Si la série Pokémon est aujourd'hui l'une des licences les plus connues de Nintendo, ses spin-offs ont eu moins de retentissement que les épisodes principaux. Il en est cependant un qui, en dépit de son style de gameplay à base de donjons générés aléatoirement, souvent jugé rébarbatif, a tout de même réussi à charmer, voire faire pleurer plus d'une personne. Pokémon Donjon Mystère : Explorateurs de l'Ombre, en effet, a pour beaucoup réalisé le rêve d'incarner un pokémon, mais aussi de se laisser surprendre par un scénario, très enfantin au premier abord, passant de la niaiserie larmoyante à la drôlerie absurde, mais recelant au final une profondeur insoupçonnée et radicalement différente de ce que la série avait pu offrir jusqu'à présent... La musique, sans pour autant laisser de côté les ambiances et la variété des environnements, n'est pas en reste quant au soutien émotionnel et narratif apporté. Signée par Arata Iiyoshi, Hideki Sakamoto, Ryoma Nakamura, Kenichi Saito et surtout, Keisuke Ito, elle a posé des thèmes qui sont restés dans les esprits, pour des raisons bien précises.
Voici une chronique vidéo qui n'est pas vraiment une chronique vidéo. L'idée de VGM (Video Games Music) est en fait de vous présenter un thème musical issu d'un jeu vidéo, ancien ou récent, et d'en faire une analyse écrite afin de comprendre pourquoi il fut marquant, que ce soit pour ses pures qualités musicales ou pour son utilisation en jeu. Puisqu'il s'agit d'une analyse, tout est potentiellement sujet à débat.
Encore des soucis de mémoire...
Le morceau que vous écoutez actuellement est le premier thème de l'ascension du dernier donjon du scénario principal : la Tour du Temps. Pour résumer brièvement l'intrigue, le joueur incarne un humain amnésique, mystérieusement transformé en pokémon. Au cours de son aventure, il découvre qu'il vient en réalité d'un futur en ruines, avec pour mission de sauver la planète de la paralysie en empêchant le temps, contrôlé par Dialga, de s'arrêter. Après moult péripéties, il parvient à atteindre le pied de la tour, déjà en train de s'effondrer, en compagnie de son partenaire et de Massko (un ami du futur). Hélas, Massko se sacrifie pour lui permettre d'atteindre son but, tout en lui apprenant la triste vérité : en rétablissant l'équilibre temporel et en changeant l'avenir, le joueur condamne le monde dont il vient et ses habitants, donc lui-même, à disparaître. L'ascension des 24 derniers étages, propice aux regrets mais également à l'angoisse d'arriver trop tard ou de tomber sur une maison de monstres, a aussi des allures sacrificielles que la musique vient renforcer de façon particulièrement intéressante. Car le thème que vous entendez actuellement n'est pas anodin et loin d'être inconnu à cet instant du jeu.
Dialga et le Temps
En effet, deux parties se distinguent dans ce morceau, chacune ayant joué un rôle prédominant dans la bande-son au cours des 20 dernières heures de jeu. D'un côté, nous avons un motif très simple joué aux cloches (dont la structure mélodique et le nombre de notes ne sont pas sans rappeler le carillon de Westminster) et que nous appellerons par commodité "Thème du Temps". De l'autre, nous avons un long thème bien plus important, joué aux flûtes, que nous nommerons "Thème de Dialga". Si ces deux bouts de portées vous disent quelque chose, c'est que nous sommes en effet ici face à un nouveau cas de motifs récurrents. Ces deux thèmes, joués ensemble ou séparément, et entendus dès la fin de l'écran titre, servent successivement à symboliser les rouages du temps et leur cachette, (le lac des Brumes par exemple). Ils sont également présents lorsqu'il s'agit d'illustrer certains dialogues tristes, ou des scènes cinématiques, comme le voyage à travers la mer du Temps. Après tous ces arrangements adaptés selon les situations, c'est en toute logique que le thème du donjon final en propose de nouvelles variations dans un tout autre état d'esprit, afin d'illustrer l'approche du combat final contre Dialga et la destruction imminente du temps. La deuxième version, entendue dans l'Aiguille du Temps (que vous pouvez écouter dans la vidéo ci-dessous), est d'ailleurs plus parlante par la façon dont elle "déconstruit" symboliquement ces motifs en les dispersant dans une nouvelle forme plus calme (avant la tempête du combat final) et rythmiquement instable.
Si le thème de Dialga est souvent entendu seul dans le jeu, il en va très rarement de même pour celui du Temps. "Un fait normal pour une phrase si courte qui se répète sans cesse" pourrait-on facilement penser. Et c'est là que l'on se trompe puisque les phrases musicales brèves s'avèrent particulièrement importantes pour appuyer l'arrivée à l'apogée du jeu. Faciles à mémoriser et à associer à certaines séquences, ces quelques notes vont faire office de liant entre les scènes cinématiques passées en situant pour la première fois le thème épique de Dialga au centre de deux phases de gameplay (le donjon et le combat). De cette façon, c'est aussi le joueur qui se trouve placé au cœur des évolutions scénaristiques vécues par son avatar. Mais c'est aussi à cet endroit précis que le jeu bascule et se révèle d'une surprenante complexité, car il y a anguille sous roche, ou plutôt leitmotive sous thème récurrent.
Ces deux termes peuvent facilement donner le tournis, et pour cause, ils sont très proches. Souvent confondus mais néanmoins radicalement différents dans leurs concepts, on peut les décrire ainsi :
- Un thème récurrent est un motif servant souvent à représenter un personnage, et qui va se répéter au fil de l’œuvre à chaque apparition et intervention dudit protagoniste. Il doit être et rester facilement reconnaissable, comme dans Pierre et le Loup où son rôle est primordial pour la compréhension de l’œuvre. Par conséquent il ne peut pas trop changer au fil du temps, au même titre que l'indicatif d'une émission de radio.
- Un leitmotive peut être une mélodie, un accord, une formule rythmique ou autre, servant à représenter une idée, un sentiment, un personnage, voire un objet. Mais il n'est pas fixe. Sous-jacent, il se caractérise par le fait que, comme le sujet qu'il illustre, il évolue au cours de l’œuvre et peut même changer de signification. Les modifications sont parfois telles qu'il en devient méconnaissable. Dans son idéal, le leitmotive doit toucher l'inconscient de l'auditeur, il peut d'ailleurs se baser sur des principes graphiques mais difficilement audibles... Par exemple, le leitmotive de l'anneau dans l'Anneau du Nibelung de Wagner est basé sur une succession d'accords formant un arc de cercle sur la partition, mais les accords joués à chaque répétition changent tellement au fil de l’œuvre qu'il peut être difficile de faire le lien.
Dans les jeux vidéo, les thèmes récurrents sont bien plus répandus que les leitmotives pour leur aspect pratique. La plus grande partie des thèmes de Zelda sont récurrents dans la mesure où on les reconnaît d'un épisode sur l'autre. Mais rien n'empêche cependant qu'un thème récurrent devienne un leitmotive par la force des choses... Parfois la limite est ambiguë.
Ici, le scénario se prête justement assez bien à un usage des leitmotives, et aux thèmes reconnaissables du Temps et de Dialga s'ajoute en fait une troisième entité musicale plus discrète qui chamboule un peu la compréhension de l'ensemble. Ce thème très court va non seulement endosser plusieurs sens au fil du jeu, mais sa structure va également s'altérer pour ne conserver qu'un mouvement visuel de "petite descente/ grande montée" qui ne sonne plus du tout de la même façon à la fin du jeu. Afin de mieux sentir son évolution, vous pouvez écouter ci-dessous plusieurs extraits accolés de ce fameux leitmotive à différents moments de l'aventure.
En effet, durant une grande partie du jeu, ce thème est utilisé à chaque fois que l'avatar du joueur se trouve dans une situation étrange, angoissante, ou qu'il ne comprend pas en raison de son amnésie. Dans ces moments, l'instabilité est souvent évoquée à l'aide d'un saut vers la septième, septième qui appelle en principe à une résolution de l'accord en harmonie classique, résolution qui ne vient bien sûr pas et laisse le joueur avec une impression de creux. On constate alors une chose surprenante : le thème est utilisé une fois pour symboliser l'apparition brutale de Dialga Primal avant le combat final (alors qu'on se serait plutôt attendu à l'un des deux thèmes déjà expliqués plus haut), mais également durant le court séjour des héros dans le futur en ruines... Finalement, on le retrouve totalement transformé après l'affrontement, au moment des adieux, lorsqu'il trouve enfin sa résolution par le biais de quintes justes, et donne au passage naissance à un nouveau thème qui illustre le chagrin du partenaire du joueur après sa disparition. Si l'on pousse plus loin, jusqu'à l'épisode spécial jouable dans Pokémon Donjon Mystère : Explorateurs du Ciel qui permet de découvrir ce qu'il advient réellement des pokémon du futur, on le réentend décliné à de multiples reprises, dès que la vocation et la mission de Massko et du joueur sont mentionnées.
Quel est donc le rôle de ce leitmotive disséminé au fil du jeu? Se pourrait-il qu'il soit là pour distiller dès le départ une impression de déjà-vu diffuse afin de faire rentrer le joueur dans la peau de son avatar en lui faisant ressentir les mêmes malaises, de façon distante? Serait-ce une manifestation de la mission oubliée et de ses conséquences irréversibles dont le héros essaye de se souvenir pendant toute l'histoire? En prenant une très grande liberté de lecture, on pourrait aller jusqu'à dire que ce dernier thème peut être lié par sa forme et son évolution au motif illustrant le Temps, mais nous manquerions justement de temps (et de place) pour le démontrer. Chacun est en tout cas libre d'émettre sa propre interprétation, mais ces subtilités ne laissent en tout cas aucun doute sur les différences d'intention et de traitement de la musique par rapport au reste de la série. Si la mode des clins d’œils musicaux est bien sûr très vivace et que de nombreux thèmes sont repris dans tous les épisodes de la série des Pokémon Donjon Mystère, l'importance du scénario et de l'implication émotionnelle du joueur envers son avatar, à la fois personnalisable, mais paradoxalement bien plus bavard qu'à l'accoutumée, a mené les compositeurs à élaborer un toile musicale d'une complexité remarquable. D'autres thèmes sont d'ailleurs également transformés dans cette bande-son, et vous reconnaîtrez probablement sans soucis le motif récurrent (ou leitmotive?) entendu dans le dernier donjon du chapitre final d'Explorateurs du Ciel. La situation n'étant plus la même et le doute sur la réussite de la mission inexistant, le thème de Dialga se révèle alors sous un tout autre jour.