Remake de Mystic Quest (sorti en 1991 sur Game Boy), Sword of Mana présentait en 2003 une vision imprégnée de l'esthétique visuelle des jeux de la série Mana (ou Seiken Densetsu) dont sa première version était d'ailleurs la pierre fondatrice. L'identité musicale cependant, dont la paternité reviens à Kenji Itô, se démarquait par une vision sensible et particulière de la mélodie. Aujourd'hui, nous allons revenir sur son travail à travers Mana Shrine, le thème envoûtant qui illustre le dernier donjon du jeu.
Voici une chronique vidéo qui n'est pas vraiment une chronique vidéo. L'idée de VGM (Video Games Music) est en fait de vous présenter un thème musical issu d'un jeu vidéo, ancien ou récent, et d'en faire une analyse écrite afin de comprendre pourquoi il fut marquant, que ce soit pour ses pures qualités musicales ou pour son utilisation en jeu. Puisqu'il s'agit d'une analyse, tout est potentiellement sujet à débat.
Tout comme le thème d'un combat final, la musique qui accompagne l'ultime donjon d'un jeu est généralement lourde de sens, car elle représente la dernière ligne droite du scénario ainsi qu'un sommet de difficulté. De ce contexte pour le moins épique découlent quelques grands morceaux tels que Leave Time for Love dans Secret of Mana ou encore le thème du Praetorium de Final Fantasy XIV : A Realm Reborn, propres à donner au joueur un regain de motivation, ou à illustrer un lieu hors du commun et à l'architecture imposante. Selon le scénario cependant, le thème du dernier donjon peut s'avérer plutôt pesant ou propice à la contemplation, comme c'est le cas avec Dragon's Wish de Chrono Cross ou bien Memoria de Final Fantasy IX. Ce n'est pas tout à fait le cas dans Sword of Mana cependant, puisque le thème que vous entendez ici est unique en son genre. Beaucoup plus serein tant dans son écriture que dans son orchestration, il offre au dernier voyage des héros du jeu un accompagnement particulièrement surprenant.
Le son du silence
En effet, que représente ce thème dans le jeu ? Au cours d'une histoire aussi romantique que complexe, les héros sont amenés à fuir sans relâche les sbires du Chevalier Noir et à perdre un certain nombre d'amis, avant de grimper en catastrophe les étages mécaniques de la tour de Dhyme au bord de l'auto-destruction. Cette course sans retour en arrière possible aboutit directement au sanctuaire Mana, un temple labyrinthique en ruines protégé par un sort, et envahi par la nature depuis de nombreuses années. Ce dernier donjon se présente donc, pendant son exploration, un havre de paix que Julius, le grand méchant de l'histoire en quête du pouvoir de Mana, n'a en principe pas encore trouvé, et où les héros peuvent respirer pour la première fois (et vivre leurs derniers instants ensemble). Mais ce n'est pas tout : en effet, le sanctuaire Mana est également l'endroit où doit se trouver la mère de l'héroïne. Hors, cette dernière n'est en fait plus vraiment là puisqu'elle a pris la forme de l'arbre Mana, le lieu est donc vierge de toute présence humaine et dégage ainsi un grand sentiment de solitude.
On peut sentir cette intention dans l'effet d'écho qui est appliqué à la musique suivant plusieurs techniques différentes. Tout d'abord, dans l'intervention des violons sur le deuxième temps de chaque mesure, et qui donne cette impression de décalage et presque de retard par rapport au reste du morceau (en comparaison : la basse tombe sur les premiers et troisièmes temps). Mais c'est surtout la façon dont la partie de flûte est écrite qui va nous intéresser ici. En effet, cette dernière peut sembler très fournie à l'oreille car elle ne joue quasiment que des doubles croches de façon ininterrompue. Cependant, comme vous pouvez le voir sur la partition, seules quelques notes (entourées en vert) sont en réalité celles de la mélodie, le reste est un accompagnement constitué de broderies inférieures se répétant sur toute la mesure et complétant l'harmonie du morceau. Ces répétitions variant parfois très peu (un demi-ton entre les mesures 5 et 6), sous une mélodie qui elle change sur chaque temps (donc trois fois par mesure) contribuent au sentiment de calme et de prévisibilité de l'ensemble. Cette mélodie en elle-même est d'ailleurs surprenante de par sa grande simplicité (elle est sutout constituée de notes conjointes) et contraste avec celles plus complexes et volubile (qui sont aujourd'hui l'une des marques de fabrique du compositeur), telles que Mana's Mission, qu'on entend dans tout le reste du jeu.
Cette écriture de la flûte, qui n'est pas sans rappeler, de façon plus lente, certains préludes de Bach, nous viens cependant tout droit des contraintes techniques de la version originale (pour plus de détails sur ces contraintes, vous pouvez vous référer au VGM consacré aux combats dans pokémon Or). En effet, si l'on écoute la version originale ci-dessous, il apparaît clairement que cette partie représente un gain de place considérable pour l'époque, tout en fournissant un résultat très cohérent, rassemblant la mélodie et l'harmonie en seulement une ou deux voix. On peut aussi constater que l'introduction n'existait pas dans la première version. Kenji Itô considérait en effet sa première œuvre comme très imparfaite, et a donc profité du remake pour apporter quelques modifications, en changeant parfois des pans entiers de mélodie (c'est le cas dans Jema's Realisation dont certaines parties sont presque méconnaissables entre la version Game Boy et Game Boy Advance).
Vous le savez sans doute déjà si vous êtes un fin connaisseur en matière de J-RPG, mais un certain nombre de jeux japonais des années 1980 à 90 ont connu quelques complications liées à la traduction de leurs titres, un des cas exemplaires étant Final Fantasy VI tout d'abord sorti sous le titre de Final Fantasy III aux USA. De cette façon, on peut trouver des coïncidences plutôt amusantes, et qui ont le don de rassembler sous l'effigie de Square des titres et des têtes aujourd'hui célèbres.
En effet, si Mystic Quest (ou Final Fantasy Adventure en Amérique et Seiken Densetsu: Final Fantasy Gaiden au Japon), qui a donné naissance à la série Mana, est le premier travail de composition en solo de Kenji Itô, ce dernier avait déjà écrit, aux côtés d'un certain Nobuo Uematsu, quelques mélodies pour Final Fantasy Legend II qui, comme son nom ne l'indique pas, est en réalité le deuxième épisode de la série SaGa.
Par la suite, Kenji Itô deviendra le compositeur vedette des SaGa, notamment avec Romancing SaGa, et il sera remplacé par Hiroki Kikuta sur Seiken Densetsu (puis Yoko Shimomura sur Legend of Mana), et se contentera de participer au Sound Design de Secret of Mana avec un jeune homme du nom de Yasunori Mitsuda (futur compositeur de Chrono Trigger avec -encore lui- Nobuo Uematsu, mais aussi de Chrono Cross, Shadow Hearts...). En bref, on peut voir qu'en l'espace de quelques années, trois séries très différentes ont vu le jour en partant d'une base identique (la mention "Final Fantasy"), et ont vu les rênes de leur musique tenues par un concentré de personnalités dont la réputation n'est maintenant plus à faire, et qu'on retrouve encore aujourd'hui un peu partout dans la musique de jeu (mais pas seulement) Japonaise. Le monde est décidément vraiment petit.
Si vous avez écouté la version Game Boy avec un casque, vous avez également pu remarquer le travail effectué sur la spatialisation du son. En effet, on peut entendre un vrai effet d'écho sur la partie centrale, produit par léger décalage entre l'oreille droite et gauche. Cet effet n'a pas été conservé dans Sword of Mana, probablement parce qu'il était compensé par les autres techniques d'accompagnement ajoutées entre-temps dont nous avons parlé plus haut.
On est pas sur la même longueur d'ondes...
Une dernière particularité enfin, que les oreilles les plus entraînées auront peut être relevée, et probablement l'un des plus grands mystères de toute cette OST. Si vous avez écouté les deux versions de Mana Shrine en même temps, vous aurez peut être constaté que cela sonnait un peu faux. Et pourtant, les deux morceaux sont dans la même tonalité, ont les mêmes accords et jouent quasiment les mêmes notes. Étrange ? Il se trouve en effet que la bande-son de Sword of Mana n'est pas jouée suivant la hauteur conventionnelle actuelle. En effet, pour des raisons pratiques (ne serait-ce que pour jouer juste lorsque plusieurs instruments sont rassemblés), les instruments européens s'accordent aujourd'hui le plus souvent suivant une note de référence (donnée par un diapason), le La à 440 Hz. Si cette uniformisation date de la fin des années 30, elle n'était pas forcément établie avant et la fréquence utilisée pour s'accorder a varié au cours des siècles. On considère par exemple souvent qu'à l'époque baroque, le La se trouvait à 415 Hz, soit un demi-ton plus bas (un do à l'époque sonnait donc comme un Si aujourd'hui). En tout cas, la majeure partie des musiques tonales dans les jeux vidéo suivent aujourd'hui cette norme, mais ce n'est pas le cas de Sword of Mana. En effet, tous les morceaux de ce jeu sont réglés suivant un La situé aux environs de 432 Hz, soit un peu moins d'un quart de ton plus bas que la moyenne.
Si le La 432 Hz semble avoir été peu utilisé au courant du XIXème siècle, il a fait au cours du XXème l'objet de certains mythes, généralement scientifiquement faux ou difficiles à prouver, le considérant comme la "vibration du cœur/de l'univers/de l'eau/des pyramides" et lui attribuant des vertues supérieures, voire thérapeuthiques. Kenji Itô n'a jamais rien déclaré au sujet de ce détail dans la bande-son de Sword of Mana, il y a donc de fortes chances pour que cet abaissement de la fréquence soit involontaire et dû à un simple bug lors du portage. Cependant, il s'agit là d'un cas tout à fait isolé puisque les musiques d'autres jeux Game Boy, comme Pokémon Version Rouge Feu, sont passées sur Game Boy Advance sans subir le moindre changement intempestif. Toujours est-il que, au-delà des théories alambiquées, cette petite différence participe probablement inconsciemment du sentiment unique, de l'impression d'intemporalité fascinante qui ressort de cette bande-son, puisqu'elle est réellement décalée par rapport à la musique que nous avons l'habitude d'écouter.