alléchant pédigrée, à transformer l’essai ?
QUI A TUÉ LUCAS FAIRFAX ?
Virginia nous transporte dans une petite ville américaine fictive, en l’an de grâce 1992. Le titre nous propose d’incarner Anne Tarver, un agent du FBI tout juste entré en fonction qui se voit donner comme première mission de retrouver Lucas Fairfax, un adolescent récemment disparu. Nous n’agirons pas seule puisque nous partagerons cette aventure avec notre coéquipière Maria Halperin, une femme possédant bien plus de bouteille et semblant également avoir un lourd passé.
C’est à travers une introduction atmosphérique que nous découvrons Kingdom, une bourgade à première vue bien sous tous rapports qui promet d’être le théâtre d’une intrigue obscure, où se mettent en scène des personnages moins respectables qu’ils ne veulent laisser croire. Comme nous le remarquerons rapidement, la disparition du jeune homme sert de prétexte à un développement des plus complexes où l’histoire de chaque personnage se révèle en filigrane, et où passé et présent se heurtent quitte à laisser le joueur groggy.
Car il s’agit bien là d’un jeu s’inspirant de l’œuvre de David Lynch, dans son obsession à dépeindre une ville propre, lisse, banale, composée d’étranges identités et de secrets peu reluisants. La référence à la série Twin Peaks saute aux yeux, peut-être même avec trop de ferveur, tant dans le pitch de base que dans le contexte du village de montagne. Mais c’est surtout parce qu’il s’agit d’un récit fragmenté et halluciné que Virginia évoque Mulholland Drive, une autre réalisation de Lynch où la relation entre deux partenaires féminins sert là aussi de noyau à une narration surréaliste et dépaysante. De nombreux symboles mystérieux – tels qu’un imposant bison, ou des plumes d’oiseau – viennent parsemer un parcours qu’il conviendra de compléter au moins deux fois pour pouvoir commencer à en interpréter le sens.
Les cinq premières minutes du jeu
"IL N’Y A PAS D’ORCHESTRE ! C’EST UNE ILLUSION"
L’étrange univers de Virginia s’anime avec une belle cohérence visuelle, portée par une direction artistique plutôt particulière et travaillée. La ville de Kingdom, bien que nous ne la parcourions que peu au bout du compte, est faite de petits détails qui lui donnent une vraie tangibilité. Ses protagonistes ont chacun une apparence propre et des visages stylisés, presque taillés à la serpe qui donnent à l’ensemble un air très singulier ; bien que le titre emprunte beaucoup à Firewatch dans son aspect cartoon. Les animations quant à elles sont toutefois très hachées et disons-le, peu convaincantes.
Avec son rendu cinémascope et postérisé, son léger effet fisheye, Virginia ose quelques parti-pris qui contribuent à faire son côté unique ; il cumule malheureusement plusieurs soucis qui nous font sortir de l’illusion créée par les développeurs. Le titre est de base réglé à 30 FPS, selon la volonté des créateurs qui nous conseillent cette expérience ; cela ne nous empêchera malheureusement pas, sur une machine moderne, de faire l’expérience de ralentissements impardonnables au vu de la technique largement obsolète du jeu. S’ajoutent à cela un FOV se contentant du minimum, une bonne dose de motion blur mettant à l’épreuve les estomacs les plus solides, et une pincée de tearing sur certaines textures. Le pompon sur le gâteau : des bugs de collision et même un petit OOB nous faisant traverser le sol pour apprécier Kingdom vu d’en-dessous – jusqu’au nécessaire redémarrage de la partie.
Toutefois puisque nous parlons de l’habillage esthétique de Virginia, il est nécessaire d’aborder son aspect sonore. Variable State a mis les petits plats dans les grands en faisant appel au compositeur Lyndon Holland, qui signe ici une bande son remarquable interprétée par l’Orchestre philharmonique de Prague – excusez du peu. Pour l’anecdote, le tout a été enregistré dans le même studio où Angelo Badalamenti commit seize ans plus tôt la bande originale de Mulholland Drive. À l’instar de son mentor d’ailleurs, Virginia tire souvent parti avec justesse de ces musiques tantôt orchestrales, tantôt électroniques ; à d’autres moments cela dit l’enthousiasme de la bande son l’emporte sur une action pataude, comme nous le verrons plus bas : il n’est pas rare de surprendre des sonorités d’une rare intensité en train d’habiller une marche calme dans un couloir des plus ordinaires. Si l’on peut tirer son chapeau devant la musique, bien qu’elle s’accorde difficilement avec l’image, le sound design est juste passable. Le doublage des personnages a la particularité d’être absent, ce qui est audacieux au risque de ne pas rythmer une narration déjà peu vivace…
Un soupçon d'exploration
PRESS "A" TO WIN
Donnez à un réalisateur en herbe un Canon 5D, mettez à sa disposition un petit Alexandre Desplat ou un Ennio Morricone : il lui incombera encore l’importante tâche de s’exprimer par le média qui lui est offert, de jouer du cadrage et du montage pour nous emporter dans son imaginaire. C’est ici que nous sommes à ce point du test ; la note d’intention est bonne, l’emballage audiovisuel est assez convaincant, quid du contenu ?
L’aventure proposée par Virginia s’étale sur six jours, découpés en de nombreuses scènes se déroulant dans le bureau du FBI, chez notre héroïne, et dans bien d’autres endroits à explorer. "Explorer" est ici un terme tout relatif tant la marge de manœuvre laissée au joueur est mince. Pour que tout soit clair, nous ne nous poserons pas ici la question de savoir si Virginia est un jeu ; c’en est un puisqu’il se définit comme tel et propose effectivement des règles : se déplacer et interagir. On peut cependant se demander si les créateurs utilisent le média jeu vidéo à bon escient, voire si c’était le meilleur choix pour eux.
Tout conditionnés que nous sommes par le genre du policier, par les inspirations que Virginia revendique, ou encore par Firewatch avec lequel il partage beaucoup, nous sommes rapidement pris par l’envie de tout explorer, de trouver des indices et des œufs de Pâques, d’interroger les différents protagonistes ; bref, d’avoir un impact sur l’environnement et l’histoire. Il n’en sera rien. Pourtant les développeurs promettent sur la page du titre une expérience haletante :
Anne se retrouvera bientôt à négocier des intérêts concurrents, découvrant des motivations cachées et mettant à mal la patience d’une communauté peu habituée à une surveillance indésirable. Alors que votre enquête prend une tournure sinistre et que l’étrange liste de suspects ne cesse de grandir, vous prendrez des décisions qui façonneront irrévocablement le parcours d’Anne et de l’agent Halperin.
Difficile après avoir terminé Virginia de ne pas estimer que la communication autour du jeu nous aura mal orientés. Lors des deux heures nécessitant sa complétion (en cherchant le moindre élément caché) le narrateur nous prend par la main en nous indiquant où aller ; parfois de force en coupant l’action et en passant à la scène suivante façon jump cut – une idée ambitieuse et peu explorée dans le jeu vidéo, qui devient ici surtout frustrante. La touche d’interaction (le clic gauche de la souris ou le bouton "A" de la manette) ne servira en définitive qu’à actionner des mécanismes mis sous le nez du joueur et servant à passer au plan suivant. Nous chercherons une interaction avec l’environnement dans les premiers décors, vastes et prometteurs ; avant de réaliser qu’il s’agira seulement de passer à la suite, encore et encore. Il y aura bien des plumes et des fleurs à trouver – pour les cas sévères de collectionnite chronique.
Virginia peine donc à raconter une histoire, et cette dernière se montre elle-même lacunaire. Les narratologues les plus patients et les aficionados de David Lynch peineront à pardonner un récit rachitique ; les réfractaires aux jeux de David Cage devront clairement passer leur chemin. Pourtant comme nous l’avons vu la note d’intention est très séduisante, et Virginia prend de nombreux risques par sa forme ou encore par son casting féminin et de couleur – un élément trop rare encore, dans tous les médias. Malheureusement là où les œuvres dont il s’inspire développent une ambiance et des personnages mémorables, il cache un scénario finalement peu engageant sous une lourde couche de gimmicks familiers : une clé, une boîte fermée, une porte entrouverte… Et ce jusqu’à un final en feu d’artifice, à faire pâlir Mulder et Scully. Alors en définitive, que retenir de ce Virginia ? La réponse se tient ci-dessous.
Une phase surréaliste
Points forts
- Visuellement réussi, léché, fouillé…
- La bande originale est remarquable…
- Prend des parti-pris sacrément hardis
- On a envie de voir ce dont Variable State est capable sur un prochain jeu
Points faibles
- … mais mal optimisé et bugué
- … mais inadaptée, tandis que le ''sound design'' est passable. L’absence de dialogues ne révèle pas d’intérêt
- Le scénario assez téléphoné se cache sous une couche de mystères un peu épaisse
- L’interaction joueur-jeu est absente
- Les ''jump-cuts'', prometteurs, s’avèrent frustrants
- Se termine en moins de deux heures, pas un souci en soi mais se déroule à un rythme affolé… en se permettant quand même des flashbacks et des répétitions
- Le prix : 10€, légèrement surélevé
Depuis ses premières bandes annonces Virginia constituait un jeune espoir, promettant d’élargir encore les possibles d’un média toujours en expansion. Accumulant les risques, le titre propose de bouleverser notre rôle de spectateur en marchant sur les traces d’un grand du cinéma surréaliste. Et s’il aurait pu le transcender en lui apportant l’interactivité, il échoue tristement en proposant une maigre aventure constituée de mécaniques pauvres et éprouvées. Le doute halluciné entre réalité et fiction, déjà magnifié depuis des lustres avec notamment Le Horla, peine ici hélas à s’acoquiner avec le média jeu vidéo. En résulte un titre très décevant, même pour ceux qui feraient passer la narration avant le gameplay. Au reste nous sommes curieux de découvrir le second jeu d’un studio risque-tout ; pour l’heure nous conseillons à nos lecteurs de se rabattre sur la démo, puis sur un jour de solde.